Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1833

Chronique no 19
14 janvier 1833


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur


§. I.


La première quinzaine de 1833 n’aura pas été pour nous féconde en grands évènemens. La politique s’est donné du bon temps. Profitant de la gelée, elle a pris l’air, elle a fait ses visites et porté ses cartes à pied. Et puis elle a dîné souvent en ville ; elle a mangé le gâteau des rois en famille et paisiblement.

Si l’on s’est d’ailleurs encore sérieusement querellé de par le monde, ce n’a pas au moins été chez nous, mais bien loin, mais au-delà des mers.

En Amérique, par exemple, aux États-Unis, quoi qu’ait pu dire le président Jackson, dans son message au congrès, il paraît constant que les provinces du sud se sont soulevées contre celles du nord, et qu’elles ont secoué fortement, sinon brisé déjà le lien fédéral.

L’Afrique et l’Asie ne se sont pas montrées plus raisonnables. On avait bien dit que la Russie allait intervenir dans cette bataille acharnée que se livrent l’Égypte et la Turquie ; mais il n’en a rien été. On n’a pas séparé les combattans. On a souffert que ce duel à mort se continuât.

Quant à l’Europe, c’est elle qui donne maintenant le bon exemple. Son expérience lui a profité. À force d’être folle, elle est devenue sage. Ainsi tout récemment, bien que ce fût pour elle un grand crève-cœur, elle nous a laissés prendre sous ses yeux la citadelle d’Anvers, et tant qu’a duré le siège, elle nous a regardés magnanimement l’arme au bras, sans broncher. Il est vrai que nous, de notre côté, nous avons été admirables de modération. Nos bombes n’ont tué de Hollandais que le strict nécessaire. Nos batteries n’ont fait de brèche aux murs de la forteresse que tout juste ce qu’il en fallait pour les jeter bas. Puis, cette pacifique conquête achevée, notre armée s’est hâtée de revenir en France, afin d’y être passée en revue, emmenant d’ailleurs la garnison hollandaise, non point prisonnière de guerre, comme cela se fût autrefois pratiqué, mais prisonnière de paix, ce qui est bien différent, surtout pour cette garnison privilégiée que l’on garde à Saint-Omer.

Au-delà des Pyrénées, la réforme politique continue à se conduire avec une louable prudence. Les libéraux y avancent lentement, mais ils avancent ; chaque jour ils gagnent quelques nouveaux pouces de terrein : malgré bien des résistances, M. d’Offalia vient d’être nommé ministre de l’intérieur ; et ce qui est plus important encore, le roi, dont le silence devenait inquiétant, s’est enfin prononcé lui-même. Il a protesté solennellement contre la violence qui avait profité de sa maladie, pour lui arracher le sacrifice des droits de sa fille. Ce dernier acte est décisif. Puisque voici Ferdinand vii qui s’embarque aussi à bord de la Liberté, c’est pour elle un lest suffisant. Quoi que fassent maintenant les vagues de l’absolutisme, elles n’abîmeront pas ce glorieux navire qui va bien assurément aller conquérir pour l’Espagne un autre nouveau monde.

À Paris, le petit différend qui s’était élevé entre nos ministres de l’intérieur et du commerce, s’est terminé par un échange d’hôtels et de portefeuilles. Ces messieurs ont un beau matin traversé, chacun de leur côté, la rue de Grenelle-Germain, laissant seulement ce qu’ils ne pouvaient emporter. À ce marché pourtant, tout habile que soit M. Thiers, M. d’Argout n’a pas été trop dupé, et il a fort joliment tiré du jeu ses préfectures.


La Chambre des Députés si morne et si affaissée depuis le commencement de la session, s’est animée quelque peu à propos de madame la duchesse de Berry. Cela nous a valu des discours plus ou moins longs, plus ou moins spirituels, plus ou moins conséquens : voilà tout. D’ailleurs, la chambre n’a nullement paru se soucier qu’on lui fît parodier la Convention. La chambre n’est ni bonne ni méchante ; elle est bourgeoise et citoyenne. Son état est de voter le budget, et non point de juger et de condamner les princesses. Sans que la question fût nettement décidée, sans autre forme de procès, il a donc à peu près été provisoirement convenu que la mère de Henri v, nous ayant apporté la guerre, demeurerait aussi prisonnière de paix. Permis ensuite à nos ministres, si bon leur semble, de lui dorer sa cage de Blaye autant que possible. Mais qu’elle n’espère pas être traduite devant nos représentans. Qu’elle ne compte même point qu’on la mènera en cour d’assises. Une prison avec des fleurs et quelques dévoûmens choisis, une prison confortable, c’est tout ce qu’on peut faire pour elle. La prison est maintenant le grand moyen politique. En 93, l’homme nécessaire, la clef de voûte de l’édifice social, c’était le bourreau. Depuis 1830, c’est le geôlier.


Un grave accident s’est passé récemment dans la salle de l’Opéra. Le vieux bal masqué y étant mort l’année dernière du choléra, sous son domino noir, M. Véron nous avait donné, pour le remplacer la nuit des rois, un bal nouveau, un bal joyeux et bigarré, un bal qui ne se promenait point ennuyeux et ennuyé, bâillant et endormi, mais qui sautait marotte en main, grelots sur la tête et courait follement comme un Vénitien avec son costume aux mille couleurs. Ce pauvre bal n’avait fait de mal à personne. Il ne demandait qu’à se divertir, et narguant la mélancolie du siècle, il se promettait de la vie et du plaisir pour plus d’un carnaval. Malheureusement la police l’avait déclaré suspect dès sa naissance. Or, tandis qu’il gambadait et prenait ses ébats, on épiait sa conduite en tapinois, et bien qu’il dansât au profit des pauvres, messieurs les sergens de ville, le trouvant immoral et indécent, se sont jetés sur lui brutalement et l’ont tué sans miséricorde, en déclarant qu’il avait offensé leur pudeur.

La troupe anglaise, qui avait attiré peu de monde à la salle Favart, a trouvé meilleure chance rue Chantereine, et le succès qu’elle y obtient ne peut manquer de se consolider de jour en jour, car elle ne l’aura dû qu’à son mérite, et nullement au charlatanisme. Mademoiselle Smithson, Archer, Jones et Oxberry n’ont point, il est vrai, dans les journaux, de compères qui les proclament chaque matin sublimes, comme madame Boccabadati et autres artistes de la même force, au moyen desquels le théâtre Italien mystifie effrontément notre bon public ; mais le talent véritable, quand il sait attendre patiemment finit toujours par se faire apprécier et obtenir sa récompense. Que les acteurs anglais persévèrent donc avec courage ; qu’ils continuent à varier leur spectacle comme ils l’ont fait jusqu’ici ; qu’ils nous donnent surtout du Shakespeare. Il leur sera tenu compte de leur zèle. En ce qui nous concerne au moins, nous les encouragerons de tous nos efforts. La Revue des deux Mondes ne saurait trop recommander une entreprise aussi essentielle au progrès de l’art et à l’étude de la plus riche des littératures étrangères.

Le tribunal consulaire a donné gain de cause à M. d’Argout contre le Roi s’amuse. Mais M. Victor Hugo ne se tient pas pour battu. Il porte sa cause devant la cour royale, il la portera, s’il le faut, en cour de cassation. Honneur à lui. Il prouve vaillamment ainsi qu’il a confiance dans son droit, et qu’il saura le maintenir jusqu’à épuisement de toute juridiction. S’il succombe définitivement, il aura donc bien mérité de la propriété littéraire. Il l’aura défendue autant qu’il était en lui. Ensuite ce sera au pouvoir législatif d’aviser.

Mais il est un autre appel plus poétique dont M. Victor Hugo va nous constituer les juges. Une nouvelle pièce, Lucrèce Borgia, qu’il vient de faire recevoir à la Porte-Saint-Martin, se monte maintenant à ce théâtre avec un grand luxe, et doit y être représentée avant la fin du mois. Ce sera une représentation solennelle, et nous n’en doutons pas une réponse décisive à ceux qui ont persisté jusqu’ici à nier le génie dramatique chez l’auteur des Orientales. — « N’y avait-il point de drame dans Hernani ? N’y avait-il point de drame dans Marion Delorme ? N’y avait-il point de drame dans Notre-Dame de Paris ? (Je ne vous parle pas du Roi s’amuse puisqu’on me l’a confisqué), mais n’y a-t-il point, enfin, de drame dans Lucrèce Borgia ? dira donc M. Victor Hugo, au tribunal souverain du public, le soir de cette représentation.

Nous nous tromperions fort si l’arrêt définitif qui sera rendu sur cette plaidoirie, n’était point tout au profit du poète lyrique.



§. II. — BULLETIN LITTÉRAIRE.

Les deux anges dont il s’agit dans ce livre, n’ont rien de céleste, je vous assure ; ce sont des hommes tout bonnement, et non pas même de la meilleure espèce. Ce sont : George, fils de paysans ruinés, et Myrtil, l’enfant d’une prostituée de province. Ces deux anges, inséparables amis, vivaient ensemble à la campagne, lorsque l’envie leur prend un beau jour de quitter les champs et de venir à la ville.

— Déménageons dit l’un.

— Déménageons dit l’autre.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Nos deux anges chargent leur léger mobilier sur une lourde charrette et s’en vont gaîment vers la ville.

Mais là, que feront-ils ? Ils sont sans fortune et sans état. — Voici quelques-unes des gracieuses idées qui leur passent, à ce propos, par la tête, tandis qu’ils cheminent côte à côte.

— Battons-nous en duel, dit Myrtil ; ou bien, marchons tout nus au milieu de la place, devant les dames, la tête rasée, avec des bottes fortes.

— Assassinons quelqu’un, dit George.

— Soyons poètes, reprend Myrtil.

Diverses objections s’élèvent contre ces divers projets.

— Bah ! nous ne sommes bons à rien, s’écrient à la fois nos deux anges.

Mais les voici maintenant emménagés à la ville, « dans une mansarde, où, sous le lit, dans un lointain brouillard, la honteuse faïence domestique laisse voir confusément sa croupe luisante et émaillée. »

Nous avons cité textuellement ces dernières lignes pour donner une idée du lyrisme habituel de M. Arnould Frémy.

Poursuivons cependant notre analyse. Nos deux anges sont couchés et se racontent un matin leurs premières amours.

— Jeanne, dit George ! C’est un nom dont je me souviendrai, parce qu’il s’y mêle un goût de foin.

Et George nous apprend qu’il a séduit et enlevé à son père la grosse Jeanne, paysanne en sabots, qui répandait autour d’elle une odeur d’ognon indéfinissable.

Le début amoureux de Myrtil n’a point été si romanesque et si passionné. C’est dans un mauvais lieu qu’il a fait sa première conquête.

Nos deux anges saisis d’une soudaine contrition, et se sentant en verve de pénitence, vont un soir se confesser.

— Quand j’ai communié pour la première fois, dit Myrtil au prêtre j’ai craché l’hostie.

— J’ai coupé mon père par morceaux et je l’ai assaisonné à toutes les sauces, dit George.

Là-dessus, le pauvre confesseur s’écrie que jamais les livres de son séminaire n’ont eu autant d’esprit que George et Myrtil.

Vous avez vu déjà combien sont étourdis et légers les anges de M. Arnould Frémy. N’allez pas croire cependant que cet écrivain nous ait donné deux héros tout pareils, deux Grandissons tout parfaitement semblables. Oh ! que non pas, cet auteur sait trop bien son métier de romancier. Ses deux anges, bons vivans et joyeux frères l’un et l’autre, ont d’ailleurs chacun des vices et des vertus fort distincts. George n’est nullement délicat en amour, mais il est ami généreux et dévoué. Myrtil a de l’esprit, mais il est égoïste et quelque peu cruel.

Ainsi, George avait amené dans la mansarde commune une maîtresse qu’il se destinait. Cette jeune fille plaît à Myrtil, et George lui en donne la moitié ! Ils partagent la jeune fille comme la mansarde. Mais Myrtil est un garçon blasé. Il est parfois féroce dans ses galanteries.

— Si je te disséquais, dit-il, par exemple, un jour à la pauvre Florence.

Il ne la dissèque pas pourtant. Par grâce, nos héros l’envoient se prostituer dans la rue à leur bénéfice. La malheureuse meurt bientôt à ce métier.

George et Myrtil ont perdu leur maîtresse. Il leur faut maintenant à chacun une femme. Ils se marient. George, toujours généreux, donne sa femme à son ami Myrtil. Myrtil empoisonne la sienne, parce qu’il est las de la vie de ménage.

George et Myrtil sont devenus pères. Ils ont de belles et grandes filles. Myrtil avait eu d’abord presque envie de tuer la sienne, mais il se ravise, et, en libertin raffiné, il veut essayer de l’inceste avec sa Louise. Quant à George, qui n’a rien à lui, selon son habitude, il donne encore sa Georgine à Myrtil.

Enfin les deux anges devenus vieux se font mendians, ivrognes et dévots ; puis ils s’en vont crever ensemble, comme deux outres gonflées de vin, par un beau soleil de printemps, sous le chêne d’une guinguette abandonnée.

Vous vous imaginez peut-être que le roman de M. Arnould Frémy appartient encore à l’école des charniers. Oh ! vous vous trompez lourdement. Toutes les horreurs ci-dessus sont contées fort joyeusement et d’un style fleuri, gracieux et badin. L’auteur de ce livre plaisante avec une aisance parfaite et un goût exquis sur la prostitution, le meurtre et l’adultère. C’est un grand poète, un don Juan perfectionné, qui a bien voulu se moquer de nous en deux volumes in-octavo. Qu’il soit donc glorifié. Gloire à lui, puisque au dire des compères il a doté la littérature d’un nouveau genre ; puisque, s’il faut en croire les annonces, M. Arnould Frémy a créé le roman ironique.

ESSAI SUR L’HISTOIRE DES ARABES ET DES MORES D’ESPAGNE, PAR M. LOUIS VIARDOT. 2 Vol. in-8o[2].

Dans ces deux volumes pleins de faits et d’un ton historique parfaitement simple et naturel, M. Viardot nous a donné un récit complet de l’invasion et de la domination arabe en Espagne. Le gouvernement, la législation, les causes générales de progrès et de décadence, sont traitées à part et en dehors des évènemens dont on suit jusqu’au bout la série continue. M. Viardot, dans sa préface modeste, paraît craindre que cette séparation de la partie morale d’avec la partie matérielle de l’histoire, ne laisse quelque aridité à cette dernière : mais il n’en est pas ainsi. Ce narré simple, grave, sans divagation transcendante, ni tourment d’imagination, n’a pourtant pas la naïveté recherchée et artificielle d’une école de chroniques déjà oubliée : il se rattache plutôt à l’ancienne manière historique par sa direction régulière et le sens judicieux qui y préside. Ce n’est pas un livre d’éclat qu’a voulu jeter M. Viardot ; il n’a pas prétendu inventer un point de vue tout éblouissant, il ne crie pas lui-même à la découverte ; mais en étudiant l’ancienne histoire d’Espagne, il a été frappé de la grandeur et de l’influence civilisatrice des Mores ; il s’est épris d’intérêt pour ce peuple brillant et disparu ; il s’est appliqué à le rendre à la vie historique, en tirant, des chroniques et compilations antérieures, un ensemble clair et précis de tous les faits qui le concernent. Dans sa prédilection bien légitime pour cette noble race, il est un point toutefois où M. Viardot nous semble avoir un peu cédé de sa sévérité habituelle d’historien, et avoir par trop forcé la conjecture : c’est lorsque, remontant aux antiques Arabes, à ces pasteurs conquérans de l’Égypte, il essaie d’attribuer à leurs migrations les premiers germes heureux déposés aux rivages de Grèce. Il n’a pas tenu compte, dans cette opinion, des idées assez récentes de l’Allemagne sur l’invasion des peuplades indo-germaniques par le nord de la Thessalie, et l’explication ingénieuse qu’il tente s’applique au fait à peu près ruiné de la civilisation de la Grèce par l’Égypte. Mais, si l’historien se trouve en défaut sur ce point éloigné, nous doutons qu’on puisse le reprendre souvent dans le champ même du récit qu’il a si attentivement parcouru : c’est un guide scrupuleux et sûr, et son travail abonde en notions positives.


FRITHIOF, PAR M. ISAÏE TEGNER, ÉVÊQUE DE WEXIOE.

La littérature suédoise, long-temps vouée à l’imitation des littératures étrangères, vient enfin, depuis une vingtaine d’années, de se rappeler qu’une autre carrière, une carrière patriotique lui était ouverte ; que la mythologie, les traditions, les mœurs antiques du pays, étaient des sources abondantes, où elle pourrait puiser l’originalité dont la plupart de ses travaux étaient dépourvus. L’attention du public et des écrivains s’est reportée avec ardeur vers les contes (saga) scandinaves. Leur énergie, leur naïveté, ont ému l’imagination des jeunes poètes ; ils ont essayé de les prendre pour sujets de leurs compositions nouvelles. M. Isaïe Tegner est sans contredit, celui de tous qui a le mieux réussi dans cette tentative. Il s’est approprié le conte de Frithiof, que l’on croit du neuvième siècle, et en a tiré un poème en vingt-quatre chants, qui fait, depuis neuf ans, la gloire de la littérature suédoise moderne. Quatre éditions consécutives ont à peine suffi à l’empressement des lecteurs. Tous les Suédois, n’importe leur rang, ont pour Frithiof le plus vif enthousiasme ; la musique, la peinture se sont empressées de lui apporter leur tribut. C’est, en un mot, un poème populaire sur un sujet national, une peinture fidèle des mœurs antiques de la Scandinavie.

Frithiof, fils du paysan Thorsten Vikingsson, est élevé chez Hilding avec Ingeborg, fille de Bele, roi de Norwège. Frithiof ressemble au chêne, Ingeborg à la rose au montent où le printemps fuit ; bientôt aux jeux de l’enfance succède l’amour, transition exprimée par l’auteur avec une simplicité remplie de charme. C’est en vain qu’Hilding rappelle à son fils adoptif qu’Ingeborg est de sang royal, que sa race remonte à Oden, Frithiof oppose sa force, son courage : « Le glaive, dit-il, est un aspirant puissant, je combattrai pour ma jeune fiancée, malheur à qui voudra nous séparer. »

Un roi du nord ne pouvait mourir de mort naturelle sans imprimer une tache à son nom. Aussi, Bele, se sentant vieux, fait appeler ses fils et Frithiof. Il leur annonce que l’heure de la mort a sonné pour lui, il les exhorte à la concorde, à gouverner selon les lois. Ce discours de Bele est d’une harmonie admirable. Le paysan Thorsten Vikingsson, frère d’armes du roi, presque centenaire et cicatrisé comme une pierre runique, se lève, et dit : « Il ne convient pas que le roi s’en aille seul vers Oden ; nous avons partagé les vicissitudes de la vie, la mort, nous la partagerons aussi. »

Helge et Halfdan, fils du roi, sur la décision du peuple, héritent ensemble de la couronne de Bele ; Frithiof est fils unique, il s’établit paisiblement dans son vaste domaine. Mais ce riche héritage ne le satisfait point ; son jeune sang monte à ses joues, elles brûlent, il soupire sans cesse, et garde le silence. Son frère d’armes s’en inquiète : que peut avoir le jeune aigle ? n’a-t-il pas en abondance le lard jaune et le brun hydromel, et des skaldes dont les chants ne cessent jamais ? Frithiof rend enfin la liberté à son navire, la voile se gonfle ; il va trouver les fils de Bele, leur demande Ingeborg ; on le refuse avec mépris.

Ring, monarque d’une autre partie de la Norwège, annonce à son peuple que son choix s’est arrêté sur la fille de Bele. Ses écuyers partent avec fracas ; une longue file de skaldes les accompagnent en chantant les exploits des héros. Ils se présentent devant les frères d’Ingeborg. Helge, qui passe de préférence son temps avec les devins, consulte les dieux. Tous gardant un obstiné silence, il rejette la demande de Ring. Halfdan plaisante sur la vieillesse de Ring, qui, pour venger son injure, assemble une armée. Helge réclame alors le secours de Frithiof ; mais celui-ci reste inflexible. Il se rend près d’Ingeborg, dans le temple de Balder, et se décide enfin, à sa prière, à faire une nouvelle tentative près de Helge. Il vient en dire le résultat à sa bien-aimée.

« Je me rendis à l’assemblée. Sur la colline sépulcrale, sur ses flancs couverts de gazon, bouclier contre bouclier, le glaive nu, les hommes du nord debout formaient anneau sur anneau jusqu’au sommet ; mais sur la pierre servant de tribunal, sombre comme une nuée d’orage, siégeait ton frère Helge. Les joues de l’homme de sang sont sans couleur. Près de lui un grand enfant, Halfdan, était assis négligemment, jouant sans réflexion avec son glaive. Je m’avance et dis : « La guerre est à nos frontières ; elle frappe sur le bouclier de bataille. Ton royaume, roi Helge, est en danger. Donne-moi ta sœur, et je te prêterai mon bras. Dans le combat, il pourra te devenir utile. Oublions notre mésintelligence. Je ne la nourris pas volontiers contre le frère d’Ingeborg. Sois juste, prince, sauve en même temps ta couronne d’or et le cœur de ta sœur. Voici ma main, par Asa-Thor[3] : c’est la dernière fois qu’elle t’est offerte en signe de réconciliation ». Une rumeur s’élève alors dans l’assemblée. Mille glaives marquent leur approbation sur mille boucliers. « Donne-lui Ingeborg, ce lys délicat, le plus beau qu’aient produit nos vallées. Il est le meilleur glaive du pays ; donne-lui Ingeborg. — Mon père nourricier, le vieux Hilding, avec sa barbe blanche, s’avance, fait un discours plein de sagesse, composé de courtes sentences qui retentissent comme les coups du glaive, et Halfdan lui-même se lève de son siége royal, supplie de la voix et du geste. C’est en vain : toute prière est inutile. Tel ce rayon du soleil prodigué sur le roc stérile n’arrache aucune plante de son sein. Le visage de Helge reste immobile. « J’aurais pu, dit-il avec mépris, donner Ingeborg au fils d’un paysan ; mais le profanateur du temple ne me semble pas convenir à la fille de Walhall. N’as-tu pas, Frithiof, rompu la paix de Balder ? N’as-tu pas vu ma sueur dans son temple, après la fuite du jour ? Oui ou non. — Alors un cri s’éleva : « Dis non, dis non, nous croirons tes paroles, nous demanderons Ingeborg pour toi, fils de Thorsten, qui vaux autant qu’un fils de roi ; dis non, et Ingeborg t’appartient. — Le bonheur de ma vie est suspendu à un mot, répondis-je, mais ne crains rien, roi Helge, je ne voudrais pas devoir à un mensonge les joies de Walhall, encore moins celles de la terre. J’ai vu ta sœur, je lui ai parlé dans l’obscurité du temple, mais je n’ai point rompu la paix de Balder. » On ne me permit pas d’en dire davantage. Un murmure d’horreur parcourut l’assemblée ; ceux qui étaient près de moi s’en éloignèrent comme d’un pestiféré, et quand je me retournai, la sotte superstition avait paralysé toutes les langues, blanchi toutes les joues récemment brûlantes d’une joyeuse espérance. »

Frithiof, pour expier la profanation dont Helge l’accuse, est condamné, sous peine d’être infâme et proscrit à jamais, à aller réclamer dans les îles de l’ouest un tribut qu’elles ont cessé de payer depuis la mort de Bele. Il part ; mais le printemps suivant, de fâcheuses nouvelles accueillent son retour. Sa demeure n’est plus qu’un monceau de cendres ; Helge l’a incendiée en fuyant devant le roi Ring, et celui-ci vient d’emmener Ingeborg.

Furieux, le guerrier va trouver dans le temple le roi Helge, occupé à célébrer la fête de Balder, et lui jette à la tête la bourse qui contient le tribut. En partant, Frithiof avait donné à Ingeborg un bracelet précieux, l’un des trésors de sa famille ; Helge en avait orné la statue de Balder. Frithiof veut le reprendre, ses efforts ébranlent la statue de bois du dieu, qui tombe dans le bûcher préparé pour la solennité ; le feu se communique au temple, rien ne peut en arrêter la furie. Frithiof, proscrit pour ce crime involontaire, se rend en exil, il erre sur l’océan solitaire, fait des courses lointaines, écrit des lois pour les guerriers de son bord. Ce code étant celui des anciens pirates du Nord, nous croyons devoir encore traduire ce morceau :

« Ne dresse pas de tente sur le navire, ne dors pas dans une maison : l’ennemi est en dedans de la porte de la salle. Que le pirate dorme sur son bouclier et le glaive à la main ; le ciel bleu lui sert de tente.

« Il est court, le manche du marteau de Thor ; le glaive de Frey a seulement deux pieds de long : cela suffit. Si tu as du courage, approche de ton ennemi, et ton glaive ne sera pas trop court.

« Quand le vent souffle avec furie, hisse ta voile jusqu’au haut du mât ; les vagues bouleversées réjouissent le pirate. Laisse aller, laisse aller ; qui amène la voile est un lâche, mieux vaut mourir.

« La femme est exilée à terre, le bord lui est interdit ; fût-elle Freya elle-même[4], elle te tromperait, car la fossette de ses joues est le gouffre le plus perfide ; la boucle de ses cheveux flottans est un filet.

« Le vin est la boisson d’Oden, et l’ivresse t’est permise, si tu la portes sans t’oublier. Qui chancelle à terre peut se relever, qui chancelle à bord, va trouver Ran l’endormeuse[5].

« Si le marchand passe, protége son navire, mais qu’il ne refuse pas le tribut. Tu es roi sur les vagues, il est esclave de ton gain ; ton acier vaut bien son or.

« Le butin doit être partagé à bord par le sort ; quel que soit ton partage, ne murmure point. Le roi de la mer ne jette pas les dés ; il ne garde pour lui que la gloire.

« Si un pirate se montre, il est attaqué, on va à l’abordage, la mêlée est chaude sous les boucliers. Si tu recules d’un pas, tu as ton congé, c’est la loi ; fais ensuite comme tu voudras.

« Quand tu as vaincu sois content ; qui demande grâce n’a plus de glaive, n’est plus ton ennemi. La prière est enfant de Wallhall, écoute la prière du suppliant ; qui rejette sa demande est infâme.

« Les blessures honorent le pirate, elles parent l’homme quand elles se trouvent sur sa poitrine ou sur son front ; laisse-les saigner, ne les bande qu’au bout de vingt-quatre heures, si tu veux être des nôtres.

Après trois années d’absence et de victoires, Frithiof, ne pouvant résister au désir de revoir Ingeborg, revint dans sa patrie. Le lecteur me permettra de m’arrêter ici, et de le renvoyer pour le dénouement à une traduction de Frithiof qui ne tardera pas à paraître. Les passages que nous avons traduits donnent, du mérite de Frithiof, une idée plus juste que notre analyse du poème. Les caractères y sont soutenus et développés avec art. Frithiof, d’abord enfant, puis adolescent, enfin homme fait, est bien toujours le même, tout en changeant avec l’âge. Ses amours avec Ingeborg sont d’une pureté gracieuse et touchante. Le vieux roi Ring soutient dignement la renommée de sagesse que la tradition lui attribue. Le mérite poétique de Frithiof est incontestable, l’auteur s’est servi avec un rare bonheur des différens rythmes antiques de la poésie scandinave.

M. Tegner vient de publier une nouvelle édition de ses autres poésies, également bien accueillies par le public suédois. Les morceaux les plus remarquables sont La Première communion, Axel, les Amours des oiseaux, les Chants de guerre des chasseurs du Jutland, et des Conscrits de Scanie. Il s’occupe dans ce moment d’un grand ouvrage poétique, qui, s’il faut en croire la renommée suédoise, surpassera tout ce qu’il a fait jusqu’à ce jour.


Mlle  R. du P.


Lives and exploits of banditti and robbers, by Charles Mac Farlane. London, 2 vol.

L’auteur de ce livre déclare, dans sa préface, qu’il a voulu simplement amuser par ses récits quelques-unes de nos soirées d’hiver. C’était une bien modeste prétention ; mais en conscience, il lui faut rendre cette justice, il a tenu beaucoup plus qu’il n’avait promis, et l’ouvrage qu’il vient de nous donner n’est pas moins instructif et solide qu’intéressant et varié.

M. Mac Farlane paraît avoir habité long-temps et fréquemment parcouru les provinces méridionales du royaume de Naples à l’époque où les troupes de bandits les plus redoutables et les sociétés secrètes de toute couleur s’y disputaient seules en quelque sorte la souveraineté du pays.

Le premier volume fournit d’utiles renseignemens sur les célèbres associations des caldari, des carbonari et des decisi. L’histoire de la bande des Vardarelli, et la vie de don Ciro Anichiarico s’y trouvent aussi racontées avec développement, et abondent en détails neufs et précieux pour l’histoire.

Dans le second volume, M. Mac Farlane nous a donné les biographies des plus illustres voleurs qu’aient produits l’Espagne, la Sicile, l’Allemagne, la Hongrie et les Indes-Orientales. Il y est aussi longuement question des boucaniers et des pirates chinois. Les pages consacrées à ces derniers sont peut-être les plus curieuses de tout l’ouvrage. Entre autres faits bien peu connus, nous y avons lu que ces célèbres corsaires du céleste empire, dont le nombre s’éleva jusqu’à soixante-dix mille hommes, furent commandés pendant plusieurs années par une seule femme.



  1. Chez Gosselin.
  2. Paulin, place de la Bourse.
  3. Dieu des combats.
  4. Déesse de l’amour pur et innocent.
  5. Déesse de la mort pour ceux qui périssent en mer.