Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1873

Chronique n° 990
14 juillet 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1873.

Allons, tout n’est pas perdu, il y a encore du temps pour le plaisir et pour les fêtes, pour les promenades et pour les distractions qui font oublier un moment les affaires sérieuses, les difficultés de la veille et les difficultés du lendemain. Un roi d’Orient fait son entrée solennelle à Paris, dans ce Paris qui ne s’était pas vu si brillant et si animé depuis les galas de l’exposition de 1867. La politique sommeille quelque peu, ou ne sait plus trop où elle en est. L’assemblée de Versailles, visiblement fatiguée, s’achemine vers l’heure désirée des vacances entre une loi sur l’établissement du jury aux colonies et une loi sur la Légion d’honneur. Le ministère est toujours occupé à se reconnaître et à chercher les moyens d’ajourner les questions importunes sur lesquelles il se promet d’avoir une opinion un peu plus tard. Les députés de l’extrême droite vont faire leurs dévotions à Paray-le-Monial et improvisent des sermons à la suite des évêques. Le pays, quant à lui, sans s’émouvoir beaucoup et sans désespérer de lui-même, met tout son zèle à déchiffrer l’énigme des destinées qu’on lui fait ou qu’on lui prépare, et, pourvu qu’on lai donne la paix sans le violenter, il est tout prêt à ne pas se montrer trop difficile. Ainsi vont les choses, tandis qu’à travers tout s’accomplit heureusement le fait dont on semble se préoccuper le moins depuis quelques jours, et qui est cependant le plus sérieux, qu’il a fallu, préparer par tant de soins, par tant de ménagemens et tant de sacrifices. À l’heure même où nous sommes en effet, l’étranger, campé depuis trois ans sur notre territoire, a commencé son mouvement de retraite. Le matériel de l’armée d’occupation s’achemine vers la frontière ; les troupes allemandes ont reçu leurs ordres de marche ; elles auront quitté au 2 août nos villes et nos campagnes des Vosges ou des Ardennes, ne gardant que Verdun jusqu’au 5 septembre, jour où sera compté le dernier centime des derniers cinq cents millions qui restent à payer sur les cinq milliards qu’il a fallu trouver dans ces deux années de peine et de labeur ! Voilà ce qu’il ne faudrait pas oublier.

L’occupation étrangère, cette marque vivante d’une guerre néfaste, est sur le point de disparaître, la France redevient libre, et n’est-ce point un des jeux les plus bizarres de la fortune qu’avec cette délivrance coïncide l’arrivée de ce prince de l’Asie venant s’asseoir au foyer d’une nation qu’on a pu lui représenter comme abattue, dont le malheur même n’a pu tarir ni la vivace énergie ni l’humeur facile et enjouée ?

Qu’on l’accueille donc avec toute la bonne grâce de l’hospitalité française, ce souverain oriental, ce shah de Perse pour qui la France est toujours le pays le plus digne d’être vu et qui ne paraît d’ailleurs manquer ni d’instruction, ni de jugement, ni d’esprit ; que le président du conseil municipal de la grande ville le reçoive sous l’Arc de l’Étoile en lui souhaitant la bienvenue, que le président de l’assemblée nationale lui ouvre la porte d’un de nos palais, et que le maréchal de Mac-Mahon le traite comme un chef de la France, roi ou président, doit traiter un souverain étranger ; qu’on lui fasse voir les grandes eaux de Versailles, nos musées, nos monumens, les Invalides, notre armée nouvelle défilant devant lui, la cité illuminée, l’Opéra et même une séance de l’assemblée : c’est assurément un des spectacles inattendus et curieux du temps. Voilà une république rendant les honneurs royaux à un souverain, non pas même à un prince de l’Europe, mais à un souverain absolu arrivant du centre de l’Asie, — et après tout, si la république a des chances de vivre, c’est en se montrant ainsi, hospitalière et polie, athénienne par les mœurs. Le shah de Perse a pris le meilleur moyen de se faire bienvenir, il paraît s’intéresser à tout dans ce monde si nouveau pour ses yeux, sous plus d’un rapport assez énigmatique, et dont il pourrait dire, lui aussi, ce que disait Usbek : « il n’y a point de pays au monde oh la fortune soit si inconstante que dans celui-ci. » Paris à son tour s’est prêté de la meilleure volonté à ces réceptions, car, on aura beau faire, on ne changera pas ce peuple : il est toujours le même, ayant un profond instinct démocratique, mais gardant aussi le goût de l’éclat, des nouveautés et des uniformes. Paris s’est montré ce qu’il est, curieux, facilement amoureux des spectacles, suffisamment réservé, et au fond, dans ces fêtes données au souverain un peu inconnu de la Perse, il n’est point impossible que Paris à son insu ne se fête un peu lui-même en se sentant renaître à demi après tant d’épreuves qui ont passé sur lui.

Assurément pour Paris la vraie fête parmi toutes ces fêtes a été cette revue du bois de Boulogne où, devant le roi d’Orient et les attachés militaires étrangers, devant l’assemblée et les chefs de notre armée, sous les yeux d’une population immense, ont défilé pendant plusieurs heures plus de 80,000 hommes des meilleures troupes. Depuis longtemps, on était désaccoutumé d’un pareil spectacle, on n’a pu contenir un frisson d’émotion en voyant passer ce qui fut le régiment des cuirassiers de Reischofen, les bataillons de marine de Bazeilles, et toute cette infanterie qui a retrouvé son aplomb, sa fermeté avec sa discipline. C’était comme une image de la puissance militaire renaissante de la France, comme une révélation fortifiante des progrès accomplis depuis la première revue qu’on passait après la commune. Le président de l’assemblée, M. Buffet, a parlé le lendemain avec une juste fierté, en quelques mots ingénieusement éloquens, de ce qu’il appelait « une belle et émouvante séance, » où il n’y avait « pas eu de discussion » parce qu’il « n’y avait qu’un seul parti, » parce que tout le monde éprouvait « le même sentiment de sympathie et de confiance. » M. Buffet n’a oublié qu’une chose, c’est que cette armée ne s’était point sans doute faite toute seule, qu’elle n’était pas probablement sortie de terre depuis six semaines, qu’elle était en un mot l’œuvre d’une sollicitude passionnée et patriotique qui n’a cessé de veiller sur elle depuis deux ans. C’était pourtant bien simple de dire toute la vérité. Est-ce que cela pouvait diminuer ou offusquer personne ? Les partis sont vraiment étranges avec leur petite diplomatie et leurs réticences. Ils croient toujours qu’ils vont se compromettre, s’ils ont un peu de justice, ou, à défaut de justice, un peu d’esprit et d’élévation. Ils se figurent qu’en supprimant le nom d’un homme qui a rendu des services avant eux ils le font oublier ; ils le rappellent immédiatement au contraire par cette affectation de silence que le sentiment public ne manque pas de saisir, et qu’un zèle assez maladroit n’avait pas même besoin d’aller relever officiellement, — comme si on réclamait pour un homme illustre la reconnaissance nationale par voie de rectification au procès-verbal d’une séance parlementaire ! Franchement tout cela est assez mesquin. Quel intérêt peut-il y avoir pour le pays et même pour le gouvernement nouveau dans ces petites guerres qui ne servent à rien et ne grandissent qui que ce soit ? Est-ce qu’on peut supprimer ce qui est déjà de l’histoire ? est-ce qu’on peut empêcher que M. Thiers ne soit pour quelque chose dans la réorganisation de cette armée qu’on voyait l’autre jour avec orgueil, dans cette libération du territoire français qui s’accomplit en ce moment, dans cette situation plus qu’à demi pacifiée dont on a recueilli l’héritage ?

Le gouvernement du 25 mai a un moyen tout simple, non pas de faire oublier M. Thiers, ce qui ne serait qu’une assez puérile préoccupation, mais de montrer qu’il peut à son tour rendre des services : ce moyen, c’est d’aborder nettement les questions qui intéressent le pays, de savoir ce qu’il veut et ce qu’il peut, de faire de la politique autrement qu’avec des mots ou même des demi-mots, autrement qu’avec des réticences et des expédiens. Il faut voir les choses telles qu’elles sont. Le gouvernement nouveau est arrivé au pouvoir dans des conditions où il a trouvé presque instantanément une force réelle dans le nom respecté du maréchal de Mac-Mahon, qui est apparu aussitôt comme une garantie vivante d’ordre public, dans le découragement soudain de ses adversaires, qui n’ont pu cacher leur trouble et leur impuissance, dans l’instinct du pays, vaguement inquiet des progrès du radicalisme. La facilité même avec laquelle s’est accomplie une transmission de pouvoir qu’on croyait pleine de périls est devenue immédiatement un gage de succès de plus. Il en est résulté une situation que les vainqueurs du 2k mai ne croyaient peut-être pas eux-mêmes aussi forte qu’elle l’était. Oui assurément, cette situation légalement créée par un acte de souveraineté parlementaire a eu tout de suite une certaine force. Le maréchal de Mac-Mahon n’a rencontré que des sympathies. Le gouvernement nouveau dans son ensemble a pu être accueilli avec réserve par les uns, avec une mauvaise humeur mal contenue par d’autres, il ne s’est vu ni contesté ni systématiquement combattu à sa naissance, et un événement qui aurait pu être une révolution s’est trouvé être à peine un jour de crise ; mais qu’on ne s’y trompe pas, depuis le premier instant cette situation n’a cessé d’avoir en elle-même ses écueils et ses faiblesses, et la première de toutes les faiblesses pour le gouvernement serait d’avoir une politique qui se composerait de velléités et de craintes, de la peur de voir toujours apparaître l’ombre de M. Thiers, de la peur de déplaire à des alliés comprometfans. À ce jeu, les situations s’usent rapidement, et la force dont on paraissait disposer est bientôt gaspillée en menues agitations dans le vide. Voilà toute la question. Il s’agit pour le gouvernement de trouver son point d’équilibre et sa direction ; c’est l’affaire d’une certaine netteté de coup d’œil et d’une certaine décision de volonté.

Une des plus singulières illusions de quelques-uns des partis, de certains groupes qui ont contribué au succès de la journée du 24 mai, a été de croire que cette transformation du pouvoir avait dû s’accomplir nécessairement au profit exclusif de leurs idées, qu’on allait marcher désormais à la réalisation de leurs espérances, que tout avait changé, et comme les faits ne peuvent répondre à leurs illusions, comme les choses ne marchent ni aussi aisément, ni aussi vite qu’ils le voudraient, ils en sont déjà aux doutes et aux inquiétudes. Quoi donc ! le gouvernement n’est pas plus « résolument conservateur, » il n’a pas encore rejeté dans les limbes les lois constitutionnelles de M. Thiers, il ne prépare pas l’avènement de la monarchie ! mais c’est « l’immobilité dans l’anxiéié, « c’est « l’impuissance, » on en est toujours « à l’état de ce malade qui se croyait de verre et ne bougeait pas de peur de se casser. » — Quoi donc ! M. le duc de Broglie et M. Beulé ne vont pas à Paray-le-Monial porter le cierge à côté de M. de Belcastel ; le gouvernement « n’ose pas franchement invoquer la religion pour motif de ses mesures, » il laisse la France « représentée à Berne, à Rome, par des insulteurs de notre Dieu, » — il n’a « ni le temps ni le moyen de protester en faveur du vicaire du Christ, et il a l’un et l’autre pour éblouir un prince musulman ! » Alors tout est perdu, il ne reste plus qu’à prier Dieu, « car nous ne sommes pas sauvés, » c’est un politique de première force, M. le général du Temple, qui l’assure ! Les cléricaux à outrance trouvent que le gouvernement manque de foi, les légitimistes trouvent qu’il manque de principes.

Eh non ! sans doute, le gouvernement n’a pas fait et ne fera pas tout ce qu’on lui demande, parce qu’il ne peut pas le faire, parce qu’il a vraiment trop de raison pour n’être pas le premier à comprendre que les résurrections d’ancien régime et les politiques de secte ne sont plus du temps où nous vivons. Non, il ne fera rien de semblable, et rien ne peut mieux le servir aux yeux du pays que d’être déjà accusé de modération par les sauveurs à outrance ; cependant, par son origine, il se sent obligé de négocier avec les partis extrêmes, s’il veut garder l’aile droite de sa majorité. Il se croit tenu à des concessions, à une certaine diplomatie, ne fût-ce que pour paraître faire autrement que M. Thiers, lorsqu’il serait bien plus simple de se dire qu’aujourd’hui comme hier la situation de la France a ses conditions et ses limites, qu’on est arrivé au pouvoir le 24 mai pour imprimer aux affaires une direction un peu plus notoirement conservatrice, mais qu’en définitive la seule politique possible ne doit pas sensiblement différer de celle du dernier gouvernement. On l’a bien vu dans ce qui s’est passé il y a quelques jours au sujet des lois consiiiutionnelles. M. Dufaure, avec une sollicitude toute paternelle, a voulu rappeler ces lois et demander si le moment n’éiait pas venu de nommer une commission parlementaire pour en commencer l’étude. Qu’a répondu M. le duc de Broglie comme vice-président du cabinet ? Il n’a pas paru mettre en doute la nécessité des projets constitutionnels, il s’est rallié simplement à une motion proposant d’ajourner après les vacances la nomination de la commission. Ainsi entre M. Dufaure et M. le duc de Broglie c’est une question d’opportunité et de date, ce n’est pas une question de principe. Les lois constitutionnelles restent au premier rang des travaux nécessaires de l’assemblée, et en effet, à y regarder de près, la question de monarchie se trouvant écartée par le conflit des prétentions dynastiques, ces lois, inspirées par la fameuse commission des trente, préparées par le dernier gouvernement, demeurent l’unique terrain où l’on puisse s’entendre pour donner à la France les institutions les plus essentielles. Le ministère le sent et le comprend sans nul doute ; seulement pourquoi ne pas le dire ?

On a l’air d’être un gouvernement résolu, et on l’est à la vérité quand l’ennemi se montre à découvert, lorsque M. Gambetta commet la maladresse de venir plaider la cause de la dissolution devant une assemblée qui a moins que jamais envie de se dissoudre ; vis-à-vis de tous ceux dont on veut retenir l’appui et avoir le vote, on reste un gouvernement d’indécision, de négociation permanente. Avant d’arriver à une résolution, on s’efforce de concilier toutes les fantaisies, on va ramasser les signatures, et sait-on quel est le plus dangereux inconvénient de cette politique ? C’est que la direction n’est nulle part et la confusion est partout, dans les travaux de l’assemblée comme dans l’action ministérielle. On s’épuise à créer ou à prolonger des accords factices dont le dernier mot est l’ajournement de tout ou un expédient qui ne décide rien. Que le ministère tienne à marcher d’intelligence avec la majorité, avec toutes les fractions de la majorité, rien de plus simple ; mais franchement, on ne peut pas dire le contraire, ce travail singulier finit quelquefois par ressembler à une comédie qui se complique, se débrouille, s’enchevêtre de nouveau, — pour arriver à quoi ? On n’a pas même un dénoûment. C’est en vérité depuis quelques jours l’histoire des laborieuses et assez bizarres négociations du gouvernement avec la commission de décentralisation au sujet de la loi municipale, qui semblait d’abord devoir être discutée avant les vacances, et qui a maintenant tout l’air d’être fort en péril. Le fait est qu’après toutes les conférences qui ont eu lieu, après tous les essais de transaction qui ont été mis en avant, on ne sait plus ce qui restera bientôt de cette malheureuse loi, à laquelle on travaille pourtant depuis deux ans et sur laquelle s’épuisent depuis trois semaines la droite, le centre droit, le gouvernement, la commission de décentralisation. Jusqu’ici on ne paraît pas même être parvenu à savoir si la loi sera présentée dans son ensemble ou partiellement, si elle sera discutée avant la prorogation prochaine de l’assemblée ou après les vacances. Le temps commence à presser cependant. D’ici à quelques mois, il faut renouveler les conseils municipaux ; avant tout, il faut refaire les listes électorales. On est donc entre la nécessité d’une solution et la difficulté de se mettre d’accord.

À quoi tiennent en réalité toutes ces contradictions confuses et stériles ? Il y a deux parties dans la loi, l’une réglant les conditions de l’électorat municipal, l’autre relative à la nomination des maires. L’électorat municipal, passe encore, on peut s’entendre, quoique qu’il y ait eu au premier moment des propositions d’une étrange nature sur lesquelles on est un peu revenu, il est vrai. La nomination des maires, c’est là le point délicat, c’est là qu’il y a une résolution à prendre et que la question se complique. Comment nommera-t on les maires ? Il y a deux ans, même en pleine guerre de la commune, on n’hésitait pas. Il y avait dans une grande partie de l’assemblée, surtout dans la droite, une passion très vive, presque naïve pour la décentralisation. Tout ce qui ressemblait à une extension des prérogatives, des influences locales, était fort en faveur. On ne voulait que des maires élus, sauf un certain nombre d’exceptions que le gouvernement avait de la peine à faire admettre. Depuis deux ans, l’expérience s’est faite, et les partisans des idées de décentralisation se sont visiblement refroidis, peut-être, s’ils l’osaient, ils seraient tout près de s’avouer convertis ; mais quoi ! on se souvient encore qu’il y a deux ans à peine M. Thiers était obligé de menacer l’assemblée de sa démission, si on ne laissait pas au gouvernement tout au moins le droit de nommer les maires dans les grandes villes. Revenir tout à coup aux idées de M. Thiers après les avoir si vivement combattues, se désavouer à si peu de distance, c’était un peu dur. Que faire ? On a tourné tant qu’on a pu autour de la question. Fallait-il se décider tout simplement à rendre au pouvoir central le droit de nommer les maires ? Ne valait-il pas mieux décomposer les attributions municipales de façon à ne laisser au maire qu’un rôle tout local passablement restreint et assez insignifiant ? Le gouvernement, pour sortir d’embarras, n’a trouvé rien de mieux tout d’abord que de proposer de voter maintenant la partie de la loi relative à l’électorat municipal en renvoyant la question des maires à une autre session. L’expédient n’a pas été trop goûté, surtout par le centre droit, il a été accueilli avec une visible froideur. Le centre droit aurait voulu tout au moins faire sanctionner dès aujourd’hui par l’assemblée une disposition provisoire attribuant au gouvernement le droit immédiat de nommer les nouveaux maires partout où les maires actuels s’exposeraient à la révocation. Le ministre de l’intérieur n’a point voulu à son tour d’une mesure partielle qui lui créait une responsabilité prématurée sans lui donner une autorité complète, et dont il trouvait d’ailleurs la réalisation difficile, tant que les conseils municipaux n’ont pas été renouvelés. Bref, c’est un imbroglio sans fin. Où en est-on maintenant ? Peut-être se bornera-t-on à présenter les dispositions de la loi qui ont trait à l’électorat municipal, peut-être aussi finira-t-on par ne rien présenter du tout, ce serait encore un meilleur moyen de rester d’accord en gagnant du temps. La question est de savoir si, en voulant tout ménager faute d’une initiative nette et décidée, le gouvernement ne se prépare pas des difficultés bien autrement sérieuses qui ne feront que s’aggraver. De deux choses l’une, ou les rapports des municipalités avec les préfets sont réellement tels qu’on les a dépeints, tels que M. de Goulard les dépeignait déjà avant sa sortie du ministère de l’intérieur, et alors il n’y avait point à hésiter, — ou bien il n’y a dans toutes ces affaires municipales que la part d’inconvéniens inhérens à un régime libre, et alors pourquoi soulever de tels problèmes, qui vont nécessairement remuer toutes les communes de France ?

Le gouvernement nouveau peut réussir assurément, s’il sait avoir cet esprit de décision qui ne se trouve pas tous les jours, nous en convenons. Il se trompe singulièrement s’il croit fonder son autorité par un système qui se traduit en ajournemens toutes les fois qu’il peut craindre une bouderie, une dissidence dans la majorité, ou qui n’aboutit dans les finances qu’à des expédiens comme ceux par lesquels M. Magne semble vouloir inaugurer son administration. M. Magne est sans nul doute un praticien habile, plein d’expérience, ayant le goût de l’ordre et de la clarté. Avec lui, on n’a point à craindre des révolutions d’économie politique, des combinaisons financières aventureuses. Il s’est trouvé dès son arrivée au pouvoir en face d’une situation difficile, cela n’est point douteux, en présence d’un budget dont tous les élémens n’étaient peut-être pas acceptables, d’autant plus que, même avec toutes les combinaisons présentées par le dernier gouvernement, l’équilibre restait toujours un problème. Dans les conditions nouvelles créées le 24 mai, il était facile de prévoir qu’on écarterait l’impôt sur les matières premières, qui était l’erreur d’une conviction aussi persévérante que malheureuse de M. Thiers, et qui d’ailleurs était bien loin de pouvoir produire les 93 millions qu’on en attendait. D’un autre côté, on avait négligé dans le budget une garantie d’intérêts pour les chemins de fer dépassant 30 millions. Enfin parmi les ressources nouvelles proposées par le dernier gouvernement et sujettes à contestation figurait au premier rang le rétablissement de 17 centimes supprimés autrefois sur la contribution foncière. Tout compte fait, tout défalqué, tout bien pesé, on allait se trouver avec un découvert assez considérable allant au-delà de 160 millions.

Comment M. Magne s’est-il proposé d’y faire face ? Son premier soin est de faire briller le séduisant mirage des économies ; 4O millions d’économies dont 23 millions sur le ministère de la guerre, c’est beaucoup Est-il bien sûr que ce qu’on semble économiser d’un côté on ne le dépense pas sous une autre forme ou un peu plus tard ? Toujours est-il que même, cette économie étant aussi réelle qu’elle est problématique, il resterait encore un déficit de près de 130 millions, et ce déficit, M. Magne, aidé en cela par le conseil suprême du commerce, proposerait de le couvrir par un système de droits d’accise sur les tissus fabriqués, sur la stéarine, sur la cristallerie, sur les porcelaines, plus une augmentation sur les droits d’enregistrement, et 10 millions de droit de timbre sur les journaux. On arriverait à un chiffre de 133 millions. Que décidera la commission du budget ? acceptera-t-elle les nouveaux impôts ? Voilà maintenant la question, qui est infiniment plus complexe qu’elle ne le paraît au premier abord. Ces droits d’accise, d’une perception difficile, ne ressembleront-ils pas à plusieurs autres impôts établis depuis deux ans, et qui sont pour le contribuable une charge considérable sans représenter pour le trésor un produit proportionnel ? Mais en dehors même de cette première difficulté, il y en a une autre plus grave : ce n’est là encore qu’un système d’expédiens partiels, incohérens, onéreux, qui compliquent bien plus qu’ils ne résolvent le problème de la situation financière de la France.

Voilà un moment où tout va se ressentir de plus en plus des langueurs et des dissipations de l’été. La grande représentation politique de l’hiver et du printemps est en train de se clore un peu partout, sans avoir été d’ailleurs bien féconde en événemens et en péripéties dans la plupart des états de l’Europe. Les souverains qui sont malades, et ils sont toujours malades au mois de juillet, s’en vont à Ems, à Gastein ou à Carlsbad. Les chanceliers et les ministres suivent les souverains ou vont se reposer dans leurs terres. Les ambassadeurs eux-mêmes éprouvent un vague besoin de n’être plus à leur place. Les curieux, les oisifs et aussi tous ceux qui veulent s’instruire au spectacle de tous les produits de l’industrie et du travail vont à Vienne voir l’exposition universelle. Les parlemens qui n’en ont pas fini se hâtent de bâcler leurs dernières lois et de vider leurs dernières querelles. Ainsi vont les choses sans trop de bruit et sans trop d’éclat. Au dernier moment cependant cette fin de saison politique n’a point laissé d’être marquée par des incidens de discussion assez vifs à Berlin et par une crise ministérielle à Rome.

On ne s’est point séparé à Berlin sans avoir livré dans le Reichstag une bataille qui n’était pas des plus dangereuses sans doute, mais où M. de Bismarck a cru devoir se jeter avec une verdeur assez inattendue et où apparaissent peut-être certains signes de la situation difficile faite au prince-chancelier. Tout a fini, bien entendu, comme le voulait le chancelier ; ce n’est pas néanmoins sans d’étranges tiraillemens et de rudes escarmouches qu’on en est venu à bout ; cette dernière bataille a été en définitive le résultat d’une certaine mauvaise humeur répandue partout. Le gouvernement était assez mécontent de voir arriver la fin de la session sans qu’on eût discuté et voté quelques-unes des lois auxquelles il tenait le plus, notamment la loi de réorganisation militaire. Le Reichstag, de son côté, n’était guère plus satisfait ; il se plaignait d’abord d’avoir été laissé longtemps inoccupé, puis de n’avoir été saisi que tardivement des communications les plus indispensables pour la discussion des lois financières. M. de Bismarck enfin n’avait pas arrangé les choses en présentant un projet sur la presse passablement dur, qui avait de plus l’inconvénient d’être très opposé à un autre projet préparé par le Reichstag lui-même, et surtout à une proposition présentée d’urgence pour exonérer les journaux du timbre et du cautionnement. C’était une vraie confusion, et, comme il arrive souvent en présence de tant de travaux tardifs ou incohérens, on finissait par ne plus savoir que faire. Beaucoup.de membres du Reichstag avaient pris le parti de s’en aller, si bien qu’on ne se trouvait même plus en nombre pour voter ce qu’il y avait de plus essentiel, ce qui ne pouvait être ajourné. On en était là lorsqu’intervenait une sorte d’arrangement négocié entre les chefs des principales fractions parlementaires, le président du Reichstag et le gouvernement pour arriver à la fin de cette session qu’on était impatient de clore. On convenait que le Reichslag se bornerait à voter ce qu’il y avait de plus urgent, qu’on écarterait la loi militaire, à laquelle l’empereur Guillaume tenait pourtant beaucoup, qu’il ne serait pas question non plus de la loi sur la presse, à laquelle, il est vrai, M. de Bismarck ne tenait guère. De cette façon, on allait pouvoir en finir rapidement ; mais on avait compté sans les auteurs de la proposition sur le timbre et le cautionnement, proposition qui avait la bonne fortune de rallier les nationaux-libéraux et les catholiques, de sorte que, lorsqu’il a fallu fixer définitivement l’oidre du jour, la motion sur le timbre a reparu, appuyée par un des chefs du parti catholique, M. Windthorst, par un des principaux organes du parti libéral, M. Lasker, et par M. Duncker.

C’est alors que M. de Bismarck, sous prétexte qu’on manquait à l’accord accepté, s’est jeté dans la mêlée avec une impatience et une furie qui rappelaient les beaux temps des conflits parlementaires avant Sadowa. M. de Bismarck a frappé d’estoc et de taille, ne ménageant pas plus les libéraux-nationaux ses amis que les catholiques. Il n’a pu surtout se contenir quand M. Lasker lui a fait observer qu’il n’était pas étonnant que le Reichtag profitât, pour s’occuper des « droits du peuple, » du temps qu’on lui faisait perdre en lui communiquant si lentement et si tard les documens les plus urgens pour les lois financières. Cette simple observation a paru à l’irritable chancelier a un trait trempé sinon dans le venin, du moins dans un suc très corrosif. » Les droits du peuple ! M. de Bismarck a fait une charge à fond sur ce qu’il appelait une rhétorique arriérée, une banale déclamation. La proposition sur le timbre des journaux a fini par être écartée, cela va sans dire. La session du Reichstag a pu être close depuis, après l’expédition rapide des affaires les plus pressantes, et le chancelier a pu partir aussitôt pour Varzin, où il paraît décidé à reposer ses nerfs pendant quelques mois ; mais il reste à savoir ce que deviendront dans un temps plus ou moins prochain, sous l’impression de ces violences de parole, et surtout à peu de distance de l’élection d’un nouveau parlement, les rapports de M. de Bismarck et des nationaux-libéraux, qui l’ont jusqu’ici soutenu dans toutes les audaces, même dans tous les excès de sa politique.

Ce ne serait rien, si d’un autre côté des symptômes assez graves, assez multipliés ne révélaient dans les hautes sphères de Berlin une sorte de crise où l’ascendant de M. de Bismarck pourrait fort bien être en jeu. Que M. de Bismarck reste un puissant personnage en Allemagne, qu’un ne puisse pas se passer facilement de celui qui a été l’audacieux et heureux promoteur de l’unité allemande, c’est bien évident. Il n’est pas moins vrai que son autorité est supportée avec une certaine impatience, qu’il ne fait pas tout ce qu’il veut, et que les difficultés semblent se multiplier autour de lui. Tant que la question était pour ainsi dire flagrante et dominait tout, il n’avait pas de peine à contenir les oppositions ou les dissidences ; aujourd’hui il n’a plus aussi aisément raison des adversaires qu’il s’est créés. Par sa politique dans les affaires religieuses, il a mis contre lui non-seulement les catholiques, mais encore beaucoup de protestans qui le trouvent par trop révolutionnaire, et qui voudraient l’arrêter dans cette voie ; par ses fantaisies féodales toujours promptes à renaître quand il est contrarié, il a froissé plus d’une fois les nationaux-libéraux, dont une fraction prend vis-à-vis de lui une certaine attitude d’indépendance. À la cour même, malgré le prix que l’empereur Guillaume attache naturellement à ses services, il rencontre des hostilités, des rivalités d’influence qui sont peut-être souvent le secret de ses irritations, qui lui rendent assez incommode cette omnipotence qu’il a paru exercer jusqu’ici, à laquelle il a semblé aussi quelquefois vouloir se dérober en partant pour Varzin. Est-ce par un mouvement d’ennui devant les difficultés de cette situation qu’il veut diminuer ce fardeau du pouvoir dont il est resté chargé pendant de si longues années ? Toujours est-il que depuis quelque temps il se démet successivement de quelques-unes de ses fonctions. Il y a quelques mois, il quittait la présidence du cabinet prussien, qui est passée au général de Roon ; le voilà quittant aujourd’hui le ministère des affaires étrangères de Prusse, où le représentant de l’Allemagne à Bruxelles, M. de Balan, est appelé comme secrétaire d’état avec rang de ministre. M. de Bismarck reste toujours chancelier de l’empire sans doute, et l’autorité du chancelier prime celle du cabinet prussien. On peut se demander toutefois si, en se renfermant ainsi dans ses hautes fonctions, il agit bien volontairement, s’il cède uniquement à des préoccupations de santé, ou s’il n’est pas obligé de faire une certaine part à des influences rivales. Serait-ce véritablement une, crise dans la fortune de M. de Bismarck ? Serait-ce le signe d’un changement, sinon dans la politique générale de l’Allemagne, du moins dans la politique intérieure de la Prusse ? M, de Bismarck, tout retiré qu’il soit aujourd’hui à Varzin, n’en est point pour sûr à céder si aisément le terrain, et dans tous les cas au moindre incident le chancelier retrouverait bien vite une influence qui est loin d’être épuisée.

Le ministère italien a vécu assez pour mener à bonne fin, pour promulguer la loi sur les corporations religieuses, qui était la plus sérieuse, la plus pressante question du moment ; il n’a pas été assez fort pour faire triompher ses projets financiers et pour doubler heureusement le cap de la fin de la session. L’ébranlement qu’il a éprouvé une première fois, il y a quelques semaines, n’a été que le prélude de la crise définitive où il vient de succomber, quoiqu’il crût pouvoir compter sur la majorité qui l’avait vivement pressé le mois dernier de rester au pouvoir. Le ministre des finances du cabinet Lanza, M. Sella, avait à faire voter pour 30 millions d’impôts nouveaux par une chambre impatiente de prendre ses vacances, de quitter Rome, il n’a pas pu réussir ; il a échoué non pas précisément dans la discussion des impôts eux-mêmes, mais en quelque sorte au seuil de la discussion, dans le débat qui s’est engagé au sujet de la fixation de l’ordre du jour ; il a été vaincu par une coalition de la gauche et d’une partie de la droite qui, après avoir soutenu pendant quelque temps le cabinet avec une certaine froideur, a fini par lui manquer au moment décisif. Peut-être aussi M. Sella a-t-il lui-même aidé à la défaite du ministère en voulant jouer la partie résolument, sans concession, sans transaction. Les divers impôts que M. Sella proposait, qu’il croyait nécessaires, qui dans tous les cas étaient une partie essentielle de son système financier, la gauche les repoussait selon son habitude ; une fraction de la droite, sans faire cause commune avec la gauche, mais visiblement peu favorable aux projets du gouvernement, offrait au ministère de voter les lois le moins controversées et de renvoyer le reste à la session du mois de novembre. Le ministre des finances, voyant un piège dans cette proposition, comprenant qu’il livrait ainsi tout son système, s’est montré inébranlable, il n’a voulu rien entendre, et au scrutin il a rencontré contre lui 157 voix sur 243 votans. 67 membres dissidens de la droite se sont joints à la gauche, ou, si l’on veut, la gauche s’est ralliée à la proposition des dissidens de la droite, et le ministère s’est trouvé renversé du coup. Il n’a pas voulu essayer de lutter tout à la fois contre ses adversaires et contre une partie de ses amis, d’autant plus qu’après une durée de quatre ou cinq ans marquée par les plus grands événemens, par la prise de possession de Rome, par la consécration définitive de l’unité italienne, il sentait lui-même son existence épuisée devant une majorité plus qu’à demi ébranlée.

Il a donc fallu former un nouveau ministère. C’est ici qu’ont surgi les difficultés. La gauche, avec ses 90 voix, formait sans doute le principal appoint dans le scrutin qui a déterminé la chute du cabinet présidé par M. Lanza ; mais la scission du parti conservateur n’était qu’accidentelle. Les membres de la droite qui avaient voté contre le ministère et ceux qui lui étaient restés fidèles jusqu’au bout représentaient toujours la vraie majorité politique. Peut-être la gauche aurait-elle gardé plus de chances d’arriver au pouvoir, si elle n’avait eu la mauvaise fortune de perdre il y a peu de temps son chef, M. Rattazzi, qui est resté jusqu’à sa mort en faveur auprès du roi, qui avait l’avantage d’une certaine expérience des affaires, d’une autorité acquise, quoiqu’il n’ait jamais paru au pouvoir que dans des circonstances pénibles, après Novare, à l’époque d’Aspromonte, à la veille de Mentana. Le nouveau chef de la gauche, M. Depretis, homme estimé d’ailleurs et fort modéré, n’avait pas la même situation, bien qu’il eût été plusieurs fois ministre. À la rigueur, on aurait pu former un cabinet de coalition, puisque c’était une coalition qui venait de renverser le ministère de M. Lanza. On l’a essayé, on n’a pas réussi, et c’est M. Minghetti, un des chefs les plus brillans de la droite, un des hommes les plus éminens de l’Italie, qui est resté définitivement chargé de constituer un cabinet. Puisque M. Minghetti n’avait pu s’entendre avec M. Depretis, il se trouvait nécessairement ramené vers son propre parti, vers toutes les nuances de l’opinion conservatrice.

Ce n’est pas sans peine qu’on est arrivé à un résultat. La crise s’est prolongée pendant près de quinze jours à travers des négociations laborieuses, dont le dernier mot a été la constitution d’un nouveau ministère où sont restés trois membres de l’ancien cabinet, M. Visconti-Venosta, M. Scialoja et le général Ricotti, où ont été appelés en même temps des hommes d’une sérieuse notoriété, M. Cantelli, qui a été déjà ministre, un magistrat des plus estimés, M. Vigliani, un ancien secrétaire-général des finances, M. Finali. Le chef du ministère, M. Minghetti, pourra-t-il rallier une majorité suffisante et permanente dans le parlement tel qu’il existe ? Là est le doute aujourd’hui. L’avantage de la combinaison nouvelle à un point de vue général, c’est que la présence de M. Visconti-Venosta indique assez que rien n’est changé dans la politique extérieure de l’Italie. Des journaux qui croient sans doute servir la France ne s’amusaient-ils pas hier encore à répéter que le maintien de M. Visconti aux affaires étrangères avait été imposé par la Prusse à M. Minghetti ? C’est un des plus étranges non-sens. M. Visconti, M. Minghetti, au contraire comptent au premier rang de ce parti modéré italien dont toutes les sympathies sont pour la France. Il y a sans doute en Italie un parti favorable à une alliance avec l’Allemagne ; mais ce parti, c’est la gauche, surtout la gauche extrême, radicale : ce n’est pas le parti représenté par l’administration qui vient de naître. Au fond, la difficulté n’est pas là pour le nouveau cabinet, elle est tout entière dans les affaires économiques. M. Sella est tombé sous le poids de ses projets financiers, c’est la question financière qui reste en première ligne, et elle n’est pas même dans les impôts qu’on peut avoir à proposer, elle est surtout dans la situation monétaire du pays. On a cru se tirer d’affaire pendant longtemps par une émission libre et sans limite de papier-monnaie descendant jusqu’aux plus petites coupures, jusqu’à un franc et même cinquante centimes. On a donné l’autorisation d’émettre ce papier d’abord à la Banque nationale, puis aux banques provinciales, puis de proche en proche aux banques particulières ou à toute sorte de sociétés industrielles. Quelle a été la conséquence de cette émission sans retenue et sans contrôle sérieux ? Aujourd’hui toute sécurité a disparu ; au moment où l’on reçoit une coupure, on n’est pas sûr que la société qui l’a émise n’est pas déjà en faillite, et c’est ce qui arrive souvent. On n’y a pas pris garde, les abus se sont multipliés et aggravés au point de peser sur le pays de la manière la plus dangereuse. C’est là le mal réel et profond devant lequel se trouve M. Minghetti, qui, avec la présidence du conseil, a gardé le ministère des finances ; c’est aussi vraisemblablement une de ses préoccupations. Pourra-t-il réagir sérieusement contre ce mal ? Dans tous les cas, le nouveau ministère a sans doute maintenant devant lui ces quelques mois de vacances pendant lesquels il pourra étudier les moyens d’atténuer tout au moins des difficultés qui sont beaucoup plus de l’ordre financier que de l’ordre politique.

Politique ou finances, l’Espagne a pour le moment le triste privilège de réunir sous ce double rapport toutes les misères, et l’été ; qui est un temps de repos ou une trêve pour d’autres, est pour elle la saison d’une anarchie croissante, d’une guerre civile qui ne fait que se développer. La désorganisation de toute force militaire est arrivée à ce point qu’on ne peut plus envoyer un bataillon sans s’exposer à le voir se débander, se révolter contre ses chefs ou devenir la proie des carlistes. Dans le nord, le général Nouvilas, qui ne faisait rien et ne pouvait rien faire, a fini par se retirer, et on ne trouve pas même un général pour le remplacer. En Catalogne, ces jours derniers, l’infant don, Alphonse, frère de don Carlos, qui commande ce qu’on appelle les troupes royales, et son lieutenant Saballs ont enveloppé et pris une colonne d’un millier d’hommes avec ses quelques canons et son matériel. Le chef de cette colonne, le brigadier Cabrinetty, a été tué. Pendant ce temps, à Malaga, des bandes révolutionnaires assassinent l’alcade et d’autres autorités, À Alcoy, dans la province de Valence, mêmes excès, mêmes massacres. À Madrid, le gouvernement se débat contre l’impossible, et, pour ajouter à la confusion, un certain nombre de députés, quarante ou cinquante, du radicalisme le plus exalté, se sont retirés de l’assemblée en menaçant d’aller prendre les armes dans les provinces. Encore quelques jours, le gouvernement n’aura plus un soldat, et en fait de moyens financiers il en est réduit à offrir le matériel de guerre en gage. Que les chefs du parti républicain aient pu se faire d’abord quelques illusions, on a pu le comprendre jusqu’à un certain point, quoique ces illusions fussent bien étranges. Désormais commence pour eux lai plus terrible responsabilité, car ils placent l’Espagne entre la plus profonde anarchie où un pays puisse tomber et la victoire des carlistes, qu’ils préparent. Cette victoire pourrait encore être détournée sans doute ; mais pour cela il faudrait alors renoncer à une chimère ruineuse qui conduit le pays à une véritable dissolution. Il faudrait avoir le courage de faire un appel désespéré à toutes les forces conservatrices, de rallier tout ce qui a compté dans le parti libéral, généraux ou hommes politiques, et de dégager au moins de cette vaste confusion les dernières garanties d’un régime constitutionnel tutélaire et réparateur. C'est là aujourd'hui la question qui se débat au-delà des Pyrénées. Il ne s'agit plus en vérité de savoir ce que deviendra la république, occupée à se tuer elle-même, il s'agit de savoir désormais comment elle sera remplacée.

CH. DE MAZADE.


LA GUERRE DE SUMATRA.

Ce n'est pas un spectacle médiocrement curieux que celui d'un petit peuple de 3 millions 1/2 d'individus, qui au-delà des mers maintient dans une dépend;ince absolue un immense empire d'environ 17 millions d'âmes. Non -seulement cette domination n'entraîne aucune dépense pour la Hollande, mais elle lui assure chaque année des recettes considérables, et l'on a constaté qu'en moyenne les colonies néerlandaises font rentrer tous les ans plus de 54 millions de francs dans le trésor de la mère-patrie. C'est ainsi que les Pays-Bas sont parvenus à développer leur industrie, à entreprendre de vastes travaux publics, à construire un magnifique réseau de chemins de Ter, tout en amortissant constamment leur dette. Le territoire hollandais en Europe ne compte que 640 milles carrés, et l'empire colonial dont les traités de 1814 et de 1824 ont déterminé les limites n'en compte pas moins de 28,923. Partout règne une prospérité exceptionnelle; les cultures sont splendides, l'aspect des routes, des villages, des campagnes, annonce la richesse. Dans l'île de Java, 25,000 Hollandais régissent en demi-dieux l/i millions d'hommes. Dans Tîle de Sumatra, le nom néerlandais n'a pas moins de prestige.

Les deux îles sont moins des colonies que de superbes exploitations qui rapportent à leurs maîtres des bénéfices inusités. Le gouverneurgénéral des Indes néerlandaises, qui réside à Batavia, est une sorte de vice- roi, chef d'une armée et d'une marine coloniale dont plus d'un souverain pourrait se faire honneur. Assisté d'un conseil purement consultatif, qui porte le nom de « conseil des Indes, » et secondé par des directeurs qui sont de vrais ministres, il nomme les fonctionnaires, ordonnance sous sa responsabilité les budgets, et, dans les cas d'urgence, peut déclarer la guerre ou conclure la paix. Chaque province est dirigée par un fonctionnaire hollandais qui, sous le nom de résident, est un préfet armé des pouvoirs les plus étendus. Auprès de lui est un régent indigène qui, tout en étant complètement subordonné au bon vouloir du gouverneur-général, tient une petite cour remarquable par un luxe tout asiatique. Les Hollandais ont respecté les mœurs, les habitudes, les préjugés des indigènes, et au lieu de les heurter dans leurs sentimens religieux, ils ont associé à la domination néerlandaise les prêtres musulmans en les faisant participer dans une certaine mesure aux bénéfices réalisés. Le système qui a produit pour les Pays-Bas des résultats économiques inespérés et qui a transformé en leur faveur les colonies de Java et de Sumatra en une source de richesses vraiment inépuisable, le système qui procure chaque année à la métropole tant de millions de picoles de café et de picoles de sucre, et qui fait de l’empire colonial des Indes néerlandaises une immense ferme modèle, c’est celui du travail forcé, inauguré en 1830 par le général Van den Bosch. Chaque famille indigène est obligée de cultiver une plantation sous le contrôle des inspecteurs du cadastre et des finances, et c’est à l’état seul que les produits peuvent être vendus. Café, tabac, indigo, vanille, sont ainsi cultivés par les indigènes et vendus au gouvernement colonial, qui les revend en Europe avec des bénéfices des plus considérables. Les résidens, les régens, les prêtres, les fonctionnaires hollandais et indigènes sont intéressés à la récolte. Aussi l’activité des laboureurs est-elle spécialement remarquable. Sans doute un tel régime est tout ce qui ressemble le moins au self-government colonial, que l’Angleterre fait fonctionner en Australie et au Canada ; mais il y a lieu de remarquer qu’elle applique simultanément deux systèmes opposés de colonisation, et que dans l’Hindoustan, où les émigrans anglais sont comme noyés au milieu de 200 millions d’indigènes, elle maintient un système de centralisation très sévère. Il ne faut pas croire du reste que, malgré la grande prospérité de ses colonies, la Hollande n’y rencontre point çà et là de sérieuses difficultés. Ces embarras sont les mêmes que ceux contre lesquels ont à lutter les Russes dans l’Asie centrale, les Anglais dans le nord de l’Inde. Elle est obligée de vivre en bonne intelligence avec de petits souverains qu’elle ne peut ou ne veut réduire d’une manière absolue, mais qu’elle doit surveiller avec le plus grand soin. C’est ainsi qu’elle a trouvé dans le sultan d’Atchin un adversaire dont elle se défiait déjà depuis longtemps, et qui vient de créer pour elle une série de complications graves.

L’île de Sumatra appartient pour la plus grande partie à la Hollande, mais au nord il existe un état indigène qui a échappé à la conquête. C’est le royaume d’Atchin, qui autrefois était un état puissant, et dont la population est évaluée aujourd’hui à environ 3 millions d’âmes, dont un tiers de Malais ; la plupart des habitans du pays sont musulmans et obéissent à des chefs féodaux, lesquels ont à leur tête un souverain qui prend le nom de sultan. Son grand-vizir cherche surtout à s’appuyer sur le sentiment religieux et à rallier les mahométans qui partent de Singapour ou en reviennent pour le pèlerinage de La Mecque. Le souverain d’Atchin reconnaît comme son suzerain et son chef religieux « le commandeur des croyans, » c’est-à-dire le sultan qui règne à Constantinople. Il a même espéré que cette reconnaissance, d’ailleurs purement nominale, lui assurerait au besoin une protection dans ses démêlés avec la Hollande ; mais c’est là un calcul qui ne paraît pas devoir se réaliser. Il est facile de comprendre le danger que peut constituer pour la domination néerlandaise le voisinage d’un état libre et indépendant qui de son côté se croit menacé par les Hollandais. Ajoutons que le royaume d’Atchin possède des sables aurifères et des mines de pierres précieuses, qu’il dispose d’une armée vaillante et d’une assez bonne artillerie, et que les côtes ne sont que difficilement abordables, en raison des bancs de corail qui s’étendent assez loin dans la mer. On a peu de détails sur les mœurs et sur l’histoire des Atchinois. Les Européens ne pénètrent point dans ce pays, où l’élément asiatique domine d’une manière absolue. On sait seulement que les sujets du sultan d’Atchin ne manquent ni d’intelligence ni de courage, et qu’ils attachent le plus grand prix au maintien de leur indépendance. Le sentiment politique s’accorde sur ce point avec le sentiment religieux. Ce petit peuple a des traditions qui lui sont très chères, et dont la prudence doit engager le gouvernement néerlandais à tenir compte. S’il n’est point au courant de tous les progrès de l’art militaire, ses armes sont néanmoins meilleures qu’on n’aurait pu s’y attendre.

La Hollande s’était engagée à respecter l’indépendance du royaume d’Atchin par le traité qu’elle conclut en 1824 avec la Grande-Bretagne. D’autre part le sultan d’Atchin, par un traité signé en 1857, avait pris vis-à-vis de la Hollande l’engagement de réprimer le brigandage et la piraterie ; mais le traité de 1824 expirait en 1870, et le sultan d’Atchin s’est trouvé ainsi privé d’une garantie qui lui était précieuse. Il y a plus, la Hollande, en cédant aux Anglais ses possessions de la côte de la Guinée et en réglant avec eux les questions d’émigration, signa le 2 novembre 1871 une convention ayant pour but de « consolider de plus en plus dans l’esprit du traité du 17 mars 1824 l’amitié entre les deux pays, et d’écarter toute occasion de mésintelligence dans leurs relations sur le territoire de l’île de Sumatra. » L’article 1er porte que sa majesté britannique se désiste désormais de toute objection contre l’extension de la domination hollandaise dans une partie quelconque de l’île de Sumatra. Bien ; que la Hollande n’ait pas profité de la liberté d’action qui résultait pour elle des arrangemens de 1871, le gouvernement du sultan d’Atchin ne s’en est pas moins inquiété de la clause que nous venons de rappeler.

À la fin du mois de février dernier, des rumeurs assez graves commençaient à courir à La Haye sur la situation de l’île de Sumatra. On disait que le gouvernement se montrait ému, de l’état critique de cette colonie, et l’on ajoutait que 3,000 hommes de renfort allaient être envoyés de Hollande à la demande du gouverneur-général des Indes. Le ministre des colonies était interpellé à la seconde chambre, et on Imposait les deux questions suivantes : 1o le gouvernement persévère-t-il dans la politique qui répudie toute idée d’une extension de domination à Sumatra ? 2o y a-t-il eu des circonstances qui obligent le gouvernement à déployer plus de forces pour faire respecter l’influence légitime de la Hollande ? M. Fransen van de Putte répondit que le gouvernement, loin de chercher à étendre ses possessions dans l’île de Sumatra, n’avait jamais eu d’autre intention que de vivre en bonne intelligence avec ce pays et avec les divers princes indépendans qui ont accepté la suzeraineté de la Hollande, mais qu’il ne pouvait permettre que la mauvaise foi de l’un d’entre eux abusât de cette longanimité pour pousser à la révolte des populations qui acceptent sans murmurer la domination néerlandaise.

Quelques jours après ces explications, l’on apprenait par un télégramme du gouverneur-général des Indes, en date du 1er avril, que la guerre avait été déclarée le 26 mars au sultan d’Atchin. Deux autres télégrammes expédiés le 17 avril donnaient de tristes nouvelles; le général Kohler avait été tué. L’ennemi opposait une résistance imprévue, et l’envoi de renforts devenait indispensable. Les télégrammes publiés au journal officiel produisirent dans toute la Hollande une impression profonde. Bientôt une dépêche du 20 avril annonçait que l’échec avait été complet, et que les troupes néerlandaises avaient dû battre en retraite et se rembarquer; la côte continuerait à être bloquée, et l’expédition serait renvoyée à l’automne prochain.

Le rapport déposé sur le bureau de la seconde chambre par le ministre des colonies énumère les motifs qui ont déterminé la guerre déclarée au royaume d’Atchin. Il mentionne parmi les causes générales les nombreux faits de piraterie, de pillage et de meurtre auxquels se livraient les habitans de ce pays, et, parmi les causes immédiates, la crainte d’une immixtion des puissances étrangères, crainte motivée par l’annonce du départ d’un envoyé atchinois pour l’Europe. Depuis plusieurs années déjà, les relations étaient rompues entre la Hollande et les sujets du roi d’Atchin, quand, après s’être comportés en voisins dangereux et hostiles, ils adressèrent en 1868 au sultan de Turquie une requête pour lui demander, comme à un suzerain religieux, son appui contre les Hollandais. Cependant le commerce et la navigation ne trouvaient aucune sécurité ni sur les côtes, ni dans les eaux d’Atchin. C’était là un danger d’autant plus grand pour la Hollande qu’elle s’était imposé, par son traité de 1824 avec l’Angleterre, le devoir d’assurer la tranquillité dans les parages du nord de Sumatra. Les visites de navires de guerre dans les eaux d’Atchin s’étaient succédé sans amener aucun résultat efficace. Les ministres du sultan d’Atchin se bornaient à de vagues promesses, dont ils cachaient l’inanité sous le cérémonial pompeux des peuples asiatiques. Les choses en étaient là lorsque le gouverneur-général des Indes orientales avait appris qu’une mission atchinoise s’était rendue à Singapour afin d’y faire des démarches auprès des consuls étrangers. Tout en insistant sur ce fait, le ministre des colonies reconnaissait dans son rapport que les déclarations les plus satisfaisantes avaient été faites au cabinet de La Haye par les puissances. Il était évident que la France, qui n’a aucun intérêt dans l’île de Sumatra et qui entretient avec la Hollande les relations les plus amicales, n’aurait jamais permis à son consul à Singapour d’encourager les résistances du royaume d’Atchin contre la domination néerlandaise. Il est vrai qu’en 1852 un sujet du sultan de ce petit royaume s’était rendu en France et y avait présenté ses hommages à l’empereur Napoléon; mais le gouvernement français, tout en recevant avec politesse le voyageur atchinois, ne lui avait attribué aucun rôle politique et l’avait pleinement édifié sur le caractère des rapports amicaux de la France et des Pays-Bas. En ce qui concerne le gouvernement français, il ne pouvait donc y avoir aucune espèce de doute; peut-être avait-on conçu quelques soupçons sur l’attitude d’autres puissances. Quoi qu’il en soit, dans le rapport du ministre le sultan d’Atchin était représenté comme ayant cherché à se ménager des intelligences au dehors ; il est possible qu’on ait attaché du prix à ne point paraître avoir été battu par des barbares, et à insinuer qu’une complicité étrangère avait pu seule les mettre en état d’opposer une si vigoureuse résistance.

Les nouvelles apportées par les malles des Indes ont complété ces informations. C’est le 22 mars que trois bâtimens de guerre jetaient l’ancre devant Atchin, et qu’une lettre du commissaire du gouvernement des Indes néerlandaises était envoyée au souverain qui réside dans cette ville. Le sultan fit une réponse évasive, et ne donna de garanties ni pour le présent ni pour l’avenir. En conséquence, la guerre fut déclarée le 26 mars par le commissaire hollandais; le 5 avril suivant, le corps expéditionnaire, comprenant 4,000 hommes, l49 chevaux, 16 canons, et soutenu par 8 navires de guerre, apparaissait en vue de l’ennemi. Cette promptitude contrastait avec le calme habituel au caractère néerlandais, et il avait fallu que le péril fût jugé bien pressant pour que les résolutions eussent été prises avec une activité si rapide. Arrivées en rade d’Atchin, les troupes furent accueillies par une grêle de balles qui partaient des deux forts élevés sur la côte. Le 8, elles s’emparaient du premier fort, et le lendemain le second était abandonné par les Atchinois. Le 12, les Hollandais marchaient sur le Kraton, enceinte carrée très étendue, entourée de murs, garnie de tours, et qui contient plusieurs esplanades et bâtimens séparés par des murs et des clôtures. Au centre du Kraton, qui est défendu par une mosquée et une forteresse garnie de canons l’une et l’autre, s’élève le palais du sultan, du haut duquel il se montre à son peuple dans les circonstances solennelles. Le 14, les troupes expéditionnaires prirent la mosquée, qui fut livrée aux flammes, et, encouragées par ce succès d’ailleurs très chaudement disputé, elles attaquèrent le lendemain la forteresse, mais elles y rencontrèrent une résistance acharnée, et ce fut là que fut tué le général Kohler. L’ennemi entretenait un feu croisé très habile et très meurtrier, il combattait avec l’énergie fanatique de la race musulmane, et se jetait sur les troupes hollandaises le coutelas à la main. Malgré un bombardement de deux jours, le Kraton ne put être entamé. Le 17, un conseil de guerre avait lieu sur la plage ; on y déclarait à l’unanimité que la position n’était plus tenable, et l’on en référait au gouverneur-général des Indes, qui envoyait au corps expéditionnaire l’ordre de se rembarquer et de retourner à Batavia. Il était décidé en même temps qu’on attendrait, pour renouveler l’expédition, le mois d’octobre, époque où les moussons soufflent de la pleine mer vers la côte.

La seconde chambre des états-généraux a fait de l’expédition l’objet d’un débat approfondi. Le cabinet commença par assumer la responsabilité de la déclaration de guerre; il avait en effet envoyé au gouverneur-général, dès le 19 février, un télégramme qui l’autorisait à prendre des mesures énergiques, il s’agissait ensuite de savoir si la déclaration de guerre était justifiée par les faits énoncés dans le mémoire du ministre des colonies. Plusieurs députés de l’opposition voyaient là une conséquence de la politique agressive inaugurée par le traité de 1871, qui avait été conclu avec l’Angleterre en vue d’étendre la domination hollandaise à Sumatra. En abandonnant aux Anglais les établissemens hollandais de la côte de Guinée, on avait voulu, disaient-ils, se soustraire à la clause du traité de 1824, qui obligeait le gouvernement à respecter l’indépendance du souverain d’Atchin. Telle était, selon eux, la véritable cause de la guerre. Le ministre des colonies répondit que l’intention du gouvernement était d’éviter les hostilités, mais que la situation était devenue telle qu’il fallait arriver à une solution soit par la guerre, soit par un arrangement. On voulait satisfaction pour le passé et garantie pour l’avenir, sans l’immixtion des puissances étrangères.

En ce qui touche l’expédition elle-même, le débat présenta un intérêt particulier. Suivant l’opposition, on s’était lancé dans une périlleuse entreprise sans connaître les moyens de défense du pays et sans avoir pourvu l’armée des munitions et de l’artillerie nécessaires. L’affaire avait été mal conduite militairement et diplomatiquement. Le moment choisi pour ouvrir les hostilités convenait à merveille au sultan d’Atchin : c’était celui où la mousson commence, c’est-à-dire l’époque la plus malencontreuse pour une attaque; aussi les troupes hollandaises avaient-elles perdu tout l’avantage de l’offensive. — Le ministre répondit qu’on avait tort de porter un jugement sur une expédition dont on ignorait encore les détails. On aurait voulu se borner à l’envoi de vaisseaux de guerre; mais le gouverneur-général avait été d’avis qu’on perdait un temps précieux, et qu’une grande démonstration militaire était devenue indispensable. D’ailleurs la mousson n’arrive point dans l’île de Sumatra à une époque fixe comme dans l’île de Java, et il est impossible d’admettre qu’on aurait fait partir l’expédition quatorze jours avant la mauvaise saison, si on avait su à l’avance l’époque exacte où elle devait commencer. Le dernier jour de la discussion, le ministre fit part à la chambre de l’état des forces militaires et navales aux Indes, ainsi que des mesures prises pour les renforcer. Il déclara en même temps qu’on ne pourrait songer à un arrangement que lorsque le drapeau néerlandais serait arboré sur le Kraton d’Atchin. Il dit en terminant que la question de confiance pourrait se décider sur la demande des crédits. Depuis lors la chambre a voté à l’unanimité, pour soutenir la guerre, un crédit spécial de 5 millions 1/2 de florins, et la situation du ministère s’est trouvée ainsi consolidée.

L’état-major hollandais étudie en ce moment toutes les questions qui se rattachent à l’expédition future. On pense qu’elle comprendra environ 10,000 hommes et une forte artillerie. On se propose d’employer des batteries flottantes et des chaloupes canonnières, et de remonter les rivières pour bombarder les principales villes et leurs fortifications. L’intérieur du pays étant très peu connu, on est obligé d’agir avec une grande prudence. On enrôlera 2,500 soldats pour renforcer l’armée coloniale; la marine recevra également des renforts respectables. Des engagemens spéciaux auront lieu pour la durée de la guerre. Les Hollandais rivalisent de patriotisme pour se montrer dignes du renom de leurs aïeux, et feront tous les sacrifices nécessaires au maintien de la domination néerlandaise dans les Indes orientales. Les troupes sont résolues à venger la mort du général Kohler. Il y a quelques jours, le roi des Pays-Bas, se trouvant à Groningue, vit parmi les demandes d’audiences une lettre du père de ce vaillant officier. « Ce n’est point à lui, s’écria le roi, de me faire visite, c’est à moi de lui porter des consolations. » Le souverain se rendit alors auprès du vétéran et lui témoigna les regrets causés à toute l’armée par la mort d’un général qui avait fait noblement son devoir,

La Hollande tout entière comprend qu’il est indispensable d’agir résolument, si l’on ne veut pas que des populations jusqu’ici dociles et soumises soient tentées de s’insurger. La question d’Atchin est pour les Pays-Bas une question essentielle, un intérêt de premier ordre, et il est naturel que toutes les fractions des chambres se soient réunies dans un même sentiment de patriotisme. La fortune publique de la Hollande dépend principalement de ses colonies; l’état en tire la plus forte partie de ses revenus. Les Hollandais font d’ailleurs observer non sans raison que ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement leur prestige, c’est aussi celui de l’Europe, qu’entre les puissances qui possèdent des territoires asiatiques, il existe une sorte de solidarité morale, et que l’affaiblissement de l’une d’entre elles serait pour les autres une diminution d’influence et d’autorité. Un récent télégramme de Calcutta signalait de prétendus pourparlers pacifiques attribués au gouvernement de l’Inde néerlandaise et au sultan d’Atchin. Cette nouvelle a été démentie à la seconde chambre des états-généraux à La Haye par le ministre des colonies. Il a déclaré qu’aucune négociation n’était pendante, mais il a ajouté que les rajahs voisins des états du sultan d’Atchin feraient sans doute des efforts auprès de ce prince pour rengager à demander une solution pacifique. La Hollande n’en continue pas moins avec la plus grande ardeur ses préparatifs militaires tant dans la métropole que dans les îles de Java et de Sumatra.


ESSAIS ET NOTICES.

GOETHE, SES DERNIÈRES ANNÉES.


Le nouveau volume de M. Mézières, Goethe, ses dernières années, termine une curieuse étude dont la première partie, quoique publiée peu de temps après la guerre, n’en a pas moins été lue avec le plus sérieux plaisir par tous ceux qui estiment qu’un écrivain de génie appartient non pas seulement à une nation, mais à l’humanité. Ce livre n’est pas une simple biographie; ainsi que l’annonce le sous-titre, les œuvres expliquées par la vie, il s’agit de haute critique littéraire et morale. Ce sujet était en quelque sorte indiqué à l’auteur par Goethe lui-même, qui écrit dans un de ses livres : « Mes œuvres ne sont que les fragmens d’une grande confession. » Toutefois cette confession, bien que réelle, est enveloppée de fictions plus ou moins transparentes, et il est difficile de la retrouver sous les fantaisies poétiques qui font corps avec elle. Goethe ne fait pas comme Lamartine par exemple, qui se contente souvent d’idéaliser un épisode de sa vie; le poète allemand a un système plus savant et des procédés plus compliqués. Il cueille dans ses souvenirs, ici, là, et compose un tout avec des événemens véritables, des sentimens qu’il a éprouvés, mais qui ne sont pas tous du même temps, et qu’il transforme avec art, ainsi qu’il semble le dire à Eckermann : « ce roman ne renferme pas une ligne qui ne soit un souvenir de ma vie, mais il n’y a pas une ligne qui en soit la reproduction exacte. » Sa vie n’est donc pas nettement encadrée dans la fiction, elle y est semée, ou plutôt elle y est coulée et circule en lignes indécises dans cette poésie cristalline, comme les couleurs dans l’agate. Démêler ces élémens divers fondus dans une si habile confusion est une entreprise fort délicate qui devait tenter un esprit fin et pénétrant. M. Mézières a porté dans cette étude, avec une vive admiration pour Goethe, une critique perspicace, et cette parfaite mesure sans laquelle de pareilles recherches biographiques ne sont que des hypothèses sans crédit.

Quelque accomplis que soient les ouvrages de Goethe, le chef-d’œuvre de son art est bien moins tel ou tel de ses livres que sa vie, car c’est bien lui qui la composa et la fit ce qu’elle fut. Il l’arrangea à sa guise autant qu’il est donné de le faire à un mortel. Ce fut non-seulement son ambition, mais, à ce qu’il semble, sa coquetterie suprême. Il lui plaisait de paraître choisir lui-même un à un les fils qui devaient former la trame de son existence morale. Jamais homme ne veilla plus sur son âme, moins pour l’épurer que pour l’agrandir. Tout d’abord le génie que lui avait donné la nature, il le reçut non comme un don gratuit, mais comme une faveur qu’il voulut mériter. Par instinct dans son enfance, plus tard avec une vigilance volontaire, il entretint et nourrit cette flamme sacrée, culte constant qui ne lui coûtait pas, puisqu’il le rendait à lui-même, et qu’il était à la fois le prêtre et le dieu. Il travaille sans doute librement, à son aise, selon son goût, mais sans cesse, en philosophe et en poète qui veut tout savoir, tout comprendre, tout sentir, et, pour ne rien ignorer de ce qu’il lui est donne de connaître, il épie encore à la veille de sa mort les plus récentes nouveautés de la science et de l’art. Sa tâche est d’élargir son génie et de l’élever, d’exhausser d’assise en assise ce qu’il appelle lui-même « la pyramide de sa vie. » S’il acquiert toujours, il ne laisse rien perdre. Il gère son génie comme un propriétaire attentif gère son domaine. Ce poète qui accumule les connaissances, les idées, les sentimens, ne les gaspille jamais. Avec une prudence un peu bourgeoise, qui ferait sourire d’autres poètes plus généreux, il ménage son trésor, fait des économies, et met de côté tel fait, telle observation pour un livre qu’il fera plus tard, quarante ans après. Il s’enrichit d’autant plus qu’il est moins prodigue. Tandis que d’autres sont visités par la muse, lui la visite à son heure. Toujours jaloux de rester maître de lui-même jusque dans ses inspirations, il recule devant les longs ouvrages de peur de s’y emprisonner, d’être trop longtemps en proie à la même obsession poétique, de ne plus s’appartenir. Si sa philosophie est un peu vague, c’est qu’il fuit les chaînes d’un dogmatisme étroit. En tout, il craint d’être possédé, même par son génie.

Quand il est saisi par une passion qui le fait trop souffrir, il a une recette merveilleuse pour guérir; il se débarrasse de son mal en le peignant et le jette ainsi hors de lui. Il se dépouille de ce qui le gêne, se renouvelle, et, comme il dit lui-même, « laisse tomber derrière lui sa peau de serpent. » En un mot, il passa sa vie à se dominer ou à se ressaisir, se faisant sa destinée, arrachant ou dérobant à la fatalité tout ce qu’il pouvait lui enlever par force ou par adresse. C’est bien à sa volonté qu’on peut appliquer ce beau mot d’un poète qu’il aimait, de Lucrèce : fatis avulsa voluntas. M. Mézières, par de fines analyses, a mis en lumière ce ferme caractère de Goethe, non sans démêler ce qu’il y a d’égoïsme raffiné dans cette sérénité à la fois épicurienne et stoïque.

Si Goethe n’avait été qu’un impassible stoïcien, sa biographie offrirait peu de surprises. Heureusement, sinon pour le repos du poète, mais pour son talent et pour l’intérêt du lecteur, il eut un cœur, un cœur fort tumultueux et parfois plus inflammable qu’il n’eût fallu. À ce contempteur de la fatalité, comme à un personnage de la tragédie antique, les dieux envoyaient de temps en temps des passions fatales pour se jouer de cette ambitieuse prudence. La liste est longue de ses amours, que M. Mézières a contées avec une grâce discrète. De ces nombreuses passions, il en est où Goethe sut se vaincre, d’autres auxquelles il se livra; il en est où il s’esquiva un peu tard et fit retraite avec plus d’empire sur soi que de délicatesse, d’autres enfin qui ne furent pas sans quelque vulgarité, ainsi que le prouve son peu noble et tardif mariage. Après des années de calme, tout à coup éclatait un orage, un coup de foudre dans un ciel serein. On voit avec quelque pitié que, sexagénaire et même à soixante-quatorze ans, Goethe s’éprend d’honnêtes jeunes filles avec plus de douleur que d’espoir, — déplaisantes amours où le vieillard finit pourtant par retrouver sa dignité en recourant à son ordinaire remède, qui consistait à peindre l’objet aimé dans une œuvre poétique finement taillée et amoureusement repolie. Dès lors le vieux Pygmalion n’adorait plus que l’ouvrage de ses mains.

M. Mézières suit Goethe non-seulement dans sa vie, mais dans ses études, dans ses œuvres, son art, ses doctrines et dans le secret de ses pensées, aussi bien que dans le détail de son intérieur domestique, et partout il le juge avec le respect qu’on doit au génie et même avec une bienveillance qui est bien due par un Français à ce noble ami de la France, — car, sans parler des admirations de Goethe pour Napoléon et pour nos grands écrivains, pour Molière, Corneille, Voltaire et d’autres, qu’il regardait comme ses maîtres, il disait à Eckermann : « Entre nous, je ne haïssais pas les Français, quoique je remercie Dieu de nous avoir délivrés d’eux... Comment aurais-je pu haïr une nation à qui je dois une si grande part de mon développement? » Dans son extrême vieillesse, ses regards étaient encore tournés du côté de la France, et saluaient les jeunes talens de notre nouvelle école littéraire. Il ne laissa échapper ni un cri de haine même après Iéna, ni une parole de lâche mépris après Waterloo. Qui sait si ce n’est pas à l’école de nos grands philosophes du XVIIIe siècle qu’il a puisé cette haute et humaine sympathie que ses compatriotes lui ont si durement reprochée? Aussi M. Mézières a-t-il pu, sans éveiller en nous un scrupule patriotique, faire les honneurs en France au grand poète allemand et le traiter avec une hospitalière justice qui risque fort de n’être pas payée de retour, mais qui est un des charmes de son livre.


C. MARTHA.


Extraits des comptes et mémoriaux du roi René, publiés par M. A. Lacoy de La Marche. Paris 1873.


C’est une opinion généralement répandue et très accréditée, comme la plupart des opinions fausses, que la noblesse du moyen âge était très ignorante. Un de nos érudits les plus autorisés, M. Léopold Delisle, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale, a réfuté victorieusement, il y a quelques années déjà, ce préjugé, dont on s’est fait souvent une arme contre la vieille aristocratie française, et il a prouvé d’une manière irréfutable qu’au XIIe, au XIIIe, au XIVe siècle., les barons féodaux n’étaient nullement en arrière sous le rapport de l’instruction. Les enfans des grandes maisons avaient ordinairement trois professeurs, l’un pour les initier aux choses de la religion, l’autre pour leur enseigner la grammaire, le troisième pour leur apprendre comment il faut se conduire avec les grands et les petits. Dans le midi, la noblesse s’associa d’une manière brillante au mouvement de la littérature provençale, et lui donna même quelques-uns de ses plus célèbres représentans, tels que Bertrand de Born, Guillaume d’Aquitaine, Bernard de Ventadour. À la même époque, dans le centre et le nord, les nobles s’occupaient avec succès de la science du droit : un grand nombre d’entre eux s’intitulent chevaliers et licenciés ès-lois, et en 1337 on comptait encore à l’université d’Orléans les héritiers des plus grandes familles. Nos premiers et nos plus anciens mémoires historiques en langue vulgaire ont été écrits par des nobles, Villehardouin et Joinville., et c’est pour des nobles qu’ont été composées nos plus anciennes épopées chevaleresques. On ne peut donc sans injustice leur refuser le goût des lettres, même aux époques les plus troublées du moyen âge, et on ne peut pas non plus leur refuser le goût des arts.

René, duc d’Anjou et roi de Sicile, né en 1409, mort en 1480, se place au premier rang des personnages issus de la grande féodalité française qui se sont distingués par leur culture littéraire. On lui doit une sorte de roman allégorique en vers et en prose, le Roman de très douce Mercy au cœur d’amour épris. Le manuscrit de ce roman est orné de nombreuses miniatures, et l’on pense qu’elles ont été exécutées par René lui-même, car il était peintre en même temps que poète. MM. de Quatrebarbe et Villeneuve Bargemont lui ont consacré des publications fort intéressantes, et le livre de M. Lacoy de La Marche vient compléter aujourd’hui par des textes contemporains l’histoire de ce prince, qui est intimement liée à l’histoire de l’art français au XVe siècle. Les originaux de ces textes sont conservés aux archives nationales, et le volume qui les reproduit apporte de nouveaux et précieux élémens à la curiosité des archéologues. Ils comprennent les comptes des dépenses faites pour des constructions ou des réparations d’édifices, des travaux d’utilité publique, des achats d’objets d’art, de meubles, de bijoux, d’animaux des pays d’outre-mer, des cérémonies publiques, des représentations de mystères. Il y a beaucoup à apprendre dans le volume de M. Lacoy de La Marche, surtout pour l’histoire de la peinture et de l’architecture, on y trouve même des renseignemens fort curieux sur un fait qui préoccupe encore aujourd’hui très vivement les riverains de la Loire ; nous voulons parler des levées ou turcies destinées à contenir les débordemens. On fait remonter l’origine de ces travaux à Henri II d’Angleterre et même à Louis le Débonnaire; mais, si le roi René n’a pas le mérite d’en avoir conçu l’idée, il a du moins fait de son mieux pour les entretenir et les améliorer. A défaut d’ingénieurs des ponts et chaussées, il avait créé un ministre spécial uniquement chargé de surveiller les turcies, de protéger les habitans contre la cresture du fleuve, et l’on peut penser, d’après les instructions minutieuses adressées à ce fonctionnaire, que celui-ci ne s’endormait pas dans son bureau.

La publication de M. Lacoy de La Marche fait partie d’une série de documens édités par la Société de l’École des chartes, qui a rendu de si notables services à notre histoire nationale. Sous le rapport de la pureté des textes, des notes explicatives, de la mise en œuvre générale, l’auteur est à l’abri de toute critique. Grâce à une table fort exacte, on trouve tout de suite dans son livre ce que l’on y cherche, ce qui est un grand mérite, car on sait ce qu’il faut souvent perdre de temps, quand on fait des recherches historiques, pour mettre le doigt sur la page à laquelle on a besoin de recourir. Nous regrettons seulement que M. Lacoy de La Marche n’ait pas étendu davantage son introduction et donné à ses lecteurs une analyse plus complète des pièces que renferme le volume ; mais quelques-unes de ses notes font penser qu’il se propose de publier un travail d’ensemble sur le roi René, et on ne saurait trop l’engager à mener ce travail à bonne fin. Nous avons entendu répéter tant de fois qu’en fait d’érudition exacte et patiente les Allemands étaient nos maîtres, qu’il est bon de leur prouver que la vieille école des Baluze, des Du Gange, des Mabillon, des Fréret, des Bréquigny, a laissé des disciples qui la continuent dignement.


CH. LOUANDRE.


M. de Bérulle et les carmélites de France, par M. l’abbé Houssaye. Paris 1872.


En nous racontant la vie de M. de Bérulle, M. l’abbé Houssaye a écrit un livre d’histoire religieuse qui éclaire d’un nouveau jour les dernières années du XVIe siècle et les premières années du XVIIe. Le cardinal de Bérulle naquit dans l’une des grandes périodes de notre histoire nationale. « C’est celle, dit M. Houssaye, dont Henri IV commence et dont Richelieu achève la gloire. Depuis des siècles, on n’avait vu en ceux qui gouvernent tant de sagesse dans le conseil, de fermeté dans l’exécution, de persévérance dans les entreprises et, avec un éloignement invincible pour les aventures, un sentiment plus délicat et plus fin de la grandeur de la France. A l’ombre d’une autorité réparatrice, toutes choses renaissent et prennent un nouvel essor. » La société se transforme sans secousses; les mœurs s’adoucissent, un âge nouveau s’ouvre pour les arts et pour les lettres, — époque privilégiée dont Champagne a éternisé les grands hommes, où l’on put méditer les premiers écrits de Descartes et applaudir aux premiers accens de Corneille. Dans l’église, c’est le même mouvement, c’est la même vie. «Arrêtée d’abord par les guerres de religion, encouragée ensuite par la paix que fait régner Henri IV, la réforme du catholicisme par lui-même se répand et s’impose partout. Elle est servie par des hommes et par des femmes d’une vertu incomparable. De tous les rangs de la société sort un saint. » Aussi le clergé séculier rentre dans le devoir, et les anciens ordres religieux dans la règle, tandis que de nouveaux couvens se fondent pour donner le plus grand élan à l’œuvre de la perfection des âmes.

M. l’abbé Houssaye a puisé aux premières sources pour nous retracer la vie du cardinal de Bérulle. Dans le premier volume qu’il a publié, il fait revivre les grandes familles de magistrats auxquelles appartenait le neveu des Séguier. Il raconte ensuite comment se développa la vocation du jeune Bérulle. En suivant ses premiers débuts dans la vie sacerdotale, il nous le représente allant chercher en Espagne les carmélites, filles de Sainte-Thérèse, les faisant venir à Paris, dans le couvent de la rue Saint-Jacques, appelé à les diriger, et donnant à leur piété l’empreinte du génie français. Ses relations avec les religieuses de la communauté complètent heureusement la galerie des suaves figures du Carmel, que M. Cousin avait déjà évoquées ici même avec tant de charme dans la Jeunesse de Mme de Longueville.

En recherchant tout ce qui peut servir à l’édification des âmes, M. l’abbé Houssaye n’a pas perdu de vue les avantages même mondains que la société contemporaine avait trouvés dans la fréquentation des couvens du Carmel, où la reine, accompagnée de ses dames d’honneur, avait le droit d’entrée. En même temps que la morale de l’Évangile, dans toute sa perfection, s’imposait aux nobles visiteuses, elles rapportaient de leurs entretiens du cloître, avec le ton élevé des conversations, ce langage choisi, si opposé à la licence de l’âge précédent.

Dans l’introduction, M. l’abbé Houssaye nous promet un ouvrage qui ne sera complet qu’en trois volumes; il en donne le plan en esquissant à larges traits le rôle religieux de M. de Bérulle comme fondateur du Carmel français et de l’Oratoire, et son rôle politique comme l’un des principaux négociateurs de Louis XIII. L’auteur a su tirer de cette vie les enseignemens appropriés à notre temps en mettant en relief, dans M. de Bérulle, l’unité d’un grand caractère dominant de sa hauteur toutes les bassesses et toutes les défaillances, et en faisant valoir les dons d’une de ces natures énergiques et douces que rien n’ébranle dans leur inflexible honneur et dans leur dévoûment au devoir. Par un travail aussi consciencieusement approfondi, M. l’abbé Houssaye a repris la grande tradition du clergé français, et les plus sympathiques encouragemens doivent lui être donnés pour le continuer.


ANT. LEFÈVRE-PONTALIS.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.