Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1851

Chronique no 451
31 janvier 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


31 janvier 1851.

L’empire est fait ! nous a dit, dans la solennité d’un débat mémorable, l’éminent historien de l’empire. Qu’il nous pardonne de ne pas l’en croire ici sur parole et d’en appeler du sombre découragement de sa prophétie aux inspirations moins émues de sa conscience mieux informée, au véritable état de la conscience publique. Non, l’empire n’est pas fait ; il n’est ni fait, ni à faire ; il ne se fera pas. Si, pour nous rassurer contre une perspective qui blesserait trop douloureusement toutes nos idées, si nous n’avions par malheur d’autre réconfort que les miracles de la tribune, que les habiletés des partis, ah ! nous serions plus inquiets. Les partis ont leurs victoires ; mais il arrive trop souvent à leurs victoires des lendemains qui ne leur profitent pas. La tribune aussi a ses heures de fascination toute-puissante et sur l’auditoire et sur l’orateur lui-même ; mais ces heures passent et passent vite, moins vite sans doute pour l’orateur que pour l’auditoire, qu’importe ? puisque tous les deux en sont maintenant à ne plus pouvoir s’abuser sur la distance, chaque jour plus grande, qui sépare les discours des actes. Ce n’est donc ni dans l’éloquence, ni dans la stratégie que nous nous fions beaucoup pour nous préserver du dénoûment dont on menace nos tristes destinées. Nous nous inclinons avec le respect convenable devant les chefs-d’œuvre de stratégie qu’il est permis de discerner sous l’ombre des hautes régions politiques ; nous avons pour l’éloquence cette admiration sympathique que doit inspirer le dernier signe auquel on reconnaisse les gouvernemens libres et les sociétés qui ont été dignes de l’être. Nous estimons pourtant que, si une telle chose que l’empire était à faire, ce ne serait pas tout cela qui l’empêcherait ; nous soutenons que l’empire ne se fera point par cela seul qu’il n’est point faisable ; nous mettons notre meilleure espérance dans cette raison très prosaïque, très vulgaire, dans cette suprême raison de l’impossibilité.

Il y eut un instant formidable au milieu de l’histoire à laquelle nous sommes encore en train d’ajouter des pages dont nul ne saurait lire d’avance la dernière, un instant ou du moins on eût pu dire à bon droit : L’empire est fait ! Ce fut lorsque six millions de suffrages encouragés ou conduits par la plupart des chefs qui restaient au pays allèrent se donner à quelqu’un dont on ignorait tout, si ce n’est qu’il se nommait Bonaparte, et qu’il professait pour son nom cette aveugle foi qui le lança les yeux bandés sur le pavé de Strasbourg et sur la plage de Boulogne. Certes, on avait sujet d’appréhender en ce temps-là que de cette ère inconnue vers laquelle on était comme précipité par un choix pareil, il ne sortit trop tôt quelque fantasmagorie désastreuse. La pratique de ces deux années où l’on s’est abordé de si près, où l’on s’est tâté de toutes parts sur toutes les limites du terrain constitutionnel, l’expérience de la réalité a tué la fantasmagorie. On s’est aperçu qu’il y avait une force qu’on ne soupçonnait pas dans le texte de cette constitution mal venue, rédigée sans illusion, acceptée sans amour : c’est que, si mauvaise et si imparfaite que fût la loi, elle était pourtant la loi écrite, et à ce titre une barrière matérielle contre toutes les surprises qu’on pouvait tenter en un sens ou dans l’autre de par la loi, beaucoup plus arbitraire, du salut public. On s’est accoutumé à vivre derrière cet abri précaire, qui s’est bientôt trouvé moins fragile à mesure qu’on en a plus usé. On s’est habitué au régime, il est vrai, trop équivoque d’une situation fausse, parce qu’on a démêlé peu à peu qu’il était encore moins fâcheux de la subir que d’aspirer à la changer par un coup de théâtre ou par un coup de main. Les ames certainement ne sont pas aujourd’hui des plus fières, la résistance au succès n’est pas selon leur tempérament ; mais encore faut-il que le succès n’effarouche pas ces tempéramens amollis en se produisant avec un fracas qui les ébranlerait trop. L’empire serait ce fracas dont tout le monde se gare. Par un revirement étrange, l’opinion, qui semblait pousser aux témérités et aux aventures le prétendant impérial qu’elle avait imposé pour président à la jeune république, l’opinion lui a su gré de ne s’être pas risqué davantage en dehors de cette légalité contre laquelle son avènement même pouvait paraître une protestation. Tout ce que le président a gagné dans l’opinion, et il a gagné beaucoup, c’est l’empire qui l’a perdu, et il n’a jamais gagné que là où il donnait tort à l’empire.

On s’explique cependant qu’entre les deux phases contradictoires de sa fortune, il ait été souvent indécis. L’entraînement populaire l’avait appelé parce qu’il était un neveu d’empereur ; l’humeur de plus en plus rassise du public lui demandait, après le premier élan, de n’être plus qu’un citoyen, plus même qu’un sage. Faut-il s’étonner qu’il n’ait pas tout de suite et tout d’un trait pris son parti de la sagesse ? Oui, sans doute, il est revenu à plusieurs fois poser la question devant ce public obscur ; il a eu plusieurs fois la velléité de savoir si c’était toujours la réminiscence impériale qu’on saluait en lui, puisque c’était cela qu’on avait d’abord acclamé ; il a posé la question dans le message du 31 octobre, dans telle ou telle de ses pérégrinations officielles ; peut-être la posait-il encore à Satory. Qu’il eût mieux valu s’abstenir et ne pas faire montre d’une curiosité si opiniâtre, oui, pour sûr ; il vaudrait toujours mieux que chacun fût un modèle accompli de discrétion et de prudence. Que ces interrogations scabreuses aient été de bons points acquis à la cause de l’empire, le président n’a pu se le figurer, puisqu’il ne s’est jamais ainsi avancé d’un pas sans reculer aussitôt de deux. Or ce n’est point de s’être avancé, c’est d’avoir toujours à propos reculé qui lui a concilié les adhésions dans lesquelles il puise maintenant sa force. Si la destitution du général Changarnier a soulevé tant de colères et tant d’alarmes, c’est qu’elle avait l’air d’exprimer le regret ou le ressentiment de ces retraites successives. Il se peut très bien, en effet, qu’on ait le bon sens de battre en retraite et qu’on n’ait pas la philosophie de ne s’en prendre à personne ; mais n’est-ce point là l’emportement regrettable d’une passion de circonstance plutôt que la froide combinaison d’un long calcul ? N’est-ce pas l’homme plutôt encore que le César qui n’a point voulu d’une épée à côté de lui, quand il n’en portait point lui-même ? Nous pouvons blâmer l’homme, nous ne craignons pas le César, parce que, quoi qu’on en dise, le temps n’est pas au césarisme, s’il faut seulement prendre la peine d’élever César sur le pavois.

C’est là notre première raison de ne pas croire à l’avènement triomphal du césarisme ; c’est qu’il n’y a point d’enthousiasme disponible pour faire tout l’émoi inséparable du triomphe. La raison nous parait d’autant plus probante, qu’elle découle de cette inertie trop visible dont on sent le poids sur toutes les parties de la société. Cette inertie qui l’affaisse à la tâche ne lui laisse pas du moins beaucoup plus de cœur pour le mal qu’elle n’en a pour le bien. Il est cependant contre l’empire une raison plus honorable que celle-là, et nous ne demandons pas mieux que de la redire aujourd’hui : c’est que l’empire n’a laissé de popularité souveraine et absolue qu’à titre de fétiche, c’est qu’en dehors du fétichisme il a provoqué dans toutes les ames raisonnables des anxiétés et des ressentimens dont elles n’ont point perdu la mémoire. Or, on ne gouvernera plus en France, on n’y règnera même plus par le fétichisme ; si seulement on essayait de lui emprunter des oripeaux, on évoquerait d’abord un immense ridicule qui couvrirait les souvenirs de gloire, pour ne laisser percer que les souvenirs d’humiliation et de deuil. Ces oripeaux, en cette saison où ils sont passés de mode, ne signifieraient plus rien qu’une amère et grotesque ironie. Ils n’auraient plus la vertu de dire, même à la foule, les grands noms d’Austerlitz et de Marengo ; ils rappelleraient uniquement les violations de la liberté personnelle, la tribune muette, la presse étouffée, la France esclave, et non pas amoureuse d’un maître. Je défie bien qu’on fasse l’empire sans oripeaux ; mais je défie, quoi qu’on en dise encore, qu’il y ait quelqu’un pour vouloir de l’empire avec les oripeaux dans le marché.

Soit, répondra-t-on, nous n’aurons pas l’empire, nous aurons la chose sans le nom, nous aurons la dictature clandestine du pouvoir exécutif ! Le pouvoir parlementaire, sourdement comprimé, ne gardera plus ni d’action efficace, ni de ressort vital ! donc il meurt, s’il ne s’agite. — S’agiter ne prouve pas qu’on soit fort, et ce n’est pas le moyen de retrouver sa force que de tant crier qu’on va mourir. Il n’y a pas de pouvoir au monde sur lequel on empiétât, s’il ne se disloquait lui-même. Le pire symptôme qui soit pour une institution, c’est d’être si préoccupée de se défendre. L’homme devant qui l’on niait le mouvement ne se mit pas en grands frais de démonstration pour rétorquer l’argument : il marcha ; c’était plus concluant que la plus belle thèse soutenue là-dessus par un paralytique. Nous désirons de tout notre cœur que l’assemblée nationale en fasse autant.

Il ne manque pas de gens pour lui souhaiter malheur ; nous le répétons jusqu’au bout, ce serait là le malheur universel, le malheur définitif. Les libertés parlementaires ont leurs inconvéniens ; les autocraties n’ont-elles que des mérites ? On célèbre beaucoup le bonheur dont on jouit sous les autocrates ; au fond, l’on serait très embarrassé d’être seulement en demeure de se le procurer. On ne réussit qu’à dénigrer le gouvernement qu’on a l’on n’est point capable de fonder le gouvernement qu’on vante. Ces dénigremens aboutissent en somme à répandre dans tout le corps politique un sentiment de malaise et d’impuissance qui le dissout. Où sera le bénéfice de cette dissolution générale ? Nous comprenons que le parlement supporte mal cette défaveur dont l’esprit changeant du pays semble s’apprêter à le poursuivre ; nous comprenons qu’il s’irrite des injures auxquelles il est en butte, des agressions systématiques qui l’assaillent du dehors. Il serait cependant déplorable que cette irritation tint trop de place dans toute sa conduite, qu’elle ajoutât aux fautes inévitables des grandes assemblées je ne sais quel vertige d’où sortent coup sur coup des fautes nouvelles. Encore une fois, que le parlement marche et ne s’agite pas ! il aura raison de ses adversaires, et ceux qui demeurent attachés par goût et par culte aux institutions représentatives seront plus à l’aise pour les défendre avec lui.

Sous la réserve des observations qui précèdent, suivons maintenant les vicissitudes encore si mobiles par lesquelles nous avons passé durant cette quinzaine. Aujourd’hui que la crise est un peu détendue, profitons de cet intervalle de répit pour résumer avec quelque sang-froid les alternatives d’une lutte qui va peut-être recommencer demain. Le rapporteur de la commission chargée d’aviser aux mesures à prendre sur le fait de la destitution du général Changarnier, M. Lanjuinais, proposait à l’assemblée de voter un ordre du jour qui contenait deux points, l’éloge du général, le blâme du ministère. L’ordre du jour, en ne s’adressant qu’au ministère, avait donc la précaution d’écarter du procès l’une des deux responsabilités qui s’y trouvaient engagées ensemble de par la constitution, celle qui eût trop grossi le procès lui-même, si on ne l’eût mise tout de suite hors de cause : la responsabilité du président. Il y avait évidemment là une intention prudente et conciliante ; mais, puisqu’on visait à la prudence, c’était bien le cas d’y viser en plein et de n’en point prendre à demi. La pleine prudence ne consistait pas à s’attaquer très expressément à son plus faible et plus innocent adversaire, comme pour que personne n’ignorât qu’il n’eût point été sage d’aborder l’autre. S’il n’était pas sage d’en venir aux prises tout de bon avec celui-là, l’était-il plus de se donner l’air de vouloir l’atteindre par-dessus la tête du plus petit ? Qui relevait-on par cette déférence mal déguisée sous un biais ? Et si la déférence était forcée, si mille et mille motifs qu’il n’est pas besoin d’énumérer, motifs de patriotisme, de bon sens, de bonne politique, la rendaient obligatoire, la belle malice d’en informer le public, de lui apprendre en toute cérémonie par cet adroit stratagème qu’en l’état actuel de la république française, le pouvoir exécutif, à qui la constitution ne donne point, comme on sait, d’indépendance, ayant néanmoins blessé le pouvoir législatif, qui est le vrai selon la constitution, celui-ci jugeait essentiel d’admettre son émule ou plutôt son justiciable à ne comparaître devant lui que par procureur, mieux encore à ne recevoir d’étrivières, s’il y en avait à recevoir, que sur le dos d’un autre !

Fallait-il donc se plaindre si amèrement qu’on affectât des allures illégales ; de suprématie, quand on leur accordait soi-même l’éclatante consécration de ces égards inconstitutionnels ? Mais quoi ! s’écriera-t-on, fallait-il plutôt en appeler à une révolution pour effacer cette injure que nous avions subie ? Ce qu’il ne fallait pas, c’était de révéler une situation telle qu’il n’y eut de recours, pour venger votre injure, que dans une révolution qu’il vous est interdit de faire, parce que vous êtes d’honnêtes gens.

Cette situation eût été bien moins compromise, si au brusque renvoi du général Changarnier par le pouvoir exécutif l’assemblée nationale froidement, solennellement, eût opposé quelque témoignage formel de la reconnaissance et de l’estime qu’elle vouait à son glorieux capitaine. Les choses fussent restées en l’état, et ce coup, qui n’amenait point même l’excitation d’une riposte, fut aussitôt retombé sur qui de droit, parce que le jugement de l’opinion publique n’aurait point été trop vite distrait par des représailles sans efficacité. Ainsi le voulaient quelques gens de bon conseil ; par malheur, ce ne sont point toujours ceux qui font la loi. Du moment où l’on eut décidé d’aboutir à quelque chose en grand appareil, on ne pouvait plus avoir tout-à-fait perdu son temps pour rien. Du moment où l’on s’imposait l’obligation de publier ce qu’on pensait de l’acte présidentiel, force était bien de ne pas s’en montrer content, puisqu’il n’y avait pas de quoi l’être.

Ce que le président avait à produire de meilleur pour sa défense, c’est qu’il ne voulait plus de l’anomalie d’un troisième pouvoir dans l’état ; mais qu’est-ce donc, comme on l’a si bien dit à M. Baroche, dont ce n’était pas la faute, qu’est-ce qu’une anomalie de plus au milieu de tant d’autres ? Oui, rien de plus simple à concevoir, le voisinage du général Changarnier était un rude voisinage. On avait beau dire, sous toutes les formes, que l’on ne conspirait point ; le dire sincèrement, personne n’a le droit d’en douter ; il pouvait sembler cependant que, si la conspiration ne levait point la tête, c’est que le général veillait. On s’est lassé de cette sentinelle, dont l’assiduité impliquait une garantie pour tous ceux qu’on avait eu le chagrin de ne point convaincre par la seule garantie de sa parole. On s’est délivré à tout prix, durement, parce que la mauvaise humeur ne calcule pas comme l’ambition. On n’a pourtant pas le droit, quand on est au milieu de circonstances aussi critiques que les nôtres, de pourvoir à ses commodités en risquant le nécessaire, le sien et celui de tout le monde. La commodité du président, c’était d’être débarrassé du troisième pouvoir ; le nécessaire, c’était de laisser debout ce troisième pouvoir, même devant soi, puisqu’on n’en avait que l’impatience et non point la peur, pour le laisser aussi devant la démagogie parisienne, dont il était devenu l’épouvantail. Le président a sacrifié le nécessaire et donné cette grande joie aux anarchistes pour se donner à lui un médiocre soulagement. Voilà sur quoi devait porter le vote parlementaire, ce vote qu’il eût fallu néanmoins retenir, puisque, pour tant oser, on n’atteignait que M. Baroche ou même M. Vaudrey.

La sentence a donc passé, mais à quelles conditions, et combien on l’a payé cher : M. Jules de Lasteyrie a fait un discours ardent, incisif ; M. Thiers, a fait son grand discours ! — Et le lendemain ? Le lendemain, de même que le président de la république, pour se dédommager des ennuis que lui causait la compagnie du général Changarnier, avait procuré aux factions le plaisir de le voir congédié, de même on abandonnait à la gauche tous les principes de gouvernement qu’on avait soutenus contre elle ; on lui abandonnait les consolations dues au général Changarnier, pour prendre une plus dure revanche sur le président de la république en corrigeant plus vertement M. Baroche, grace à la bonne amitié de la gauche. Ce n’était pas une coalition : il est convenu que le mot ne signifie rien. Le général Changarnier suppliait qu’on ne le remerciât point de ses services, et l’on passait son nom sous silence, car ses services, c’était d’avoir balayé la montagne au 13 juin, et l’on avait besoin de la montagne pour balayer maintenant le ministère ; on ne pouvait donc pas lui causer ce chagrin-là… Mais ce n’était pas une coalition. Les hommes de la droite déclaraient qu’ils votaient contre le ministère uniquement parce qu’il avait destitué le général Changarnier ; les hommes de la gauche votaient contre lui parce qu’il avait toujours obéi aux conseils du général Changarnier et de la droite : ces votes dérivaient de deux courans contraires ; qu’importe, puisqu’ils se rencontraient dans l’urne ?… Mais ce n’était pas une coalition, Comme dit Marc-Antoine dans la Mort de César : « Mais Brutus est un homme d’honneur ! »

Ce n’est point par plaisir que nous revenons sur cette funeste et retentissante histoire de nos derniers orages parlementaires ; c’est parce que nous ne pouvons contenir l’expression de nos regrets, de notre sincère douleur, en voyant dans ce péril, presque en péril de suicide, des institutions auxquelles nous appartenons de toute notre ame. Nous ne sommes point de la presse repentante, selon le mot dédaigneux dont M. Thiers ne s’est point refusé la représaille ; nous ne nous repentirons jamais d’avoir cru au noble charme de la parole, à l’empire des discussions raisonnables, à la majesté de la tribune représentative : nous voulons toujours y croire. C’est pour cela que nous avons peut-être le droit de supplier ceux qui occupent la tribune en maîtres de ne point nous ravir tous ces trésors, dont ils sont les dépositaires, en les jouant au gré variable des passions ou des caprices.

À quoi bon pousser plus loin la nomenclature de ces dernières scènes encore toutes fraîches dans toutes les mémoires ? Nous n’avons pas de goût à dire comment ceux-ci ou ceux-là ont été tour à tour inscrits sur des listes ministérielles dont aucune n’a pu faire un cabinet, ni pourquoi le président mandait les uns, ni pourquoi il ne mandait pas les autres. À la suite de ces pauvres rumeurs est venu le nouveau message et le nouveau cabinet, le cabinet de transition. Le message qui l’intitule ainsi paraît cependant attendre avec une certaine patience que le cabinet définitif arrive ; il n’a pas l’air convaincu que la majorité se reforme de si tôt, tant il accuse avec soin et précision les dissentimens qui la séparent. Si telle est bien la pensée du message, celle de l’assemblée doit être uniquement de lui donner un glorieux démenti. Que la majorité se reforme sur quelque terrain qui ne soit pas le champ clos d’un autre duel entre les deux pouvoirs ; qu’elle prenne patiemment, sérieusement, le grand rôle d’une autorité délibérante : elle a chance encore de redevenir plus forte que si elle eût gagné toutes les parties qu’elle a perdues. Ç’a déjà été de bon signe de ne pas se laisser amorcer par le piquant des interpellations de M. Howyn-Tranchère ; ç’a été de la méthode un peu prise de court, un peu tardive ; mieux vaut tard que pas du tout. M. Howyn en est pour un joli coup d’épée dans l’eau. Qu’à cela ne tienne ; il en a bien d’autres de rechange : il est jeune, brillant, spirituel ; il a toutes les qualités d’une avant-garde ; il ne se fâche pas quand on le laisse en route, et n’en veut point à qui lui dit de partir pour ne pas le suivre.

La majorité rétablie, le président ne peut pas manquer de comprendre qu’il n’a plus rien à gagner sur elle en affectant de ne plus couvrir sa propre responsabilité de la responsabilité collective d’un ministère formé dans le sein de l’assemblée. Ce n’est jamais une bonne position en France de crier trop ouvertement à tout propos : Me, me adsum qui feci ! On se lasse de cela comme les Athéniens se lassaient d’entendre appeler Aristide le juste. Le pouvoir législatif porte encore peut-être aujourd’hui la peine d’avoir été si long-temps tout seul en évidence. C’est pour cela que l’opinion ne s’attriste pas en général autant que nous de ses mésaventures. Sans médire du nouveau cabinet, il est fort à croire que ce ne sera point lui, tout le temps qu’il vivra, qui sera le plus en évidence dans les régions du pouvoir exécutif. La parole habile et digne de M. de Royer, la souplesse d’aptitudes de M. Magne, sont des qualités précieuses pour les affaires ; les personnes que ces qualités honorent ne tiennent point assez de place dans la politique pour qu’il n’y ait point trop de vide autour de la personne du président. Il est de l’intérêt commun que ce vide se remplisse. Il ne grandira ni celui qui s’y résignerait, ni ceux qui s’obstineraient à le perpétuer.

On dirait que les crises ministérielles sont à l’ordre du jour dans toutes les parties de l’Europe : crise en Espagne, crise en Belgique, question de cabinet posée presque en même temps à la tribune piémontaise. Il n’est pas jusqu’à la Suède où il n’y ait eu dans ces derniers jours un ministre qui s’est retiré devant un vote parlementaire : la diète suédoise ayant rejeté un projet de loi sur la réforme électorale dont le ministre des finances était l’auteur, celui-ci a donné sa démission. Au premier abord, la coïncidence de tous ces conflits n’est point avantageuse pour le régime parlementaire : quand on regarde de plus près, on s’aperçoit que l’institution résiste encore mieux qu’aucune autre aux hasards des circonstances et aux torts des individus.

Le maréchal Narvaez a décidément quitté le pouvoir ; il est trop visible que la résolution qu’il a prise si brusquement avait des causes de nature assez diverse et d’origine assez ancienne. Les hommes d’état de nos jours sont bien moins endurans que ne l’étaient les ministres des vieilles monarchies ; le pouvoir ne vaut plus, à ce qu’il paraît, les ennuis qu’il en coûte pour le garder. Les ennuis du duc de Valence étaient probablement tout à la fois et dans le parlement et à la cour. Il est difficile de gouverner à deux. L’influence de la reine Marie-Christine n’était pas assez puissante sur l’esprit de sa fille pour ruiner tout-à-fait auprès d’elle l’autorité du maréchal ; elle ne l’eût d’ailleurs sans doute pas voulu ; il y avait entre elle et lui trop de liens qu’il n’était pas possible de rompre, trop de services rendus, trop de gratitude exprimée. C’était cependant un penchant naturel de son caractère de balancer à plaisir cette autorité du ministre dirigeant pour l’empêcher de paraître trop prépondérante, et il est vraisemblable qu’il devait y avoir dans les cortès plus d’un intérêt ou d’un orgueil également blessé par cette prépondérance. L’association ne pouvait guère manquer de se nouer d’une façon ou de l’autre, et les mauvais procédés de certaines fractions de la chambre étaient encouragés avec une transparence provoquante par ceux qui venaient du palais. Le maréchal a senti toutes ces tracasseries en homme qui ne s’est jamais piqué d’affecter beaucoup d’égalité d’ame. Les ennemis qu’il avait dans le parlement n’étaient cependant pas de taille à troubler son sang-froid ; les motifs de l’opposition qu’ils dirigeaient, contre lui n’étaient pas des mystères bien respectables. Généraux en sous-ordre, ils avaient l’éternel grief des subalternes contre un chef heureux. L’un ne pouvait encore digérer qu’on lui eût ôté le gouvernement de la Catalogne, quand il y laissait croître de jour en jour les bandes carlistes ; l’autre avait en vain ambitionné la capitainerie de la Havane, où le gouvernement ne voulait plus envoyer personne qui eût à s’enrichir, puisqu’il avait entrepris sérieusement la réforme des abus de l’administration coloniale. C’était encore par exemple le général Serrano qui prétendait au poste d’inspecteur de l’infanterie, prétention que le maréchal se refusait à satisfaire pour ne pas donner au roi don Francisco des déplaisirs sur lesquels il n’est pas besoin de s’étendre. Ces inimitiés, tantôt souterraines, tantôt produites à la tribune, avaient poussé à bout la patience du maréchal. La reine Isabelle a vainement essayé de le retenir ; elle a, dit-on, beaucoup pleuré quand il a pris congé d’elle.

Le ministère que présidait le duc de Valence ayant donné sa démission, il a fallu s’occuper d’un nouveau cabinet. Après des négociations assez courtes, celui-ci s’est reconstitué sous la direction de M. Bravo Murillo, qui s’était séparé, comme nous l’avons dit dans le temps, du cabinet Narvaez, par suite d’un dissentiment relatif à l’économie générale du budget. Le ministère est d’ailleurs pris dans la nuance du parti que le maréchal avait organisé pour la défense des principes de conservation libérale en Espagne. Ce parti restera-t-il debout et maître du terrain sans le chef énergique auquel il doit son ascendant ? L’avenir en décidera, quoique nous inclinions d’avance à supposer qu’il ne se passera pas long-temps sans que la reine Isabelle ait encore recours au bras qui l’a si vaillamment soutenue. En attendant, M. Bravo Murillo a présenté un programme politique qui rappelle, ou à peu près, la tendance générale du ministère qu’il remplace. On croit toutefois que les budgets soumis aux cortès vont être retirés pour subir les modifications que M. Bravo Murillo voulait y apporter dans l’origine. C’était aussi lui qui avait introduit devant les chambres un projet de règlement de la dette espagnole : il s’est maintenant engagé à user de son initiative comme ministre principal pour obtenir des chambres un arrangement décisif qui mette fin aux trop justes plaintes des créanciers de l’Espagne. Ce serait un titre sérieux vis-à-vis de l’Europe pour le cabinet qui vient de se former à Madrid de liquider à l’honneur de son pays une situation si fâcheuse ; ce serait un des plus beaux gages de force et de prospérité qu’il eût trouvés comme autant de legs dans la succession du duc de Valence.

L’incident parlementaire qui a, pendant quelque temps, ému la Belgique, n’avait point ces apparences dramatiques et ne se compliquait point d’intrigues particulières comme celles qui ont caractérisé la crise espagnole. Le cartel adressé par le général Chazal à un représentant n’était qu’un épisode de l’affaire. Les chambres belges ont, à ce qu’il paraît, une police intérieure plus sévère que la nôtre, et se scandalisent plus que nos législateurs de cette sorte d’offense commise contre leur majesté. Le cartel, devenu public, n’a pas eu de suite, et le gouvernement a dû mettre le général Chazal en disponibilité, Naguère encore, ministre de la guerre, il avait été obligé de renoncer à son portefeuille à cause d’un conflit qu’il avait eu avec la garde civique. Son successeur, le général Brialmont, devait être l’auteur de la difficulté au bout de laquelle le roi Léopold vient d’accepter sa démission. Voici, en deux mots, cette difficulté grossie démesurément par l’opposition acharnée que le gouvernement libéral, qui a si sagement conduit la Belgique au milieu des révolutions européenne, rencontre cependant à chaque pas dans un parti qui se déclare le champion exclusif de l’ordre et de la religion. Une loi de 1845 voulait qu’on portât à 30 millions de francs le budget de l’armée belge, Cette dépense pouvait sembler excessive et l’était si réellement, qu’on n’avait jamais atteint le chiffre de 1845 ; dans des vues d’économie dont on a inutilement combattu l’opportunité, on espérait même arriver à réduire le chiffre actuel, qui était de près de 27 millions, au chiffre normal de 25. C’était avec cette perspective que M. Rogier avait offert le portefeuille de la guerre au général Brialmont, qui l’avait accepté en promettant de travailler à la réduction de son budget, pourvu que la réduction fût dans les limites du possible. Le général Brialmont ouvrit donc la discussion de ce budget par une déclaration qui était l’œuvre commune de tout le ministère. Cette déclaration annonçait qu’on allait « examiner tout l’ensemble de l’établissement militaire en s’entourant d’une commission composée d’hommes éclairés et impartiaux. » Cette commission aurait fourni les renseignemens nécessaires pour arriver, si l’on pouvait, à borner les dépenses de l’armée aux 25 millions avec lesquels on espérait y suffire.

La droite, le parti clérical, puisque c’est ainsi qu’il les faut nommer même dans un débat de chiffres sur une question d’armement, la minorité catholique s’est jetée à la traverse. Elle a employé dans une matière si spéciale l’arsenal ordinaire de sa controverse. Elle a accusé le ministère de vouloir achever la démoralisation du pays en désorganisant la force militaire. On a trouvé moyen de parler par à-propos contre la presse, contre les chemins de fer, contre les progrès, contre les lumières ; on a déclaré avec une ironie hautaine qu’il fallait effacer le noble lion de l’écusson belge pour le remplacer par un wagon. On s’est porté avec tout le bruit possible à la défense de l’honneur national, de la sécurité nationale, qui n’étaient guère en cause. C’est sur ces entrefaites qu’après le trouble occasionné par la violence du général Chazal, le général Brialmont a cru devoir abandonner ses collègues. Il avait d’abord accepté pour son budget l’idée d’une commission chargée de vérifier jusqu’à quel point on pourrait descendre à ce chiffre contesté de 25 millions ; il voulait maintenant tout d’un coup que cette commission prît, au contraire, pour base le maintien de la loi de 1845 et son chiffre impératif de 30 millions. Cette dissidence, qui éclatait en pleine chambre, brisait ouvertement le ministère. Le roi l’a reconstitué en chargeant M. Rogier de l’intérim de la guerre à la place du général Brialmont, passé si soudainement au service de la minorité. Le roi Léopold saisissait cette occasion pour témoigner sa confiance envers M. Rogier par une lettre publique qui doit compter comme un titre d’honneur dans la carrière du ministre belge. La discussion a repris alors ; elle aura duré ainsi plus de dix jours. Les orateurs du parti catholique, M. Malou, M. Dechamps, M. de Mérode, ont donné chacun selon sa mesure, mais, tous avec ce fonds d’âpreté qui distingue leur opposition. Des hommes comme M. Lebeau, comme M. Devaux, poussés par des craintes exagérées pour le sort de l’armée belge, leur ont prêté le secours d’une alliance sur laquelle ils ne devaient point compter. M. Rogier a heureusement combattu cette scission, qui menaçait de rompre, à propos du budget d’un ministère, l’union si essentielle du parti libéral ; 55 voix contre 31 ont répondu à la question de confiance posée en faveur du cabinet par l’honorable président de la chambre, M. Verhaegen.

Nous sommes très convaincus que la sécurité nationale de la Belgique n’a rien à craindre, même des secousses les plus graves qui puissent se préparer en Europe ; il n’en est pas moins très naturel qu’elle tienne à garder en main « tous les élémens de cette sécurité, » selon l’expression même du roi. C’est le sentiment le plus vif chez un peuple qui a pris récemment encore possession de lui-même. La majorité des représentans belges a cependant très bien compris que l’indépendance du pays ne tenait point à dépenser pour l’armée 5 millions de plus ou de moins. C’est l’honneur du peuple belge d’avoir acquis sa forte consistance nonobstant ses faibles ressources, et d’avoir remplacé par la tenue de son caractère le développement matériel qui lui manquait. C’est par la pratique sérieuse des libertés qu’elle a su conserver sages, que la Belgique se rend de jour en jour plus respectable aux yeux de l’Europe. Il serait bien étonnant qu’à mesure qu’elle jouira davantage de cette considération, elle n’en vînt pas à proscrire d’elle-même le brigandage mercantile qui compromet toute son originalité native. Le triste privilège de la contrefaçon littéraire est toujours le mauvais côté de sa situation internationale ; il ne faut point cesser de le lui répéter. Nous savons d’ailleurs qu’il se fait un mouvement sensible dans l’opinion même du pays, qu’il s’y élève une sorte de point d’honneur contre cette industrie coupable. Un gouvernement libéral doit compter comme une bonne fortune l’occasion qui lui serait ainsi fournie d’effacer le mauvais vernis que cette industrie, plus isolée qu’elle ne prétend l’être, jette sur la nation. Il serait curieux de voir si l’opposition, qui se fait arme de tout contre le ministère, oserait défendre les contrefacteurs au nom du principe religieux et de l’ordre social.

Nous avons cependant le regret d’apprendre, et de très bonne source, que la légation belge, animée sans doute d’un autre esprit que celui du principal ministre de la Belgique, s’est donné beaucoup de mouvement à Turin pour faire repousser par les chambres piémontaises les traités qui viennent enfin d’être votés entre le Piémont et la France. Le traité de commerce a été approuvé par 109 voix contre 34 ; le traité spécial sur la propriété littéraire, par 99 contre 43. Les intéressés et leurs ayant-cause avaient agi très vigoureusement auprès de beaucoup de pairs et de députés. Les raisons purement politiques étaient aussi intervenues dans le débat. L’extrême droite et l’extrême gauche se sont unies dans une aversion commune, quoique bien différemment motivée, pour tout rapprochement plus étroit avec la France. M. de Cavour et M. d’Azeglio ont noblement défendu l’œuvre de leur diplomatie ; ils en ont fait une question de cabinet, déclarant qu’ils se retireraient tous les deux, si les transactions conclues sous leurs auspices n’étaient point approuvées. Ils ont soutenu avec raison que ces transactions étaient pour le Piémont les meilleurs possible, et ils en ont montré hardiment le grand côté politique. « Le Piémont, comme l’a dit M. d’Azeglio, ne doit point se séparer de l’Europe occidentale, à laquelle il est si intimement uni. » C’est pour cela qu’il se rattache à la France, c’est pour avoir son contre-poids et son point d’appui vis-à-vis de l’Europe orientale. M. d’Azeglio a voulu donner aussi la sanction de son témoignage aux droits de la propriété littéraire ; il a revendiqué comme un honneur pour son gouvernement le soin de servir cette cause, qu’il appelle la cause « d’une belle et généreuse idée, destinée à faire faire au monde de véritables progrès. »

Malgré la violente amertume avec laquelle on incrimine ses intentions et l’on exagère ses tendances, le ministère piémontais garde dignement la position qu’il a voulu prendre. Il se tient à bonne distance du parti rétrograde et du parti radical : investi de la confiance du jeune roi, il s’est concilié dans les chambres une majorité qui ne le dispense point des luttes parlementaires ; mais il lutte sans s’affaiblir. C’est un spectacle intéressant que ce continuel effort de M. d’Azeglio et de ses collègues pour donner à l’esprit, aux besoins du siècle la juste satisfaction qu’ils demandent, et ne point tomber cependant en proie aux exigences du radicalisme. Ainsi, tandis que dernièrement, ils frappaient d’un impôt les biens de main-morte, toujours trop improductifs pour le peuple et pour l’état, ils se refusaient énergiquement à souscrire aux injonctions de M. Brofferio, qui leur demandait la confiscation sommaire des biens du clergé. M. de Cavour, en termes des plus remarquables, posait nettement les bornes dans lesquelles il entendait renfermer l’action de l’état vis-à-vis de l’église. Il ne voulait, disait-il, ni d’un clergé usurpateur, ni d’un clergé de fonctionnaires, et, quant aux domaines ecclésiastiques, il ne s’agissait pas, au gré du gouvernement, de s’en emparer, pour substituer des prêtres salariés à des prêtres propriétaires ; il s’agissait uniquement d’obtenir une meilleure répartition des revenus du clergé, de corriger les inégalités choquantes qu’il y avait suivant les lieux dans la position des ministres du culte. Quand cet honnête et juste langage aura-t-il apaisé les pieuses colères déchaînées contre le cabinet de M. d’Azeglio ?

Le ministère hollandais se trouve dans une situation assez analogue à celle du cabinet de Turin ; c’est d’ailleurs la loi commune de l’Europe par le temps qui court. Il est aux prises avec les opinions extrêmes, et il doit résister aux entraînemens excessifs de l’esprit d’innovation, pour mieux vaincre l’immobilité des stationnaires. Les réformes qu’il a fait prévaloir l’année dernière lui ont assuré de l’avenir ; mais la question des impôts reste toujours pendante, ce sera la grande affaire de cette session : il n’y a plus d’économies qu’on puisse encore opérer sur le budget ; il ne reste plus qu’à creuser pour ainsi dire l’impôt. L’administration des Indes néerlandaises vient encore d’être modifiée par la mort imprévue de M. Bruce, récemment nommé gouverneur-général ; M. Bruce a pour successeur M. Duysmaer van Twist, président de la seconde chambre, de qui nous citions dernièrement une allocution d’un si grand sens. Comme M. Bruce, M. van Twist est de la province d’Over-Yssel ; il appartient à la même nuance politique ; c’est un libéral modéré qui s’est fait distinguer dans le parlement, où il siège depuis 1843, par ses connaissances pratiques et financières. Il n’a jamais eu cependant de rapports quelconques avec les affaires des Indes mais en l’état où sont les colonies néerlandaises, lorsqu’il est devenu d’une absolue nécessité d’examiner toutes les questions qui les concernent avec le sang-froid le plus impartial, on a craint de donner la direction suprême de cette enquête à quelque fonctionnaire vieilli dans le service indien. On a préféré à un homme spécial, een Indieman, comme on dit en Hollande, un homme nouveau, qui fût en dehors de tous les antécédens administratifs de l’Inde, dont le choix ne préjugeât aucune des solutions en litige, qui fût ainsi mieux à même de ne froisser aucune opinion, d’appeler à lui sur les lieux toutes les lumières, pour arriver sans parti pris aux réformes indispensables et point à d’autres. C’était ce qu’on avait voulu en nommant M. Bruce ; la nomination de M. Duysmaer van Twist présente les mêmes garanties. Ces garanties sont d’autant plus désirables d’ans les conjonctures actuelles, que le conseil des Indes qui siège à Batavia paraîtrait se brouiller de plus en plus avec la haute administration : C’est toujours M. van Nes qui reste vice-président de ce conseil, ainsi que nous l’avions dans le temps annoncé.

Les possessions hollandaises d’outre-mer donnent encore d’autres embarras que ces difficultés d’organisation intérieure. La pacifique Néerlande est toujours obligée d’avoir recours, dans ces lointains parages, à son ancienne énergie guerrière. Déjà, dans le mois de septembre de l’an dernier, une expédition bravement conduite avait sévèrement châtié la révolte des Chinois de la côte orientale de Bornéo ; le colonel Sorg, chef de l’expédition, vient de succomber à ses blessures. On parle maintenant d’une nouvelle entreprise contre ces populations remuantes ; en attendant, les canonnières hollandaises font bonne garde aux embouchures des fleuves de Bornéo.

Il survient toujours en Suisse des incidens déplorables qui montrent jusqu’à quel point tout le territoire helvétique a été travaillé par le radicalisme : Il faut espérer que les gouvernemens qui, comme celui du canton de Berne, recommencent à reprendre pied contre les agitateurs, se maintiendront malgré les tentatives faites pour les débusquer. L’échauffourée du val Saint-Imier, qui s’est communiquée si vite à Interlaken, n’était ni plus ni moins qu’une tentative de ce genre. L’arrêt d’expulsion lancé de Berne contre le réfugié prussien Basswitz n’a été que le prétexte qu’on cherchait depuis quelque temps pour un mouvement insurrectionnel.

Le mouvement a eu lieu. Le préfet d’Interlaken, M. Muller, a été tout de suite frappé d’un coup de feu ; il était désigné d’avance aux balles des radicaux, qui entrent si volontiers en campagne par des assassinats. Le sang versé ne leur a point porté bonheur : le mouvement a été presque aussitôt étouffé qu’osé. Il n’en a pas moins son importance, parce qu’il révèle un redoublement d’activité de la part du comité central de la propagande de Londres. Il est maintenant, en effet, à peu près constaté que M. Mazzini a pu récemment traverser la France et la Suisse, qu’il a visité le Piémont, et s’en est paisiblement retourné en Angleterre. Il apportait avec lui, dit-on, des mots d’ordre et de l’argent ; il a laissé derrière lui, pour marquer la trace de ses pas, deux essais d’émeute, une bagarre insignifiante à Gênes, et cette affaire de Berne qui ne laissait pas d’être plus grave. La position du gouvernement de Berne n’est pas facile. Les radicaux mitigés, qui forment à peu près la majorité du conseil fédéral, ne lui sont pas très bienveillans, parce qu’ils l’accusent de vouloir revenir à l’ancien état de choses et lui pardonnent à peine le rôle de conservateur libéral qu’il s’est attribué. Les ultra-radicaux se figuraient avoir ainsi quelque chance de remettre sous leurs mains le canton le plus puissant de la Suisse, d’intimider par là le conseil fédéral et de rouvrir la Suisse aux réfugiés, quand la Suisse a déjà eu tant de peine à secouer le fardeau de cette hospitalité qu’on lui voulait presque imposer de vive force. Heureusement le gouvernement actuel de Berne peut compter sur la majorité de la population urbaine et de celles des environs dans un rayon de plusieurs lieues.

C’est cette forte ceinture qui le met à l’abri d’un coup de hasard ou d’audace ; mais n’est-ce pas une étrange condition, dans une grande ville d’un pays civilisé de se voir réduit pour être sûr de la paix du lendemain, à veiller aux portes et à garder sa banlieue ? On dirait en vérité l’isolement du moyen-âge, et, comme au moyen-âge, la guerre en permanence de voisin à voisin. Il est temps que la Suisse en finisse, et puisse-t-elle en finir à elle seule ! On agite de plus en plus sérieusement, dans les grandes cours d’Allemagne, le projet d’intervenir en Suisse. Il y a loin encore du projet à l’exécution, et la neutralité du sol helvétique n’est point un principe sur lequel il appartienne aux chancelleries d’outre-Rhin de décider si fort à leur aise. Tant que l’Allemagne n’en est qu’à régler ses propres affaires, l’Europe se sent très peu curieuse d’y rien voir ; il n’en va pas ainsi des affaires européennes. L’affaire suisse serait de celles-là ; ce n’est pas une raison pour que le gouvernement fédéral ne s’attache point par-dessus tout à ne la pas soulever.

En Allemagne, le triste drame de la guerre des duchés s’est enfin dénoué par son inévitable conclusion. Les commissaires de la diète germanique se sont chargés de mettre en œuvre le traité de paix du 2 juillet dernier, et la lieutenance de Schleswig-Holstein a licencié l’armée insurrectionnelle avec la proclamation de rigueur. Ainsi finit, à l’honneur du Danemark, un des plus sanglans épisodes des révolutions de 1848. Le peuple des duchés, si courageux et si honnête, s’est épuisé par les plus cruels sacrifices en croyant s’immoler au devoir national qu’on lui exagérait. Son exaltation n’a servi qu’à livrer ce malheureux pays en pâture aux fantaisies conquérantes de l’orgueil allemand, qu’à fournir un débouché aux enfans perdus de la démagogie allemande.

Quant aux autres suites des événemens de mars, elles ne paraissent point encore si près d’un terme quelconque. Deux grandes puissances peuvent vivre long-temps dans un accord plus apparent que réel mais l’apparence brisée ne se raccommode plus guère. C’est ce qui arrive pour la Prusse et pour l’Autriche. Tous les replâtrages possibles ne servent pas à beaucoup plus qu’à empêcher cette lutte ouverte, cette lutte armée dont ni l’une ni l’autre ne voulait. À peine semblent-elles s’entendre sur les questions politiques, que la discorde recommence sur les questions commerciales. L’Autriche prétend opposer un Zollverein qui lui appartienne au Zollverein prussien, et battre en brèche de ce côté-là comme de tous les autres les lignes de défense de la Prusse. La grande union douanière projetée par M. de Bruck, le ministre du commerce en Autriche, menace le cabinet de Berlin d’une concurrence redoutable. Si les plénipotentiaires de Dresde doivent réglementer tout cela, ces conférences ne sont pas près de finir. En attendant, on s’observe toujours d’un œil jaloux. Les corps autrichiens de l’armée d’exécution dans les duchés occupent le Lauenbourg. À la nouvelle qu’ils marchaient sur Hambourg, on a vu des régimens prussiens prendre tout de suite les devans, comme si cette seule approche était un péril.

Il, est vrai que la facilité avec laquelle l’Autriche remue maintenant ses troupes peut donner beaucoup à réfléchir. L’Autriche dans tous les derniers événemens, a tiré parti de ses chemins de fer pour concentrer des masses d’hommes sur un point donné avec une rapidité dont l’histoire de la guerre n’offrait point encore d’exemple. Ainsi les troupes quittent l’Italie par le railway de Vérone à Venise ; des vapeurs les portent en quelques heures à Trieste, d’où elles marchent jusqu’à Laybach ; les wagons les mènent à Murzzuschlag, elles passent là le Semering à pied, et, reprenant le chemin de fer à Gloggnitz, elles sont à Vienne quarante heures après leur départ de Laybach ; vingt heures après encore, le railway septentrional les met sur la frontière de Prusse. Quand le chemin de fer ira sans interruption de Vienne à Trieste, c’est-à-dire dans deux ans, il ne faudra que trois jours pour amener une armée des frontières de l’Italie sur celles de la Prusse. Le chemin de fer qui vient d’être livré à la circulation de Szolnok à Pesth et de Pesth à Vienne a permis aux troupes d’aller droit de Hongrie en Bohême ; d’autres, par le chemin de fer de Vienne à Prague et à Aussig, ont été en trois jours du centre de la Hongrie aux limites de la Saxe. Les bateaux à vapeur qui remontent le Danube peuvent aussi être employés, comme ils l’ont été dans la dernière guerre, à mener les troupes du voisinage de la Turquie jusqu’au chemin de fer de Pesth.

Grace à de si puissans moyens de circulation, l’on a vu l’Autriche jeter, pour ainsi dire, sur le seuil même de la Prusse, avec une rapidité foudroyante, cent quatre-vingt mille hommes complètement équipés et de l’artillerie en proportion. Les généraux prussiens ne supposaient devant eux que cent vingt mille hommes ; cette facilité inattendue des transports avait déjoué leurs calculs. Ne l’oublions pas ici, pour peu que nous soyons encore capables de penser à autre chose qu’à nos malheureuses discordes : voilà comme les grandes, puissances ont préparé sans bruit le déploiement de leurs ressources militaires ! Pendant que l’Autriche fait, en un clin d’œil, mouvoir ses soldats à travers les Alpes, les Karpathes, le Danube et les Monts-Géans, comptons un peu le temps qu’il nous faudrait encore pour avoir les nôtres de Brest à Strasbourg, de Perpignan ou de Marseille à Paris !

ALEXANDRE THOMAS.


REVUE LITTERAIRE.
L’HISTOIRE ET LE ROMAN.

Entre la littérature et la société il y a en ce moment un singulier désaccord. Sans confiance dans le présent, inquiète de l’avenir, notre société cherche partout quelque trace des sévères préoccupations qui l’agitent, et malheureusement jamais littérature ne parut moins préparée que la nôtre aux devoirs qu’impose un état si nouveau des esprits. Ces devoirs seront-ils enfin compris ? A cette école de l’art pour l’art et de la fantaisie, née du caprice des poètes en des temps meilleurs, et dont l’empire, jusqu’à ce moment, fut presque sans rivalité, une école plus grave et mieux inspirée succédera-t-elle ? Le moment de répondre à cette question n’est peut-être pas venu ; mais on peut voir du moins si dans les publications récentes, même dans les plus légères, il ne se manifeste pas vaguement au moins et par éclairs le sentiment d’une transformation nécessaire qui, mettant les œuvres de l’intelligence plus en harmonie avec la situation des choses, leur donnerait par là plus de valeur pratique et une plus haute signification morale.

Entre les rares ouvrages qui ont aujourd’hui le privilège de nous captiver, il faut compter ceux où l’intérêt historique vient s’unir à l’intérêt littéraire. L’histoire du dernier siècle en particulier s’offre pleine, pour nous, d’un étrange et douloureux attrait, et c’est ici le cas de rappeler la vieille maxime du droit français si pittoresque d’expression : le mort saisit le vif. Notre temps n’échappe pas à cette loi ; quelque abîme qui nous sépare d’hier, quelque effort que nous ayons fait pour briser la chaîne des traditions, le passé nous tient par tout ce que nous sommes, il revit dans nos idées et dans nos mœurs, dans nos croyances et dans nos passions. Les partis qui se disputent le pays et les systèmes qui le divisent ont également leurs racines profondes au-delà de 1789.

Dans un ouvrage[1] où le charme des détails se marie heureusement au fond sérieux de la pensée, M. Bungener ramène une fois de plus notre attention vers le XVIIIe siècle, vers les idées qui l’animèrent et les hommes illustres qui en furent comme l’éclatante incarnation. Il y a cela de remarquable dans le jugement qu’il en porte, que, rendu par un protestant au lendemain des bouleversemens politiques de 1848, il contient la condamnation de la philosophie au nom de l’esprit d’examen, et de la révolution au nom du libéralisme déçu dans ses espérances. Entraîné malgré lui sans doute au-delà des bornes d’une réaction légitime par le dégoût qu’inspire aux cœurs droits l’œuvre sauvage des démolitions sans nécessité, M. Bungener ne s’est pas rendu exactement compte de la portée de sa sentence, et peut-être aussi a-t-il trop écouté un zèle exclusif, le zèle de secte. Si la révolution française, au lieu d’être absolument anti-chrétienne, n’eût été qu’anti-catholique, ne lui aurait-il point pardonné davantage ? C’est l’une de ses plus fermes croyances, que, protestant, notre pays se fût mieux défendu des commotions violentes et de l’incrédulité. Illusion pure ! L’Angleterre dissidente a eu sa révolution comme nous la nôtre, et ses sectes l’ont déchirée à l’égal de nos partis. Où triomphe aujourd’hui dans toute sa force l’impiété divine ? En quel lieu le panthéisme a-t-il élevé ses chaires les plus retentissantes ? Dans l’Allemagne réformée. Là, le docteur Strauss, usant jusqu’à l’extrême limite du droit d’interprétation individuelle en ce qui touche la lettre des livres saints, n’a-t-il pas réduit à l’état de mythe abstrait la vivante personnalité du Christ ? et les disciples de Hegel, poursuivant de conséquence en conséquence les prémisses posées par le maître, n’ont-ils pas installé l’homme à la place de Dieu ?

Une erreur plus grave de M. Bungener, parce qu’elle est partagée par une foule de bons esprits comme lui subitement troublés au spectacle des maux actuels, c’est d’avoir confondu sous un commun anathème, dans ses appréciations de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau, dans sa critique des idées du XVIIIe siècle, des hommes et des choses très différens. Voyant l’irréligion partout, partout la révolte, à peine a-t-il aperçu des nuances où il y avait des murs de séparation. Il était pourtant facile de faire à chaque homme, à chaque chose leur juste part, les doctrines se trouvant, ainsi que nous l’avons observé, profondément diverses, et les événemens se chargeant d’ailleurs de nous aider dans le soin d’en préciser le caractère particulier. Un triple courant d’idées génératrices, à leur source brillamment personnifiées et depuis incarnées en des systèmes tour à tour dominans ou vaincus, naît du XVIIIe siècle et traverse le nôtre, fécondant sur son passage les esprits et déterminant l’éclosion des faits. Ici, la philosophie de la nature, la politique de la souveraineté du nombre, la chimère de l’égalité absolue, trouvent dans Rousseau un interprète passionné ; la convention et le comité de salut public tentent de réaliser cette philosophie « coups d’actes violens et de mesures oppressives, et nous la retrouvons au fond des projets du radicalisme, au sein de toute utopie socialiste. Là s’offre à nous le régime constitutionnel, régime de la liberté fondée sur le respect des institutions, de la hiérarchie des droits basée sur la justice, que Montesquieu, s’autorisant de la sagesse des siècles, préconise entre toutes les formes de gouvernement, que des hommes de prudent conseil s’efforcent en vain de faire triompher en 1789, et qui, adopté par le pays au lendemain de défaites écrasantes, lui a valu les trente-trois années les plus prospères et les plus tranquilles de sa longue existence. Enfin, un autre esprit anime encore le XVIIIe siècle, l’esprit de scepticisme à l’égard du passé et de confiance orgueilleuse dans la raison humaine, qui égara Voltaire foi superbe, génie dissolvant, qui agirent chez les législateurs de l’assemblée constituante, et qui, malgré tant d’épreuves funestes, vivent encore à l’heure qu’il est parmi une certaine bourgeoisie, toujours disposée à donner échec au pouvoir pour l’honneur de ses droits, et pour la preuve de sa force d’ame à railler les lois humaines et divines.

À côté des erreurs plus spécialement politiques, certains travers d’une nature mixte, et qui paraîtraient fort singuliers s’ils n’étaient si répandus, tiennent leur grande place au XVIIIe siècle. Je veux parler de la convoitise ardente des biens d’autrui se parant, suivant l’époque, des noms de justice ou de fraternité, de la recherche du bonheur humain considérée comme l’idéal social des nations modernes, de l’invocation constante par l’individu de l’état à titre de providence temporelle. Le germe de toutes ces folies, qui sont les nôtres, se trouvait chez nos pères, et M. Bungener excelle à nous le montrer. La réalisation du bonheur humain, objet avoué des utopies présentes, le XVIIIe siècle la poursuivit comme nous, dans tous les sens, sinon tout-à-fait par des voies pareilles. Le bon abbé de Saint-Pierre la plaçait dans l’adoption de son inoffensif projet de paix universelle ; Rousseau dans le retour de l’homme à je ne sais quelle simplicité primitive, fille de son imagination, mariée à de vagues souvenirs des républiques populaires de l’antiquité. Moins naïf d’esprit et plus délicat dans ses goûts, Voltaire, à l’exemple de Rabelais, le gai fondateur de l’abbaye de Thélèmes, se promettait, lui, l’Eldorado d’une société d’hommes éclairés, librement conduits par la raison, aussi en dehors de l’action des foules que du privilège exclusif de la naissance. « Nous aurons bientôt de nouveaux cieux et une nouvelle terre, écrivait-il à d’Alembert, j’entends pour les honnêtes gens, car, pour la canaille, le plus sot ciel et la plus sotte terre sont tout ce qu’il lui faut. » Mais qu’on se représente le bonheur sous les traits d’un épicuréisme élégant ou d’une mâle austérité, que, suivant la diversité du point de vue, on prêche comme Chaumette le civisme des sabots et les patriotiques vertus de la pomme de terre, ou, à l’instar du socialisme, les promesses sensuelles du paradis terrestre, il se mêlera toujours à la couronne de chêne ou de roses du bonheur humain deux petites épines difficiles à en arracher, la contrainte du travail, les rigueurs fatales de la maladie et du trépas.

Avant Fourier, avant nos réformateurs contemporains, les philanthropes du siècle dernier s’étaient, on leur doit cette justice, enquis des moyens de supprimer ou d’alléger du moins le lourd héritage qui pèse sur l’humanité. Condorcet, en particulier, s’était chargé de remettre à sa place le plus dur des créanciers, la mort. « Les progrès de la médecine préservatrice, devenus plus efficaces par ceux de la raison et de l’ordre social, doivent faire disparaître à la longue les maladies transmissibles… Il ne serait pas difficile de prouver que cette espérance doit s’étendre à presque toutes les autres maladies… Sans doute l’homme ne deviendra pas immortel, mais sa vie peut s’accroître sans cesse. » Un temps qui imputait à l’ordre social les maux héréditaires et la brièveté de la vie devait, à plus forte raison, le rendre responsable des infortunes de l’individu. « Lorsque les hommes sont malheureux, disait très sérieusement La Harpe, ceux qui les gouvernent sont coupables. » Voltaire lui-même, dont le bon sens sommeillait quelquefois, se laissa prendre à la glu d’un faux-semblant de vérité. Au-dessous d’une estampe représentant des gueux, il proposa de tracer ces mots : Rex fecit. De là à réclamer du pouvoir la fameuse poule au pot de Henri IV, il n’y avait pas loin, et l’abîme du communisme était au bout de semblables opinions. La première condition de l’indépendance personnelle consiste à édifier son sort de ses propres mains, et quiconque demande aide et protection réclame joug et servitude.

Nous venons de toucher, avec M. Bungener, aux vives plaies de notre temps, plaies vieilles et mal fermées, dont les plus graves sont l’incrédulité, qui sépare la terre du ciel, l’orgueil, qui dit aux foules : Courage ! le monde vous appartient ; osez, vous serez semblables à Dieu ; — l’amer désabusement, qui suit bientôt les espérances trop ambitieuses, et, à leur exemple, n’a pas de bornes. Il est d’autres plaies, relativement moindres, qui n’attaquent qu’une certaine catégorie de la société, mais, non moins douloureuses pour qui les ressent. Le principe de ces dernières a son siège dans la vanité plutôt que dans l’orgueil, dans une confiance excessive plutôt que dans un défaut de foi. Une littérature a flori de nos jours, hypocrite et sensuelle, plaçant l’art au-dessus de la leçon, et affectant la magistrature des mœurs, sacrifiant les nobles races de la raison au sentiment exagéré de la forme, du nombre et de la couleur, se donnant les honneurs du sacerdoce de la pensée, se complaisant dans la contemplation superbe d’elle-même, dans l’isolement égoïste de sa gloire, et néanmoins la bouche pleine de caressantes provocations à l’adresse du talent inconnu, les yeux humides de larmes versées sur les souffrances du génie étouffé avant l’heure par les étreintes obscures de la misère. Ce que de perfides appels et de trompeuses apothéoses ont brisé d’existences en quelques années ne saurait se dire. La tombe, avec les victimes qu’elle dévore, renferme leur secret, et parmi les malheureux qui survécurent à la mort des illusions éveillées ou flattées en eux, les uns portent au cœur silencieusement leur blessure, tandis que la plainte des autres va se perdre dans le concert des bruits louangeurs dont la renommée entoure et berce ses idoles.

C’est sous l’influence de ces pernicieux enseignemens du romantisme qu’est née parmi nous la petite école qu’on pourrait nommer l’école de la fantaisie. On peut la diviser en deux groupes distincts, le groupe des gens comme il faut, pour qui l’art n’est qu’une façon de luxe, et le groupe des Bohèmes qui sacrifient à la muse de l’imagination l’habit qu’ils n’ont pas, le pain qu’ils eussent pu gagner. Les Romans et Nouvelles de M. Emmanuel de Lerne[2], dans leur grace un peu apprêtée, réalisent assez bien l’idéal des fantaisistes par passe-temps, et, dans une préface curieuse, M. Arsène Houssaye expose avec une solennité qu’il tâche de rendre magistrale la poétique du genre. Les Scènes de la vie de Bohême, de M. Henri Mürger[3], nous montrent la muse de la fantaisie sous de tout autres traits. M. Mürger connaît ce qu’elle cache de misères sous son éternel sourire : il le dit tantôt avec grace, tantôt avec rudesse, et l’enthousiasme avec lequel il célèbre la vie de Bohême touche souvent d’assez près à l’ironie.

En gens corrects et qui savent le prix de la modestie, les fantaisistes du beau monde limitent humblement leurs souhaits à nous rendre la galante et fine école des Marivaux, des Watteau et des Boucher. « Il y a aujourd’hui une dixième muse tout enivrée d’aube et de rayons, d’azur et de rosée, de sourires et de larmes, couronnée de pampres verts et de bleu des nues, traînant dans l’herbe en fleurs ses pieds de Diane chasseresse. » Ainsi s’exprime M. Arsène Houssaye, et voilà l’églogue du XVIIIe siècle qui roucoule de nouveau, moins coquette qu’autrefois sans doute et plus élégiaque. Le musc et l’ambre, les tendres soupirs et les aimables délicatesses y sont, mais les bergers portent l’habit noir, et les frimas n’argentent plus le front des bergères, devenues légèrement pâles et mélancoliques. Sauf cela, c’est toujours le même rêve qui flotte souriant entre ciel et terre, le même rêve vous montrant de son joli doigt blanc à travers les nuages entr’ouverts une nature de mirage ou de féerie, charmante et fausse. Les Nouvelles de M. de Lerne ne sont que l’application trop fidèle des préceptes formulés en prose mignarde, dans la préface du livre, par M. Arsène Houssaye.

Le volume de M. Mürger a aussi sa préface, où l’auteur nous donne comme l’histoire littéraire de cette Bohème dont il va écrire le roman. En tête de la généalogie bohémienne, M. Mürger range cavalièrement Homère d’abord, puis, à la suite de l’harmonieux vieillard, Raphaël, le peintre admirable, Shakspeare, l’illustre vagabond. Il est juste d’ajouter qu’à côté d’eux il place incontinent Villon, l’heureux échappé du gibet, l’amant de la belle qui fut haultière ; rencontre en vérité trop flatteuse pour Villon ! Mais que voulez-vous ? en fait d’ancêtres comme en fait de talent, les plus gens de bien sont portés à s’abuser. En train de se donner des aïeux, nos bohèmes eussent mieux fait de s’en tenir à maître Gringoire et à maître Panurge ; l’un complète l’autre, et assurément le second égale le premier en authenticité littéraire. J’aime le portrait lestement esquissé par M. Mürger de l’ami des truands, « flairant le nez au vent, tel qu’un chien qui lève, l’odeur des cuisines et des rôtisseries, faisant sonner dans son imagination et non dans ses poches, hélas ! les dix écus que lui ont promis les échevins en paiement de la très pieuse et dévote sottie qu’il a composée pour le théâtre du Palais-de-Justice ; » mais Panurge, donc, qui répond d’abord en sept langages différens à qui l’interroge en français, et alors seulement a souvenance que le français est sa langue maternelle ! Il me semble le voir : grandes manières et pourpoint troué, jeûnant d’habitude plus que de raison, à l’occasion incomparable en goinfrerie, gaillard peu platonicien, qui, auprès des femmes, laissait là les prologues et préambules ordinaires aux dolens contemplatifs, aux amoureux de carême, et allait droit au fait. Rodolphe, le héros du joli roman de M. Mürger, déploie sans doute une rare science d’économiste dans l’administration systématique de son budget, mais combien Panurge lui eût rendu de points ! Quel art pour manger ses blés en herbe, et quelle supériorité incontestable vis-à-vis du créancier, l’ennemi naturel des fantaisistes ! Rodolphe et ses amis, follement anti-bourgeois, se l’aliènent par des mystifications sans profit. Panurge le fait son obligé en le payant d’éloges ! Et c’est précisément à ce propos qu’il développe la prodigieuse et à jamais célèbre théorie qui, descendant l’échelle des êtres depuis Dieu, leur commune source, pour aboutir aux detteurs et créditeurs, montre le prêt fécond alimentant partout la vie, et, dans l’emprunt qui fait la sourde oreille, la dévote gratitude à qui il serait trop douloureux de se séparer du bienfait.

Assurément l’auteur de la Vie de Bohême a écrit un livre spirituel et gai ; mais, du point de vue où je suis, le mérite littéraire ne saurait me faire oublier la question morale soulevée par le sujet que traite M. Mürger. Voilà donc ce qu’ont produit, chez la génération nouvelle, la religion de l’art pour l’art, les superbes leçons de ses pontifes ! D’un côté, la fantaisie inoffensive, mais qui ne pose sur rien, des coquetteries de style et d’art sans objet ; de l’autre, quelque chose de vivant à coup sûr, mais d’exceptionnel ; un vice non sans grace, des monstruosités curieuses. Et, avec cela, des existences où trop souvent l’estomac ne souffre pas seul, où il n’y a pas toujours de prodigué que l’argent, métal attendu comme un dieu, et, dès qu’il arrive, comme un laquais jeté par la fenêtre. Dans cette caste qui s’appelle la Bohême, que trouvons-nous ? Des gens qui parlent une langue, qui mènent une existence à part. Ces gens vivent comme s’ils m’avaient rien de commun avec les simples mortels qu’on coudoie dans les rues. Leur langue se rit du dictionnaire, chaque Bohême ayant un vocabulaire à lui qu’il utilise à peu près exclusivement ; leur esprit fait à toute heure l’école buissonnière, furetant de ci de là les coins de la pensée, battant à l’aventure les broussailles de l’imagination, sautant de la montagne dans la plaine, traitant la logique en ennemie irréconciliable et le bon sens, Dieu sait ! Société et façons étranges qui étonnent et séduisent presque ! Et pourtant, parmi ces débauches gaiement entraînantes, où le paradoxe est fêté à l’égal du vin, il y a quelque chose de triste ; tôt ou tard l’argot pratiqué déteint sur le style de l’écrivain ; à la longue, le sophisme trop goûté trouble la source pure de la poésie intérieure et détend la fibre généreuse du sentiment. Au bout de tous ces caprices déréglés de facultés qui se jouent d’elles-mêmes, il y a le scepticisme qui envahit l’ame et la dépeuple de ses songes divins, n’y laissant que la vanité solitaire ; il y a le goût de la vérité, l’enthousiasme saint des grandes et belles choses qui désertent, chassés par je ne sais quelle affection malheureuse pour les formes vides et sonores, pour les frivolités imagées, par je ne sais quelle âpre passion des analyses malsaines, des impuretés sans nom : dépravation originale, si l’on veut, scepticisme élégant, nous l’accordons ; mais la décadence n’est pas autre chose.

Encore un mot. Aux premières années du XVIIe siècle, d’un côté le style précieux qu’a raillé Molière, de l’autre le style grotesque et licencieux, excessif et débraillé, qu’a flétri Boileau, étaient diversement, mais fort accueillis. Benserade, Voiture et Mlle de Scudéry faisaient les délices de la bonne compagnie et trônaient dans les salons en oracles du goût ; Théophile, Saint-Amant et Scarron passaient pour gens d’esprit du meilleur sel et modèles achevés de l’originalité poétique et divertissante. Que firent leurs successeurs pour les déposséder d’une renommée ainsi usurpée ? D’autres peut-être auraient outré leurs travers et se seraient perdus dans l’imitation ; eux, mieux conseillés, substituèrent naïvement à la vieille recherche une simplicité qui parut nouvelle, à des jeux de langage et d’imagination usés par l’habitude la sincérité des sentimens, le naturel du discours, éternellement jeunes et bienvenus. La séduction grossière des plaisanteries de carrefours, le maladroit artifice des exagérations hyperboliques, n’obtinrent pas non plus de grace, et les écrits de la génération qui grandissait pour sa gloire et celle de son temps offrirent l’accord heureux d’une expression chaste et d’une pensée juste. De pareils exemples valent les meilleures leçons. Puissent les secrets amans de l’idéal, qui cherchent encore leur route vers les cimes étoilées qu’habite la poésie, en profiter, et, sous le souffle même de l’inspiration, garder en leur esprit constamment présente cette vérité d’expérience, qu’on ne sépara jamais sans perte le beau du vrai, la forme du fond, l’image de la réalité, l’art du but sérieux qui l’éclaire et l’ennoblit !

PATRICE ROLLET.


PIQUE, a novel, in three volumes[4]. — Deux simples pages de traduction suffiraient pour donner un résumé complet de ce roman fashionable. On n’aurait qu’à les prendre vers la fin du troisième volume, alors que deux jeunes et nobles époux, lord et lady Alresford, s’expliquent, après six ou huit mois de perpétuels malentendus, sur les causes de leur désunion conjugale. Ces causes sont fort simples. Lady Alresford (de son nom Mildred Elvaston) était une enfant gâtée, habituée à l’adulation, quelque peu indécise dans ses volontés, quelque peu honteuse de ses indécisions, et par la conduite quelquefois à dissimuler ce qui se passe en elle. Des considérations de famille la déterminent à épouser le beau, le sévère, l’impérieux Alresford, nonobstant un penchant assez prononcé qu’elle éprouve pour un jeune colonel de dragons beaucoup moins digne d’elle, mais beaucoup plus empressé, plus flatteur, plus disposé à lui sacrifier, pour un temps au moins, les fières prérogatives de notre sexe. À la vérité, lorsque Mildred renonce à lui, c’est pour tout de bon, car elle vient d’apprendre qu’il s’est joué de sa candeur, et que, prétendant à sa main, il n’en était pas moins le fiancé d’une autre héritière. N’importe ! le souvenir de cette préférence, que lord Alresford n’a pas complètement ignorée, mais dont on lui a caché certains détails, existe au sein du jeune ménage comme un germe de discorde. Lord Alresford, par orgueil, ne se croit pas aimé ; par orgueil aussi, Mildred se méprend sur la réserve que lui témoigne son mari, et, concentrant en elle-même ses sentimens froissés, elle ne tente pas de le ramener à elle. Le séducteur apprend qu’il lui reste encore des chances, et, appelant à son aide une parente à lui dont les talens pour l’intrigue paraissent être de premier ordre, il parvient à compromettre Mildred, toujours innocente, et à élever ainsi de nouvelles barrières entre elle et son époux. Malgré tous les artifices dont il use pour la détourner de son devoir, la jeune femme lui échappe mais cela ne suffit pas pour rétablir une parfaite harmonie dans le ménage qu’il a voulu troubler. Lord Alresford a de bonnes raisons pour se méfier de sa femme. Celle-ci en a de beaucoup moins bonnes, mais de suffisantes cependant, pour croire lord Alresford épris d’une jeune et charmante pupille dont il a dirigé l’éducation. De là nouveaux malentendus, nouvelles difficultés, nouvelles, bouderies, nouvelles piques, et la réconciliation finale n’arrive qu’aux dernières pages du troisième volume, à ces pages qu’il suffirait, disions-nous, de traduire pour résumer le roman.

Simple Histoire est le prototype des romans de ce genre. Helen, de miss Edgeworth, appartient encore à la même famille, famille étiolée à mesure que les générations se succèdent, et qui ne saurait offrir à la curiosité du lecteur, — si facile qu’elle puisse être à exciter, à satisfaire, — qu’une pâle série de types toujours affaiblis, de personnages toujours moins nets, moins caractérisés moins distincts. Nier cependant qu’on puisse trouver dans le nouveau roman dont nous parlons quelques portraits finement exécutés, quelques observations bien faites, quelques dialogues spirituels, serait une fort grande injustice. Tout cela s’y rencontre, et en outre une peinture assez exacte de la vie de comté, telle que la mènent les riches propriétaires, voisinant de châteaux à châteaux. Les mœurs y sont bien étudiées, le ton général des causeries est reproduit dans toutes ses nuances, depuis le papotage du boudoir jusqu’aux caquets de salon ; mais il faut convenir que, somme toute, on achète un peu cher la très exacte et très minutieuse connaissance que l’on peut acquérir, en lisant Pique, de ce qui se passe derrière les portes, closes, les rideaux épaissis, les blends abaissés qui protègent les mystères d’un intérieur aristocratique.

Ouvrir un livre pareil à celui-ci, c’est mettre le pied dans un salon, c’est se condamner à ne voir que parures brillantes, fleurs épanouies aux parfums artificiels, sourires apprêtés, physionomies composées, lèvres en cœur, yeux en coulisse ; — la vérité s’y farde, la nature s’y déguise, les passions ne s’y montrent qu’à la dérobée, encore n’y ont-elles pas leur libre allure : on les dirait chaussées à la chinoise, tant elles se tiennent mal sur leurs pieds comprimés. Cette dernière comparaison nous remet en mémoire les romans qu’on nous a rapportés, en bien petit nombre, du Céleste Empire : Iu-kao-li, Blanche et Bleue, la Femme accomplie, etc. Il y a plus de rapports qu’on ne saurait l’imaginer entre ces fictions et celles qui nous arrivent des hautes régions britanniques. C’est le même respect des convenances, la même attention scrupuleuse aux menus détails de la vie, le même vernis de civilité décorant les actes bons ou mauvais, la même importance apportée par des êtres également oisifs à toutes les variations de leur humeur, à tous les caprices de leur imagination, à toutes les infirmités de leur intelligence, sans cesse préoccupée de microscopiques intérêts. Et cependant, au premier coup d’œil, quelle différence entre les deux races ! quel abîme entre les deux civilisations : l’une, immobile, figée, rebelle à tout progrès, enfouie dans le néant de son érudition subtile et : surannée ; l’autre, au contraire, pleine de sève et d’activité, réalisant par les hardiesses de l’exécution les hardiesses de la pensée, les témérités calculées de la science au vol d’aigle ! Mais quoi, n’existe-t-il donc de rapports entre les Chinois et les Anglais que le style de leurs romans, les formes de leur littérature élégante ? Ne trouve-t-on pas dans la race chinoise les aptitudes industrielles et mercantiles de la race anglo-saxonne ? Les Anglais n’ont-ils pas en revanche quelques traits du caractère chinois, le formalisme, le culte de la routine, la tendance hiérarchique, l’esprit de caste, l’idolâtrie du souverain, et, sous des formes graves, un très vif penchant à la perpétuelle satisfaction des appétits physiques. Il ne faut donc s’étonner qu’à moitié de voir, dans les romans des deux peuples, s’exprimer à peu près de même la femme du mandarin lettré et celle du très honorable pair. L’humanité, qu’on retrouve partout assez identique, se modifie de même sous des influences et dans des circonstances analogues. Si donc vous admettez que la vie de ces deux femmes se compose, à peu de chose près, des mêmes élémens, que toutes deux doivent placer en première ligne les soins de leur parure, puis les relations de société, puis, toujours en descendant l’échelle de proportion, les intérêts de cœur, fort mêlés et compliqués de considérations d’amour-propre ; si leur temps, à l’une et à l’autre, se consume en visites, en longs bavardages, en médisances, en petites luttes de vanité ; si toutes deux, dès l’enfance, ont été tenues, pour ainsi dire, en serre chaude, acquérant, aux dépens de leur développement naturel, une grace factice, une élégance de convention ; si les soins excessifs dont elles ont été l’objet les ont habituées à se considérer comme un centre d’adoration, à s’adorer elle-mêmes, à diviniser leur fantaisie, à lui donner le pas sur les conseils de la raison et du bon sens, — comment voulez-vous qu’elles ne se ressemblent point ? Revenons à notre sujet. Pique n’est certes pas un roman de premier ordre, et, le dégageât-on des longueurs qui l’encombrent, il n’offrirait encore qu’une lecture facile, sans intérêt très puissant ; mais n’est-ce rien que cela ? et ne peut-on savoir gré à l’auteur de trois volumes, lorsqu’on y trouve, de ci de là, cent cinquante à deux cents pages écrites avec un charme incontestable ? C’est au public de résoudre la question que nous venons de poser.


Forgues.

REVUE MUSICALE.

C’est une fécondité vraiment merveilleuse que celle de M. Halévy. En moins de deux années, le Val d’Andorre, la Fée aux roses, la Tempesta et la Dame de Pique ! Il est à remarquer qu’il ne s’agit plus ici de ces opéras de conversation, comme en écrivait M. Auber au bon temps du Domino noir et de l’Ambassadrice, de ces ingénieuses comédies qu’un peu de musique relève agréablement, lorsque le dialogue semble n’avoir rien de mieux à faire que de laisser la place libre aux violons, mais bel et bien de grosses partitions dûment fournies de solides morceaux d’ensemble, et qui du moins, quant au déploiement des ressources théâtrales et symphoniques, répondent à toute l’idée qu’on se représente d’une grande machine dramatique. Étrange chose, tandis que M. Auber, le maître du genre émigre à l’Opéra avec tambours et trompettes, M. Halévy, génie académique s’il en fut, apporte à Favart les traditions lyriques de la rue Lepelletier, et si l’auteur de Fra Diavolo se charge de mettre la Bible en ariettes, le chantre de la Juive, sans se départir un seul instant de ses habitudes magistrales, prend le style de Cherubini pour nous conter une anecdote russe. Je ne sais ce que l’art peut avoir à gagner à de pareilles confusions ; toujours est-il que le chassé-croisé a du piquant et méritait mieux du public, lequel me semble n’y point trop prendre goût, quoi qu’en disent certains journaux, dont je doute fort que la conviction égale l’enthousiasme.

Nous n’avons point entendu la Tempesta et ne connaissons jusqu’ici cet ouvrage que par la célébrité que lui ont faite dans toute l’Europe les fantastiques annonces de M. Lumley. Appeler M. Scribe à Londres tout exprès pour lui faire composer un opéra avec une pièce de Shakspeare était une idée digne de réussir, par son originalité, chez un peuple aussi original que l’est en matière musicale le peuple britannique ; car, chez nous, la plaisanterie aurait moins de succès, et nous ne comprendrions guère en France que M. Nestor Roqueplan convoquât Bulwer, par exemple, ou tout autre, pour lui proposer au prix de 25,000 livres d’arranger le George Dandin de Molière en libretto. — Mais revenons à M. Halévy. Nous entendrons la Tempesta cet hiver, puisqu’on nous la promet à Ventadour, et nous nous permettrons de la juger alors en toute liberté d’esprit, absolument comme si nul autre que Shakspeare n’en eût écrit le poème, et comme si M. Lumley n’avait pas dépensé 50,000 fr. pour obtenir ce chef-d’œuvre de ses auteurs, et 20,000 autres francs pour les festoyer, au vu et su de l’univers entier, en toute sorte de noces de Gamache dignes d’un lord-maire qu’on installe. En attendant, la Tempesta, pour nous, ne compte que pour nombre, et nous n’y voyons qu’une partition de plus dans le bagage de M. Halévy. — Quatre partitions en deux ans ! les plus féconds cerveaux ne rapportent pas davantage. Que dire lorsque ce phénomène se produit chez un esprit qu’avec la meilleure volonté du monde, et en lui rendant sur d’autres points toute justice, on ne saurait cependant reconnaître comme étant doué de très merveilleuses qualités natives ? Passe pour la fécondité des mélodistes ? Que Donizetti ou M. Auber multiplient outre mesure leurs productions, bien qu’à regret, on le conçoit encore ; mais cet esprit méthodique, cette érudition laborieuse qui n’est parvenue à la renommée qu’en amassant dans les veilles et le recueillement un capital d’idées quelconque étendu ensuite à l’infini, grace aux mille artifices que l’algèbre du Conservatoire fournit à ses pieux adeptes, comment fera-t-il sans cette économie qui était sa force ?

Pour moi, je l’avouerai, rien ne m’effraie comme les improvisations d’un génie dont le caractère est de sentir l’huile, comme ces carrés de notes symétriques manœuvrant avec toute l’expérience, parfois aussi avec toute la pesanteur des gros bataillons. Évidemment les conditions du talent de M. Halévy ne sont point dans un pareil excès de productivité. À ce métier, il a déjà mangé son propre fonds, et bientôt, s’il n’y met bon ordre, à cet autre enfant prodigue les trésors du Conservatoire ne suffiront plus. Le peu de mélodie qui lui restait après la Juive et l’Éclair, et tant d’autres partitions plus ou moins médiocres, qu’on ne saurait en aucune façon comparer aux deux ouvrages que je viens de citer, le peu de mélodie qui lui restait, M. Halévy l’avait mis dans le Val d’Andorre, où nous avons vu sa sève assez débile s’épanouir à l’air vivifiant des Pyrénées. Depuis cet opéra, d’une inspiration agréable et l’un de ceux qui survivront dans le répertoire de ce maître, on ne saurait, hélas ! que constater la plus déplorable absence d’imagination dans les ouvrages de M. Halévy qui se sont succédé à des intervalles si rapprochés. Ce dénûment absolu d’idées musicales, par lequel se signalait déjà la Fée aux Roses, cette nécessité de recourir sans cesse aux expédiens d’une instrumentation habile pour donner le change au public sur le défaut d’inspiration ; ces mille ruses du métier, qui passeraient pour des traits de génie, si tant de fois on ne les avait vues se produire, se retrouvent dans la Dame de Pique à un degré qu’il faut véritablement renoncer à décrire. Parler pour ne rien dire, a-t-on dit ; personne mieux que M. Halévy ne connaît et ne professe ce grand art en musique. J’ignore s’il existait avant lui, mais à coup sûr il l’aurait inventé. Transitions du mineur au majeur, modulations ascendantes pour figurer les paroxysmes de la colère, rhythmes excentriques sous prétexte de couleur locale, curiosités algébriques de toute espèce, c’est à ravir d’enthousiasme chromatique un harmoniste de quatrième année ! Et toutes ces conversations si délicatement filées entre le basson et le cor anglais, toutes ces interminables ritournelles de hautbois, tant prodiguées depuis la Juive jusqu’aux Mousquetaires de la Reine, avec quelle industrieuse persistance ne sont-elles pas ramenées ? Que de lieux communs et de redites qui passent à cause de l’encadrement et de la main-d’œuvre ! Puis tout cela, il faut en convenir, est bien en scène, musique et poème vont ensemble sans hésiter : chœurs militaires, duos, scènes de jeu, nulle part l’habileté ne fait défaut dans le dialogue, et cette musique, si rien de neuf, d’élevé et de pathétique ne la caractérise, ne surcharge du moins jamais les situations de la pièce. M. Halévy est véritablement un compositeur à grand spectacle ; personne mieux que lui ne sait animer un orchestre, préparer une entrée, mouvementer un finale. La partition de la Dame de Pique contient dans ce genre des prodiges de faire, et rappelle à mon sens beaucoup celle du Guittarrero du même auteur. Ne point distraire l’attention du public, tenue en éveil pendant quatre heures par les péripéties d’une pièce intéressante et variée, est à coup sûr le fait d’une musique pour le moins très modeste. Je me hâte toutefois d’ajouter que cette musique, tout en se contentant d’accompagner l’action, lui prête une force, une vie, une couleur que sans elle on n’y trouverait pas.

Otez de la Dame de Pique la partition de M. Halévy, et vous serez étonné de trouver tout à coup si vulgaire et si pauvre cette combinaison dramatique qui vous a si vivement impressionné tout à l’heure ; d’autre part, essayez de vous rendre compte de cette musique en dehors des conditions mêmes de la pièce et au seul point de vue du sentiment mélodieux qui peut l’avoir inspirée : voilà deux choses, poème et partition, qui séparément ne sauraient exister, et qui, réunies, et grace aussi à une exécution pleine d’ensemble, forment un spectacle d’un certain attrait. La parole n’a été donnée à l’homme que pour déguiser sa pensée, prétend un illustre aphorisme ; serait-ce qu’à l’Opéra-Comique la musique ne servirait qu’à prêter au poème une puissance dramatique qu’il est incapable d’avoir par lui-même, et que, de leur côté, les inventions plus ou moins ingénieuses du poème n’auraient d’autre but que de mettre la musique en état de se passer de tout ce qui constitue ailleurs ses élémens de vie ? À ce compte, la fécondité de M. Halévy s’explique. Autant de pièces à succès que lui fournira M. Scribe, autant de partitions il écrira, et je ne vois point ce que pourrait avoir à faire en pareille besogne l’inspiration musicale telle que certains esprits naïfs l’ont jadis comprise.

Les débuts de Mlle Caroline Duprez ont valu au Théâtre-Italien quelques soirées presque brillantes. Le célèbre ténor de l’Académie royale de musique, reparaissant dans cette partition de Lucia, dont le rôle principal fut écrit pour lui, autrefois, ne pouvait manquer d’éveiller toutes les sympathies du public auquel il présentait sa fille. Quinze ans d’efforts surhumains et de glorieux succès méritaient bien, en somme, l’empressement flatteur et les bravos qui ont accueilli Lucie et Rawenswood à leur entrée en scène, je ferais peut-être mieux de dire la débutante et son père, car l’illusion eût été quelque peu difficile à garder, et le mieux était d’en prendre ce soir-là son parti et de laisser les émotions du drame pour le tableau de famille. Mlle Caroline Duprez touche à peine à l’âge de Juliette, et tous les secrets que l’art du chant peut donner, sa voix délicate et flexible les possède déjà. C’est un mécanisme merveilleux, et qui, même dans le voisinage de Mme Sontag, trouve à briller. Que cet organe adolescent, singulièrement dressé aux vocalisations, ait faibli dans le pathétique du rôle, il n’y a là d’ailleurs rien qui doive étonner. On pouvait croire, après cette première épreuve, que le répertoire bouffe lui conviendrait mieux. Cependant, tout bien considéré, nous pensons que la gracieuse cantatrice fera bien, pour quelque temps du moins, de s’en tenir aux caractères où l’expression mélancolique domine. Dans le bouffe proprement dit, son inexpérience de la scène se trahit davantage, et aussi un certain accent de prononciation à la française, que le tour familier du récit et l’accompagnement plus découvert mettent en évidence. Le talent de Mlle Caroline Duprez, dans sa délicatesse élégante et fragile, ne saurait être qu’un objet de luxe pour un théâtre qui possède déjà Mme Sontag. Aujourd’hui comme hier, c’est la Semiramide et la Norma qui manque. Cette cantatrice indispensable et sans laquelle il faut désespérer du Théâtre-Italien, l’aurons-nous au moins l’année prochaine ? Plusieurs disent que oui et nomment Mme Stoltz ; qui, l’ex-reine de Chypre sur la scène des Malibran et des Grisi ? On y pense ! — Mais Mme Stoltz chantait faux horriblement. — C’est possible ; avouons aussi qu’elle avait une bien magnifique voix… comme M. Massol, une de ces voix qui ne chantent jamais, justement à cause de cette sonorité métallique dont la nature les a douées, à cause de cette magnificence où elles se complaisent, et qui fait leur gloire et leur néant. — Cependant, si Mme Stoltz avait entrepris en Italie des études sérieuses, si, laissant de côté ce mauvais clinquant de prima donna de province dont elle s’affublait à l’Opéra, cette voix d’un si beau timbre et d’une si dramatique allure s’était mise à modifier sa méthode et son goût, s’il était déjà convenu qu’une partition de Sardanapale signée d’un nom illustre dans la musique servirait à ses débuts… Une fois lancé sur le terrain des conjectures, on ne s’arrêterait plus, surtout lorsqu’il s’agit d’un théâtre aimé du monde parisien, d’un théâtre que vingt ans des plus beaux fastes ont acclimaté définitivement chez nous, et qui, pour peu qu’il sache ne point s’abandonner lui-même, se relèvera infailliblement de l’état de quasi-décadence où les événemens l’ont amené.

L’Opéra, remis à peine des grandes émotions de la mise en scène de l’Enfant prodigue, a donné, comme à l’improviste et entre deux débuts, un ballet pour Fanny Cerrito. Cette fois, c’est dans la vie réelle et très réelle que l’auteur a puisé l’idée de son thème chorégraphique. Il ne s’agit plus en effet de rêverie au clair de lune, de pâles willis menant leurs rondes vaporeuses à travers les clairières des grands bois de sapins. À ce petit monde aimable et gracieux de la fantaisie si ingénieusement inventé pour le ballet, un autre monde a succédé, moins coquet, moins poétique et surtout, hélas ! moins allemand à la manière des légendes de Lamothe-Fouqué et de Musœus. Il est ici beaucoup question de sergens recruteurs, comme dans le Philtre, et d’une fiancée s’enrôlant à son tour pour suivre son amant sous les drapeaux, tout cela d’un intérêt médiocrement neuf et d’un pittoresque assez rebattu, en dépit des graces provoquantes et du vaillant entrain de la Cerrito. Si le ballet, ainsi qu’on l’a prétendu, était une sorte de poésie, et s’il pouvait y avoir deux écoles en pareil sujet, nous dirions que Paquerette relève de la tradition réaliste et classique de la Fille mal gardée, tandis que Giselle descendait, au contraire, en droite ligne de l’adorable famille des Ondine et des Oberon. N’en déplaise à M. Théophile Gautier, en fait de ballet nous tenons pour le romantisme, et, si l’auteur de Paquerette pouvait le trouver mauvais, le charmant inventeur de Giselle ne manquerait pas de nous donner raison contre lui.


LA PRISE DE LA SMALA D’ABD-EL-RADER, gravure de M. Burdet, d’après M. Horace Vermet. — Depuis que notre drapeau flotte sur les murs d’Alger et que chaque année apporte son tribut aux glorieuses annales de notre conquête, parmi les hardis coups de main et les heureuses témérités de cette guerre incessante, aucune, on le sait, n’a exercé une plus utile influence sur le succès définitif de nos armes que l’expédition de M. le duc d’Aumale aux sources du Taquin. L’émir a été frappé au cœur le jour où, le désert cessant d’être un rempart impénétrable à nos soldats, la smala fut surprise et enlevée à plus de soixante lieues d’Alger ; son prestige n’a pas survécu à ce revers, et, comme il le disait quelques années plus tard en remettant son épée à M. le duc d’Aumale, son étoile avait définitivement pâli devant celle d’un prince plus jeune et jusqu’alors plus heureux. La smala était, en effet, une création de notre infatigable adversaire ; là était sa famille, son trésor, ses ôtages, ses fantassins réguliers, ses provisions de guerre, ses innombrables troupeaux ; en un mot, c’était sa capitale, qu’il avait rendue ambulante et mobile, afin de pouvoir se donner sans réserve à la lutte qu’il soutenait sans paix ni trêve contre notre domination. Ce camp ou plutôt cette capitale nomade, placée sous la sauvegarde des fanatiques de l’émir, était reléguée à plusieurs journées de marche dans l’intérieur du petit désert, à quarante lieues de notre dernière ligne d’occupation, lorsque, dans le courant du mois de mai 1843, l’ordre fut donné au jeune prince commandant la province de Titterie de poursuivre et de surprendre la smala d’Abd-el-Kader. Aussitôt une faible colonne de dix-huit cents hommes s’avance dans le désert et dérobe son approche à l’ennemi en faisant vingt lieues en une seule marche. L’infanterie sous les ordres du colonel Chadeysson, puis les zouaves du colonel Chasseloup, qui essaient en vain de suivre le trot des chevaux, sont laissés en arrière. Les spahis et les chasseurs qui accompagnent encore le prince sont harassés de fatigue ; lui seul soutient encore leur ardeur, leur promettant d’heure en heure la rencontre de l’ennemi. Tout à coup la smala se développe à leurs yeux, ses tentes couvrent la plaine, et déjà ses innombrables soldats courent aux armes. « C’était une de ces occasions où la témérité même est de la prudence, » a dit depuis l’illustre maréchal Bugeaud. Le prince l’avait compris ; il donne le signal et l’exemple de l’attaque, et une victoire qui étonna les vainqueurs eux-mêmes fut le prix de tant d’audace.

C’est le simple récit de cette brillante action, fait par M. le duc d’Aumale lui-même, que le pinceau de M. Horace Vernet a fidèlement traduit. Tout le monde se souvient du succès de popularité qui accueillit, au salon de 1845, le tableau de la Prise de la Smala. Les proportions inusitées du tableau de la Smala ont permis au peintre de traiter son sujet avec l’exactitude d’un historien militaire et d’un voyageur à qui ne sont inconnus ni le bivouac du soldat ni la tente de l’Arabe. L’action se présente aux regards dans tout son ensemble. À gauche, c’est-à-dire dans le fond du tableau, les spahis avec le colonel Yusuff attaquent le douar d’Abd-el-Kader et culbutent l’infanterie régulière qui se défend avec le courage du désespoir ; sur la droite, les chasseurs du colonel Morris traversent les tentes et chargent à fond sur le spectateur ; au centre est placé M. le duc d’Aumale, vers lequel le regard se porte de tous les points du tableau. Le peintre n’a oublié d’ailleurs aucun des épisodes de l’action, il a retracé avec autant de charme que de vérité scrupuleuse ces combats d’homme à homme, ces femmes éplorées et tout l’étrange appareil d’un camp arabe. L’infanterie même, qui n’arriva que quelques heures après le combat, figure à la place qui lui appartient dans cette vaste composition ; on aperçoit à l’horizon ces bataillons qui, après une marche admirable, trente lieues en trente-six heures, arrivaient en bon ordre, sans avoir laissé en arrière ni un homme, ni un mulet.

La simple analyse de cette peinture fait assez comprendre l’intérêt qui s’attache à la gravure sur acier de la Prise de la Smala, par M. Burdet, qui figure au salon de 1850. C’est déjà chose assez remarquable qu’un pareil travail accompli dans des temps comme les nôtres, si peu favorables aux œuvres de longue haleine, et surtout aux patiens efforts du burin. La monarchie de juillet avait donné aux arts dix-huit années de prospérité ; aussi pouvait-elle distribuer ses encouragemens avec confiance, certaine que des œuvres capitales répondraient à son appel. L’art de la gravure, qui, plus qu’aucun autre, a besoin d’une protection éclairée et active, avait surtout une large part dans la sollicitude du roi Louis-Philippe. Qui ne se rappelle l’immense ouvrage des Galeries de Versailles ? Lorsque le roi conçut le projet de reproduire par la gravure ce vaste musée, M. Gavard, l’inventeur du diagraphe, lui parut le plus capable de comprendre et d’exécuter sa pensée. Le goût de la gravure était une tradition au sein de la famille royale[5] ; le roi Louis-Philippe, s’y était montré fidèle. Ce n’était pas Seulement chez lui l’effet d’un sentiment éclairé des arts ; il aimait surtout la gravure, parce qu’il la considérait comme l’art destiné à traduire et à mettre à la portée de tous les merveilles du pinceau. Sa pensée se portant même avec une sérénité philosophique sur les chances de l’avenir, il disait à M. Gavard : « Mon ouvrage (et le roi désignait ainsi le musée de Versailles) n’est pas éternel, un incendie, une révolution peut le détruire sans en laisser de traces ; mais les feuillets épars de votre grand livre sont à l’abri de ces chances de destruction. Ceux que le temps et les événemens auront respectés suffiront pour rappeler un jour ce que j’ai fait pour les arts et pour la mémoire de tout ce qui a honoré la France. »

La gravure de la Smala fait partie de l’ouvrage dont parlait ainsi le roi Louis-Philippe. L’exécution de cette grande planche était déjà, depuis deux ans, confiée à M. Burdet, lorsque la révolution de février vint faire de nouvelles destinées aux arts, et à la gravure en particulier. Néanmoins, ce qui était commencé fut achevé, grace à la persévérance de l’éditeur, dont une spéculation n’était pas le seul objet. Il a fallu à M. Burdet cinq années d’un travail qui n’a pas été interrompu un seul jour pour achever cette œuvre capitale. La gravure de la Smala dépasse en effet par ses dimensions toutes celles que le burin a exécutées jusqu’à ce jour, non-seulement sur acier, mais encore sur cuivre, ce métal si malléable, si facile à l’action de la pointe sèche et du burin. Il y a à peine vingt ans qu’ont eu lieu en France les premiers essais de la gravure sur acier, et les artistes reculaient encore devant les difficultés et la lenteur du travail sur ce dur métal, quand l’ouvrage des Galeries historiques de Versailles vint les soumettre à un apprentissage forcé, qu’ils ont du reste mis à profit. Les trois mille planches composant l’ouvrage de M. Gavard ont toutes été gravées sur acier, celle qui doit clore cette grande publication devait donc l’être également. Aussi, au lieu d’être limité à cinq ou six cents, le nombre des bonnes épreuves qu’on peut tirer de la planche de la Smala s’élève-t-il bien au-delà du chiffre que la statistique commerciale assigne d’avance à la vente des grandes gravures. Les œuvres d’art ne peuvent malheureusement plus compter en France, aujourd’hui surtout, que sur un public fort restreint ; la gravure sur acier, en multipliant au-delà de toute proportion le nombre des bonnes épreuves, permet aux éditeurs d’en abaisser les prix ; c’est là un véritable progrès dans le sens des tendances modernes ; il vulgarise et répand les œuvres de l’art sans en abaisser le niveau.

Les difficultés d’exécution ont été surmontées par M. Burdet avec un rare talent. À l’aspect de sa gravure, on est surtout frappé de la hardiesse des partis-pris, de l’harmonie et de l’effet qu’il a su ménager entre tous les détails de ce vaste ensemble. Avec les ressources restreintes de la gravure, la simple opposition du blanc et du noir, M. Burdet a dû lutter contre toutes les richesses de la palette de M. Horace Vernet. Malgré les dangers que présente l’emploi de l’eau-forte sur une planche d’acier de cette étendue, le graveur a su en faire un utile emploi en l’associant à la pointe et au burin. C’est ce qu’il est facile de constater, l’éditeur ayant eu l’heureuse idée de faire tirer, il y a trois ans, quelques épreuves du travail de préparation de M. Burdet ; ces épreuves seront certainement consultées avec intérêt par les amateurs et surtout par les graveurs. — Les travaux considérables en tous genres sont généralement restés interrompus pendant ces trois dernières années ; l’apparition de la gravure de M. Burdet mérite donc doublement de fixer l’attention du public. Puisse-t-elle être le signe d’un retour aux œuvres sérieuses et aux entreprises de longue haleine, incompatibles avec le désordre moral et matériel !


V. de Mars.


  1. Voltaire et son Temps, 2 vol. in-12. Paris, chez Joël Cherbuliez, place de l’Oratoire, 3 ; Genève, même maison ; Leipzig, chez Michelsen et Ch. Twiet neyer.
  2. Un vol. in-12o, chez Victor Leou. Paris, rue du Bouloi, 10.
  3. Un vol. in-12, chez Michel Lévè frère, rue Vivienne, 2 bis.
  4. 3 vol, post octavo, London, Smith, Elder and Co, 65, Cornhill.
  5. Il existe à cet égard un document fort rare et fort curieux : c’est l’œuvre gravée de tous les princes fils et filles du roi Louis-Philippe. À la façon de quelques maîtres, tels que le Parmesan, Della Bella ou notre Callot, ils dessinaient directement leurs compositions avec la pointe sur le vernis. Plusieurs de ces eaux-fortes se distinguent par un vrai mérite, et l’on n’étonnera personne en disant que les travaux de la princesse Marie, s’ils étaient plus connus, la placeraient au premier rang parmi les graveurs en ce genre.