Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1876

Chronique n° 1062
14 juillet 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1876.

Il faut bien l’avouer, l’optimisme aurait beau se payer d’illusions, tout est laborieux et pénible dans les affaires publiques du moment. Il y a les choses visibles, les accidens qui se succèdent, les événemens extérieurs ou intérieurs qui agitent la diplomatie ou les parlemens, et il y a aussi ce qu’on ne voit pas, ce qu’on sent, ce malaise indéfinissable des situations sans fixité et sans garanties, qui restent livrées à l’Imprévu. Certainement cette guerre qui vient d’éclater entre Serbes et Turcs, qui met aux prises des passions de race et de religion, cette guerre est une complication de plus dans toutes les complications de la question orientale ; elle laisse l’Europe en présence d’un problème qui à chaque instant peut s’aggraver ou changer de face, et dont. toutes les politiques, tous les intérêts occidentaux doivent nécessairement s’émouvoir. C’est l’inconnu, le point obscur et inquiétant pour tout le monde. L’inconnu d’un ordre particulier pour la France, c’est en vérité ce qui se passe depuis quelque temps à Versailles et à Paris, dans le monde parlementaire, dans les relations de tous les pouvoirs, dans les rapports du gouvernement avec les partis, de sorte que nos affaires intérieures ne marchent pas mieux que les affaires générales de l’Europe ; elles souffrent du même mal de l’incohérence et de l’incertitude. Sans doute il y a en France, dans la masse du pays, un intime et puissant désir de sécurité qui contient les partis et détourne les crises violentes, comme il y a en Europe un profond besoin de paix qui domine iles gouvernement, enchaîne les mauvaises volontés et limite les conflits. Il n’est pas moins vrai que si ce goût salutaire et une certaine émulation de sagesse règnent un peu partout, il y a aussi le sentiment intime, inquiet des difficultés d’une situation qui se résume pour la France dans une vie intérieure assez disputée, pour l’Europe dans une paix assez précaire ; c’est en un mot l’histoire du moment. Non, en vérité, on ne peut pas dire que tout soit pour le mieux dans nos affaires intérieures, et que nous soyons arrivés à ce calme confiant qui naît du jeu régulier d’institutions accréditées. Ce qui est frappant au contraire, c’est que tout reste indécis et que, si l’on n’y prend garde, on risque de tomber dans une impuissance tourmentée. Quand ce n’est pas une élection imprévue révélant dans le sénat des arrière-pensées de résistance et de lutte, c’est dans la chambre des députés qu’éclatent à tout propos les incohérences de majorité. Quand le ministère n’en est point à se débattre et à compter des voix pour savoir s’il pourra réussir à enlever sa loi sur la collation des grades, il est réduit à conquérir péniblement une loi municipale amoindrie d’avance par des transactions sans netteté, par des manèges parlementaires assez puérils. Quand le conflit ne menace pas d’un côté, il apparaît de l’autre, et en définitive depuis plus de quatre mois que la session des chambres nouvelles est ouverte, qu’a-t-on fait ? A quoi est-on arrivé ? Le ministère s’est agité, le sénat a louvoyé et attendu, la chambre des députés a multiplié les propositions de fantaisie, les invalidations électorales, les enquêtes qui ont servi à recueillir les commérages d’un arrondissement, et, tout compte fait jusqu’ici, le dernier mot de cette laborieuse session de quatre mois est une situation où il y a quelques illusions de moins, quelques impossibilités ou quelques difficultés de plus. L’unique explication, c’est que depuis le premier moment on n’a cessé de se méprendre, on est allé un peu au hasard, sans direction, sans se rendre un compte assez exact des conditions réelles de ce régime qu’on était appelé à pratiquer.

C’est une question de bon sens et de jugement. Une constitution avait été promulguée, établissant la république comme le régime légal de la France, créant des pouvoirs de diverse nature. La crise d’organisation était passée. Les élections venaient de se faire, elles avaient envoyé une majorité républicaine considérable dans la chambre des députés, une majorité moins accentuée ou, si l’on veut, plus conservatrice au sénat. En réalité, ces deux assemblées, avec des tempéramens différens, étaient destinées à se compléter, à se corriger, en concourant à la même œuvre constitutionnelle. M. le président de la république, fidèle à son rôle, n’avait point hésité à se rendre aux indications du suffrage universel, à former un ministère répondant, par le caractère et les opinions des hommes qui le composaient, à cette situation nouvelle. C’était visiblement un ministère de raison, de conciliation, fait pour rassurer, pour rallier les partisans sincères de la république, sans rompre avec les nécessités de modération inhérentes à tout régime régulier, et d’ailleurs imposées par l’esprit conservateur du sénat aussi bien que par les traditions ou les préférences de M. le président de la république lui-même. Il représentait l’harmonie des pouvoirs dans les limites de la constitution de 1875. Eh bien ! dans ces conditions, était-il donc impossible de s’entendre et de marcher ? C’était difficile peut-être, ce n’était point impossible. Il fallait avant tout que le ministère acceptât dans toutes ses conséquences son rôle d’initiative, de direction, et qu’il y eût dans la chambre une majorité ayant le courage d’être sensée, disciplinée, de renoncer à tout ce qui pourrait créer des difficultés incessantes, de subordonner ses fantaisies, ses passions et ses préjugés aux nécessités supérieures de la situation nouvelle. C’était le moyen de faire vivre la république, comme on le dit aujourd’hui, de l’accréditer, de la préserver des conflits, souvent mortels, selon le mot récent de M. le ministre de l’intérieur, ou même des apparences, des menaces de conflits.

Évidemment il y a des hommes qui l’ont compris dès le premier jour. Le ministère lui-même, lorsqu’il présentait son programme au mois de mars, sentait qu’il devait se hâter de préciser et de fixer la politique en faveur de laquelle il demandait l’appui d’une majorité. Dans la chambre, bien des esprits sensés et clairvoyans se sont dit que la première nécessité serait de créer autour d’un ministère rassurant pour la république une force compacte, disciplinée par la raison et par la modération. Ils n’ont pas tardé à voir le danger de cette effervescence de passion ou de fantaisie républicaine qui s’est manifestée, dès le commencement, par toutes sortes de propositions excentriques, par des exubérances radicales, par des invalidations systématiques d’élections, par des exigences puériles ou intéressées vis-à-vis du gouvernement, par une jactance de victorieux. Allons plus loin : même parmi les républicains les plus ardens ou les plus impatiens, les habiles, les tacticiens auraient voulu peut-être retenir cette fougue et mettre un frein à cette intempérance. Ils jugeaient la prudence utile, et ils ont créé à leur usage, pour déguiser la modération dont ils sentaient la nécessité, ce qu’ils ont appelé d’une façon assez baroque la « politique des résultats » ou de « l’opportunisme. » Malheureusement cette situation parlementaire renouvelée par les élections, représentée au pouvoir par un ministère qui est censé s’appuyer sur une majorité républicaine, cette situation n’est point arrivée encore à se coordonner, à prendre un certain équilibre.

Le ministère, quant à lui, existe depuis quatre mois. Il est certainement animé des meilleures intentions, il a pris au sérieux le rôle que les circonstances lui ont donné et il veut le remplir. Né d’une évolution d’opinion favorable à la république, il se croit obligé, même encore aujourd’hui, de sacrifier à la république ou aux républicains des légions de préfets, de sous-préfets et de maires souvent assez innocens de tout ce qui arrive. Dans un intérêt de paix avec les partis dont il recherche l’alliance, il se prête à des transactions qu’il n’approuve pas toujours. Il n’a ménagé ni les concessions ni les négociations, et en définitive qu’a-t-il gagné depuis qu’il est au pouvoir ? Il n’est même pas assuré d’échapper à une crise soudaine naissant de quelque motion improvisée, et sans le vouloir, par un système de ménagemens dangereux pour son existence, pour l’autorité morale du, gouvernement, pour la république elle-même, il finit par se créer une position subordonnée et précaire. Au lieu d’imprimer la direction, il semble trop souvent l’attendre de la mobilité et de l’incohérence des partis. Les républicains de leur côté peuplent la chambre. Ils forment une majorité considérable ou du moins une apparence de majorité. Ils soutiennent le ministère, ils le disent, ils le répètent sans cesse, et en même temps, dès qu’une occasion se présente, ils se hâtent de lui créer des embarras, de l’affaiblir par les concessions qu’ils lui imposent, par l’incertitude du concours qu’ils lui prêtent ; ils se divisent au premier appel de quelque proposition excentrique, si bien qu’on en vient à cette condition singulière où le ministère n’est jamais certain d’avoir une majorité pour l’aider à vivre et où la majorité elle-même n’est pas certaine coexister. C’est là justement la question, c’est la faiblesse de la situation du moment, et après tout c’est lai république elle-même qui en souffre le plus. Ce n’était pas la peine de se livrer l’autre jour à tant d’exclamations parce qu’un député, accusé de vouloir déconsidérer la république, prétendait ironiquement qu’il n’avait pas à s’en mêler, que d’autres suffisaient bien. Le fait est que, jusqu’ici du moins, si le ministère n’a pas montré l’esprit d’initiative qui assurerait son autorité, les républicains ont de la peine à s’accoutumer à la discipline par laquelle ils pourraient être une force de gouvernement, sans laquelle ils ne sont qu’une force de dissolution.

Qu’on ne s’y trompe pas, c’est là aujourd’hui la vraie difficulté. On parle sans cesse de la majorité républicaine, de la nécessité pour le gouvernement de s’appuyer sur la majorité républicaine, de vivre avec elle et par elle ; mais c’est en vérité répondre à la question par la question. Où est-elle, la majorité républicaine ? où commence-t-elle et où finit-elle ? comment est-elle composée, et quelle est sa politique ? Il n’y a qu’un malheur ; cette majorité qui existe par le nombre sans doute, n’est moralement et politiquement qu’une fiction, et tous les élémens discordans agglomérés sous ce nom resteront une force incohérente tant que les partis républicains réellement modérés n’auront pas réussi à se dégager de toute solidarité avec les violens et les fanatiques, tant qu’on se croira obligé de tout sacrifier à ce qu’on appelle l’union des trois ou quatre gauches. La faiblesse du ministère est précisément dans cette équivoque d’une alliance plus apparente que réelle, mais toujours onéreuse, avec dès partis qui le compromettent ou qui l’abandonnent selon leur intérêt ou leur passion du moment. Il y a un an, dans la dernière assemblée, M. Buffet croyait avoir besoin des bonapartistes dans l’intérêt conservateur, et il les ménageait pour avoir leur vote ; il ne lisait pas les rapports des enquêtes parlementaires sur leurs agitations et leurs propagandes, et il tournait toute sa passion de combat non-seulement contre les radicaux, mais contre les républicains les plus modérés, à qui il disait fièrement qu’il ne serait jamais avec eux. M. Buffet, sans vouloir rétablir l’empire, préférait les bonapartistes, et il ne voyait pas que, pour conquérir leur vote, il se faisait leur prisonnier, il sacrifiait l’autorité et l’efficacité de sa politique. Le ministère aujourd’hui est un peu dans la même situation vis-à-vis des radicaux ; il les ménage parce qu’il croit avoir besoin d’eux dans l’intérêt républicain, parce qu’il voit en eux des alliés républicains, et il a l’air de subir impatiemment l’appui des conservateurs, qui ne lui est pourtant pas toujours inutile. Il ne veut pas trop se brouiller avec les radicaux, et il ne voit pas que, s’il a quelquefois leur vote, il est obligé, lui aussi, de le payer par des concessions qui enchaînent sa liberté, qui affaiblissent l’autorité morale de sa politique. La majorité républicaine d’aujourd’hui est tout aussi fictive et aussi peu sûre que la majorité conservatrice de M. Buffet.

D’où sont venues depuis trois mois et d’où viennent encore tous les jours pour le ministère les difficultés intimes, les impossibilités ? Rien n’est plus clair, elles viennent de cet artifice d’une majorité sans cohésion, de ces alliances qu’on se flatte de maintenir par des concessions, et qui échappent à tout instant. Le ministère l’a déjà éprouvé ; dans plus d’une circonstance, il n’a été sauvé que par l’appui de ceux qu’il considère comme des adversaires, par un vote opportun des conservateurs ; s’il n’avait eu pour se soutenir que ses alliés de tous les groupes républicains, il aurait été plusieurs fois perdu, et récemment encore il a suffi qu’un radical, M. Madier de Montjau, fît une proposition au sujet de l’abrogation du décret de 1852 sur la presse pour que M. le garde des sceaux, pris au dépourvu, subît une sorte d’échec. On veut être une majorité républicaine, on prétend soutenir un gouvernement dans l’intérêt de la république, et l’on ne sait pas même se plier aux conditions les plus simples d’une action suivie et régulière. On ne résiste pas à la tentation de multiplier les discussions irritantes et les incidens inutiles ; on éprouve le besoin de tout remettre en doute, d’embarrasser un ministère de toute sorte d’exigences et de prétentions avec lesquelles il est tout au moins réduit à négocier laborieusement. On semble toujours se figurer que la république c’est l’agitation perpétuelle, le déchaînement et la domination de toutes les fantaisies, et le malheur est que les plus modérés, les plus clairvoyans ne se sentent pas toujours la force de prendre l’initiative de la résistance ; ils sacrifient à « l’union des gauches ! » Ils gémissent peut-être et ils laissent faire. C’est ainsi que renaissent à tout propos des questions qu’on croyait résolues, et que des affaires sans importance réelle deviennent pour le gouvernement des embarras, des ennuis, quelquefois des occasions de complaisances nouvelles et d’hésitations dangereuses. Assurément on croyait en avoir fini avec l’amnistie, et à la vérité les chambres ont eu la prudence de renier avec éclat le principe d’un acte qui ressemblait à une réhabilitation rétrospective de la plus odieuse guerre civile ; mais ne croyez pas qu’on s’en tienne là. L’amnistie est repoussée, aussitôt surviennent les propositions qui, déguisant la faiblesse sous une apparence de conciliation, ont pour objet de suspendre toute poursuite, d’étendre désormais la prescription à un certain nombre d’actes relatifs à la commune, de changer les juridictions. En d’autres termes, pour des cas spéciaux et rares suffisamment prévus et réglés par une lettre récente de M. le président de la république au ministre de la guerre, on soulève les questions les plus graves de législation. On veut avoir l’air de faire quelque chose, et ce n’est pas tout : voici maintenant M. Benjamin Raspail proposant une intervention parlementaire dans les actes de clémence du chef de l’état, la publication, par ordre de la chambre, de toutes les grâces, du nom des condamnés, des graciés, et il faut que M. le garde des sceaux se débatte avec toutes ces fantaisies, qui occupent des commissions, auxquelles le gouvernement se croit tenu de faire l’honneur de discussions en règle, quelquefois de concessions assez inutiles ! Les républicains, c’est leur passion ou leur manie, veulent absolument toucher à tout, et M. Gambetta lui-même, malgré sa prétention à devenir un homme de gouvernement, ne peut se défendre de donner une importance démesurée à un simple incident scolaire. Parce que dans un concours pour l’École polytechnique il y a eu une indiscrétion coupable, une divulgation abusive d’un problème de géométrie proposé aux candidats, aussitôt c’est affaire de parlement ! il faut une enquête, toujours avec l’intervention de la chambre. La question cléricale est là-dessous, la main des jésuites est partout, c’est elle qui a dérobé le secret ; le débat s’anime, la politique s’en mêle, et on finit par échanger des aménités en se disant réciproquement que l’empire était une « pourriture » et que la république est un « fumier ! » Voilà certes une discussion utile à propos d’un incident d’examen, et ce qu’il y a de plus grave, c’est que le gouvernement, par excès de scrupule ou pour plaire à la majorité républicaine, s’est laissé imposer, non pas tout à fait une enquête parlementaire, mais une enquête semi-parlementaire avec l’assistance de membres des deux chambres. Là où devaient suffire un simple éclaircissement et une simple assurance du gouvernement, qui ne peut être soupçonné sans doute de vouloir favoriser des fraudes, on a soulevé un débat politique, on s’est plu à livrer des batailles de partis, à mettre en mouvement des passions de majorité, pour arriver à un compromis dont un intérêt public des plus sérieux paie le prix. Et c’est par malheur souvent ainsi, car enfin cette loi qui vient d’être votée, qui a été pendant quelques jours un événement, presque une menace, qui est, elle aussi, un compromis, cette loi n’est qu’un épisode de plus dans l’histoire des rapports laborieux du ministère et des partis qui dominent dans la chambre des députés.

La question est grave sans doute, elle l’est surtout parce que le plus souvent il s’agit non de l’intérêt municipal et des libertés municipales, mais d’une affaire de parti. Il y a, on le sait bien, deux systèmes éternellement en présence : celui qui attribue au gouvernement le droit de nommer les maires et celui qui laisse aux conseils municipaux le soin d’élire le premier magistrat de la commune. Quel est le meilleur des deux systèmes ? Évidemment, si l’on se plaçait à un point de vue supérieur et désintéressé, ce serait le gouvernement qui devrait avoir le droit de nommer les maires ; il devrait d’autant plus aujourd’hui garder cette prérogative que les magistrats municipaux ont désormais un rôle assez essentiel dans les mobilisations militaires. Au fond d’ailleurs, la liberté municipale, dont on se fait souvent une arme, est bien moins dans le mode de nomination des maires, que dans l’extension des franchises communales et des attributions des conseils locaux. Malheureusement cette question délicate est depuis longtemps livrée aux passions des partis, qui n’ont eu d’autre souci que de la résoudre tour à tour selon l’inspiration et l’intérêt du moment. L’empire l’a résolue à sa manière. L’assemblée de 1871, dans un accès de libéralisme décentralisateur, l’a résolue à son tour une première fois en limitant la prérogative de l’état au choix des maires dans les villes principales, — et une seconde fois, en 1874, elle l’a résolue dans un sentiment de pénitence, en rendant au gouvernement tous ses droits, en les augmentant même de la faculté de choisir les maires en dehors des conseils municipaux. A quelle solution s’arrêter aujourd’hui, dans les conditions nouvelles créées par la constitution de 1875 et par les élections dernières ? Dès le premier jour, le ministère nouveau n’a point hésité à revendiquer pour le gouvernement, non le droit absolu que lui confère la loi de 1874, mais la faculté de nommer les maires tout au moins dans les chefs-lieux de département, d’arrondissement et de canton ; d’un autre côté se sont dressés aussitôt dans la chambre les préjugés, les ressentimens provoqués par la loi de réaction de 1874, les engagemens pris dans les élections. Entre le gouvernement et la majorité républicaine représentée par une commission de la chambre, le dissentiment s’est dessiné et aggravé. Pour arriver à une vraie et équitable solution, le mieux eût été sans doute d’attendre une loi complète d’organisation municipale. C’était la première pensée de M. Ricard à son avènement au pouvoir au mois de mars ; mais la question, comme toujours, n’a pas tardé à se compliquer, à cesser d’être une affaire simplement municipale pour devenir une affaire politique et même ministérielle. Il ne s’agissait plus désormais de savoir si les maires seraient nommés ou élus, il s’agissait de toute une situation parlementaire, du cabinet, qui, après avoir essuyé plus d’un mécompte, se voyait exposé à un échec nouveau et plus grave sous lequel il devait succomber. Or la chute du ministère, c’était une crise dont nul ne pouvait prévoir l’issue, dont l’opinion républicaine plus avancée avait dans -tous les cas peu de chances de profiter.

Qu’a-t-on fait. alors ? On s’est prudemment arrêté au seuil d’un conflit possible, on a eu recours à l’éternel expédient du provisoire. La commission municipale s’est ingéniée à résoudre le problème de désintéresser à demi les républicains par l’abrogation de la loi de 1874, de donner satisfaction au gouvernement en lui laissant le droit de nommer pour le moment les maires dans les cantons comme dans les chefs-lieux d’arrondissement, de département, et de sauver l’honneur du principe en ajournant la solution définitive à la loi générale sur les municipalités. C’est de la diplomatie parlementaire perfectionnée. La difficulté était toujours cependant de rallier à une combinaison de circonstance, presque de miséricorde, la majorité républicaine, qui s’est si vivement prononcée jusqu’ici pour l’élection des maires, et c’est le rapporteur de la commission, M. Jules Ferry, qui s’est chargé de présenter le protocole. Le ministre de l’intérieur, M. de Marcère, lui est venu en aide avec le dévoûment modeste et résolu d’un homme qui croyait se jeter tête baissée dans le gouffre pour le cabinet. La majorité s’est laissé convaincre, et si elle a cédé, ce n’est pas cependant sans combat et sans résistance. M. Gambetta a brûlé sa poudre pour les dissidens, il a été le commandant en chef de la retraite. Il aurait peut-être bien voulu, lui aussi, suivre le gros de l’armée et se rendre à la nécessité : il a craint sans doute d’étonner un peu trop son parti par la facilité de ses évolutions, et il a montré une fois de plus comment un homme d’esprit et de ressources peut réussir à n’être ni avec ses amis de cœur, les exaltés, ni avec ses amis de raison, les modérés. Il n’a peut-être pas fait une brillante campagne, et, ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’on l’a battu avec ses propres armes, en lui opposant la « politique des résultats » dont il est l’inventeur. La loi a donc été votée telle qu’elle avait été présentée, non toutefois sans un supplément où l’esprit de parti a obtenu une dernière revanche, et qui fait payer, au pays le prix de toutes ces transactions en lui infligeant l’agitation inutile de prochaines élections générales des municipalités. Le ministère a consenti à recevoir le supplément qu’il ne demandait pas, et en définitive il a triomphé. C’est ce qu’il y a de mieux, c’est le « résultat » satisfaisant. Malheureusement un autre « résultat » de cette discussion, c’est d’avoir mis à nu les incompatibilités, les divisions de cette majorité républicaine qui croit pouvoir soutenir un gouvernement comme on fait de l’opposition.

Supposez cependant qu’au milieu des crises intimes dont cette loi municipale a été l’occasion, au spectacle des difficultés qu’éprouvait de ministère, des résistances décousues que semblait opposer la chambre, M. le président de la république ait demandé un jour ou l’autre à ses conseillers s’ils avaient définitivement une majorité ; supposez qu’allant un peu plus loin, il ait demandé si on voulait lui rendre le gouvernement impossible, le placer dans l’alternative d’accepter un autre ministère qu’il ne subirait pas ou de recourir à une dissolution ; supposez que quelque chose de semblable se soit passé, est-ce que M. le président de la république ; n’aurait pas été dans la vérité et dans son droit ? Si les politiques qui sont dans la chambre ont un peu de prévoyance, ils profiteront de ce qui vient d’arriver, et après avoir rallié une majorité à un expédient qui n’a de valeur que par les circonstances qui l’ont rendu nécessaire, ils s’efforceront de la maintenir, de l’organiser. C’est dans des momens comme ceux-ci que des hommes tels que M. Casimir Perier laissent un vide profond en disparaissant par une mort qu’on peut bien appeler prématurée, M. Casimir Perier n’avait pas plus de soixante-cinq ans. Il avait plus que bien d’autres contribué à l’établissement de la république, et il l’avait fait par raison, par patriotisme, sans préoccupation de parti, parce qu’il voyait que le régime auquel il eût voué ses préférences était aujourd’hui impossible. Il portait aux institutions nouvelles, qu’il avait adoptées sans illusion comme sans arrière-pensée, l’autorité d’un nom qui est resté un symbole d’ordre en France, la modération d’un esprit éclairé, l’éclat et la force d’une position considérable, l’expérience d’un homme qui avait passé par toutes les affaires de la diplomatie et des finances. Nul mieux que lui ne pouvait être un conseiller prudent et indépendant pour le régime nouveau. On était bien sûr qu’en acceptant la république M. Casimir Perier n’avait entendu livrer ni l’ordre et la sécurité de la France au dedans ni son honneur au dehors ; il avait voulu mettre fin à des incertitudes dangereuses pour tourner tous ses efforts vers cette réorganisation nationale qui est restée le dernier désir de son âme patriotique, et c’est ce qui fait de sa mort un deuil pour le pays comme pour ses amis, après une vie noblement employée au service public.

Les démêlés intérieurs, les agitations de couloirs parlementaires, les crises de majorité pâlissent devant la lutte qui vient de s’ouvrir, qui a déjà ensanglanté l’Orient et qui laisse pour le moment l’Europe dans une expectative inquiète. A vrai dire, la guerre commence à peine, elle n’en est qu’à ses premiers épisodes.

En réalité, une seule chose est certaine jusqu’ici. Les hostilités entre les Serbes et les Turcs se sont ouvertes aux premiers jours de ce mois. Le Monténégro de son côté est entré également dans la Lutte comme allié de la Serbie. L’action militaire paraît s’être engagée vivement sur la frontière ; les engagemens sanglans se sont succédé du côté de Widdin et du Danube en même temps que sur la Drina, dans la vallée de la Morawa. Quel est le résultat de ces premiers combats ? C’est ici vraiment que l’obscurité commence. Tour à tour, selon l’origine des dépêches, ce sont les Serbes qui sont victorieux ou les Turcs qui gardent l’avantage. Il semble cependant assez clair qu’après avoir franchi la frontière, après un mouvement offensif en plein territoire ottoman, les Serbes ont été obligés de reculer un peu sur tous les points. Leurs armes ont essuyé visiblement des échecs au lendemain de quelques succès plus bruyans que décisifs. Le général Tchernaïef, qui s’était le plus avancé, ne parait pas être dans une position plus brillante que le général Zach, qui a été battu, et que le chef militaire qui commande vers Widdin. Les Serbes, favorisés par la diversion des Monténégrins et par les mouvemens qui semblent se développer dans la Bulgarie comme en Bosnie, réussiront-ils à relever leur fortune ? Les Turcs, dont les forces semblent augmenter, vont-ils au contraire s’avancer dans la Serbie ? C’est l’affaire de la guerre. Le jour où la question semblerait à demi tranchée par quelque événement militaire décisif, il est probable que l’Europe reprendrait un rôle de médiation qui pourrait être alors utile et efficace. Elle rentrerait en scène avec un esprit de paix qui, depuis quelques jours, s’affirme de plus en plus, qui a certainement inspiré et dominé l’empereur Alexandre II et l’empereur d’Autriche dans l’entrevue qui vient de les réunir à Reichstadt. La politique de l’Europe, à l’heure présente, se résume dans l’intention de localiser la guerre, de s’en tenir au principe de non-intervention, et au moment voulu de ne rien faire que par le concert de toutes les puissances intéressées à la pacification de l’Orient. Que M. Louis Blanc ait éprouvé hier le désir d’interroger à Versailles M. le ministre des affaires étrangères sur la politique de la France, et de lui demander des communications de documens diplomatiques, c’est sans doute une curiosité fort naturelle ; que M. le duc Decazes n’ait pas pu satisfaire entièrement la curiosité de M. Louis Blanc, et qu’il n’ait pas cru pouvoir promettre des communications prématurées, c’est encore plus simple. M. le ministre des affaires étrangères a pu du moins assurer qu’entre les puissances européennes l’accord est complet, et c’est la meilleure garantie que l’incendie de l’Orient ne gagnera pas l’Occident.

Des guerres, malgré toutes les déclamations humanitaires et pacifiques, il y a toujours des guerres, et de nouveaux conflits éclatent avant que le souvenir de luttes bien autrement tragiques soit effacé. Il y a six ans à peine qu’une de ces luttes venait de se dénouer parmi nous : la France est encore occupée à guérir ses blessures au milieu de tout ce qui lui rappelle l’effroyable épreuve dont elle a été la victime. Elle n’en a pas fini et elle n’en finira pas de sitôt avec cette fatale crise de 1870 ; elle en subit les conséquences dans sa politique, dans toute sa situation, elle en voit encore la trace dans des ruines, et plus d’une fois, sous toutes les formes, on lui a raconté ce qu’elle a souffert.

Le bénéfice du temps, c’est d’enlever en quelque sorte ce cruel sujet aux contradictions passionnées qui le dénaturent pour le livrer à l’impartialité de l’histoire. De là l’intérêt des œuvres sérieuses, préparées avec maturité, écrites par des hommes qui s’efforcent avant tout de rassembler des faits, de retracer à la lumière de documens authentiques la marche des choses, de classer et de coordonner ces campagnes diverses dans une seule campagne, ces épisodes multiples dont le plus dramatique est encore le siège de Paris. Les Allemands, eux aussi, écrivent cette histoire, et la dernière livraison du vaste travail que poursuit l’état-major de Berlin sur la Guerre de 1870-1871 arrive justement à l’investissement de Paris. C’est la suite, jour par jour, des opérations allemandes, c’est l’impression du camp allemand à côté de cet autre récit où un chef militaire français, M. le général Ducrot, raconte à son tour, avec autant d’autorité que d’animation, la Défense de Paris. L’état-major de Berlin n’en est encore qu’à l’investissement, aux premières affaires autour de Paris, au combat de Châtillon, à tous les préliminaires de ce gigantesque blocus. Le général Ducrot a déjà raconté, dans la première partie de son travail, Châtillon, La Malmaison, et, dans le second volume qu’il publie aujourd’hui, il dépasse Villiers et Champigny. Les deux récits se rencontrent, ils se compléteront et s’éclaireront mutuellement. Certes, nul mieux que l’ancien commandant en chef de la deuxième armée, de l’armée de Champigny, ne pouvait exposer les conditions, les péripéties de cette « défense, » à laquelle un officier du génie prussien a rendu cet hommage qu’elle avait été « remarquable par la puissance, par la multiplication des moyens employés, » qu’elle pouvait être « mise en parallèle avec les défenses les plus mémorables dont parle l’histoire. » Le général Ducrot, après avoir été au premier rang un des acteurs intrépides de cette campagne de cinq mois, en est l’historien exact, substantiel et émouvant.

Paris est tombé, dira-t-on toujours. Eh ! sans doute il n’a pas pu être sauvé de la catastrophe, et, quoiqu’il soit tombé, les Allemands sont plus justes que bien des Français, puisqu’ils conviennent qu’avec la défense telle qu’elle était, « Paris ne pouvait être vaincu que par la famine ! » Bienheureux encore si c’eût été la dernière défaite de Paris, si de vulgaires et sinistres aventuriers n’eussent profité de son infortune pour essayer de ternir un siège dont des livres comme celui du général Ducrot relèvent justement l’honneur !


CH. DE MAZADE.

ESSAIS ET NOTICES.

LES SOUVENIRS D’UN LETTRE.

Fragment et Correspondance de Viguier, Paris 1875 ; Hachette.


Si Sainte-Beuve vivait encore, il accueillerait ce volume avec l’intérêt que lui inspiraient toujours les œuvres délicates. Il avait le plus grand souci de ce qui pouvait conserver à notre littérature son caractère de spirituelle élégance, à notre critique ses traditions de mesure et de bon goût. Il comprenait et il admirait la force, mais à la condition qu’on ne la fit pas dégénérer en brutalité. D’une main légère, il a donné plus d’une leçon aux écrivains violens et aux critiques qui ne sentent pas le prix des nuances. Si quelques-uns de ceux qui parlent le plus haut et avec le plus d’arrogance savaient ce que Sainte-Beuve disait d’eux, dans l’intimité, ils ne perdraient assurément rien de leur bonne opinion d’eux-mêmes, mais ils retrancheraient peut-être quelque chose du bien qu’ils pensent de lui.

Aimant par-dessus tout les esprits délicats, Sainte-Beuve avait naturellement du goût pour un lettré tel que Viguier, qu’il avait du reste connu jeune et auquel il consacra en 1867 une bienveillante notice biographique. Il regrettait alors qu’un homme si savant et si ingénieux, que ses contemporains de la première École normale, les Cousin, les Augustin Thierry, les Patin, les Guigniaut, estimaient et comptaient comme un esprit fin et original, ne laissât derrière lui qu’une trace imparfaite, qu’un souvenir inférieur à son mérite, faute d’avoir su concentrer ses efforts sur quelques points et fixer sa pensée dans une œuvre durable. Il indiquait en même temps le seul moyen qui restât d’honorer ainsi qu’il convenait une mémoire digne de vivre. « Quelque jeune ami, écrivait-il, devrait se donner pour tâche pieuse de recueillir dans ses divers écrits, et aussi dans les lettres pleines d’effusion et nourries de détails qu’il adressait à ses amis de France durant ses voyages d’Allemagne et d’Italie, des extraits, des pensées, des jugemens, de quoi rappeler et fixer dans la mémoire quelques traits au moins de la physionomie de cet homme excellent, dont les qualités morales et la candeur égalaient la haute intelligence. Ce serait une urne modeste, mais qui renfermerait de précieuses reliques[1]. »

Le vœu de Sainte-Beuve vient d’être exaucé. Le fils du meilleur ami de Viguier, le compagnon fidèle des dernières années de sa vie, M. Jules Gaillard, élevé par lui dans l’amour des belles-lettres et de la philosophie, réunit en un volume tout ce qu’il a pu recueillir des écrits dispersés d’un maître auquel il doit tant. C’est d’abord une courte et élégante dissertation sur les Principes du goût, qui fut autrefois une thèse de doctorat, dans un temps où les thèses n’étaient guère que des compositions de style, bien différentes des travaux patiens et considérables qu’on exige aujourd’hui avec raison des futurs docteurs. Dans cet écrit de quelques pages, le jeune professeur de vingt-deux ans, qui venait de sortir de l’École normale, fait déjà preuve de la liberté d’esprit qu’il apportera plus tard dans les études les plus diverses. Il n’abandonne rien de l’éducation classique qu’il a reçue, mais il ne croit pas à la conformité du goût français avec le goût des anciens ; il saisit plus de différences que ses maîtres ne lui en indiquaient entre la poésie des Grecs et la nôtre. On s’aperçoit tout de suite qu’il n’étudie plus l’antiquité à la manière de Laharpe ; s’il fallait le rattacher à une école de critique, on trouverait plus d’une analogie entre ses idées et les libres vues de Diderot et de Mme de Staël.

Il ne semble pas douteux que le livre de l’Allemagne, si riche d’idées, n’ait beaucoup influé sur la direction ultérieure des études de Viguier. Il secoue résolument tous les préjugés français : avant le Globe, il pense et il sent comme le Globe pensera et sentira tout à l’heure, il ouvre l’oreille aux bruits qui arrivent de l’étranger ; il regarde au-delà de nos frontières pour y découvrir les symptômes d’une activité littéraire dont le contre-coup rajeunira et aiguillonnera la nôtre. Désormais l’originalité de Viguier, parmi ses contemporains, sera d’allier une érudition classique de bon aloi à la connaissance des langues et des littératures étrangères. Cette égale aptitude à comprendre les anciens et les modernes deviendra le trait distinctif de son esprit. En même temps qu’il travaille avec Cousin à la célèbre traduction de Platon, il traduit en entier le Manuel de l’histoire de la philosophie de Tennemann. L’Italie aussi l’attire, et l’Espagne, et l’Angleterre ! Il passait sans efforts d’un texte de Sophocle à un texte de Calderon ou de Shakspeare. On a vu dans sa vieillesse cet ancien maître de conférences de grec à l’École normale, donner ses soins au texte italien de l’édition de Dante, illustrée par Doré, y ajouter des notes, et, d’accord avec Fiorentino lui-même, perfectionner une traduction déjà excellente.

Sa curiosité toujours active se porta particulièrement sur quelques problèmes difficiles de littérature comparée. Il faisait le plus grand cas des écrivains étrangers, mais à la condition qu’on ne leur sacrifiât pas nos gloires. Voltaire encourut toute sa colère pour avoir attribué à Calderon l’idée première de l’Héraclius de Corneille. Avec une vivacité juvénile, Viguier défendit l’originalité de l’écrivain français, prouva par des rapprochemens de textes et de dates que la tragédie française était antérieure à la pièce espagnole et que, s’il y avait eu quelque part imitation, l’imitation venait de l’Espagne, non de la France. Le mémoire qu’il publia à cette occasion, qui fut imprimé à Rouen en 1846, qui était devenu fort rare et que M. Jules Gaillard a eu raison de rééditer, donne l’idée la plus exacte de ce que fut, au meilleur temps, la conversation abondante et aventureuse de Viguier. C’est moins écrit que parlé ; on croit l’entendre éparpiller ses idées un peu au hasard, ouvrir des parenthèses en oubliant de les fermer, arriver à des conclusions très nettes et très précises à travers mille détours, s’égarer sans se perdre et n’atteindre son but qu’après avoir battu tous les buissons. Ne lui demandez pas de vous conduire où il veut vous mener par le chemin le plus court : l’abondance de ses idées l’obsède ; il les conçoit toutes à la fois et ne s’arrête qu’après les avoir toutes exprimées.

Ne lui demandez pas non plus de procéder avec ordre. Il n’en eut jamais, même dans sa bibliothèque. On raconte qu’il entassait ses livres pêle-mêle dans des armoires ou sur le plancher de son cabinet ; quand il avait besoin de les chercher, il ne les retrouvait plus. Il lui arrivait même souvent de savoir qu’il possédait un ouvrage, d’en avoir besoin, de ne pouvoir le découvrir au milieu du fouillis dont il était entouré et d’être obligé d’en racheter un exemplaire. Les livres n’étaient pour lui que des instrumens de travail ; il ne comprenait ni le luxe des belles reliures, ni le mérite des éditions rares. Il faillit un jour se brouiller avec Cousin pour avoir laissé tomber et écorné un volume que son ami lui avait prêté, en le lui recommandant avec la sollicitude d’un bibliomane. Après cette aventure, Cousin consentit encore à le recevoir, en raison de leur vieille amitié, mais ne lui confia plus un seul ouvrage de sa bibliothèque.

Viguier était le plus doux et le meilleur des hommes ; mais il ne fallait pas qu’on touchât à ses dieux. Si on froissait une de ses admirations, il entrait dans de soudaines colères, les plus amusantes et les plus difficiles à calmer du monde. Après 1848, quelqu’un qui se serait permis de parler devant lui avec peu de respect du roi Louis-Philippe, se serait attiré de sa part une foudroyante réplique. Au milieu d’un de ses accès de fureur, une dame qui le connaissait bien l’appela un jour « un mouton enragé. » Enragé, il l’était en effet, pour ce qu’il croyait la vérité contre l’erreur. Après avoir surpris Voltaire en flagrant délit de mensonge à l’égard de Corneille, il ne lui laisse plus aucun répit, il le poursuit l’épée à la main, le force à confesser ses torts et ne l’abandonne qu’après l’avoir convaincu de mauvaise foi non-seulement dans la question d’Héraclius, mais dans ses jugemens sur le Cid et sur Rodogune. Viguier avait raison contre Voltaire ; cependant il aurait pu avoir raison avec moins de prolixité et d’emportement.

Cette passion n’excluait pas la subtilité. Viguier était un bel esprit dans toute la force du terme. Il aimait à raffiner sur les idées et sur les effets de style. Quand il traduisait un texte ancien ou étranger, il ne se contentait pas du sens le plus simple ; il supposait volontiers quelque intention secrète ou délicate de l’auteur. Il subtilisait même avec tant de naïveté et il éprouvait une telle joie à découvrir des finesses de langage qui avaient échappé à tout le monde avant lui, qu’on se serait fait scrupule de le contredire. On a rarement mêlé plus de candeur à plus de raffinemens. La candeur venait de la pureté de l’âme, la subtilité de la finesse de l’esprit.

L’ami et l’ancien collaborateur de Cousin garda jusqu’au bout une vive curiosité pour les questions philosophiques et religieuses. La Vie de Jésus de M. Renan, les Origines du christianisme de M. Havet, provoquent de sa part des notes, des observations, des lettres, où se mêle à un sentiment d’estime et de sympathie très sincère le besoin de nombreuses réserves. Il accorde volontiers à la libre pensée toute la liberté qu’elle demande ; mais il ne la suit pas dans la lutte qu’elle prétend engager contre les croyances religieuses. Le croyant qui, en vertu des instincts mystérieux de son âme, s’abandonne à la foi sans réflexion ne lui parait pas tenir dans l’histoire de l’humanité une place moins importante et moins nécessaire que le philosophe qui cherche et qui doute. Tous deux présentent des aspects divers, mais permanens et indestructibles de la nature humaine. On ne réussira pas plus à étouffer le besoin de chercher et de savoir que le besoin de croire. Il ne convient donc pas d’opposer l’une à l’autre des tendances inévitables qui dureront autant que l’homme lui-même ; l’œuvre la plus philosophique et la plus vraie consisterait, suivant lui, à concilier pacifiquement ces élémens contraires en montrant qu’ils rentrent dans l’ordre des conditions de vie faites à l’humanité, qu’il ne serait pas plus raisonnable de se révolter contre l’un ou contre l’autre que contre des réalités invincibles.

On lit dans une note adressée à M. Victor Le Clerc pour être remise à M. Renan des phrases significatives qui résument sur ce point toute la pensée de Viguier : « Un même préjugé domine Strauss aussi bien que les dogmatiques et la plupart des demi-croyans, celui de supposer la réflexion, avec ses négations inévitables, capable de retrancher du monde l’élément religieux tendant au surnaturel, la foi, l’amour mystique, les espérances et les craintes du moi personnel, le besoin de l’autorité, l’ascendant féminin, l’instinct de la prière, les nécessités de l’éducation, des associations populaires, des consécrations dans la vie et dans la mort… Ce qu’il faut admettre simultanément, c’est que la réflexion, de sa nature solitaire, individuelle, intermittente, est négative et en dehors de la religion, tandis que toutes les autres forces de l’âme sont affirmatives des hypothèses et des inductions religieuses. Théoriquement, c’est la loi immanente de l’humanité, la contradiction dans l’une de ses formes les plus élevées. Ce sont deux fatalités, deux empires bien inégaux dans l’ordre réel ; il ne s’agit que de reconnaître l’antinomie et de la montrer vivante dans les faits. Dans une lettre écrite à M. Havet, au milieu des témoignages les plus flatteurs de son approbation, Vîguier ne peut s’empêcher de protester contre une phrase des Origines du christianisme qui semble insinuer, sous forme d’hypothèse, qu’un temps viendra où l’histoire des religions en général, et à plus forte raison celle d’une religion particulière, ne sera que l’étude d’un accident perdu en quelque sorte dans la suite de la vie du genre humain. « C’est suivant moi, dit-il, un grave contre-sens de la science incrédule, de se regarder comme militante en face des nations, et c’est à quoi elle ne manque jamais, tant qu’elle ne considère pas comme subsistante et nécessaire à toujours dans ce monde la dualité d’une pensée qui dans son domaine nie tout ce qu’elle a le droit de nier, et d’une sensibilité qui voudra toujours affirmer ce qu’il lui faut, ce qu’elle veut… Le phénomène le plus éclatant et qui ne cesse de me démontrer combien est impérissable la vie des églises, au lieu de n’être qu’un accident perdu dans la suite de la vie du genre humain, c’est de voir précisément, surtout chez les races protestantes, la critique et la philosophie passer et repasser sans cesse sur les traditions et les dogmes, exténuer les données mystiques jusqu’à les faire disparaître toutes, à ce qu’il semble, et pourtant le christianisme conserver et raviver toujours son nom, ses habitudes, son esprit, son zèle, son langage plus ou moins littéralement interprété. Qu’importe qu’on soit manichéen, arien, unitaire, adversaire du miracle ! Quand il semble ne rester plus rien d’un système chrétien et de l’Évangile, il en reste toujours assez pour constituer et soutenir une église, une prière, une piété publique et privée variable selon les âges, les conditions de la vie et ses vicissitudes. »

La correspondance de Viguier, malheureusement trop rare, abonde ainsi en vues originales, où dominent surtout le sentiment des nuances délicates et le désir de se défendre des opinions extrêmes. Parmi les lettres les plus intéressantes qu’il ait écrites, il faut citer en première ligne, comme l’avait deviné Sainte-Beuve, celles qui sont datées d’Allemagne. Toute cette partie de la correspondance appartient à l’époque la plus remarquable de l’existence de Viguier. La curiosité de l’esprit, qui avait été l’inspiration principale de sa vie, qui l’avait même empêché de fixer sa pensée dans quelque œuvre durable en l’attirant sans cesse vers des études nouvelles, l’entraîna sur le tard dans une entreprise qu’on n’aurait guère attendue d’un homme de soixante ans. Mis à la retraite sur sa demande, inspecteur-général honoraire de l’Université, désormais libre de son temps, jouissant d’une fortune indépendante et sans charges de famille, il s’avisa en 1852 de retourner en Allemagne, où trente années auparavant il avait vu Wolf et Goethe, de se refaire étudiant et de s’asseoir sur les bancs des universités pour se familiariser avec toutes les richesses de l’idiome germanique. Il lisait les livres des Allemands ; il voulut parler leur langue et causer avec eux, chez eux. Le voilà donc à Heidelberg vers le milieu de novembre. Il admire cet aimable pays, les borda du Neckar et le vieux château en ruines ; mais c’est aux cours de l’université qu’il passe le meilleur de son temps. Il entend jusqu’à sept leçons par jour : leçons de philologie, de jurisprudence, d’histoire, des psychologie, d’esthétique. Il suit avec assiduité l’enseignement philosophique de Fischer, il va visiter l’historien Schlosser, le jurisconsulte Mittermaier. La journée semble trop courte pour tout ce qu’il veut y entasser de provisions et d’acquisitions. Il ne manie pas encore avec aisance le difficile idiome, mais il comprend la plus grande partie de ce qui se dit il y a même des cours, celui de Fischer par exemple, où il ne perd pas une syllabe. La joie d’apprendre, d’augmenter son bagage philologique, littéraire, philosophique, perce dans toutes ses lettres de cette époque : joie innocente et touchante qui doit rendre la mémoire de Viguier chère et respectable pour tous les amis des lettres. Ce savant, ce lettré, ne laisse que des œuvres imparfaites, inférieures à son mérite ; mais sa vie même est une œuvre, un généreux et fécond exemple. Qu’une curiosité aussi désintéressée et aussi pure que la sienne se généralise en France parmi les gens de loisir, n’apprendrons-nous pas alors à connaître les étrangers aussi bien qu’ils nous connaissent, à sortir de nos horizons étroits et de notre perpétuelle contemplation de nous-mêmes ?

D’Heidelberg, l’étudiant de quarantième année nous entraîne au Munich, puis à Vienne, toujours lisant, ouvrant toujours l’oreille pour recueillir des idées et des sons. L’année 1853 se passe ainsi. L’année suivante le conduit en Italie par Venise ; là, plus de trace de fatigue ni d’efforts, la métaphysique ne l’assiège plus, et la douce langue italienne, dès longtemps familière à ses lèvres, n’exige de lui aucune tension d’esprit. Il se sent même si à l’aise et si parfaitement chez lui, qu’il se propose de traduire de vive voix en italien, pour un habitant de Venise qui ne sait pas l’allemand, un commentaire germanique de la Divine Comédie. A Milan, il explique deux inscriptions grecques au conservateur du Musée : à Chieri, il redevient, pour un jour, inspecteur-général en visitant, sur la demande d’un magistrat, les nouvelles salles d’asile et les écoles primaires, A Bologne, il s’entretient en italien avec l’abbé Döllinger, de Munich, — à Rome, avec le professeur de belles-lettres de la Sapienza, non sans se douter qu’il touche ainsi aux deux pôles opposés du monde catholique.

En lisant ces aimables souvenirs de voyages et d’études, je me suis pris à regretter plus d’une fois que Viguier n’ait pas occupé, pendant quelques années, une chaire de littérature étrangère au Collège de France ou à la Sorbonne. Sa curiosité, toujours en mouvement, ne lui aurait guère permis d’y exposer un enseignement suivi, et régulier ; mais que d’idées piquantes et ingénieuses il aurait semées devant ses auditeurs, que de rapprochemens inattendus seraient sortis de l’excitation qu’eût donnée à sa mémoire la vivacité nécessaire de la parole publique ! Il suffisait du moindre choc pour animer son esprit, pour en faire jaillir des étincelles. Ces leçons, qu’il aurait du prononcer en présence d’un grand public, il ne les a faites, hélas ! que devant quelques amis presque tous disparus à leur tour. C’est ainsi que le meilleur de lui-même s’est évaporé en causeries brillantes, en discussions pleines de feu, où il tenait hardiment tête à ses plus illustres contemporains : à Cousin, à Villemain, à Patin. Eux seuls auraient pu nous dire ce que valait ce délicat esprit : ils ont vu couler goutte à goutte le liquide précieux renfermé dans le vase ; il ne nous en reste plus que le parfum. C’est assez pour nous faire regretter tout ce que nous avons perdu.


A. MEZIERES.



LES RAPPORTS DE L'ARCHEOLOGIE ET DE L'HISTOIRE

Mémoires d’archéologie, d’épigraphie et d’histoire, par M. George Perrot, membre de l’Institut. Paris 1875.


Beaucoup d’esprits cultivés soupçonnent encore fort peu les services que l’archéologie doit rendre à l’histoire. Un des plus sérieux mérites du livre que M. Perrot vient de former de travaux publiés à différentes époques est de montrer ce que doit être la science des monumens, de la mettre à la place qui lui convient dans l’ensemble des études morales, et par là même d’en faire voir toute la dignité. Si l’archéologie n’était que l’examen de curiosités secondaires, à peine pourrait-on réclamer pour elle l’indulgence qui est due à d’ingénieuses distractions. Il s’en faut qu’il en soit ainsi. Dans la vaste enquête qui fait l’objet de l’histoire, elle veut découvrir ce que nous apprennent du passé les œuvres matérielles que ce passé nous a laissées. Aux représentations figurées, aux peintures, aux bas-reliefs, aux médailles, aux ruines des édifices, elle demande ce que l’historien recherche lui-même quand il consulte des documens écrits : la connaissance de faits nouveaux, l’intelligence des formes diverses de l’esprit selon les peuples et selon les temps.

Dès que nous voulons nous occuper des anciens, les faits nous manquent de tous les côtés. Dans cette pénurie de notions précises, l’archéologie fournit tous les jours un grand nombre de données nouvelles et certaines. — Le chapitre IV de ce volume traite de l’influence que l’art de l’Asie-Mineure a exercée sur l’art grec jusqu’au ive siècle avant notre ère ; il résume une foule d’observations de détail que l’auteur a étudiées dans ses mémoires sur le bas-relief de Nymphi (chapitre II), sur un bronze d’Asie-Mineure (chapitre III), et surtout dans le grand ouvrage où il raconte sa mission de Galatie. La question est de celles qu’il est impossible de traiter, si on se borne aux témoignages des écrivains de l’antiquité. Il s’agit de savoir si les civilisations de l’Égypte et de l’Assyrie, antérieures de tant de siècles à ces Hellènes que les prêtres de Thèbes, au temps des guerres médiques, appelaient des enfans, ont appris aux Grecs l’architecture, la statuaire, les principes de l’industrie. Étudiez les monumens de l’Asie-Mineure, des pays qui ont pu révéler Ninive et Babylone aux villes d’Ionie ; classez-les selon l’ordre des temps, marquez-en la distribution géographique, comparez-les aux plus anciennes œuvres grecques ; d’une suite de faits précis résulte une doctrine. La Grèce a pris de l’Assyrie les procédés techniques que l’Égypte avait donnés à l’Asie. Sous l’influence de ces empires s’est formée la civilisation gréco-lydienne, qui a été le berceau de l’art grec ; mais l’hellénisme, si fort aidé qu’il ait pu être par le progrès de tant de générations, n’a trouvé qu’en lui-même le sentiment du beau. Tout ce qui est accessoire, il l’a emprunté ; ce qui est important, ce qui est devenu divin sous l’influence de son génie, il ne l’a du à personne. Ainsi un travail tout d’érudition, de comparaisons matérielles entre des objets souvent en apparence insignifians, presque toujours grossiers, des recherches qui paraîtraient fastidieuses à beaucoup de lettrés, ont pour résultat une découverte dont la haute valeur n’échappe à aucun historien.

Le chapitre VII explique quelques inscriptions grecques des côtes de la Mer-Noire, dédicaces aux dieux, hommages aux magistrats, souvenirs de piété filiale à l’égard de parens morts. Ces textes sont très simples : qu’on y regarde de près, ils nous permettent de retrouver l’administration municipale, l’organisation politique, la hiérarchie religieuse de cette partie de l’empire au IIe et au IIIe siècle de notre ère. L’auteur va plus loin : par l’étude de ces seuls marbres, il montre très bien la part d’autonomie laissée aux vaincus, l’autorité propre aux représentans du pouvoir central, plus tard la disparition de toute indépendance, le pouvoir des gouverneurs amoindri, dès lors plus exigeant, presque mesquin, le malaise et la pauvreté des sujets, la tyrannie des maîtres, la faiblesse de tous. C’est un lieu-commun pour les personnes quelque peu au fait de ces questions que l’histoire de l’administration antique doit être demandée aujourd’hui à l’épigraphie. Cette conviction, M. Perrot l’impose aux esprits qui sont le moins bien préparés à l’admettre. Les inscriptions sont les chartes des deux grandes civilisations classiques, elles en constituent les archives ; elles nous permettent de saisir sur le fait et dans la vérité de la vie le mécanisme de toutes ces fonctions, que la race hellénique varia à l’infini, cette harmonie du monde romain, que les vaincus admiraient à l’égal des vainqueurs, et dont nul cependant ne nous a donné les détails.

Si nombreux que soient les faits nouveaux que l’archéologie fait connaître, elle est surtout d’un secours précieux quand il s’agit de retrouver le caractère des générations disparues. Elle a d’abord à cet égard un mérite que nul ne conteste : seule elle nous révèle les transformations qu’a subies le sentiment du beau. Prétendre connaître un peuple et se passer de savoir comment il a compris l’idéal des formes, l’expression de la pensée, par la reproduction de la figure vivante et de la nature, serait aussi peu réfléchi que supprimer de l’histoire les idées morales et les religions. Si l’étude de l’art n’est pas, comme l’a voulu l’école d’Ottfried Müller, toute l’archéologie, elle en est du moins une des parties les plus attrayantes et peut-être la plus noble de toutes. Nous trouvons naturellement dans ce volume beaucoup de pages qui sont consacrées à des œuvres dont le principal mérite est d’être belles. Tels sont les mémoires sur les peintures de la maison de Livie. Croit-on qu’il soit indifférent à l’historien de savoir comment les Romains, aux débuts de l’empire, comprenaient la grande décoration, comment ils traitaient à la fresque ces sujets que la Grèce avait inventés au temps de Polygnote, qui avaient charmé ensuite le monde hellénique tout entier pour venir enfin de la Campanie sur le Palatin ? L’auteur s’arrête devant ces tableaux ; il les compare aux vases peints du IVe siècle avant notre ère, aux images que mous conserve Pompéi. De telles études n’invitent pas seulement à des analyses charmantes ; elles sont d’une sérieuse instruction. Ce qui passionne ici le savant, c’est de découvrir les rapports de la peinture d’une époque et de l’esprit général de ce temps, de montrer avec netteté ces rapports à un moment précis de l’histoire, de faire dans la critique la part de l’absolu et du relatif, de marquer ce qui est de l’art de tous les temps, ce qui n’appartient qu’au génie particulier d’un peuple et même de quelques hommes dans ce peuple.

Ces chapitres nous amènent à des observations plus délicates. Parmi les objets que nous a laissés l’antiquité ceux-là mêmes qui n’ont pour l’artiste aucune valeur gardent encore le privilège de nous faire comprendre par les yeux, de nous faire voir ce qu’était la vie matérielle du passé. S’habituer, à force de connaître les formes, les lignes, les couleurs, les types, les costumes, les habitations, les ornemens que les anciens ont préférés, à faire revivre cet ensemble, à placer dans un tableau vrai les faits que raconte l’histoire, à ne pas séparer la pensée et le sentiment du milieu où ils se sont produits, qu’ils avaient formé en partie et dont ils subissaient l’influence, c’est se procurer une singulière ressource pour se garder des contre-sens, pour arriver à la nuance vraie, pour sentir d’instinct ce qui est antique et ce qui me l’est pas. Les formes, les représentations figurées ont cet avantage qu’on les voit telles qu’elles sont, au lieu que la poésie et la prose cachent la pensée sous les voiles d’une langue que les plus instruits d’entre nous ne savent que balbutier. Tout est gauche, timide, dans nos meilleures traductions, et que deviennent dès lors la naïveté et le naturel du sentiment ? Dans cette incertitude, quand nous lisons les anciens, nous sommes toujours exposés à les imaginer tels que nous sommes, — nul de nous d’échappé tout à fait à ce péril ; les trois siècles qui ont suivi la renaissance ont su mal s’en défendre. Le progrès commence à se faire ; l’étude des formes antiques, la connaissance des pays grecs y sont pour beaucoup. C’est que dans l’histoire, si les faits et la science sont la base, la qualité maîtresse est l’aperception ; c’est qu’il ne suffit pas de savoir et de raisonner, mais qu’il faut sentir, et que dans le rapport étroit qu’ont toujours eu les formes extérieures et l’esprit, même chez le plus intellectuel de tous les peuples, le plus sûr moyen de voir l’âme telle qu’elle a été est peut-être encore de s’arrêter longtemps à contempler toutes les manifestations matérielles qu’elle nous a laissées d’elle-même.

Tel que ce livre a été compris, et par cela seul qu’il est conforme à la bonne méthode, nous ne sommes pas surpris que la psychologie y tienne une grande place. L’analyse du génie grec est à chaque page dans ce volume ; mais l’auteur va plus loin, et par une innovation dont il n’y a encore que peu d’exemples en France, il essaie d’étudier l’histoire de quelques sentimens particuliers dans le mémoire sur les Croyances et les superstitions populaires des Grecs modernes. Ce sont là les débuts d’une science dont l’avenir n’est pas incertain. Il est évident que, dans cette connaissance du caractère propre à chaque peuple et des facultés qui composent son génie, il est nécessaire de classer les idées, les sentimens, les passions, d’en faire l’histoire comparée, de marquer la part de la tradition, celle du fonds commun à la nature humaine, de préciser les origines, de suivre les transformations. Le but à atteindre serait d’abord pour un peuple particulier d’analyser ainsi toutes ses croyances, et en marquant le trait distinctif de chacune d’elles, d’arriver à la formule générale qui s’applique à toutes. C’est un objet d’études auquel conduit naturellement l’histoire, puisqu’elle doit être si souvent la psychologie des facultés sociales, et dont les archéologues connaissent toute l’importance : l’ambition dernière de leurs recherches, surtout dans l’examen des représentations figurées, n’est-elle pas la connaissance des formes variées de la pensée et du sentiment ?

Ces courtes remarques n’ont pas la prétention d’exposer en détail, et avec la suite des preuves qu’il faudrait rappeler, les rapports de l’archéologie et de l’histoire. Pour comprendre comment ce sujet peut être traité, tout ce qu’il comporte d’idées neuves et utiles, c’est le livre même de M. Perrot qu’il faut lire. Les quelques considérations que nous lui avons empruntées montrent, croyons-nous, combien cet ouvrage fait honneur à celui qui a su l’écrire ; il sert l’archéologie en la faisant voir telle qu’elle doit être ; il aidera le mouvement d’opinion qui réclame pour cette science, dans notre enseignement, la place qui ne saurait plus lui être longtemps encore refusée.


ALBERT DUMONT.

PUBLICATIONS NOUVELLES SUR L'HISTOIRE D'ESPAGNE


En présence des agitations qui troublent l’Espagne contemporaine, l’histoire du passé de ce noble pays offre un intérêt mêlé de regrets : il y a pour l’esprit un singulier contraste à se rappeler quelle fut sa grandeur, on étudie volontiers à nouveau comment et par quels dramatiques épisodes cette grandeur s’est ébranlée, puis a déchu. C’est le problème, toujours instructif, que deux récentes publications remettent en lumière.

Il y a d’abord, si nous voulons suivre l’ordre des temps, le volume que viennent de donner MM. Loiseleur et Baguenault de Puchesse sur l’Expédition du duc de Guise à Naples en 1647[2]. Les deux auteurs ont entrepris de raconter ce curieux épisode avec le secours de documens tout à fait inédits. Ils ont trouvé, sans aller plus loin, dans la bibliothèque de la ville d’Orléans une série considérable de dépêches qu’avait adressées le comte de Brienne, chargé par Mazarin des relations extérieures, au marquis de Fontenay-Mareuil, notre ambassadeur à Rome, chargé de diriger cette grande aventure. Ces papiers venaient du couvent bénédictin de Bonne-Nouvelle, à Orléans, où les avait déposés, en se faisant moine à l’âge de seize ans, le fils d’André Félibien. Ce dernier, l’auteur bien connu des Entretiens sur les vies des plus excellens peintres, avait été d’abord secrétaire du marquis de Fontenay, et était resté dépositaire de ces pièces, dont le comte de Brienne, probablement par scrupule diplomatique, ne s’est pas servi dans ses Mémoires. Les éditeurs ont ajouté un grand nombre de documens provenant soit des archives de notre ministère des affaires étrangères, soit du département des manuscrits de notre Bibliothèque nationale. Ils ont publié de la sorte, au nom de la Société archéologique de l’Orléanais, un recueil de 400 pages ne contenant que des pièces inédites, et précédé d’une intéressante introduction, qui analyse avec soin et avec intérêt tout le volume. Il n’est que juste de rappeler qu’ils ont été aidés, en vue de cette publication, par les subsides et les conseils de l’utile Comité des travaux historiques, institué auprès de notre ministère de l’instruction publique.

Le souvenir de la singulière entreprise du duc de Guise à Naples nous reporte à une très grave époque de l’histoire d’Espagne. Dès lors était commencé, sans retour possible, ce mouvement de décadence qui avait suivi de si près le moment de l’extrême puissance. La France n’avait cessé de poursuivre la guerre contre un ennemi devenu et resté très redoutable ; on était à la fin de la guerre de trente ans, déjà les négociations étaient engagées à Munster et à Osnabrück : Mazarin allait recueillir les fruits de l’habile politique de Richelieu, des victoires de Condé et de sa propre conduite. Ce n’était pas seulement sur les champs de bataille que les armées espagnoles éprouvaient des revers ; la monarchie recevait des coups intérieurs et semblait à la veille de se dissoudre. Le Portugal venait de revendiquer son indépendance en 1640 ; la même année, la Catalogne se révoltait et invoquait la France ; bientôt enfin Naples, accablée d’impôts, se soulevait, acclamait Masaniello le pêcheur, puis Gennaro Annese, l’armurier, et enfin le duc de Guise.. Des députés napolitains étaient venus à Rome demander à notre ambassadeur l’appui du gouvernement français ; ils avaient sollicité Guise, qui n’avait pas besoin d’être longtemps prié, et qui saisit cette occasion de faire valoir de prétendus droits de sa famille sur le trône de Naples ; il allait s’offrir aux Napolitains comme ayant pour lui le secours des armes françaises, et il pressait en même temps Mazarin d’intervenir en prétextant un accord formel avec le peuple de Naples. L’habile ministre savait fort bien que la situation n’était d’aucun côté aussi nette ; il fallait tout au moins attendre quelles seraient les résolutions à Naples, et si le peuple insurgé ne se constituerait pas en république. MM. Loiseleur et Baguenault de Puchesse ont rendu service en faisant connaître les dépêches où se montrent les hésitations et les calculs du gouvernement français. Il y a telle de ces dépêches (par exemple celle qui est inscrite sous le n° 50 : Mémoire du roi au sieur marquis de Fontenay…) dans laquelle se rencontrent les plus intéressantes remarques sur le caractère espagnol, sur la légèreté napolitaine, sur les chances que peut avoir chez un tel peuple un gouvernement républicain, sur l’impossibilité de laisser paraître la main de la France dans les affaires de la Sicile, où n’était pas complètement éteint le souvenir des haines qui avaient suscité les Vêpres siciliennes.

On assiste, en lisant de telles dépêches, aux délibérations politiques, et il semble qu’après cette lecture on n’est pas tout à fait du même avis que les savans éditeurs sur la conduite qu’a tenue Mazarin. Ils s’étonnent qu’il n’ait pas hardiment encouragé les prétentions du duc de Guise, afin d’obtenir ce grand succès de priver la monarchie espagnole d’une possession aussi importante que les Deux-Siciles. Ils terminent leur introduction en citant l’avis des Mémoires de Monglat que, « si le cardinal de Richelieu eût été vivant, cette révolte eût eu une tout autre suite. » Ne semble-t-il pas cependant que les hésitations de Mazarin tout d’abord, puis son entière abstention, s’expliquent et se justifient ? Certes il savait bien quel profit c’eût été pour la France de voir l’Espagne perdre de si belles provinces : les dépêches écrites sous son inspiration s’en expliquent plus d’une fois ; mais que de risques à courir ! Fallait-il recommencer les fautes des anciennes guerres d’Italie ? pouvait-il faire quelque fond sur un peupla comme les Napolitains, sur un ambitieux étourdi tel qu’était le duc de Guise ? Si la révolution napolitaine avait paru d’elle-même se diriger et s’affermir, si elle eût semblé prête à accepter et à soutenir un roi feudataire de la France, Mazarin, toutes les dépêches l’attestent, ne se serait pas refusé aux faveurs de la fortune ; mais il y avait une chose qu’il craignait par-dessus tout de compromettre, c’étaient les négociations d’Osnabrück et de Munster ; il savait combien allait être glorieuse la paix que l’habileté de Richelieu et ses propres calculs avaient si bien préparée ; il avait à conduire jusqu’à cette honorable fin l’œuvre heureuse de son prédécesseur ; n’est-ce pas se montrer un peu difficile que de ne pas se contenter de ce qu’il a prudemment accompli ? On peut lui reprocher des maladresses et des fautes dans son gouvernement intérieur : il en a été puni par la guerre civile ; mais ne paraît-il pas avoir eu sa bonne part dans les magnifiques résultats obtenus par notre diplomatie pendant la durée de son ministère ? C’est lui qui a préparé et inspiré les négociations de Westphalie : il ne voulait rien admettre qui pût livrer à quelque dangereux hasard de si grandes espérances. MM. Loiseleur et Baguenault de Puchesse ont bien indiqué çà et là dans les notes cette préoccupation du grand ministre ; peut-être eussent-ils bien fait de l’en estimer davantage ; ils fussent restés ainsi, croyons-nous, fidèles à l’esprit de mesure et de sage appréciation qui respire dans tout le reste de leur commentaire. Somme toute, ils ont donné un volume important, et plus riche d’informations qu’ils ne l’ont dit eux-mêmes. Ce n’est pas seulement le curieux épisode de l’expédition du duc de Guise qui est ici raconté avec beaucoup de nouveaux détails, il faudra désormais tenir compte aussi de ces intéressantes dépêches pour ce qui concerne les négociations relatives au traité de 1648 et les dispositions des diverses puissances qui y ont pris part. Un principal moment de l’histoire diplomatique se trouve ainsi éclairé d’une nouvelle lumière.

Le tableau général où ces épisodes viennent prendre place, la suite des destinées de la monarchie de Charles-Quint et de Philippe II devenue celle des faibles Philippe III et Philippe IV, c’est dans la grande Histoire d’Espagne de M. Rosseeuw Saint-Hilaire[3] qu’on peut les trouver amplement exposés. L’auteur a poursuivi sans fatigue ni relâche le travail considérable qu’il avait entrepris il y a plus de vingt ans. Le onzième volume, publié en 1873, contient précisément les divers récits de la révolution de Portugal, de l’insurrection de Catalogne, de la révolte de Naples, qui marquent combien est précipitée la décadence espagnole. Ce même volume poursuit jusqu’à la mort de Charles II, et raconte de plus les premières années de Philippe V et de la guerre de la succession. Le bon vouloir ne manquait pas à cette cour de Philippe V, ni l’intelligence et le vœu de certaines réformes ; mais il semble qu’une atmosphère débilitante y paralysât les résolutions énergiques pour y laisser place aux velléités intermittentes et au caprice. C’est une femme qui prend, au milieu de cette confusion, le premier rôle, avec une infatigable activité, digne, en vérité d’un meilleur succès. M. Rosseeuw Saint-Hilaire, amené par l’ordre des temps en présence de cette curieuse figure, de la princesse des Ursins, a pris évidemment plaisir à en tracer un nouveau portrait, et de là le petit volume, d’une lecture attachante et facile, qu’il a donné à part en le détachant du douzième volume de son Histoire d’Espagne. Tout n’est pas dit encore sur cette femme spirituelle et résolue. Sa vaste correspondance n’est pas même encore toute réunie. Le volume de ses lettres retrouvées en Suède[4] nous a rendu toute l’histoire, inconnue jusqu’alors, de son premier mariage et de son rôle en Italie ; mais d’autres parties de sa correspondance sont encore inédites : une centaine de pièces au moins se retrouvent dans les registres des archives de notre ministère des affaires étrangères, et quelques lettres isolées ont été publiées en outre par divers écrivains, par MM. Rathery, Gustave Masson, Hippeau, Sénemaud. Ces documens, particulièrement ceux des archives du ministère des affaires étrangères non encore imprimés, se rapportent, il est vrai, à l’histoire de la guerre de la succession plutôt qu’à la biographie même de Mme des Ursins ; ils n’en sont que plus importans pour qui veut suivre jusque dans le détail cette étonnante activité de femme prenant sur soi, sans y regarder, toutes les inquiétudes et tous les soins. M. Rosseeuw Saint-Hilaire, lui, se proposait de réunir et d’interpréter les grands traits de cette. physionomie, et non de présenter une simple biographie érudite : il a donc fort bien mis en œuvre les récits de Saint-Simon sans lui-même cesser un instant de conserver le ton et la manière qui seuls conviennent à l’historien. On sait quel caractère particulier s’attache à cette Histoire d’Espagne : elle est écrite par un protestant convaincu et ardent. Il faut se hâter d’ajouter (cela est aussi très connu) que la conscience de l’homme de bien vient promptement ici corriger ce qu’on pourrait redouter de partiale influence. Il y a des gens qui professent qu’il faut, si l’on veut les bien connaître, visiter les pays chauds en été et les pays froids en hiver ; ceux-là pourront souhaiter que l’écrivain soit en communauté d’idées religieuses avec le peuple dont il entreprend d’écrire l’histoire.

Pour ce qui concerne l’Espagne, nous n’avons pas besoin de compter beaucoup sur l’impartialité de M. Rosseeuw Saint-Hilaire pour croire avec lui que le génie de cette nation a mal compris parfois le christianisme, et pour maudire en particulier, de concert avec l’historien, ici comme ailleurs, la trop célèbre Inquisition ; mais c’est une raison de plus pour ne vouloir reconnaître son influence que dans les circonstances où incontestablement elle paraît. Par exemple, c’est à l’Inquisition que M. Rosseeuw Saint-Hilaire attribue la disgrâce finale de la princesse des Ursins, quand peut-être cette disgrâce se trouve suffisamment expliquée par le caractère ambitieux et passionné d’Elisabeth Farnèse, peu disposée à supporter la tutelle qu’avait subie la douce et inexpérimentée Louise de Savoie. L’auteur n’invoque pas, dans le récit de ce dernier épisode, d’autre autorité que Saint-Simon, chez lequel nous ne trouvons, ce semble, aucune trace d’une pareille intrigue. Elisabeth, il est vrai, dut s’assurer de l’assentiment de la cour de France ; mais cette cour n’avait, surtout alors, aucun goût à s’entendre avec l’Inquisition. Si le cardinal Del Giudice, alors ambassadeur auprès de Louis XIV, pouvait être compté comme un des ennemis particuliers de Mme des Ursins, il faut se rappeler qu’il venait de mécontenter Versailles en faisant acte de grand inquisiteur dans un document daté de Marly : le roi s’en était plaint auprès de la cour romaine. Il n’était donc pas alors en assez bons termes pour avoir pu négocier le renvoi de la princesse. La résolution d’Elisabeth avait sans doute été prise dès le moment de son départ pour l’Espagne. Ce fut probablement dans ses entre tiens avec la reine douairière, exilée à Saint-Jean-Pied-de-Port, qu’elle arrêta son plan et résolut que sa première entrevue avec Mme des Ursins serait aussi la dernière. En ce moment, à la vérité, elle put et dut avoir quelques communications avec le cardinal, qui avait reçu l’ordre de s’arrêter dans Bayonne au retour de son ambassade ; elle put se convaincre qu’elle serait soutenue au besoin non-seulement par l’Inquisition, mais par le parti national, qui souffrait difficilement des mains d’une étrangère les sages et excellentes réformes apportées par Mme des Ursins en Espagne ; mais là se borne vraisemblablement le rôle que le grand inquisiteur put se réserver dans un drame où les ressorts politiques eurent finalement moins de part que les passions féminines. La seule chose que le faible Philippe V ait paru comprendre, c’est le tracas que lui causerait une lutte évidemment inévitable : il n’est pas étonnant qu’il ait sacrifié à la jeune reine la dominatrice plus que septuagénaire qui lui avait pourtant rendu de si grands services. Cela n’empêche pas que M. Rosseeuw Saint-Hilaire n’ait eu raison de représenter la princesse des Ursins comme l’énergique et fidèle organe de l’esprit français voulant tenter un effort suprême pour réformer l’Espagne, et il reste vrai que l’Inquisition fut au nombre des institutions mauvaises qu’elle combattit. Au milieu de la réaction qui suivit la chute de Mme des Ursins, tout le fruit de ses peines n’a pas péri : elle a préparé le règne réformateur de Charles III ; sa domination auprès de Philippe V est la première et, peu s’en faut, la plus intéressante page de l’histoire d’Espagne au XVIIIe siècle.

A. GEFFROY.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Nouveaux Lundis, t. XI.
  2. Un vol. in-8o ; Paris 1875, Didier.
  3. Douze volumes in-8o ; Furne et Jouvet.
  4. Lettres inédites de la princesse des Ursins, recueillies et publiées par M. A. Geffroy ; in-8o, Didier, 1859.