Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1839

Chronique no 162
14 janvier 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



14 janvier 1839.


« Le sort des minorités est de se réunir pour se faire un peu plus fortes, c’est ce qui a amené la coalition dont nous sommes témoins ; coalition la plus singulière qu’on ait encore rencontrée ; car, de même qu’on n’avait pas encore vu un gouvernement concilier autant les majorités raisonnables de tous les partis, on n’avait pas vu non plus un gouvernement laissant plus de minorités mécontentes, plus de minorités diverses et contraires ; aussi leur a-t-il fallu se pardonner beaucoup de dissemblances, beaucoup d’anciennes invectives, beaucoup de désagréables souvenirs. Les hommes simples, sincères, qui croient qu’on est tenu d’être conséquent, même quand on est parti, n’auraient jamais pensé que de tels contraires pussent aller ensemble ; mais les révolutions sont plus fécondes en combinaisons que ne peut l’être l’imagination des gens simples et honnêtes. Les hommes de toutes les opinions qui se rapprochent, s’entendent entre eux pour combattre la tyrannie ; ils peuvent avoir fait, pensé, écrit autrefois, tout ce que le temps, les révolutions et la fortune ont voulu ; mais grâce entière leur est accordée aux yeux de toutes les religions politiques, si aujourd’hui ils se réunissent dans un credo commun, et consentent à répéter ensemble qu’au dehors le gouvernement trahit la France, qu’au dedans il abandonne la cause de la révolution. Ces alliances sont le signe infaillible de l’impuissance des partis ; car il faut avoir un grand besoin d’étayer sa faiblesse pour s’unir et s’accorder de telles indulgences. Il faut être bien désespéré pour ne pas craindre de tels contrastes, pour n’en pas être honteux. Chacun de ceux qui s’unissent, en effet, serait-il individuellement vrai, est un mensonge à côté de son voisin. Il n’y en a pas un qui ne soit le démenti de l’autre, la démonstration de sa fausseté. On ne comprend pas qu’ils puissent se regarder les uns les autres. Du reste, ces alliances ne sont qu’une réciproque duperie ; ceux qui croient y gagner, y perdent la considération publique. »

Les belles paroles que nous venons de citer sont de M. Thiers. Nous les retrouvons dans l’ouvrage qu’il publia en 1831, sur la monarchie de 1830, et nous les livrons sans commentaires aux membres de la coalition. Dans cet admirable travail, M. Thiers a traité une partie des questions qu’il agite lui-même aujourd’hui à la tribune, et il les a traitées avec tant de supériorité, que nous croyons à propos de le suivre dans la belle défense qu’il faisait alors de la politique extérieure du gouvernement de juillet.

Ce qui se trouve parfaitement prouvé par le beau discours de M. Molé, en réponse à M. Thiers, sur l’affaire de Belgique et sur la question d’Ancône, c’est que la politique du 13 mars, du 11 octobre et des cabinets suivans, en exceptant sur un seul point le cabinet du 22 février, était tout-à-fait conforme à la politique du 15 avril. La dépêche de M. Thiers, lue à la chambre par M. Molé, a été regardée comme une pièce d’une haute importance, et sous un certain point de vue, elle l’est, en effet. Selon les termes mêmes de cette dépêche, le chef du ministère du 22 février envisageait la convention d’Ancône ainsi que l’avaient fait ses prédécesseurs. À ses yeux, c’était un traité. L’exécution lui semblait seulement devoir être différée ou éludée. C’est ce qui résulte évidemment des termes de la dépêche. Or, le traité était formel : la retraite des Autrichiens devait s’opérer simultanément avec celle de nos troupes. Rester après le départ des Autrichiens, c’était les provoquer à envahir de nouveau la Romagne, et à l’occuper indéfiniment ; c’était faire ce que la politique de la France devait éviter à tout prix ; c’était, pour nous servir d’une belle expression de M. Thiers, qui blâmait, en 1834, une telle pensée, c’était jeter l’Italie sur les baïonnettes autrichiennes, tandis que, selon M. Thiers, l’Italie avait tout à gagner à une situation pacifique. En même temps, M. Thiers, jetait dans la dépêche citée par le président du conseil, les bases d’une politique nouvelle, qui n’était ni celle de M. Casimir Périer, ni celle du ministère du 11 octobre, car celle-là s’appuyait sur la fidélité due aux traités, et elle basait son influence, en Europe, sur le respect des engagemens. En enjoignant à l’ambassadeur de France, à Rome, de déclarer, au besoin, que le fait de la retraite des Autrichiens n’entraînerait pas nécessairement celle de nos propres troupes, le ministre des affaires étrangères du 22 février, entrait, sans nul doute, dans une voie nouvelle, et il changeait la face de la politique de la France. Aussi avons-nous vu avec quel enthousiasme la conclusion de cette dépêche a été accueillie par l’extrême gauche, quand M. Molé l’a portée à la tribune, et, en même temps, avec quelle consternation, mêlée de surprise, M. Guizot s’est hâté de demander la parole pour incidenter sur la communication de cette pièce. Mais M. Guizot aura beau faire, et essayer de détourner la question du fait principal, il reste acquis comme fait politique. La lecture de cette dépêche a comblé de joie M. Mauguin, ainsi que toute l’extrême gauche ; et le parti de la propagande a vu là, ou a feint d’y voir, le triomphe de ses opinions. Il y a huit ans que l’opposition de gauche accuse le gouvernement de juillet de trahir la France, en refusant de porter ses armées partout où un peuple s’insurge, en refusant de violer les traités, et de jeter son épée dans la balance ; et voilà que tout à coup elle s’aperçoit que le ministère du 22 février a tenu un jour son langage et a failli entrer, par un bond, dans son système. La reconnaissance de l’extrême gauche a été proportionnée à sa joie ; elle a éclaté sans réserve, et M. Thiers a dû être, en secret, bien embarrassé de ces témoignages d’estime ; car nous nous refusons à croire encore qu’il soit de ceux qu’il peignait si bien, et qui sont trop désespérés pour redouter de tels contrastes et ne pas en être honteux.

M. Thiers, dans la séance qui s’ouvre en ce moment, répondra sans doute, non pas au ministère, mais à l’extrême gauche, qui, lors de la lecture de sa dépêche, lui a donné, des mains de M. Mauguin et de M. Larabit, ces grands apôtres de la propagande, le baptême que M. Guizot recevait, deux jours avant, de M. Odilon Barrot. M. Thiers ne voudra pas sans doute qu’il soit dit qu’un ministre des affaires étrangères, qu’un homme qui a été quelque temps le chef de la diplomatie française, met en question l’exécution des traités. M. Thiers a trop savamment étudié l’histoire de Napoléon et les causes de la chute de sa merveilleuse puissance, pour ne pas savoir que le défaut de fidélité dans les engagemens a joué le plus grand rôle dans cette catastrophe. Quand se forma l’alliance européenne contre Napoléon, le conquérant était debout dans presque toute sa force ; il avait, dans la terreur de son nom, dans l’héroïsme de ses armées, dans l’inépuisable ardeur du pays qu’il gouvernait, mille chances de dominer encore la fortune. Il était, en un mot, le plus puissant monarque et le plus habile général de son temps, et plusieurs des puissances qui se liguèrent contre lui, se seraient contentées de l’humble situation que leur avait faite le sort des batailles. Pourquoi donc l’attaqua-t-on en 1812 ? Pourquoi refusa-t-on de traiter avec lui en 1815 ? C’est que les puissances avaient appris, à leurs dépens, qu’aux yeux du dominateur de l’Europe, les traités n’étaient, en quelque sorte, que des actes provisoires qu’il croyait pouvoir changer à son gré. Et encore, c’était dans un temps où la guerre et ses chances, si changeantes, semblaient autoriser ces modifications. L’absence de cette religion des traités précipita toutefois la chute de l’empire, qui commença de s’écrouler quand ses soldats occupaient encore toutes les places fortes de l’Europe, et qui tomba après avoir déjà poussé de profondes racines. Voyez maintenant quel spectacle contraire nous a donné la monarchie de juillet, et cette révolution douce et légale, qui naquit en 1830, pour nous servir d’une belle expression de M. Thiers. La France déclara d’abord, comme avait fait en 1790 l’assemblée constituante, qu’elle voulait la paix, et qu’elle ne ferait la guerre ni par esprit de conquête, ni par esprit de propagande. L’Europe ne s’inquiéta pas moins, car on se souvenait de la révolution, de l’empire, et surtout parce que le parti radical menaçait de s’emparer des affaires. Le ministère du 13 mars et son attitude vis-à-vis les partis, rassurèrent l’Europe ; sa politique extérieure acheva de la calmer. Grace aux explications de M. Molé, on sait maintenant ce que fut l’expédition d’Ancône, dirigée à la fois dans l’intérêt de la tranquillité de l’Europe et de la dignité de la France. Le ministère du 15 avril entendrait-il bien ces doubles intérêts, s’il avait déchiré la convention faite par Casimir Périer, et suivi l’esprit de la dépêche du 14 mars 1836 ? Eh ! quoi, ce qui a pu faire la gloire de Casimir Périer, ce qui a été sa force, le respect religieux des engagemens contractés au nom de la France, le ministère actuel ne pourrait l’imiter sans honte et sans faiblesse ? Et les reproches qu’on a faits au ministère, au sujet d’Ancône, ne les lui faisait-on pas quelques jours avant au sujet de la Belgique ? Voulait-on aussi déchirer le traité des 24 articles, et se trouverait-il aussi dans les cartons du ministère des affaires étrangères quelque dépêche qui recommanderait à notre ambassadeur à Londres, d’exprimer l’opinion que l’acceptation du roi de Hollande ne doit pas entraîner l’adhésion de la France, qui a signé le traité il y a huit ans ? Disons-le, cette politique est contraire à celle que nous avons suivie depuis la révolution de juillet, et qui nous a valu l’estime de l’Europe ; elle est contraire à tous les antécédens de M. Thiers, et tout le talent de M. Thiers lui-même, s’il avait changé à cet égard, n’en ferait jamais la politique de la France. Mais M. Thiers n’a pas changé. Il dira sans doute aujourd’hui que sa dépêche tendait plutôt à ajourner la question qu’à l’écarter définitivement ; il montrera la démarche qu’il commandait comme une manière d’amener des négociations sur une autre base, et il laissera, sans doute, à l’extrême gauche, les frais de son enthousiasme pour un acte qui n’est pas ce qu’elle voudrait en faire. Toutefois, M. Thiers n’échappera pas au reproche qu’on pourra lui faire d’avoir dévié, en cette circonstance, de ses propres sentimens de dignité nationale et de loyauté ; car rien n’autorise à méconnaître un engagement, pas même l’intention qu’on aurait d’en contracter un autre. Ce n’est pas nous qui apprendrons à M. Thiers ces belles paroles d’un célèbre négociateur. « Toutes les affaires roulent sur des conventions à qui la vérité peut seule donner de la consistance. Si la droiture manque dans les contrats, la négociation devient un jeu, où aucun avantage ne devient stable, et où il faut recommencer toujours le même manége. La bonne politique et la morale ne font donc qu’une seule science, et l’on peut dire que ce qui est bon en morale, en politique l’est deux fois. »

Nous avons commencé en citant un passage d’un écrit de M. Thiers. Ce fragment explique mieux que nous ne le pourrions faire la situation où se trouvent les hommes de talent qui figurent dans la coalition. Ils sont les uns pour les autres des démentis, et chacun d’eux est individuellement un mensonge auprès de son voisin. Nous ne voulons pas aller plus loin que n’a été M. Thiers, et nous nous refusons à admettre que ces hommes puissent être aussi des démentis à eux-mêmes et à leur propre passé. Les explications du ministère nous ont prouvé que sa politique n’est pas contraire à celle du 13 mars et du 11 octobre ; que ses actes extérieurs surtout sont la conséquence naturelle, forcée de cette politique. D’où vient donc que M. Thiers, qui approuvait si éloquemment cette politique, dans ces actes même, vient les combattre aujourd’hui ? Mais nous l’avons dit, M. Thiers ne les combat pas en réalité. Il paie avec embarras un tribut à une coalition dont il sent déjà le poids, et dont il avait si bien défini d’avance les inconvéniens, quand il les résumait par ce terrible mot : déconsidération publique. Aussi M. Thiers n’ira pas loin dans cette voie, nous le croyons. Au nombre des facultés dont il est doué, et qui manquent à M. Guizot, M. Thiers a celle de s’arrêter à point. Il a déjà grandement modifié la forme de ses paroles et la nature de ses argumens depuis le vote des deux premiers paragraphes de l’adresse, où quelques paroles blessantes étaient tombées de sa bouche contre des hommes honorables, qui remplissent un noble devoir, paroles bien injustes, puisqu’elles s’adressaient à une majorité qui ne compte pas un candidat aux portefeuilles, et qui ne renferme pas vingt fonctionnaires publics, tandis que, dans la coalition, plus de cinquante fonctionnaires trahissent, dans les ténébreux mystères du scrutin secret, le gouvernement dont ils reçoivent un salaire. Il n’importe ? M. Thiers, inspiré peut-être par le salutaire exemple de la violence de M. Guizot, s’est modéré, et nous ne doutons pas que si la majorité de la chambre persiste dans sa noble ténacité, M. Thiers ne revienne bientôt tout-à-fait à lui-même, à ce qu’il était quand il résumait, dans quelques aperçus que nous allons lui rappeler, la politique qui a le mieux réussi à la France.

En 1831, M. Thiers était déjà fatigué des déclamations auxquelles se livraient les partis qui le soutiennent aujourd’hui. « Il est aisé, s’écriait-il, de ramener les cœurs, de fausser les esprits, en parlant des malheureux Polonais, des malheureux Italiens, des malheureux Belges, livrés à la sainte-alliance ; mais que les gens à qui les déclamations plaisent moins que les faits, examinent et jugent, disait-il, et ils verront ce qu’il y a de réel dans cet amas immense de déclamations obstinément répétées, après avoir été mille fois repoussées à la tribune et dans les journaux. » Et M. Thiers, pour en venir aux faits, en citait un bien concluant, et disait : « Les puissances qui, pour en finir avec nous, ont détruit le royaume des Pays-Bas, et ont causé au roi Guillaume tous les déplaisirs qu’on sait, n’avaient certainement pas envie de nous faire la guerre. » Aux yeux de M. Thiers, les traités de 1815 étaient une nécessité, et il eût été maladroit de les déchirer. Or, ce que nous n’avons pas fait pour les traités de 1815, dont la rupture nous donnait au moins l’éventualité d’une limite sur le Rhin, le ferions-nous pour la convention du 16 avril 1832 ? Refuserions-nous de rendre Ancône, qui ne nous appartient pas, quand nous avons refusé de nous emparer des provinces rhénanes qui nous ont appartenu et qui sont plus à notre convenance ? On a cité à la tribune le mot de Napoléon qui écrivait de Milan que la ville d’Ancône devait rester à la France, à la paix générale, car c’était un poste qui nous convenait ; mais Napoléon était alors à la veille de faire des traités, puisqu’il était en guerre, et c’était au moins par un traité qu’il voulait s’assurer d’Ancône. Ici, au contraire, les traités nous ordonnent de l’évacuer. En pleine paix, nous voudrions violer les traités, et faire plus que Napoléon, nous assurer par la force une place qu’il voulait se réserver par une convention qui était à faire quand il était à la tête d’une armée, au cœur de l’Italie ! M. Thiers ou M. Molé exécuteraient, du fond de leur cabinet, la pensée que Napoléon concevait dans son quartier-général de Milan, et l’Europe assisterait à cette opération et nous laisserait faire ! Qui pourrait le penser ? On dira, comme M. Mauguin et M. Larabit : « C’est la guerre ! La guerre est une nécessité à laquelle peut se résoudre de bonne grace un peuple qui a trois millions d’hommes à envoyer sous ses drapeaux, et dont les finances sont dans un état prospère ; mais c’est une guerre juste qu’il faut faire dans le siècle où nous sommes, quand on est à la tête d’une nation qui demande compte de tout, autrement on pourrait manquer de la force morale qui donne la victoire. On a même vu, du temps de l’empire, que cent victoires ne suffisent pas à qui manque de parole, et que la force matérielle n’est pas tout, même quand le chef qui commande se nomme Napoléon ! Il ne s’agit donc pas de discuter si Ancône est un bon poste, si le mont qui le domine est fortifié ou non, si le port est assez profond pour des frégates, s’il vaut mieux de dominer par un poste militaire l’Adriatique ou la Méditerranée ; il s’agit de savoir si la convention du 16 avril a été signée par la France, et en quels termes elle réglait les conditions de l’occupation. Or, c’est le seul point qui n’ait pas été discuté par l’opposition, ce nous semble. Il est vrai que tous les autres l’ont été. Mais c’est en vain que les généraux Lamy et Bugeaud, que les officiers qui ont pris part à l’expédition, sont d’accord pour déclarer que la situation d’Ancône et le peu de forces que nous y avions nous exposaient à un échec. Aujourd’hui encore, le général Gazan, qui a ramené nos troupes, disait, à qui voulait l’entendre, que, sur trois canons trouvés à Ancône, un seul n’était pas hors de service, et qu’à peine pouvait-on s’en servir sans péril pour les artilleurs aux anniversaires des journées de juillet. Le général Cubières ajoute des détails encore plus concluans. L’opposition ne s’écrie pas moins que la position d’Ancône est admirable, et qu’il fallait, à tout prix, la conserver. À ce compte, pourquoi ne pas s’emparer de Rome et du fort Saint Ange ? S’il ne s’agit que de conquêtes, il y a de meilleures places qu’Ancône ; si, au contraire, il est question d’accomplir les traités, peu importe l’excellence du port d’Ancône et sa position. Le devoir et l’honneur nous obligeaient à l’évacuer dès que les Autrichiens évacueraient la Romagne.

Il est donc bien établi que, rester à Ancône, c’était refuser d’exécuter les traités, et la non-exécution des traités qu’on a faits, c’est la guerre. Or, veut-on faire la guerre pour Ancône ? M. Thiers lui-même le veut-il ? Voici ce qu’il disait en 1831 : « Le roi Guillaume expulsé des Pays-Bas, la Prusse ou la confédération germanique pouvaient seules rétablir la question par leurs armes. À cela, nous avons répondu que si on entrait en Belgique, nous y entrerions. C’est que nous ne devions risquer la guerre générale que pour les Belges. Pour tout ce qui est compris entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, nous devons nous montrer inflexibles, nous devons défendre toute cette portion du continent comme la France elle-même. » — Et M. Thiers voudrait qu’on risquât la guerre pour une place forte qui est, dans l’Adriatique, à deux ou trois zônes du rayon qu’il traçait ! Ce seul mot de M. Thiers dit tout sur l’affaire d’Ancône.

Qu’on ne suppose pas au moins que M. Thiers, qui voulait qu’on risquât la guerre pour les Belges, voulût étendre leurs limites actuelles. Ces limites lui semblaient très suffisantes, et l’énumération suivante des avantages accordés par les puissances à la Belgique en fait foi. « Il fallait donner des frontières à la Belgique, dit M. Thiers. On a obtenu pour elle celles de 1790, mais avec des avantages qu’elle n’avait pas. Elle échange une portion du Limbourg contre des enclaves que la Hollande possédait ; elle a perdu une petite portion du Luxembourg, mais elle a, de plus qu’en 1790, la province de Liége, Philippeville et Marienbourg. Elle a la liberté de l’Escaut ; elle a la libre navigation des fleuves et des canaux de la Hollande. Elle peut en ouvrir de nouveaux sur le territoire de cette nation. Elle a Anvers au lieu de Maëstricht, c’est-à-dire du commerce au lieu de moyens de guerre. Elle supporte un tiers de la dette néerlandaise, en représentation de la dette austro-belge, antérieure à 1789, de la dette franco-belge, comprenant le temps de la réunion à la France, en représentation, enfin, de la part qu’elle devait prendre dans la dette contractée depuis 1815 par le royaume des Pays-Bas. Ces trois parts n’égalent pas sans doute le tiers qu’elle supporte, mais les avantages commerciaux qu’on lui a cédés présentent une surabondante compensation. « La Hollande perd le Luxembourg, qui lui avait été donné en échange des principautés héréditaires de Dietz, Dillembourg, Hadamar, Siégen. Elle voit lui échapper l’immense monopole de l’Escaut ; enfin, on lui ravit cette Belgique qui, en 1815, avait été une consolation du cap de Bonne-Espérance et de tant de colonies perdues. A-t-on été bien injuste, bien dur envers les Belges, bien partial pour Guillaume ? »

« Ainsi, en récapitulant ce que la Belgique et nous avons gagné, nous dirons que la Belgique a gagné :

« D’être détachée de la Hollande ; reconnue ; constituée mieux qu’en 1790 ; pourvue de routes, de communications, d’avantages commerciaux ; rendue neutre, ce qui veut dire garantie de la guerre ou secourue forcément par la France, l’un ou l’autre infailliblement ; pourvue d’un roi qui la chérit déjà, et qui est la seule personne devenue populaire dans ce pays depuis un an et demi ; appelée enfin à un bel avenir.

« Nous dirons que la France a gagné :

« D’abord, tout ce qu’a gagné son alliée ; ensuite, la destruction du royaume des Pays-Bas, qui était une redoutable hostilité contre elle, une vaste tête de pont, comme on a dit ; le remplacement de ce royaume par un état neutre qui la couvre, ou bien devient un allié utile, et lui permet de s’étendre jusqu’à la Meuse ; la destruction des places qui lui étaient inutiles, puisqu’elle possède déjà deux rangs de places sur cette frontière, et qui ne pouvaient être bonnes qu’à d’autres qu’à elle ; par suite, un mouvement rétrograde, pour le système anti-français, de Mons et Tournay jusqu’à Maëstricht ; enfin, la consécration d’une révolution.

« Il nous semble que de tels résultats, sans guerre, sont une des plus grandes nouveautés de la diplomatie ; que le cabinet, qui a su les obtenir, n’a manqué ni de force ni d’habileté, et que les puissances qui les ont accordés n’étaient pas conjurées contre la France, résolues à sa perte. Leur noble modération était un retour dû à la noble modération de la France. »

Nous ne nous lassons pas de citer les belles paroles de M. Thiers, parce qu’elles le placent sous son véritable jour, avec le sens parfait qu’il a toujours montré jusqu’à ces derniers temps, où quelques fausses lueurs de passion l’ont égaré momentanément dans sa route. Ces paroles éclairent aussi la situation politique actuelle, et elles pourraient répondre à chaque paragraphe du projet d’adresse, depuis le début jusqu’à ce passage qui s’applique directement à l’amendement introduit en faveur de la Pologne : « Nous ne pouvons invoquer le droit de non-intervention en faveur de la Pologne. La Russie aurait bravé, pour la Pologne, tout, même une guerre faite par Napoléon avec six cent mille hommes. C’était pour elle une question de vie ou de mort. Perdre la Pologne, c’eût été pour elle rétrograder de quatre règnes. Ce que la France a dit et pu, c’est d’offrir sa médiation, c’est-à-dire de faire des démarches, que l’Angleterre, tout aussi généreuse que d’autres, n’a pas voulu imiter, parce qu’elle n’aime pas les choses inutiles… Tout ce que nous entendons chaque jour là-dessus ne prouve, chez ceux qui le disent, ni plus de zèle, ni plus de sympathie pour les Polonais, que le gouvernement n’en éprouve. C’est tout simplement un emploi fait des malheurs des autres, pour attaquer, calomnier, déconsidérer un gouvernement qu’on déteste. »

On remarquera ici qu’il y a toujours abondance de faits et de raisonnemens dans les écrits de M. Thiers. Dans ce passage, l’honorable écrivain répond victorieusement à la coalition, qui accuse le gouvernement d’avoir laissé relâcher nos liens avec l’Angleterre, et qui fonde cette accusation sur l’abandon où nous laisserait lord Palmerston dans nos négociations relatives à la délimitation territoriale de la Belgique. L’Angleterre, se plaçant à un autre point de vue, a sans doute jugé qu’elle ferait une chose inutile en se joignant dans cette circonstance au gouvernement français. Et en cela, elle a fait seulement ce qu’elle faisait quand elle refusait de suivre, dans ses offres de médiation, le gouvernement que soutenait alors M. Thiers. L’alliance anglaise est-elle rompue pour cela ? A-t-elle été rompue, quand il s’agissait de la Pologne ? La conservation de la Pologne, comme nation, intéressait cependant bien vivement la France. C’était un boulevart lointain, il est vrai, mais sûr, contre une des grandes puissances du Nord. Et il ne s’agissait cependant que d’une simple offre de médiation, tandis que dans les négociations relatives à la Belgique, l’Angleterre peut craindre, en appuyant trop la France, non pas de fortifier le boulevart que nous trouvons de ce côté contre l’Allemagne, mais de nous créer, pour un avenir incertain, une magnifique position maritime à Anvers, à Flessingue et à Ostende.

Mais M. Thiers a été plus loin dans son écrit. Il a renié, condamné la politique qui risquerait une conflagration pour les états de l’Italie autres que le Piémont. Le principe de non-intervention, établi par M. Molé, ne l’oublions pas, et pratiqué par lui dans toutes ses conséquences telles que les admet M. Thiers lui-même, ce principe ne peut, selon M. Thiers, s’appliquer au monde entier ; car alors, dit-il, il faudrait prendre les armes pour la moindre peuplade, depuis les Alpes jusqu’à l’Oural. On ne peut l’appliquer qu’à certains états, à ceux dont les intérêts sont communs avec les nôtres, et il ne doit s’étendre qu’aux pays compris dans notre rayon de défense, c’est-à-dire la Belgique, la Suisse et le Piémont. Il n’est donc pas question de la Romagne ! — « Si la France eût fait autrement, dit M. Thiers, outre qu’elle prenait envers tous les peuples le fol engagement que nous venons de dire, elle acceptait la guerre contre l’Autriche, c’est-à-dire contre l’Europe, pour deux provinces italiennes ; elle faisait pour ces provinces ce qu’elle n’avait pas voulu faire pour se donner la Belgique ; elle changeait, pour les intérêts des autres, un système de paix qu’elle n’avait pas changé pour ses propres intérêts ; en se compromettant, elle jouait la liberté du monde pour la liberté de quelques cités italiennes. Ou les raisons qu’elle avait eues de renoncer au Rhin étaient insuffisantes, ou, si elles étaient suffisantes, elles devaient lui interdire de marcher aux Alpes, bien entendu, la Suisse et le Piémont restant intacts.

« Engager l’Autriche à se retirer, lui interdire de séjourner dans ces provinces, engager Rome à adoucir, à améliorer leur sort, était tout ce qu’on pouvait : sinon, on entreprenait une croisade universelle. La France avait tout risqué pour la Belgique, elle aurait tout risqué pour le Piémont ; elle ne le devait pas, elle ne le pouvait pas pour Modène et Bologne.

« Une autre question s’élevait d’ailleurs, question effrayante, celle de la papauté. L’insurrection réussissant, la papauté était obligée de s’enfuir et de prendre la route de Vienne, car nous n’étions pas là pour lui faire prendre celle de Savone ou de Paris. Or, nous le demandons, on sait ce que la papauté a fait à Paris ! Qu’eût-elle fait établie à Vienne ? Figurez-vous le pape à Vienne, tenant dans ses mains les consciences dévotes du midi et de l’ouest de la France ? C’était la guerre religieuse, jointe à la guerre territoriale et politique. C’étaient trois questions à la fois.

Il nous semble qu’après les deux excellens discours de M. Molé sur l’affaire d’Ancône, et l’excellent écrit de M. Thiers, il ne reste plus rien à ajouter sur cette question. Il est évident que la seule conduite à tenir, était celle que le gouvernement a tenue, et qu’il n’y a qu’aux partisans de la guerre à tout prix que cette conduite peut sembler condamnable. Il faut bien que le ministère se résigne à se passer des suffrages de l’extrême gauche ! M. Thiers, s’il revient au pouvoir, sera bien obligé de renoncer à son tour à la douce satisfaction d’entendre les applaudissemens de cette partie de la chambre, car, une fois aux affaires, il n’aura pas d’autres principes politiques que ceux qu’il a déjà eus. Répondrons-nous maintenant à l’incident élevé par M. Guizot ? M. Molé était-il dans son droit en portant à la tribune une dépêche dont il n’avait eu connaissance que postérieurement à sa venue dans le sein de la commission ? n’est-ce pas une attaque puérile, et bien puérile, quand elle est jetée à travers une discussion de principes aussi grave. Une feuille de la coalition élève un reproche qui a une apparence plus sérieuse. Elle dit que le ministère n’avait pas le droit de communiquer des pièces relatives à une négociation pendante. C’est aussi le principe qui a dirigé le ministère en répondant sur les affaires de Belgique. Il a montré une réserve et une discrétion dont il n’avait pas reçu lui-même l’exemple de ses prédécesseurs. Quant à l’évacuation d’Ancône, elle est effectuée ; nos soldats sont rentrés en France, et le gouvernement, en défendant ses actes, n’a usé que du droit légitime de la défense.

Il est vrai qu’il serait bien plus commode, pour la coalition, d’obtenir du gouvernement qu’il se lie lui-même les mains, et ensuite de lui livrer bataille : et quelle bataille ! Nous avons encore entendu dire qu’en communiquant les dépêches ministérielles, on portait atteinte à la considération et à l’influence des anciens ministres, et qu’on leur préparait, pour l’époque de leur retour, un rôle bien difficile. Quand les anciens ministres cesseront de se ruer sur le pouvoir qui leur échappe, quand ils ne contracteront pas alliance avec des opinions qu’ils ont réprouvées, quand leurs amis ne viendront plus à la tribune fouiller des écrits publiés il y a plus de trente ans, lorsqu’il n’y avait pas de gouvernement représentatif en France, les nécessités de la défense seront moins dures. Mais, en attendant, nous demandons à tous les hommes de bonne foi, si le ministère n’a pas subi, avec une dignité et une modération sans exemple, tous les outrages, toutes les injures de la coalition. Est ce donc la traiter bien cruellement que de lui opposer les actes de ses chefs ? Et ceux qui applaudissaient dans la chambre, à la lecture de la dépêche de M. Thiers, sont-ils bien venus à se plaindre de la publicité qui lui a été donnée ? Ce serait bien le cas de s’écrier avec M. Thiers : Il n’y a pas un de vous qui ne soit le démenti de l’autre, et votre coalition n’est qu’une réciproque duperie !

Quant aux députés légitimistes, guidés par M. Berryer, nous ne trouverions pas de terme pour exprimer les sentimens que nous ferait éprouver leur conduite, s’il était vrai, comme ils le déclarent aujourd’hui, dans leur feuille officielle, qu’ils aient résolu de voter pour l’adresse sans amendement, et tous avec l’opposition. Ainsi M. Berryer et ses amis voteraient en faveur de la révolution de Pologne, contre le saint-père, pour le maintien du drapeau tricolore à Ancône, contre don Carlos, en faveur de la reine Christine et de son gouvernement, en un mot, ils voteraient contre les alliances et les appuis de la restauration, contre le chef de l’église catholique et contre la légitimité ! Suivez mon panache blanc, disait Henri IV, vous le trouverez toujours sur le chemin de l’honneur ! Les députés légitimistes feraient prendre aujourd’hui au drapeau sans tache une singulière route, et le parti royaliste, si religieux, si moral, nous permettrait alors de lui remontrer qu’il est étrangement représenté à la chambre. Et, cependant, on pourrait encore dire à la louange des députés légitimistes, qu’ils marchent à front découvert, sur la route d’où ils ont banni les scrupules de conscience ; mais les fonctionnaires qui serrent la main des ministres, en cachant dans une des leurs la boule noire qu’ils vont jeter au fond de l’urne, que dire de ceux-là, et comment les nommer !


P. S. Le vote sur le paragraphe relatif à Ancône, qui vient d’avoir lieu, nous apprend que la chambre a refusé de s’associer à la politique de l’opposition, qui consiste à méconnaître les traités. Ce vote est d’une haute importance. Il répare d’imprudens écrits, de dangereuses paroles, et il maintient à la France le rang qu’elle a acquis dans l’estime de l’Europe, depuis la révolution de 1830. Grace à ce vote, la France, toujours forte, reste loyale et fidèle à ses engagemens. En s’associant pour maintenir ainsi la politique du 13 mars, la chambre et le ministère ont également mérité la reconnaissance du pays.



V. de Mars.