Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1856

Chronique no 570
14 janvier 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 janvier 1856.

Les affaires du monde ne marchent point évidemment avec la netteté et la promptitude que l’impatience de l’esprit public se croit parfois en droit d’exiger. Lorsqu’une tentative sérieuse se produit pour mettre fin à un conflit aussi redoutable que celui qui est devenu l’objet de toutes les perplexités de l’Europe, il semble qu’on ne puisse plus attendre dans le calme le résultat espéré ou redouté. Un jour, on croit presque à la paix sans autre motif que la bonne intention de la voir renaître ; le lendemain, toutes les chances sont évanouies. Le silence des cabinets est commenté comme leur langage ; chacun de leurs actes et de leurs mouvemens est interprété. Pour une certaine opinion, pour l’opinion des grands centres politiques, c’est une succession très variée d’émotions de circonstance que la masse de la nation française ne partage pas, nous en sommes persuadés, pas plus que le peuple anglais. Si on va au fond de la pensée des deux pays, l’un et l’autre désirent la paix sans nul doute, l’un et l’autre adhèrent intérieurement à tout ce qui peut la rendre possible avec honneur et sûreté, comme aussi l’un et l’autre envisagent d’un œil ferme l’obligation de porter encore le noble et héroïque poids de cette lutte terrible, si la résistance obstinée de la Russie à toute pacification équitable ne leur laisse point d’autre alternative. En dehors des bruits et des commentaires souvent contradictoires qui se succèdent, le fait est que les trois peuples sont aujourd’hui en présence, la main sur leur épée, si l’on peut ainsi parler, s’interrogeant par l’organe de leurs gouvernemens, entre lesquels l’Autriche sert d’intermédiaire, pour savoir si la paix peut enfin se conclure, s’il est dans la volonté de tous d’y adhérer sérieusement, ou si la guerre doit continuer, et en continuant redoubler de gravité et d’énergie, ne fût-ce que par le déplacement et l’extension des hostilités. C’est un moment critique, personne ne peut s’y tromper. La résolution qui va être prise peut réagir singulièrement sur les destinées de l’Europe tout entière, cela paraît assez clair. Chose à remarquer, sauf les événemens nouveaux qui ont pour effet de compliquer la lutte, d’aggraver les sacrifices des états de l’Occident et de leur imposer des obligations plus étroites, les conjonctures actuelles sont la reproduction en quelque sorte de la situation où se trouva un moment l’Europe il y a une année à pareille époque. Alors aussi une grande tentative pacifique fut faite. La France, l’Angleterre et l’Autriche s’unissaient diplomatiquement pour proposer une transaction au cabinet de Pétersbourg. La Russie de son côté, dans l’espoir de briser dans le germe l’alliance des trois puissances, souscrivait aux quatre points de garantie d’abord d’une façon vague, puis plus formellement, — le traité du 2 décembre une fois signé. De même récemment, dans ses rapports avec l’Allemagne, elle s’essayait à l’acceptation d’un des principes adoptés en commun par les trois puissances dans leur accord nouveau. Ce qui est arrivé l’an dernier est dans toutes les mémoires. La Russie obéira-t-elle aujourd’hui au même esprit ? Si elle refusait d’adhérer à la transaction nouvelle qui lui est offerte, la situation se dessinerait immédiatement dans sa terrible simplicité. Si elle l’accepte au contraire sous une forme quelconque, sera-ce sans détour, sans subterfuge, ou dans le dessein d’atermoyer encore et de jeter la dissension dans les conseils de l’Europe ? Tout est dans cette question, et ici les conjectures ne peuvent se fonder que sur l’appréciation exacte de l’état réel des choses et des dispositions respectives de tous les pays directement ou indirectement mêlés au grand conflit contemporain.

L’incident qui a réveillé un moment quelques espérances de paix, on le connaît, c’est la mission qu’a reçue le comte Valentin Esterhazy de porter à Saint-Pétersbourg des propositions formulées et stipulées d’un commun accord par l’Angleterre, la France et l’Autriche. Cette mission est aujourd’hui un fait accompli, en ce sens du moins que les dépêches dont le comte Esterhazy était chargé sont entre les mains du tsar depuis le 28 décembre. Le texte même des propositions que l’Autriche a communiquées à Saint-Pétersbourg n’est plus le mystère des gouvernemens ; il a été livré aux commentaires de l’Europe. Dans leur essence, ainsi que nous le disions récemment, ces propositions ne sont autre chose que les quatre garanties plus nettement formulées, précisées sur certains points et interprétées de nouveau après une année de campagne. Tout protectorat, toute ingérence de la Russie doit cesser dans les principautés, qui recevront une organisation conforme à leurs vœux, à leurs intérêts et à leurs besoins, et qui devront de plus adopter un système de défense permanent, réclamé par leur position géographique en vue de toute agression étrangère. La Russie devrait consentir aussi à une rectification de frontières qui compléterait ce système de défense, et dont le tracé au surplus est renvoyé à la conclusion définitive de la paix. Des institutions européennes où seraient représentées les puissances contractantes garantiront la liberté du Danube et de ses embouchures. Chacune des puissances aura le droit de faire stationner un ou deux bâtimens légers aux embouchures du fleuve. La Mer-Noire deviendra désormais une mer neutre, c’est-à-dire ouverte aux bâtimens marchands et fermée aux marines militaires. Il n’y sera créé ni conservé des arsenaux militaires maritimes. Des consuls pourront être établis dans tous les ports pour la protection des intérêts commerciaux. Les deux puissances riveraines détermineront le nombre de bâtimens légers nécessaires au service de leurs côtes par une convention séparée qui sera annexée au traité général, et ne pourra être annulée ou modifiée sans le consentement des signataires du traité de paix. Enfin les immunités des sujets chrétiens de la Porte seront toujours l’objet d’une garantie collective de l’Europe, combinée et exercée de façon à ne point porter atteinte à l’indépendance et à la souveraineté du sultan. Reste une dernière clause par laquelle les puissances belligérantes se réservent le droit de stipuler des conditions particulières dans un intérêt européen.

Telles sont ces propositions dont le cabinet de Vienne s’est fait l’organe à Pétersbourg. À les examiner de près, il est facile d’y démêler des clauses de diverse nature. Il en est d’un caractère général pour ainsi dire, comme la garantie de l’amélioration du sort des chrétiens et l’abolition des traités qui, en subordonnant la Turquie à la Russie, faisaient de cette dernière la maîtresse irrésistible de l’Orient. Celles-ci n’ont point subi véritablement de modifications depuis les conférences de Vienne. Il y en a une qu’on pourrait appeler spécialement allemande, bien que l’Allemagne ait si peu fait jusqu’ici et semble disposée à si peu faire encore pour sa propre cause et ses propres intérêts : c’est celle qui concerne le Danube et la cession de territoire aux embouchures de ce fleuve. La condition principale enfin, celle qui a une portée essentiellement européenne, universelle, c’est la neutralisation de la Mer-Noire. En renonçant à recomposer une flotte menaçante, en cessant d’entretenir des arsenaux où semblait toujours couver une pensée de conquête, en soumettant ses ports aux règles et aux usages du droit international, en consentant à placer tous ces arrangemens sous l’autorité collective de l’Europe, la Russie offrirait la preuve manifeste de l’abdication de toute vue ambitieuse, et elle ferait véritablement hommage à la paix publique, à l’équilibre général, de ces traditions séculaires dont parle encore M. de Nesselrode dans sa dernière circulaire. Dans cette guerre si complexe et si vaste, d’autant plus difficile à définir qu’elle embrasse plus de questions, s’il est un but précis, immédiat et pratique auquel il soit utile de s’attacher avant tout, c’est l’affranchissement de cette mer transformée en un lac pacifique ouvert au commerce et à tous les intérêts du monde. Et, il faut l’observer, ce n’est point par une voie d’humiliation pour la Russie que le problème se trouverait résolu, c’est par l’acquiescement de cette puissance à un principe de civilisation. Quant à l’efficacité même de cette grande mesure pour la sécurité et la garantie de l’Europe, c’est la manifestement le point essentiel. Or, si l’on remarque l’importance que la flotte de l’Euxin a toujours eue dans les plans d’envahissement de la Russie, il n’est point douteux que la neutralisation de la Mer-Noire, sincèrement acceptée par le cabinet de Pétersbourg, ne fût la garantie la plus réelle et la plus solide pour l’Occident.

La flotte russe était après tout un instrument toujours tenu en réserve pour l’exécution d’un coup de main de nature à décider du sort de la Turquie, et voici à ce sujet comment raisonnait avec un diplomate français un général russe chargé en 1836 d’un commandement important dans la Russie méridionale : « Pour entrer sur le territoire ottoman, disait ce général, pour nous emparer de Constantinople et des Dardanelles, nous avons sur toutes les autres puissances l’avantage de la proximité. Notre flotte de Sébastopol peut conduire en trois jours au Bosphore assez de troupes pour occuper Constantinople et les Dardanelles, et, étant maîtres du passage du Danube par la possession de Silistrie, nous pouvons porter en peu de temps une armée nombreuse dans la Bulgarie et au-delà des Balkans. Le point principal à occuper dans l’hypothèse où des événemens obligeraient l’empereur à intervenir de nouveau en Turquie est le détroit des Dardanelles. Aussi est-ce sur ce point que se dirigeraient d’abord nos troupes embarquées à Sébastopol, et dès qu’elles y seraient, on ne les en délogerait pas facilement. » C’était en effet dans ce sens qu’étaient combinés deux plans adoptés peu après dans un conseil de guerre tenu par l’empereur Nicolas et plusieurs de ses généraux. La flotte était toujours le pivot principal des opérations, le moyen de gagner de vitesse les flottes anglo-françaises aux Dardanelles. Sans remonter si haut, ceux qui ont pu juger de l’état des choses à Constantinople, au moment où le prince Menchikof s’y présentait avec tant d’éclat, savent qu’il n’a manqué à la Russie que plus de netteté dans les vues et plus d’énergie pour exécuter l’un des plans étudiés en 1836. C’est là le danger jusqu’ici permanent, et dont la neutralisation de la Mer-Noire préviendrait radicalement le retour en même temps que l’absence de toute force militaire navale diminuerait pour la Russie les moyens d’agression par terre vis-à-vis de l’empire ottoman. Cette mesure apparaît comme la sanction matérielle de toutes les autres garanties morales que l’Europe revendique.

Ainsi donc se présentent dans leur ensemble ces propositions, où il y a nécessairement quelques points importans, et d’autres qui le sont à un moindre degré.

Le cabinet de Pétersbourg n’a point répondu directement au comte Esterhazy. Il a envoyé sa réponse au ministre du tsar à Vienne, au prince Gortchakof, chargé sans doute de la communiquer au gouvernement de l’empereur François-Joseph. Est-ce le signe d’un refus de la part de la Russie ? est-ce l’indice d’une acceptation ? Il est probable que la vérité est entre ces deux hypothèses, et que la Russie a répondu à son tour par d’autres propositions. Or il y a ici un fait à considérer pour apprécier exactement les probabilités ou les possibilités de la paix s c’est le caractère même de la communication qui a été transmise à Saint-Pétersbourg, et qui a évidemment toute la portée d’une communication sérieuse déterminant des bases de négociation auxquelles la Russie n’est point libre de substituer des projets différens. Il est possible que sur certains points les puissances ne soient pas portées à maintenir la rigueur d’un dernier mot. Il en est sur lesquels elles ne transigeront pas et n’admettront pas de modification essentielle, de telle sorte qu’une demi-acceptation équivaudrait presque à un refus, ou que du moins les conditions de la Russie n’auraient quelques chances que si, en les rapprochant de celles des puissances alliées, il suffisait en quelque sorte d’un trait d’union pour faire de ces propositions diverses un traité de paix. Le cabinet de Saint-Pétersbourg a paru disposé à accepter le principe de la neutralisation de la Mer-Noire ; pourquoi ne souscrirait-il pas aux conséquences de ce principe telles qu’elles sont prêtées et formulées ? Ce serait là sans nul doute un grand acheminement vers la paix, le gage d’une conciliation possible. Et ce point une fois admis, les grandes puissances ne pourraient-elles pas, en définitive, se dispenser de rechercher en dehors de la neutralisation de l’Euxin de nouvelles garanties matérielles ? Que si cette condition, telle qu’elle est stipulée, semble encore rigoureuse, qu’on se souvienne que la Russie a toujours procédé de la même façon, faisant des concessions tardives, attendant que l’heure fût passée, et n’accédant à un système de transaction que quand les puissances occidentales, avaient acquis le droit de raffermir la sécurité de l’Europe sur des bases plus fortes. M. de Seebach, qui représente la Saxe à Paris et qui vient de faire un voyage à Pétersbourg, aura pu éclairer l’empereur Alexandre aussi bien que le vieux chancelier de Russie, dont il est le gendre, et apporter des impressions exactes sur les dispositions réelles de l’Occident à l’appui des dernières décisions du gouvernement du tsar.

À vrai dire, la Russie eût moins hésité, sans doute, elle hésiterait moins encore en ce moment peut-être, si elle n’eût trouvé en Allemagne le complaisant appui d’une politique aussi impuissante à se définir que molle à se manifester. Dans ce grand et singulier pays d’outre-Rhin, il semble que tout consiste à écrire des dépêches, à disserter sur l’intérêt allemand et à ne rien faire. L’Allemagne a eu, il y a quelque temps, un moment de résolution dans la mesure de son inerte tempérament, elle a laissé voir la volonté de préparer par son intervention à Saint-Pétersbourg la solution des différends de l’Europe, en inclinant l’esprit de la Russie vers les concessions et la paix. Cette résolution n’a point tardé à s’évanouir, et après s’être un instant rapprochés de l’Occident, les états germaniques ont opéré un mouvement de retraite. Le roi de Bavière se félicitait récemment, dit-on, de ce que son premier ministre, M. Von der Pfordten, était rentré dans la vérité en devenant moins occidental. Ces dispositions des cours germaniques secondaires ont été surtout encouragées par la Prusse, qui s’est montré assez notoirement, défavorable aux dernières propositions L’Autriche est donc restée et reste seule en Allemagne à soutenir naturellement les conditions qu’elle a elle-même adoptées. L’Autriche dit-on, s’est montrée dans ces derniers temps ferme et presque belliqueuse. C’est à elle qu’on attribue principalement la pensée de l’une des stipulations les plus graves, celle d’une cession de territoire au bas du Danube. Le rôle de l’Autriche dépend nécessairement désormais de la résolution du cabinet de Pétersbourg. Si la Russie accepte nettement la transaction qui lui a été proposée, le cabinet de Vienne aura certes fait preuve d’une dextérité diplomatique qui ne sera pas d’ailleurs sans profits positifs inscrits dans le traité de pacification. Si la Russie déclinait les ouvertures qu’on vient de lui faire, ou si elle n’avait d’autre but que d’arriver par des moyens évasifs à des négociations inutiles, les obligations de l’Autriche deviendraient alors évidemment d’autant plus impérieuses, d’autant plus invincibles. L’Autriche a pu mettre jusqu’ici son habileté à prolonger un état où elle reste libre de choisir le moment de l’action, tandis que la Russie, même en la sachant hostile, ne peut prendre l’offensive à son égard sans rencontrer devant elle l’Allemagne tout entière ; mais ce moment de l’action doit forcément arriver. Aux négociations récentes suivies entre les trois puissances signataires du traité du 2 décembre 1854 ont dû correspondre des engagemens dont la conduite ultérieure du cabinet de Vienne sera l’inévitable conséquence. Dans tous les cas, il y a un fait qui lie indissolublement l’Autriche aux puissances occidentales, ou, si l’on veut, qui l’éloigne de la Russie, et ce fait, c’est la participation du cabinet de Vienne à tous les actes qui ont condamné la politique des tsars, c’est la demande d’une cession de territoire faite par l’empereur François-Joseph à l’empereur Alexandre II, cession qui, après tout, importe plus à l’Allemagne qu’aux puissances occidentales. Voilà ce que l’Autriche ne peut oublier, parce que la Russie elle-même ne l’oubliera pas.

Alliée de plus fraîche date avec la France et l’Angleterre, la Suède de son côté ne décline nullement les conséquences du traité qu’elle a récemment conclu. Dans une circulaire diplomatique, le ministre des affaires étrangères de Stockholm maintient toute la portée de cet acte et laisse entrevoir le rapport qu’il a avec la grande question d’équilibre qui s’agite. On peut donc en conclure que la Suède a marqué d’avance sa place dans la lutte, au cas où la guerre devrait continuer.

Maintenant que sera cette guerre et quel caractère devra-t-elle prendre, si elle se prolonge ? C’est la vraisemblablement ce que le grand conseil militaire, réuni en ce moment à Paris, a pour objet d’examiner. Quoi qu’il en soit, au moment où la question s’agite encore, il est bien permis d’envisager nettement les chances, les éventualités et même les difficultés de la guerre, si elle doit continuer. Que les hostilités se poursuivent en Orient, qu’elles soient transportées dans la Baltique, il faut s’attendre à de sérieux obstacles ; les sacrifices s’accroîtront chaque jour. La Russie elle-même, de son côté, après avoir éprouvé des pertes immenses, aura encore à essuyer des coups terribles, d’autant plus terribles que la lutte deviendra plus extrême et plus acharnée. C’est donc un moment décisif de nature à faire réfléchir les hommes d’état qui tiennent dans leurs mains les destinées de trois grands peuples. Il est vrai qu’il y a des esprits pour qui tous ces formidables problèmes sont d’une solution très facile. Il est de ces esprits en France, et il en est en Angleterre, comme vient de le prouver M. Cobden dans une brochure sur la paix et la guerre. M. Richard Cobden est un partisan très convaincu, très invariable de la paix, qui n’a malheureusement qu’un tort, celui de desservir cruellement la cause qu’il prétend faire triompher. La brochure du célèbre Anglais ressemble un peu à un programme de gouvernement ; c’est le résumé de ce que l’auteur, ferait et ne ferait pas, s’il était appelé au ministère. Ce que n’eût point fait à coup sûr M. Cobden, même dès l’origine, c’est la guerre ; il eût obtenu sans nul doute de l’empereur Nicolas l’abdication de ses desseins, et, s’il n’avait point réussi, il aurait, ce nous semble, laissé envahir la Turquie. Voilà pour le passé. Ce que M. Cobden se hâterait de faire aujourd’hui, s’il était premier ministre de la Grande-Bretagne, c’est la paix. La proposition est très concevable de la part d’un homme qui n’eût jamais fait la guerre ; par malheur, elle n’offre point une très claire solution des problèmes qui pèsent en ce moment sur l’Europe. La Russie selon toute probabilité, ne demanderait pas mieux que d’avoir à traiter avec un négociateur tel que M. Cobden, qui se montre si facile, quand il s’agit pourtant des plus grands intérêts du monde.

Si la guerre est en Angleterre un sujet de vive et persistante émotion, elle ne l’est pas moins en France, et cette préoccupation n’a été un moment balancée que par la diversion tout intérieure et inattendue qu’est venu causer un article du Moniteur sur les institutions fondées en 1852, sur le rôle des grands pouvoirs publics et du sénat en particulier. Il serait facile d’en conclure, il nous paraît, que les corps politiques n’entrent pas tout d’un coup dans l’esprit de leur rôle et qu’ils risquent de se tromper, même quand ils évitent le plus possible de faire parler d’eux. Le sénat, selon le publiciste officiel, est avant tout une grande autorité politique et morale, qui, dans les temps réguliers, peut suggérer toutes les grandes mesures d’utilité publique et donner le signal de réformes attendues par l’opinion, qui arrête le pouvoir quand il s’égare et le stimule quand il s’endort. C’est cet idéal que le sénat actuel ne semble pas avoir entièrement compris, et qu’il a peut-être confondu avec les habitudes de l’ancienne pairie. Si le sénat a imité l’ancienne pairie, c’est certainement, selon ce qu’on en peut voir, aussi peu que possible, et comme d’un autre côté il ne paraît pas s’être complètement conforme à la pensée de son institution, son rôle ne laisse point d’être assez particulier. Cela peut prouver tout au moins que les institutions ne marchent pas toutes seules, et qu’elles ne sont en définitive que ce que les hommes les font : elles tendent invinciblement à garder le caractère que les temps leur impriment.

Voilà comment les époques et les régimes se succèdent sans se ressembler. On rappelle aujourd’hui aux corps politiques qu’ils ne font point assez, comme on leur reprochait autrefois de trop remplir la scène de leur bruit, d’usurper les prérogatives du pouvoir souverain et de substituer l’agitation au mouvement régulier d’une vie féconde. Chaque époque a son empreinte ineffaçable. Le caractère de celle qui a précédé à peu d’intervalle le moment où nous vivons, c’est la lutte en toute chose, la lutte des systèmes et des partis, et même des passions, une émulation universelle d’activité, souvent utile, parfois périlleuse toujours ardente et singulièrement propre à entretenir l’humeur militante des intelligences. Comme bien d’autres, M. Léon Faucher datait de ce temps par les idées et les habitudes d’esprit, quoiqu’il ait grandi surtout comme homme public dans la révolution qui est brusquement survenue. Il y a un an à peine, il mourait jeune encore, au milieu d’une carrière parcourue avec honneur, et qu’il était de trempe à suivre jusqu’au bout. Aujourd’hui on rassemble et on publie les œuvres qu’il a laissées, — œuvres qui sont à la fois les témoignages survivans de sa pensée active et un des élémens de l’histoire des hommes et des opinions de notre temps. L’ensemble de ces travaux maintenant réunis laisse bien voir la vraie nature de ce talent ; C’est un économiste sans doute qui écrit ces pages sur des matières si diverses ; mais quand il cherche à démêler les ressorts de la civilisation anglaise, ou quand il aborde tous ces problèmes de l’industrie et du travail sous lesquels la France a été près de fléchir, il écrit moins en économiste théorique qu’en homme politique qui observe les faits, rapproche toutes les conditions de l’existence d’un pays, et ne se sert des lumières de la science que pour les transformer en vue du gouvernement. L’action politique était évidemment la destination de M. Léon Faucher. Il en avait les qualités, — la décision, la vigueur, le caractère, — de même qu’il avait les qualités de l’observateur des faits économiques. Son originalité consistait dans un mélange de sagacité, de sens pratique, de netteté tranchante et incisive. Ainsi il se montre dans les Études sur l’Angleterre, aussi bien que dans les Mélanges d’économie politique et de finances, qui ont trait particulièrement à la France. Les sujets n’indiquent-ils pas les penchans de l’esprit ?

L’Angleterre est l’éternel attrait des esprits politiques. Ce qui attire en elle, ce n’est pas seulement sa puissance, le savant équilibre de ses institutions : c’est surtout peut-être le caractère à demi mystérieux de cette société où vivent tous les contrastes, où à côté de tant de grandeurs se retrouvent tant de faiblesses, de lacunes et d’incohérences. Voici un peuple, en effet, dont l’existence semble une contradiction permanente. Il ne reculera devant aucune nouveauté, devant aucun progrès, et il continue à se gouverner par des lois et des coutumes qui datent de Guillaume le Conquérant ou de Henri Ier ; il a le goût le plus entier de la liberté, et ses mœurs sont intolérantes. Nul ne pousse plus loin le respect de l’individu, et il maintient dans ses codes des peines corporelles avilissantes. Il a dépensé 500 millions pour affranchir les noirs, et il traitera au besoin les blancs comme des esclaves. Enfin, si nulle part il n’y a plus d’opulence aristocratique, nulle part aussi la misère n’est plus affreuse tout à côté, ainsi que le montre l’auteur des Études sur l’Angleterre dans ses vigoureuses descriptions des villes manufacturières. Cette société est donc un chaos, mais dans ce chaos règne l’activité. L’esprit d’innovation est tempéré par le culte des traditions et le sentiment énergique de la réalité. Les révolutions n’éclatent pas parce que les réformes s’accomplissent, et l’aristocratie, âme et tête de cette étrange nation, reste au gouvernail, conduisant le navire. Depuis que M. Léon Faucher écrivait, les circonstances ont quelque peu changé ; par une coïncidence inattendue, la guerre actuelle a créé peut-être un péril intérieur pour l’Angleterre, en mettant à nu les lacunes de son état social. L’Angleterre fera ce qu’elle a toujours fait, elle réformera ce qu’elle ne peut plus maintenir, elle n’abdiquera pas le principe de sa force.

Certes, il n’est point de tableau plus opposé à celui de l’Angleterre que le tableau de la France pendant la dernière révolution. C’est la ce que remettent encore sous les yeux les Mélanges d’économie politique et de finances de M. Faucher. Ici, on peut le dire, chaque étude, chaque essai est un acte politique. Tous ces articles recueillis aujourd’hui et liés par une pensée commune sont autant de fragmens d’histoire, depuis les pages que l’auteur écrivait ici même au mois d’avril 1848, pour lever la bannière contre le socialisme du Luxembourg, jusqu’à l’étude sur les Finances de la guerre. Adversaire du socialisme, M. Léon Faucher ne l’était pas seulement comme conservateur, il l’était aussi comme libéral, et c’est la double inspiration qui se reflète dans les discours et les articles dont se composent ces Mélanges. M. Léon Faucher disait un jour un mot profond ; il disait qu’il ne craignait pas le socialisme avoué, marchant ouvertement à son but, qu’il redoutait bien plus le socialisme indirect, inconséquent, et pour ainsi dire involontaire. « Le socialisme ! s’écriait un membre du gouvernement provisoire en 1848, le socialisme c’est la peste ! » À quoi M. Léon Faucher répondait : « Oui, vous avez raison, c’est la peste ; mais vous êtes tous malades de la peste. » C’était justement dit. Le socialisme le plus dangereux et le plus menaçant n’est point celui qui s’affiche et s’annonce comme une destruction violente ; c’est celui qui se cache et s’insinue, qui prend toute sorte de déguisemens rassurans, et se croit au besoin conservateur et libéral. Dans le monde même, il y a une multitude de gens qui frémiraient si le socialisme grondait à leur porte, et qui ne s’en émeuvent guère, pourvu que la Bourse tienne ses séances, que l’industrie fleurisse, et que les affaires suivent leur cours. C’est l’indice d’une société mal affermie dans sa foi, qui ne porte plus dans son sein cette vigoureuse défense d’une puissante conviction morale, et ne se sent pas suffisamment soutenue par l’intelligence, troublée elle-même et affaiblie quand elle n’est pas la première complice de ses erreurs ou de ses penchans.

Aussi bien n’est-ce point la le signe réel et caractéristique d’une époque dont les agitations se résolvent dans une indécision universelle ? L’intelligence, il serait bien inutile de le nier, a contribué singulièrement à inoculer à la société moderne bien des faiblesses dont elle souffre. Par ses théories, par ses peintures, par ses travestissemens de tout genre, elle a jeté dans l’âme de la société contemporaine le doute sur ses propres principes et ses propres lois. Dans ce jeu redoutable, l’intelligence n’a trouvé ni la suprématie ni une force nouvelle ; elle s’est affaiblie au contraire, comme s’affaiblit tout pouvoir qui perd le gouvernement de lui-même ; elle a laissé s’altérer la notion de ce qui faisait sa puissance en la réglant. Si on examine de près, il est visible que depuis quelques années il y a dans la vie intellectuelle un déclin ou, si l’on veut, une halte, un moment d’incertitude et d’attente. Bien des œuvres, offrant un intérêt élevé à l’esprit ou un attrait à la curiosité, ont été mises au jour et sont publiées encore sans doute ; mais, qu’on l’observe bien, parmi ces œuvres, les unes ont été conçues et commencées dans un autre temps, et elles sont aujourd’hui simplement continuées ; d’autres sont les fruits nouveaux d’esprits formés également dans une autre atmosphère et restés fidèles à eux-mêmes, à leur jeunesse, à leurs idées. Il y en a eu enfin dans les dernières années, et celles-là n’ont point été les moins curieuses, qui étaient, à vrai dire, des collections de documens : révélations nouvelles et éclatantes sur un événement, un caractère ou un personnage de l’histoire. Mirabeau s’est montré avec une physionomie à peine entrevue jusque-là. Napoléon s’est peint dans ses lettres avec le relief étrange et inflexible de sa nature d’airain. Les œuvres n’ont donc pas manqué. Ce qui a manqué, ce qui manque encore, c’est l’œuvre actuelle, c’est la génération nouvelle, sérieuse et bien inspirée, venant recueillir le souffle et les traditions de la génération antérieure, c’est la spontanéité et la fécondité de l’intelligence contemporaine. À travers le torrent des choses humaines, la pensée semble contempler du rivage un mouvement auquel elle n’est certes point étrangère, mais dont la direction lui échappe, et où sa place semble diminuer chaque jour. Une année vient de s’écouler encore ; il semble qu’elle n’ait fait que mieux préciser cette situation. Tandis que la littérature se débat dans les conditions pénibles qui lui ont été faites, le goût et les mœurs de l’industrie l’envahissent de plus en plus, c’est-à-dire que la ou une inspiration morale serait le seul levier capable de relever la pensée à sa juste hauteur, de lui rendre sa puissance indépendante et salutaire, on fait de l’intelligence la servante et la complice de l’esprit de spéculation, on l’assimile à une denrée dans le monde universel des producteurs et des consommateurs, on la soumet à toutes les règles et à toutes les combinaisons de l’industrie.

Depuis quelque temps surtout, il s’est élevé dans certaines régions une étrange émulation de bon marché, une concurrence véritable de l’intelligence au rabais. Comme on veut établir la vie matérielle à bon marché, ce qui ne semble pas si facile jusqu’ici, on veut avoir aussi la littérature à bon marché, une littérature fort mêlée, terne et vulgaire quand elle n’est pas périlleuse, qui se plie à tous les besoins et à toutes les curiosités, prend toutes les formes et vous suit en voyage. Oui, on a inventé la littérature qui supplée aux guides du voyageur. De toutes parts se multiplient les bibliothèques qui semblent avoir pour but de remplacer la qualité par la quantité. Et ce ne sont point seulement des livres, des bibliothèques, ce sont des journaux aussi, des journaux littéraires résolvant le grand problème de la vie intellectuelle au rabais. Du reste c’est à peu près au hasard, sans choix et sans direction, que se composent ces singulières encyclopédies. Qu’importent l’esprit, la pensée, la vérité même ? Ce seront des lambeaux d’histoire ou des romans, des mémoires de toute sorte ou des traductions équivoques, de la philosophie ou des récits de voyage. Dans ces amalgames bizarres, il y a un caractère particulier : c’est que le relief des meilleurs esprits s’efface et que les talens du dernier ordre ont autant de prix que les talens les plus rares. Sur tous s’étend le même niveau. N’est-on pas frappé de ce qu’il y a de trois fois dangereux dans ces entraînemens ? À l’égard du public, des lecteurs de toute classe auxquels on s’adresse, c’est une sorte de prosélytisme organisé de la vulgarité ou de la corruption. Quelles sont en effet la plupart de ces publications qui ont le souverain mérite du bon marché, comme s’il était de l’essence de la littérature de se mettre au plus bas prix ? Ce sont surtout des récits sans originalité et sans goût, des fictions insignifiantes, toutes les inventions en un mot qui ont énervé le sens moral de ce temps. Est-ce là la diffusion de la lumière intellectuelle ? y a-t-il là rien de semblable à ce qu’on pourrait appeler une littérature populaire ? Pour les écrivains, le triste résultat de ces mœurs envahissantes est de les détourner d’un travail sérieux et fortifiant, de les transformer en ouvriers d’une spéculation et de les contraindre à un labeur ingrat, énervant et éphémère. L’industrie matérielle des livres n’y gagne point davantage. La fabrication des œuvres littéraires finit par perdre de son prix ; elle se fait hâtivement. Dans les livres classiques eux-mêmes, l’absence de soin est de plus en plus sensible, outre qu’on peut apercevoir un autre symptôme dans la diminution de la vente de ce genre d’ouvrages. Autrefois l’industrie des livres s’élevait jusqu’à la hauteur d’un art libéral, d’une profession intellectuelle ; aujourd’hui l’intelligence descend jusqu’à l’industrie. C’est ainsi que tout s’abaisse, et, par une sorte de progrès fatal, il se forme un milieu vague et indéfinissable où tout s’imprime, parce que le public accepte tout ce qu’on lui offre, où les courtisanes ont écrit aussi leurs mémoires, et où s’affaiblit la notion des lois de l’intelligence aussi bien que la notion des choses morales. Que faudrait-il donc pour raviver ces notions, relever l’empire de ces lois et rendre aux influences intellectuelles la place qui leur est due au milieu du mouvement de la civilisation contemporaine ? Ainsi que nous le disions, ce n’est point le talent qui manque (jamais peut-être, à un certain point de vue, il n’y en eut davantage), c’est plutôt une direction, c’est trop souvent aussi par malheur un sentiment énergique de la dignité de l’esprit et cette forte discipline du travail et de la méditation qui retrempe les intelligences. C’est surtout aujourd’hui pour les esprits qui se forment et s’élèvent qu’il y aurait un effort nouveau à tenter. Ils viennent dans un temps où il y aurait à renouer de grandes et vigoureuses traditions. Ils ont sous les yeux les excès et les déviations de tant de talens qui trouvent une irrémédiable décadence au milieu d’une carrière plus agitée que féconde. Ils peuvent voir où conduisent les idées fausses ou chimériques dans tous les genres, soit qu’elles prétendent refondre la société, soit qu’elles visent à faire des philosophies nouvelles, soit qu’elles aient l’ambition de créer un art littéraire indépendant de toute loi morale. Le spectacle de notre siècle est la plus éloquente leçon en faveur des pures et sévères traditions de l’intelligence, celles dont tous les esprits Justes doivent s’efforcer de maintenir le lustre, de même que dans la politique tous les efforts doivent se réunir pour faire prévaloir l’ascendant tutélaire du droit et des principes qui sont la sauvegarde des peuples.

La politique de l’Europe se montre sous plus d’un aspect. Pendant que tous les yeux se tournent de plus en plus vers la Baltique et les états qui l’environnent dans la prévision d’une lutte redoutable, une négociation d’un caractère essentiellement pacifique, comme les intérêts qui l’ont provoquée, s’ouvre à Copenhague avec les principales puissances, y compris la Russie elle-même, riveraines ou étrangères, qu’affectent les conditions du commerce maritime dans cette profonde méditerranée du Nord. On sait que l’objet de ces conférences est de préparer, s’il est possible, une solution satisfaisante des difficultés auxquelles la perception des droits connus sous le nom de péage du Sund, et levés pour ainsi dire de temps immémorial par le Danemark, a donné lieu dans ces dernières années ; mais, par une singularité très caractéristique du système américain, le gouvernement des États-Unis, qui a soulevé cette question assez intempestivement, il faut l’avouer, et qui a forcé le Danemark à s’en occuper avec les puissances intéressées, a refusé de se faire représenter dans la conférence, et s’en tient à la résolution qu’il a plusieurs fois annoncée, de considérer le péage du Sund et des Belts comme n’existant plus pour son pavillon à partir du 26 avril de cette année, date de l’expiration de son traité avec le Danemark. Pour justifier son abstention, le cabinet de Washington allègue que, niant formellement le droit en principe, il ne peut logiquement acquiescer à aucune des combinaisons de rachat ou d’indemnité qui paraissent être, au moins dans la pensée du gouvernement danois, le véritable objet des négociations entamées. Voilà pour le côté financier et en quelque sorte technique de la question. En ce qui touche le côté politique, les États-Unis prétendent que toutes leurs traditions leur défendent de s’en préoccuper ; qu’ils ne sont point garans de l’équilibre européen, que la considération de l’affaiblissement et des embarras qui peuvent résulter pour le Danemark de la perte du revenu du Sund leur est étrangère, que par conséquent ils figureraient mal dans une assemblée où de pareils motifs pèseraient plus ou moins ouvertement sur les délibérations de ses membres, et qu’il ne leur convient pas de courir la chance de se trouver entraînés dans une sphère d’idées et d’intérêts en dehors desquels ils se sont toujours tenus avec le plus grand soin.

Il y aurait sans doute plus d’une observation à faire sur la conduite du gouvernement fédéral dans ce débat qu’il a provoqué par une résolution adoptée sans ménagement pour une puissance relativement faible, et qui a pris d’urgence les proportions d’une affaire européenne. Quand on se demande s’il avait quelque autre grief contre le Danemark, on trouve que non, et qu’au contraire, jusqu’à ce qu’il ait soulevé cette question, il n’avait eu qu’à se louer de ses relations avec le cabinet de Copenhague, notamment dans le règlement des réclamations américaines pour prises d’une légalité douteuse pendant le blocus continental. Quand on cherche quel intérêt tout particulier il a pu avoir à l’affranchissement immédiat de son pavillon des droits du Sund, on trouve que la moyenne de sa navigation annuelle dans la Baltique est bien inférieure à celle de l’Angleterre, des Pays-Bas, de la Suède et de la Norvège, du Zollverein, de la Russie, de la France même, et que par conséquent les droits payés par son commerce sont presque insignifians. Il est donc très difficile de s’expliquer pourquoi les États-Unis, qui ne sont pas chevaleresques et qui ne font guère que de la politique utilitaire, se sont déclarés les champions du principe absolu et théorique de la liberté des mers, — mare liberum, — en vertu duquel seul ils attaquent une institution respectée jusqu’à présent par les puissances les plus intéressées à la détruire. Si le cabinet de Washington n’affectait pas autant d’éloignement pour se mêler aux affaires de l’Europe, on pourrait le soupçonner de s’être entendu pour cette campagne diplomatique avec le gouvernement prussien, qui gagnera le plus, directement et indirectement, à la suppression du péage du Sund ; mais il est plus vraisemblable qu’on s’est proposé de faire un peu d’effet à bon marché, dans un intérêt de parti et en vue de la prochaine élection présidentielle. On a voulu ainsi faire en quelque sorte la leçon aux puissances européennes sans se soucier des convenances de leur politique ; on s’est placé sur un terrain habilement choisi pour y trouver des auxiliaires par la force des choses, sans avoir l’air de les chercher, et en déclarant à l’Europe qu’on veut demeurer étranger à ses affaires, à ses intérêts, à ses ménagemens de toute espèce, on lui donne à entendre qu’elle ne doit pas davantage s’occuper des affaires du Nouveau-Monde, où les États-Unis ont la prétention de se réserver une entière liberté d’action, sans avoir à rendre compte de leurs agrandissemens territoriaux ou de l’extension de leur influence.

Voilà, si nous ne nous trompons, toute la question du Sund pour le cabinet de Washington. Aussi, satisfait de s’être donné cette importance et d’avoir forcé la main au Danemark et à toutes les puissances maritimes pour leur faire résoudre à son heure une difficulté que l’Europe aurait abordée à un autre moment, se montrera-t-il de bonne composition sur les arrangement qu’on prendra sans lui pour conserver quelques débris du péage du Sund, sous le nom de droits de phares et de pilotage ; mais l’affaire est très sérieuse pour le trésor danois, qui remplacera malaisément un revenu de 6 à 7 millions de francs sur un budget d’à peu près 40. Le cabinet de Copenhague a donc proposé de renoncer au péage, moyennant un rachat par voie de capitalisation du montant annuel des droits. Il a évalué le produit annuel à 2,100,000 rixdalers (5,880,000 francs), dont le pavillon des États-Unis ne supporte que 90,300, c’est-à-dire une proportion de 200 pour 100 du produit total, et il demande que la capitalisation ait lieu sur le pied de vingt-cinq années ou de 4 pour 100, ce qui donnerait une somme d’à peu près 150 millions de francs à répartir entre toutes les puissances dont le commercé maritime profiterait de la suppression du péage. Malheureusement cette combinaison soulève, en théorie comme en pratique, des objections graves et nombreuses. Nous ignorons si les gouvernemens représentés à la conférence de Copenhague sont préparés à l’accueillir favorablement, et si même, une fois la question de droit posée, ils admettront le principe du rachat ou de l’indemnité. Quant aux États-Unis, après avoir, il y a quelques années, pensé à offrir au Danemark une somme de 250,000 dollars pour se libérer du péage, ils ont résolu de décliner toute demande de cette nature, et ne se prêteront qu’à l’établissement d’un tarif de navigation pour l’entretien des fanaux et pour le pilotage. Les finances du Danemark auront donc probablement à subir une pénible épreuve ; et si l’on envisage dans son ensemble la situation de cette monarchie, le sourd mécontentement du Holstein, où depuis quelque temps les esprits sont fort agités, les tiraillemens de l’opinion dans le royaume proprement dit, toutes les difficultés enfin qui se rattachent à la question de succession au trône, on ne peut se défendre du pressentiment que l’avenir de cette partie de la famille scandinave n’est pas définitivement fixé.

Le premier mois de la session du congrès des États-Unis se sera terminé sans que l’opiniâtreté des partis à soutenir leurs candidats pour la présidence de la chambre des représentans ait cédé devant le besoin de faire les affaires du pays. Après une foule de ballottages et de tentatives de rapprochement qui n’ont servi qu’à mettre plus en relief les dissidences des trois grandes fractions de l’assemblée, le candidat des know-nothings du nord, des abolitionistes démocrates et des free-soilers, M. Banks, n’a pas encore réuni la majorité légale ; le candidat de l’administration, c’est-à-dire des démocrates, M. Richardson, qui vient après lui, n’a pas perdu de terrain ; enfin celui des know-nothings du sud et de la Pensylvanie, M. Fuller, a aussi conservé, à peu de chose près, les votes qui s’étaient dès l’abord portés sur lui. On ne prévoit pas le dénoûment de cette lutte extraordinaire, qui continue à retarder l’envoi du message, et qui ne laisse pas de mettre à une épreuve assez délicate la solidité des institutions fédérales. L’administration de M. Pierce n’a donc pas encore eu l’occasion de faire connaître avec la dangereuse solennité d’une déclaration gouvernementale ses vues et ses intentions au sujet du différend avec l’Angleterre ; mais plus on réfléchit à cette question et à l’état des esprits de part et d’autre, plus il paraît probable qu’on fera des deux côtés les concessions nécessaires pour éviter une rupture. Cependant à Washington on pourrait être entraîné assez loin par des calculs de parti qui nulle part ne dominent la politique comme aux États-Unis, par le sentiment de la fausse position où se sont mis plusieurs membres du cabinet fédéral dans la conduite de cette affaire, et par l’opinion répandue en Amérique, à tort ou à raison, que des deux peuples c’est le peuple anglais qui, dans les circonstances actuelles, appréhenderait le plus une guerre avec l’Union. On doit reconnaître d’ailleurs que le gouvernement fédéral, soit modération sincère, soit effet de l’affaiblissement qui résulte pour le pays tout entier de la division des esprits, désavoue de plus en plus les tendances envahissantes pour lesquelles sa diplomatie avait montré tant de complaisance, et dont elle avait, de son propre mouvement sans doute, favorisé les plus audacieuses manifestations. L’expédition de Walker au Nicaragua est formellement réprouvée ; les renforts qui se préparaient à l’aller rejoindre sont arrêtés ou dispersés ; l’envoyé du prétendu gouvernement des flibustiers, un sieur French, est nettement refusé, et aura peut-être à répondre devant la justice des méfaits qu’il aurait commis autrefois, et aux suites desquels il aurait échappé en allant se jeter dans cet asile de tous les aventuriers du monde, la Californie. On ne peut qu’applaudir à ces résolutions et féliciter le cabinet de Washington d’avoir secoué l’influence de cette compagnie du transit, qui est au fond de l’entreprise de Walker, et qui, après avoir eu le crédit de faire incendier Grey-Town, comptait sur la connivence secrète du gouvernement fédéral pour se rendre maîtresse du Nicaragua.

Les États-Unis prennent la même attitude envers le Mexique, et rien n’annonce qu’ils pensent à l’inquiéter en profitant de l’anarchie qui y règne. Néanmoins le général Gadsden s’y livre impunément pour son compte aux excentricités qui en font un diplomate à part, même dans une diplomatie indisciplinée et personnelle comme celle de l’Union. De Mexico et sous les yeux du président de la république, il entretient une correspondance officielle avec M. Vidaurri, comme si ce dictateur improvisé des provinces du nord était le chef légal d’un état indépendant. Ces irrégularités, que ne tolérerait pas un gouvernement sérieux, se passent au milieu du désordre, de la misère croissante et de la profonde désorganisation d’un pays où la démagogie révolutionnaire continue sans pitié le cours de ses ruineuses expériences. C’est un tableau qu’il nous répugne de tracer, et où l’on ne voit qu’un trait moins sombre, la réapparition du parti conservateur dans la presse politique, tandis que les radicaux et les clubs se discréditent chaque jour davantage et par les excès de leurs alliés les Indiens du sud, et par leur ineptie déclamatoire, et par leur impuissance à remonter la machine gouvernementale dont ils ont brisé ou faussé tous les ressorts.

CH. DE MAZADE.
Séparateur
V. de Mars.