Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1851

Chronique no 450
14 janvier 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


14 janvier 1851.

Nos prévisions n’ont été que trop justifiées : les conflits du mois dernier ont amené de nouveaux conflits. Aux velléités tracassières qui semblaient malheureusement se faire jour dans le corps législatif, le pouvoir exécutif a répondu par un acte dont on aurait à tirer des conséquences bien autrement graves, si l’on voulait lui supposer plus de portée que n’en ont eu jusqu’ici ce que nous appellerons de ce côté-là des velléités dictatoriales. Retraite et refonte du cabinet, crise ministérielle, destitution du général Changarnier, rupture imminente entre le gouvernement et la majorité, établissement d’un comité parlementaire dont la mission n’a pas été assez précise pour que les alarmés et les alarmistes ne le transformassent point tout de suite en un véritable comité des recherches, — voilà le triste bilan de ces quinze jours, le sommaire de toutes ces péripéties politiques qui, sans cesser d’être en elles-mêmes très médiocres, deviennent par leurs effets de plus en plus déplorables. Aujourd’hui comme il y a quinze jours, à l’heure où nous écrivons, nous attendons encore un dénoûment.

Nous l’avouons dans l’impatience de notre chagrin, nous ne sommes pas plus convaincus aujourd’hui qu’il y a quinze jours que ces dénoûmens puissent avoir désormais quoi que ce soit de définitif ces dénoûmens ne sont que des cahots qui se succèdent impitoyablement sur la route laborieuse où nous piétinerions sans avancer, si le temps, qui avance tout seul, ne nous entraînait avec lui. Notre pauvre machine constitutionnelle verse d’une ornière dans l’autre : c’est sa façon de rouler, et il faut qu’elle dure à cela tout ce qui lui reste encore à vivre. La constitution passera, et franchement nous souhaitons qu’elle passe : c’est un vœu qu’elle permet ; mais derrière elle subsisteront encore les principes inhérens à notre société politique, les principes essentiels dont la constitution ne s’est emparée que pour les mettre aux prises et les user l’un par l’autre dans de misérables froissemens : le principe d’action, le principe de discussion, l’autorité exécutive, l’autorité délibérante. C’est assurément chose fâcheuse de voir ces principes si mal engrenés, qu’à chaque instant les rouages crient et menacent de se rompre. Après tout pourtant, la chose prouve d’abord contre la constitution, et ce n’est point par là qu’elle fait grand tort à personne. Qu’il soit démontré, même par une assez rude expérience, que la constitution n’est pas viable, puisqu’elle ne comporte point d’accord possible entre les élémens qu’elle a enchevêtrés tout de travers, nous ne nous en plaindrons pas. — Où serait le dommage réel, permanent, peut-être ineffaçable, ce serait que ces élémens nécessaires de tout ordre public souffrissent trop eux-mêmes de la mauvaise condition où ils sont placés, ce serait qu’au sortir du cadre provisoire dans lequel ils se meuvent depuis 1848 l’un à côté de l’autre ou plutôt l’un contre l’autre, ils n’apparussent plus à la France qu’amoindris et déconsidérés. Si le pouvoir exécutif, si le pouvoir parlementaire, au lieu de se retenir sur la pente glissante où l’on dirait que la constitution se plaît à les attirer, s’y abandonnent de leur mieux, et ajoutent au vice général d’une situation dont ils ne sont pas responsables tous les inconvéniens des passions individuelles et des partis pris qu’ils devraient s’épargner, ce ne sera pas seulement la constitution de 1848 qui sera condamnée : ce seront eux aussi, et plus ou moins les deux ensemble, qui s’affaisseront avec elle.

Là, nous le répéterons jusqu’au bout, là vraiment est le côté grave de cette série d’imbroglios où il y a tant de côtés mesquins. Est-il des institutions possibles dans un pays qui s’habitue à n’avoir plus d’attaches ? et, convenons-en, le jeu qu’on joue sur nos têtes n’est pas de nature à nous attacher beaucoup à quoi que ce soit. Que l’on ne s’y trompe pas : plus le jeu se prolonge, plus les principes en question s’y compromettent. Les échecs qu’ils se renvoient réciproquement retombent sur celui qui les inflige comme sur celui qui les reçoit. Le législatif ne gagne pas à ce que perd l’exécutif, et l’exécutif aurait apposé les scellés sur les portes du parlement, que sa victoire même ne le grandirait point. Nous n’avons ni une convention ni un César qui soient de taille à trouver leur compte dans un triomphe qui laisserait l’une ou l’autre des deux parties seule sur la scène, seule en spectacle. Ne s’est-on pas déjà trop aperçu qu’aussitôt que l’une aspirait trop bruyamment à se produire en dehors et au-dessus de l’autre, elle ne réussissait qu’à se diminuer elle-même et à déprécier son principe ? Or, cette dépréciation des principes de gouvernement est la cause la plus active de la dissolution des peuples. Ces principes sont comme les liens qui resserrent en un faisceau toutes les forces de l’état. Quand un peuple n’a plus le sentiment de la majesté des principes, quand il ne peut plus se les figurer majestueux et n’éprouve même plus le besoin de les voir tels, c’est comme si les liens de l’état se défaisaient, et le peuple s’en va de l’histoire.

Pour peu que l’on étudie avec attention les circonstances actuelles, on s’explique encore assez facilement, au milieu même des obscurités quotidiennes, comment cette majesté si nécessaire aux principes de gouvernement dépérit chaque jour un peu davantage. On regrette d’autant plus que les personnes qui représentent ces principes s’échauffent trop à lutter entre elles pour observer combien elles gâtent en luttant ce qu’elles croient défendre. Rien n’est, en effet, moins majestueux que de se donner beaucoup de mouvement en pure perte, et l’agitation qui n’aboutit pas n’est jamais un signe de force. Les choses sont cependant ainsi arrangées par le caprice des révolutions et par la loi des antécédens, que toute l’agitation du monde en un sens ou dans l’autre ne mènera d’ici long-temps qu’à des impossibilités. On s’agite, parce que l’on rêve soi-même ou parce que l’on craint que les autres ne rêvent des solutions extrêmes qui nous enlèveraient tout d’un coup à ce régime des à-peu-près auquel nous sommes bien obligés de nous soumettre. Les à-peu-près n’en sont pas moins notre lot ; jusques à quand ? Personne ne le sait, et personne n’en abrégera le terme en tâtonnant dans une ombre plus ou moins transparente pour chercher une issue plus prompte. Ce régime des à-peu-près, qui n’admet ni d’institutions bien régulières, ni de politique bien éclatante, n’a rien en vérité de flatteur pour les imaginations ; si l’on pouvait ainsi parler, il consiste à faire de l’ordre dans le vide ; c’est une entreprise ingrate et nullement glorieuse. Il faut de la patience et encore de la patience pour combler peu à peu ce vide creusé dans la société par les révolutions, pour y édifier quelque chose de plus moral, de plus fort que l’ordre matériel. La tentation peut être grande de combler l’abîme en une fois, mais c’est là que les impossibilités commencent, et avec les impossibilités le discrédit de ceux qui les bravent sans craindre assez de trop multiplier les aventures. Il n’est point de majesté qui résiste à courir les hasards en se heurtant toujours contre les réalités.

Quelles sont donc, dans l’état de nos affaires, ces impossibilités dont nous parlons ?

Il serait impossible, par exemple, que l’assemblée nationale supprimât maintenant la position légitime du président de la république, qu’elle annulât sa prérogative en s’érigeant en comité de salut public ; mais il serait plus impossible encore que le président élevât sa prérogative au-dessus de l’assemblée, qu’il réduisît le pouvoir législatif au métier de comparse dans une exhibition napoléonienne où lui-même se donnerait son rôle, au lieu de le recevoir, comme Napoléon se donnait à son sacre la couronne impériale, en la prenant de sa main. Il ne s’agit plus aujourd’hui de couronne à prendre. Il serait également aussi impossible d’improviser une restauration légitimiste ou orléaniste dans les couloirs du Palais-Bourbon, qu’il le serait d’improviser la restauration de l’empire dans les antichambres de l’Élysée. Pourquoi tout cela ne se peut-il pas ? Parce qu’en tout cela il y aurait à faire un premier pas que personne ne fera, le pas décisif par lequel on serait le premier à violer une charte dont le seul mérite sera de fournir un argument de légalité contre qui tenterait la surprise. L’opinion, sans doute, est faible et servile : on peut croire qu’elle se tournerait aisément vers le plus fort, parce qu’elle se sent désorientée ; mais, du moment où l’on méconnaîtrait par un coup d’audace la lettre de la loi, cette lettre deviendrait comme un signe de ralliement pour cette immense majorité qui ne sait peut-être pas ce qu’elle veut, mais qui sait du moins ce qu’elle ne veut pas. Elle ne veut pas être enlevée comme elle l’a été en février, fût-ce au nom des souvenirs ou des espérances qui lui agréeraient le plus. Voilà l’obstacle pour les empiriques qui prétendraient lui faire prendre, bon gré mal gré, leurs remèdes souverains ; voilà les impossibilités et leur raison d’être.

Allons ici au fond des choses. Ce sont ces impossibilités mêmes qui depuis quelque temps ont trop paru préoccuper le parlement comme le président. Le président et le parlement avaient réussi par leur bon accord à nous assurer, depuis deux ans, une amélioration réelle dans l’état du pays ; le président et le parlement ont aujourd’hui trop laissé dire ou prêté trop à penser qu’ils avaient en tête quelque campagne qui achèverait radicalement l’œuvre de notre salut, mais à laquelle chacun devait se préparer en commençant par se débarrasser de l’autre. Il s’organise toujours auprès des grandes situations politiques un entourage d’autant plus dangereux, qu’il s’arroge la permission de servir des intérêts et des principes considérables avec des sentimens et des idées vulgaires. En traversant cet entourage, toutes les impressions s’exagèrent, tous les bruits grossissent. Les difficultés qui découlent d’une constitution mauvaise, les jalousies qui se substituent trop souvent à l’émulation entre des pouvoirs qui ne sont point, au bout du compte, exercés par des anges, les accidens et les boutades deviennent des hostilités systématiques. Puis les Iagos s’en mêlent et noircissent les intentions encore plus que les actes. C’est ainsi que le président de la république et la majorité de l’assemblée nationale se sont trouvés divisés au moment où l’on s’y attendait le moins : celle-ci déclarée suspecte de vouloir se garder une épée à son usage pour quelque mystérieux dessein de résurrection monarchique ; celui-là presque accusé d’acheter à tout prix l’avènement de l’empire et de se frayer par des voies souterraines le chemin des Tuileries.

Ne nous lassons pas de le redire, l’impossible est là. Que le président désire, qu’il désire même avec ardeur la prorogation de son autorité dans les termes d’un juste contrat, dans les conditions raisonnables que les circonstances imposent à tout le monde, il n’y a rien en cela de nouveau ni d’extraordinaire, et nous ne sommes point tellement pourvus de combinaisons tranquillisantes pour l’avenir, que celle-ci nous paraisse à dédaigner. Ce serait, à coup sûr, un pas en avant et en mieux dans ce régime des à-peu-près où nous vivons : c’est là le possible, comme le bon sens le souhaite ; l’impossible, ce serait le plagiat de Napoléon-le-Grand, même en petit. Comme aussi, d’autre part, personne n’est tenu de s’interdire le regret des établissemens déchus, ni d’abdiquer les chances de l’avenir, — l’impossible, ce serait d’aller chercher, au jour d’aujourd’hui, le jeune homme exilé de Frohsdorff et l’enfant exilé de Claremont, pour les ramener à Paris en leur mettant l’un à l’autre la main dans la main, en les chargeant de réconcilier comme ils pourraient 1815 avec 1830. L’impossible, ce serait la fantaisie du loyalisme aussi bien que la fantaisie du chauvinisme. Dans une époque troublée comme la nôtre par tous les contre-coups révolutionnaires, il faut le temps pour calmer les agitations de la surface, pour aider à voir clair au fond, pour en dégager les éventualités possibles ; l’impossible, c’est de se passer du temps.

Telle est néanmoins la tournure qu’a prise en un clin d’œil le démêlé des deux pouvoirs, qu’ils se sont donné l’air de ne plus vouloir, ni l’un ni l’autre, compter avec le temps. Qu’en est-il arrivé ? Aussitôt qu’on a pu soupçonner en eux, à tort ou à droit, cette arrière-pensée de l’impossible, le public n’a plus ressenti l’émotion de la querelle soulevée dans les régions supérieures du gouvernement. Il est demeuré froid et presque indifférent. Nous avons aujourd’hui devant nous l’un des phénomènes les plus neufs qui se soient encore rencontrés dans nos vicissitudes politiques. La discorde, l’anarchie même règnent à la face du pays entre les pouvoirs investis du soin de le conduire. Les volontés les plus violentes et les plus contradictoires se déclarent une guerre ouverte dans la sphère officielle. Le pays n’en ignore absolument rien. Il ne s’en inquiète pas davantage. Il y a eu crise de cabinet pendant huit jours : on a vu des temps où il n’en eût pas fallu la moitié pour déterminer la panique à la Bourse et l’insurrection dans la rue ; la crise a semblé s’aggraver plutôt que s’adoucir depuis que le cabinet reformé a reparu devant la chambre ; la crise est encore suspendue sur tout l’état, et c’est à peine si l’on y songe dans la masse de la population. On l’avait prise plus au sérieux à son début qu’on ne l’y prend à sa fin. Ce ne sont pas seulement les fonds publics qui tiennent contre cet ébranlement venu d’en haut et non plus d’en bas, c’est l’industrie elle-même qui continue ses commandes. Ni le travail ni l’argent n’ont déserté la place. Le ministre des finances, que ce soit bravade ou non, choisit ce moment-là pour baisser d’un demi pour cent l’intérêt des bons du trésor, comme si la confiance des particuliers encombrait le trésor de ses dépôts à mesure que l’horizon public s’assombrit davantage. En un mot, tandis qu’autrefois les agitations des gouvernés troublaient le sommeil des gouvernans, tout le trouble qui se manifeste depuis quinze jours au faîte de l’état ne réussit pas à déranger le calme des simples citoyens. Et pourquoi ce calme imperturbable du pays à côté de ce déchirement des pouvoirs ? Parce que le pays a cru discerner que la dernière menace, que l’ultima ratio dont ces pouvoirs irrités pensent à s’armer l’un contre l’autre, c’était en somme l’impossible, parce qu’il a bien pu se résigner à tous les tiraillemens, à tous les achoppemens, mais que par cela même il a perdu la foi dans les coups de baguette, et qu’il sait bien que les magiciens d’expérience ne travaillent que pour les auditoires convaincus. Les partis font grand bruit de leurs expédiens héroïques ; ils crient de toutes leurs forces qu’ils sont décidés, qu’ils sont tout prêts ; leurs expédiens ne tiennent plus qu’à un fil, ils vont les lâcher. Le public a déjà levé tant de fois la tête sans rien voir se détacher, qu’il s’est persuadé que le fil est plus solide qu’on ne dit ou qu’on ne pense, et il ne se trompe pas. Il ne s’occupe donc plus de ces épées de Damoclès, il ne se demande même guère si l’opération qu’elles lui feraient en tombant serait ou nuisible ou salutaire ; il est sûr qu’elles ne tomberont pas ; il s’en va tout droit à ses affaires de tous les jours.

On dira sans doute que c’est là l’hébètement d’un peuple épuisé qui perd la conscience de son propre état, et renonce de guerre lasse au souci de ses destinées politiques : soit. Les révolutions multipliées laissent après elles une sorte de stupeur qui peut bien à la longue en amortir les coups, et si cette insensibilité est en elle-même une misère et un abaissement de plus, par cet autre côté pourtant, elle est aussi un bienfait ; mais les révolutions ont quelquefois un autre résultat et peut-être plus fatal : c’est de susciter des pouvoirs et des partis qui, moins appliqués à les apaiser qu’à les renouveler, se consument dans des luttes inutiles, qui, n’entendant faire le bien qu’avec de grands frais et de grandes inventions, attachent un tel prix à l’honneur de le faire ainsi, qu’ils ne songent plus qu’à se disputer cet honneur, par-là même stérile. Vainement ils promettent à l’envi d’inaugurer, chacun à sa mode, mais tous dans des voies magnifiques, une ère de résurrection nationale ; la seule concurrence de leurs plans les annule les uns par les autres, et augmente cette lassitude de la foule qu’ils accusent avec indignation. La foule veut qu’on la sauve plus terre à terre. Encore une fois, elle a dans ces temps-là l’instinct de l’impossible : il lui en a coûté assez cher pour l’acquérir ; elle l’a, elle s’y fie. Les rivaux ou turbulens ou illustres qui viennent se heurter contre son sang-froid, dans l’espoir de la ravir, n’y gagnent que de déconsidérer les pouvoirs au nom desquels ils la sollicitent, et qu’ils usent comme à plaisir en se vantant de les conserver. Nous ne saurions trop signaler ce péril du moment actuel, un péril qui ne gronde pas et n’éclate pas comme ces fameux périls des conspirations impérialistes ou royalistes, mais qui couve lentement au sein de la société comme un germe de mort, le péril presque infaillible de la dissolution des pouvoirs.

Il ne faut pas qu’on nous reproche de nous en prendre ainsi à tout le monde. Interrogez seulement le courant général de l’opinion commune ; vous serez aussitôt frappé de ce dégoût, de ce mécontentement universel qu’ont inspiré les récentes alternatives du drame politique ; chacun a presque cessé d’avoir son personnage favori. Il y avait jusqu’à ces derniers temps des fanatiques de l’assemblée nationale et des fanatiques de la présidence ; ceux qui n’étaient fanatiques d’aucune sorte tâchaient de rendre justice de tous les côtés, et cette justice leur était d’autant plus facile, qu’ils avaient à distribuer plutôt des sympathies que des blâmes. À l’heure qu’il est, c’est un curieux et triste embarras, pour les bonnes gens qui font le grand public, de savoir vers qui pencher pour être avec le meilleur droit et le plus sûr guide. Il s’est vu rarement de confusion plus singulière, et ce n’est pas l’un des traits les moins caractéristiques de cette situation bizarre où nous sommes. On se sent gêné par ses prédilections, parce qu’on ne peut se dissimuler qu’il y a des torts là où l’on n’en voudrait point voir. Les plus zélés défenseurs de M. Louis Bonaparte, nous parlons toujours, bien entendu, des ames sincères, ne se chargent plus de tout défendre ; les plus entêtés parlementaires renoncent à jurer sur l’infaillibilité du parlement. On se surprend à compter les péchés qui ont été commis de part et d’autre, et le dernier semblant toujours le plus gros, ce qui n’est peut-être qu’un effet d’optique, on souhaite au camp que l’on affectionne de n’avoir pas à sa charge ce dernier péché, dans l’espoir de lui sauver ainsi quelques dehors d’innocence.

L’innocence n’est pas heureusement une condition indispensable pour la vie politique. Aussi, quant à nous, sommes-nous d’avis qu’on y doit tenir bien moins de compte des fautes passées que du ferme propos de n’y plus revenir, et de la manière plus ou moins franche dont on ressent, dont on manifeste cette résolution salutaire. Le président de la république s’est honoré en plus d’une circonstance par cette sagesse avec laquelle il reconnaissait l’inconvénient d’une fausse position, et se retournait juste à temps pour la rendre bonne. Les épisodes trop saillans de sa jeunesse avaient pu faire craindre au pays qu’il ne fût trop enclin à se jeter tête baissée devant lui, sans jamais consentir à regarder un peu derrière. Les reviremens toujours opportuns auxquels il a su recourir depuis 1848 ont montré qu’il avait aussi sa prudence au service de sa témérité. C’est une des recommandations les plus efficaces par lesquelles l’homme d’à-présent ait effacé l’homme d’autrefois de la mémoire publique. Partout où le terrain a manqué sous ses pas, il s’en est aperçu, et il a reculé ; ce n’est pas une habileté commune. Le message du 31 octobre était un plan de campagne qui avait le désavantage de paraître très gros ; à l’exécution, il n’est rien resté de ce désavantage. Les revues de Satory avaient le tort de prêter aux suppositions les plus aventureuses ; le message du 11 novembre a clos les apparences d’aventures. Le président doit comprendre aujourd’hui que la destitution du général Changarnier parle plus haut et en dit plus que les fanfares et les clameurs des escadrons de Satory. Il a jusqu’ici ou évité de blesser des susceptibilités légitimes ou réparé les blessures : il n’en a jamais eu de plus grande à guérir, et ce n’est pas son intérêt de la laisser au vif. Il lui en coûtera si peu pour y mettre du baume !

Quant à l’assemblée nationale, nous sommes bien forcés de le confesser, elle s’est elle-même attiré cette regrettable atteinte. Si ses erreurs de la dernière quinzaine, si l’affaire Mauguin, si l’affaire Yon n’avaient pas compromis son attitude vis-à-vis du pays, on l’eût sans doute ménagée davantage. Elle a fait momentanément sa propre faiblesse en outrant le système des taquineries, et, quand elle a reçu ce grand coup en représaille des petits auxquels elle s’était amusée, le premier mouvement de l’opinion n’a pas été de la plaindre. Ce n’est point une raison pour que le second n’amène pas la réflexion avec lui. La réflexion veut que des pouvoirs qu’on ne saurait contraindre à s’aimer, puisqu’ils ont été mis au monde pour se déplaire, apprennent cependant à se supporter en présence de tous les ennemis qui épient leurs discordes. La réflexion veut encore que le principe de libre discussion et de libre contrôle, que le principe parlementaire, qui est la source et la base de tout notre état politique, ne soit jamais ravalé. Nous ne craignons pas l’empire, nous l’avons dit de reste, nous ne craignons que les caprices d’omnipotence, toujours si funestes au pouvoir exécutif, quand celui-ci n’a que des points d’appui précaires. Le plus précaire de tous, et celui pourtant sur lequel il se repose le plus aujourd’hui, l’opinion, se déplace vite. Le vent de l’opinion soufflait en vérité bien plus fort dans les voiles de l’Élysée, quand le public croyait l’Élysée presque molesté par M. Dupin. Il ne faudrait pas se laisser aller à penser que l’on trouverait au dehors beaucoup d’indulgence pour une revanche trop rigoureuse.

Ce sont là les impressions plus ou moins générales que les événemens nous ont paru produire : les événemens sont d’ailleurs peu nombreux, et le récit ne nous en sourit guère, parce qu’ils ont encore toute la petitesse de ceux qui les avaient précédés ; mais il y a telles maladies profondes qui ne se révèlent que par des symptômes minimes. L’année avait pourtant mieux débuté qu’elle n’avait fini, M. Yon ayant bien voulu donner sa démission et terminer de son chef le conflit élevé sur sa personne. M. Dupin, il est vrai, avait encore eu quelques difficultés, mais il assurait lui-même que ce n’était rien. Dans sa visite officieuse au président de la république, à l’occasion du jour de l’an, la conversation s’était montée tout d’un coup sur une corde assez aigre ; les amateurs de querelles et de scandales avaient essayé d’exploiter la circonstance, et de fait M. Dupin, qui était ce soir-là en grande veine de politesse, n’avait obtenu en retour qu’une amertume qu’il eût mieux valu taire. M. Dupin a du moins eu le mérite, en cette circonstance, de ne point se sentir fâché.

La montagne avait manqué la partie qu’elle se promettait ; elle ne devait rien perdre pour avoir attendu. En journal accoutumé à des relations assez étroites avec le ministère publia un document militaire d’où il semblait résulter que le général Changarnier n’instruisait pas précisément ses soldats dans le respect de la représentation nationale. « Ne pas écouter les représentans, repousser rigoureusement toute sommation, réquisition ou demande d’un fonctionnaire civil, judiciaire ou politique, » tels étaient les extraits significatifs de l’ordre du jour qu’on attribuait à l’honorable général. M. Napoléon Bonaparte jugea peut-être que cette pièce n’avait pas été citée pour rien dans la feuille ministérielle, et qu’il devait y avoir quelque bonne raison pour ne pas la laisser tomber. M. Napoléon Bonaparte, tout en étant de la montagne, n’a pas cessé de se croire de la branche cadette ; il sait par cœur le rôle des héritiers présomptifs, et à ce titre il a dû s’adjuger une place dans l’opposition, mais il ne demanderait pas mieux, au besoin, que d’être utile à son aillé. Engager le général Changarnier dans une passe délicate vis-à-vis de la chambre, le décider à marquer d’avance sa position au cas d’un conflit entre les deux prérogatives, c’était peut-être faire du même coup la besogne d’un bon montagnard et d’un bon cousin. On sait comment le général s’est tiré d’affaire. « Les instructions, a-t-il dit, n’étaient données que pour assurer l’unité du commandement dans le combat ; » il n’avait jamais entendu méconnaître le droit de l’assemblée.

Ces simples paroles, énergiquement accentuées, recevaient des dispositions morales du moment un sens par malheur tout spécial, et l’assemblée les accueillit avec une chaleur enthousiaste. Les esprits, dominés par cette perspective de lutte violente qui flottait devant eux depuis quelque temps, virent dans la déclaration du général un favorable augure pour la cause parlementaire, puisqu’on voulait à toute force que la cause parlementaire fût en jeu. Serait-ce pour répondre à cette joie plus ou moins fondée avec laquelle le parlement acclamait un tel champion, serait-ce pour la punir que la destitution du général Changarnier a été résolue ? Serait-ce dans cette pensée de représailles qu’on aurait oublié des services comme ceux du 13 juin 1849 ? C’est ce que nous apprendra la discussion qui va s’ouvrir. Quoi qu’il en soit, le ministère n’était pas unanime sur une mesure si grave, et pour mettre le président plus à l’aise dans l’exercice du droit parfaitement constitutionnel qu’il avait de la prendre, le cabinet en masse offrit sa démission. Par une coïncidence assez piquante, le cabinet reconstitué après huit jours n’a pas compris ceux de ses anciens membres qui avaient le plus vivement sollicité ou appuyé la destitution du général. La raison en est sans doute dans des questions de ménage intérieur, dans des préférences ou des dégoûts dont nous n’avons point à nous occuper : l’excès de la complaisance n’est pas toujours l’excès de l’adresse. Dieu nous préserve de dire cela pour le loyal général de Lahitte, qui n’a pas voulu revenir au ministère, parce qu’il n’a voulu à aucun moment signer la révocation du commandant en chef de l’armée de Paris ! C’était, à ce qu’il semble, la condition absolue et le seul programme imposé par le président à ses conseillers rentrans et à ceux qu’il leur adjoignait au lieu de leurs précédens collègues.

Aussitôt arrivé à la chambre, le nouveau cabinet a subi le rude assaut qui se prolonge encore. On lui a demandé un compte sévère du premier acte par lequel il inaugurait son administration. On l’a durement accusé d’avoir prêté son concours à une mesure que l’on reconnaissait pour légale, mais où l’on voulait toujours voir une intention hostile à l’assemblée. M. de Rémusat, avec la vivacité nouvelle de son tempérament politique, a ouvert l’attaque ; M. Berryer, M. Dufaure l’ont suivi, et les ministres ont fait si méchante mine à ce mauvais jeu joué contre eux, que l’assemblée, n’étant en rien arrêtée sur la pente où la poussaient ses esprits les plus prompts, a décidé quelque chose qui avait l’air plus gros qu’au fond elle ne le voulait. On a nommé une commission chargée d’aviser au besoin du moment, mais d’aviser d’une manière ou de l’autre, l’auteur de la mesure n’étant pas lui-même bien fixé sur la destination qu’il lui réservait. On va quelquefois ainsi plus loin qu’on ne veut. Heureusement il y avait des sages dans cette commission, qui pouvait si bien ne pas l’être. On a commencé par demander la communication des procès-verbaux du temps de la permanence ; le ministère en a réclamé la publicité complète ; c’était ce qu’il y avait de plus opportun pour réduire à leur juste valeur les sourdes préventions qui enveniment le débat. Ces procès-verbaux ne contenaient rien qu’on ne sût à la lettre ; leur mérite était dans leur mystère. Il faut maintenant qu’on s’explique aussi au grand jour de la tribune sur la révocation du général Changarnier ; il faut que le pouvoir exécutif, dont on ne conteste point ici le légitime usage, n’affecte pas un oubli injurieux des égards qu’il doit au pouvoir législatif. C’est au ministère de convaincre l’assemblée par ses bonnes raisons, ou de subir avec ses conséquences le blâme que la commission menace de lui infliger dans l’ordre du jour proposé en son nom par le rapporteur. La discussion s’ouvrira demain sur ce rapport.

Les chambres britanniques entreront en session au commencement de février. En attendant, c’est toujours le débat religieux, ce sont aussi de temps en temps les essais d’agitation protectioniste qui occupent l’opinion, mais sans l’absorber. La construction du palais de cristal, la gloire qu’on en espère aux yeux de l’univers entier, défraient pour leur bonne part la curiosité publique. On ne laisse pas cependant de suivre avec le même intérêt les péripéties sans cesse renouvelées du litige qui a éclaté sur tant de points à la fois depuis la prise de possession des diocèses anglais par les prélats romains. Le cardinal Wiseman n’a pas un instant perdu sa ferme contenance devant les attaques souvent grossières auxquelles il est en butte. La brutalité native de John Bull se traduit à l’aise dans ces passions populaires qui font la force de l’antipapisme ; mais le cardinal ne craint pas à l’occasion d’en appeler de cette brutalité même aux sentimens de justice qu’il sait si habilement invoquer, parce qu’il en connaît tout l’effet sur l’humeur du peuple anglais. Dernièrement encore, un orateur de meeting, dans le feu des invectives qu’il adressait au cardinal à cause de son origine prétendue espagnole, avait été jusqu’à calomnier sa naissance ; le prélat a voulu répondre, et il a répondu de la manière la plus propre à se concilier cette sympathie qui en Angleterre manque rarement à la loyauté du fair play. Il a répondu non pas pour lui, mais pour l’honneur de sa vieille mère, dont on venait ainsi troubler la vie sans respect pour ses quatre-vingts ans ; il a sommé son agresseur, d’un ton très naturel et très haut, de faire la réparation d’honnête homme que tout gentleman devait à la victime d’une pareille injure. Ces vives façons d’agir et d’écrire, qui sont bien dans le caractère de son pays, contribueront peut-être plus à ramener les esprits au cardinal que toutes les félicitations officielles qui lui sont envoyées par les souverains catholiques. Le puseysme, de son côté, paie maintenant les frais de la guerre qu’on a déclarée au papisme. L’évêque de Londres, par exemple, a ordonné une enquête minutieuse sur toutes les pratiques romaines qui s’étaient introduites dans le culte anglican, et ses archidiacres visitent assidûment les églises pour prendre note des surplis et des cierges qu’ils y voient paraître. De cette petite guerre sortent tantôt des épisodes assez peu sérieux, tantôt des conversions, ou, comme disent les ennemis du romanisme, des perversions définitives. Les ecclésiastiques réclament contre des investigations qui leur semblent contraires à la liberté des paroisses, ou bien ils passent tout-à-fait au catholicisme. Il se forme même des comités laïques pour veiller au maintien de la liturgie nationale, et l’on va jusqu’à charger des reporters de saisir la physionomie des temples suspects et de sténographier les sermons des ministres qui les desservent. En somme, le mouvement paraît toujours renfermé dans un cercle trop choisi pour lui permettre de devenir très contagieux : c’est la meilleure raison que lord John Russell puisse avoir pour se dispenser de donner aux exigences protestantes des satisfactions qui seraient en vérité trop contraires à ses principes.

Il y aura là sans doute une difficulté ; quels que soient néanmoins les embarras qui menacent le cabinet à la rentrée des chambres (et la situation de l’église est assurément parmi les plus graves), le cabinet aura pour se soutenir tout l’appui que lui prête la prospérité du pays. Le tableau du revenu public offre, pour l’année accomplie au 5 janvier 1851, un accroissement de 164,922 livres sterling sur l’année 1850. Ce tableau est un document essentiel dans la grande cause de la liberté du commerce ; c’est une source d’argumens dont on s’est déjà saisi, en Angleterre, contre les protectionnistes. Déduction faite de tous les paiemens que la dette publique et les services de l’état mettent à la charge du trésor, il reste un excédant disponible de plus d’un million sterl., 1,012,817 liv. Et cependant les droits sur les esprits et les sucres ont encore subi une nouvelle réduction à partir du mois de juillet, et l’on a sacrifié dans la dernière session près d’un million de recettes annuelles en droits d’excise et de timbre. Tout cela n’empêche pas que le dernier trimestre de 1850 ne soit à peu près équivalent au trimestre correspondant de l’année dernière. La diminution porte en particulier sur les douanes, mais ce qu’il y a de certain, c’est que le revenu de la douane ne perd pas en proportion des branches qu’on lui a retranchées, et cette perte est compensée par l’élévation de l’excise, qui gagne 250,146 livres sur l’année dernière. Or la diminution des droits de douane ne prouve qu’une chose, c’est que les classes laborieuses peuvent maintenant se procurer à bon marché le pain, le sucre, le café, tous les objets de nécessité première, et même une sorte d’alimentation de luxe. Ce que prouve au contraire l’élévation des droits d’excise, c’est le progrès de la consommation et par conséquent du nombre même des consommateurs. Des protectionnistes avaient prédit la banqueroute du trésor et l’appauvrissement du pays comme un inévitable châtiment de la liberté qu’on rendait aux échanges. Au lieu de cette sinistre perspective, on a un excédant dans le trésor, en même temps que l’abondance et les bas prix sur le marché, Il en est désormais des réformes commerciales que l’Angleterre doit à Robert Peel comme des mesures d’émancipation que les catholiques ont obtenues depuis trente ans ; on ne peut pas plus revenir sur les unes que sur les autres. Une fois bien acquises et venues en leur saison, les vraies libertés durent plus qu’on ne croirait, à les voir si fréquemment contestées, même après leur triomphe.

Une autre affaire, moins brûlante, mais plus considérable que celle de l’antipapisme et des protectionnistes, doit encore arriver à la session prochaine : il s’agit d’une enquête parlementaire sur l’état des possessions anglaises dans l’Inde ; c’est un travail qui, doit prendre au moins trois ans, et l’on en peut mesurer l’importance par l’étendue seule du sujet. L’imagination reste confondue pour peu qu’elle cherche à se figurer l’immensité de l’empire indien ; c’est un des aspects les plus merveilleux de la puissance britannique, et l’on n’a point une juste idée de ce grand gouvernement, si l’on ne se représente cette vaste domination aux soins de laquelle il doit pourvoir. Il y a là tout un monde qui s’étend sans interruption sur 25 degrés de latitude, et où l’on trouve les climats les plus divers, les races, les religions les plus opposées, une population presque innombrable qu’il faut conduire à la fois avec le bras du soldat et la tête de l’administrateur. Sur ce monde d’Orient règne un gouverneur général plus richement appointé que bien des souverains. À côté de lui siègent quatre conseillers, choisis moitié par la compagnie des Indes, moitié par l’état, et payés chacun sur le pied de 250,000 francs ; au-dessous de lui sont les présidences de Madras, de Bombay et d’Agra ; celle-ci n’était naguère encore qu’une portion de la présidence du Bengale ; c’est maintenant un nouveau territoire conquis où l’Angleterre s’est fait 30 millions de sujets. Le Bengale, la plus ancienne de ces conquêtes anglaises, le théâtre des exploits de Robert Clive, qui a soumis là, mais à tout prix, 40 millions d’ames au sceptre britannique, le Bengale est la première des quatre présidences, et à ce titre il reste sous la direction immédiate du gouverneur général. Tout cet empire des Indes a sa hiérarchie à part, sous la double autorité de la couronne et de la compagnie de marchands qui l’a fondé ; il a ses états-majors, il a son budget qu’il faut mettre en équilibre, et ce problème, heureusement résolu pour les finances intérieures de la Grande-Bretagne, n’est pas encore près de l’être pour celles de ses colonies d’Asie. L’excédant continuel des dépenses sur les recettes dans le budget de l’Inde gêne de plus en plus tous les services indispensables pour maintenir en bon ordre cet édifice colossal ; c’est une ombre inquiétante qui se répand sur ces splendeurs, et trouble l’orgueil qu’elles inspirent. L’enquête à laquelle les chambres vont être conviées a pour but de ramener une économie mieux entendue dans l’ensemble d’une gestion si onéreuse. Il y a fort à faire.

Les derniers comptes des finances de l’Inde apportés au parlement embrassent les trois exercices qui finissent avec 1847-1848, et de ces états il résulte un déficit dont les élémens sont intéressans à connaître. Sur les quatre présidences, il en est deux, celles d’Agra et de Madras, dans lesquelles la recette l’emporte sur la dépense ; mais ou cet excédant est fictif, ou il est trop insignifiant pour couvrir les déficits bien autrement considérables auxquels les présidences du Bengale et de Bombay ne peuvent point faire face. Le déficit, qui était pour le Bengale en 1845-46 de 1,491,466 livres, s’est élevé en 1847-48 à 2,629,109 ; il irait à 3 millions en 1848-49 d’après les estimations qu’on peut dès à présent fournir. Il est vrai que c’est le Bengale qui subvient sur son propre revenu aux énormes dépenses du Scinde et des provinces du nord-ouest comprises dans la présidence d’Agra. C’est pour cela que celle-ci paraît au premier abord avoir un budget si prospère. L’excédant du revenu de Madras ne s’est élevé au minimum qu’à 282,819 livres sterling ; le déficit de Bombay a dépassé 600,000 livres. Somme toute, le revenu brut de l’Inde entière était en 1847-48 de 24,615,984 ; mais, après les défalcations obligées, il ne restait net que 18,748,699, et, parmi ces défalcations, il faut placer en première ligne un chiffre effrayant de plus de 3 millions et demi pour frais de perception, c’est-à-dire au-dessus de 18 pour 100 sur la recette. Toutes les dépenses de l’Inde elle-même payées, il y avait encore en caisse plus de 1 million ; mais ce million ne suffisait pas pour les charges qui pèsent sur ce budget particulier dans la métropole, et il s’en faut encore de 1,631,077 livres que le revenu de l’Inde soit au pair des frais qu’elle nécessite. Voilà où en est l’Angleterre dans le plus magnifique de ses établissemens coloniaux après cent années d’efforts, après tant de combats livrés avec l’épée, la plume et la parole. C’est bien de quoi nous empêcher de perdre courage en Algérie, malgré les anathèmes de ceux qui sont sur ce chapitre des découragés de profession.

Le ministre du trésor aux États-Unis vient également de publier l’état annuel des finances américaines ; c’est une pièce du plus grand intérêt par les résultats comparés qu’elle présente. Tandis que le budget de 1850 se solde par un excédant qui dépasse 6 millions de dollars, l’excédant ne serait en 1851, selon les estimations officielles, que de 458,997 dollars. Selon le rapport du ministre américain, M. Corwin, ce fort accroissement des dépenses proviendrait encore de la liquidation des frais de toute sorte qu’ont entraînés la guerre et la paix avec le Mexique. L’expédition n’aura pas ainsi coûté moins de 217 millions de dollars. Le rapport exprime d’autre part les regrets les plus vifs au sujet de la diminution qui atteint les recettes de la douane, et qu’il attribue à des fraudes devenues habituelles dans l’évaluation des marchandises importées. M. Corwin se montre l’adversaire décidé du système des droits ad valorem qui a prévalu dans les tarifs de l’Union ; il croit que ce système est d’autant plus funeste, qu’il permet trop facilement de frustrer le trésor en multipliant les évaluations mensongères contre lesquelles la loi de juillet 1846 est impuissante. Il déclare avoir employé toute son autorité pour prévenir et pour découvrir ces mensonges ; mais l’abus est plus fort que l’autorité ministérielle : il y a tromperie sur la valeur déclarée de presque toutes les marchandises étrangères, et il est grandement temps que le congrès avise à quelques mesures efficaces. Au fond, l’on reconnaît dans le rapport de M. Corwin cette tendance protectionniste qui avait déjà percé dans le message du président. La presse anglaise ne s’était pas offusquée sans raison. Il devient de plus en plus probable que les tarifs américains subiront quelque remaniement. M. Corwin fait même au congrès en termes catégoriques une suite de propositions entre lesquelles il lui offre le choix, mais qui toutes aboutissent à modifier sensiblement le régime actuel des droits à l’importation.

La question est nettement posée : les droits aujourd’hui levés sur les marchandises étrangères sont-ils suffisans pour défrayer les dépenses annuelles et ordinaires de l’Union et pour suffire aux intérêts de la dette publique ? Le ministre du trésor ne le pense pas, et engage le congrès à prendre l’un ou l’autre des expédiens que voici. On bien le système de droits ad valorem serait changé pour un système de droits spécifiques sur les marchandises qui seraient susceptibles de ce genre d’imposition, et sur les autres l’évaluation se ferait selon le taux du marché américain, et non point d’après celui des marchés étrangers ; ou bien, si l’on ne veut absolument pas de droits spécifiques, on soumettrait à l’évaluation américaine tous les objets importés ; — ou bien enfin l’on élèverait purement et simplement les droits sur une grande variété d’articles « qui pourraient souffrir cette surtaxe, au grand avantage du commerce et du revenu de l’Union. » Il est très vraisemblable que l’Angleterre, encore plus directement intéressée que nous dans tous les échanges de l’Amérique, ne goûtera guère cet avantage. M. Corwin prend d’ailleurs des précautions qui, même avec le maintien du système actuel, devront restreindre beaucoup les commodités qu’on avait su jusqu’alors s’y ménager. Il demande la création d’un corps d’appréciateurs (appraisers) attachés au gouvernement même de l’Union et chargés d’en visiter, d’intervalle en intervalle, les principaux ports d’entrée ; ces appréciateurs auraient pouvoir de corriger les évaluations qui ne leur sembleraient pas exactes, et de faire des règles uniformes pour tous les bureaux de douane. On voit aisément les conséquences de cette inspection générale dans les différens états de la république, et il n’y a point à douter qu’elle n’en rendit l’accès plus onéreux aux marchandises étrangères.

Quoi qu’il puisse arriver de ces intentions de rigueur fiscale pour les rapports mutuels de l’Angleterre et des États-Unis, le ministre anglais, sir Henry Bulwer, prodiguait encore l’autre jour, dans une circonstance publique, les louanges les plus pompeuses au peuple américain, et priait « le génie protecteur des deux races fraternelles de bénir les autels jumeaux qu’elles voulaient désormais élever en commun au souvenir et à l’espérance. » Il y a de l’ithos et du pathos dans cette éloquence diplomatique ; mais sir Henry Bulwer n’est pas homme à ne point connaître son public, et il a déjà sans doute appris la mesure des vanités nationales de l’Yankee. Il en use à l’occasion. L’occasion était cette fois brillante ; c’était un grand banquet donné à New-York pour célébrer le jour des ancêtres, l’établissement de la Nouvelle-Angleterre en 1620. Le discours prononcé par M. Daniel Webster, auquel répondait sir Henri Bulwer, est un morceau remarquable par la confiance avec laquelle l’homme d’état américain en appelle à l’avenir de sa patrie ; il fait une allusion triomphante aux récentes divisions suscitées par les bills relatifs à l’esclavage. « Il n’y a plus à redouter, s’écriait l’orateur, la désunion des États-Unis ! » Et toute l’assemblée se lève en masse et applaudit avec fureur sur cette exclamation. « Nous vivrons, et nous ne mourrons pas, nous vivrons comme Américains-Unis, et ceux qui ont pensé qu’on pourrait rompre les liens qui attachent nos cœurs, que les spéculations et la métaphysique pourraient déchirer notre alliance, ceux-là se sont terriblement mépris. Je crois à la force de l’Union ! C’est comme Américains qu’on nous connaît dans le monde. En Europe, en Asie, en Afrique, demandera-t-on à quel état de l’Union vous appartenez ? Vous êtes Américain, vous êtes sous la protection du pavillon étoilé : tout est dit ! »

ALEXANDRE THOMAS.


V. de Mars