Chronique de la quinzaine - 14 février 1909

Chronique n° 1844
14 février 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Notre situation intérieure change peu ; elle est sujette à quelque langueur. En revanche, la situation extérieure a été l’objet, depuis quelques jours, de modifications importantes : c’est là que sont la vie et le mouvement. Il faut cependant parler du duel de tribune qui a eu lieu, pendant deux séances consécutives, entre M. de Pressensé et M. Clemenceau. L’impression que la Chambre en a ressentie n’a pas été bonne pour M. le président du Conseil qu’on a trouvé nerveux, intempérant en paroles et violemment agressif ; mais cela ne l’a pas empêché d’obtenir, au dépouillement du scrutin, une majorité considérable, et que lui faut-il de plus ?

L’occasion de cette querelle a été la punition disciplinaire dont plusieurs officiers de Laon ont été frappés pour avoir, un dimanche, assisté à une messe où a été prononcé un sermon qui a déplu. Il nous serait difficile de dire ce qu’a été ce sermon : à cet égard, les exégètes ne sont pas d’accord ; mais en quoi les officiers qui l’ont entendu en sont-ils responsables ? — Ils devaient savoir, a déclaré en substance M. le ministre de la Guerre, et ils savaient, en effet, qu’il y avait à Laon un Congrès catholique, et dès lors, ils auraient dû se défier, car qui dit catholicisme dit hostilité à la République et à ses lois. — C’est l’opinion du gouvernement, c’est la confusion dans laquelle il vit et se complaît ; mais nos officiers sont-ils obligés de conformer, sur ce point, leur pensée à celle de M. le ministre de la Guerre, qui, comme nul ne l’ignore, a toujours été le partisan de la stricte discipline et en a lui-même donné le modèle ? Certes, nous serions les premiers à blâmer des officiers qui se seraient livrés à une manifestation politique quelconque ; mais est-ce le cas des officiers de Laon ? Le gouvernement, qui a voulu en faire la démonstration, ne l’a point faite ; il a essayé d’établir des distinctions impossibles ; il s’y est embrouillé lamentablement. — Les officiers, a-t-il dit, ont le droit d’aller à la messe, mais ils n’auraient pas dû aller à celle-là. — Pourquoi ? a demandé M. Denys Cochin. Est-une question d’heure : Peut-on aller à la messe de huit heures, mais non pas à celle de neuf ? — La vérité est que le gouvernement a donné dans cette affaire la preuve d’une intolérance dont la forme, pour être un peu puérile, n’en est pas moins condamnable. Que M. Denys Cochin l’ait dit, personne n’en a été surpris ; on s’attendait moins à entendre M. de Pressensé soutenir la même thèse. Comme président de la Ligue des Droits de l’homme, M. de Pressensé a montré à plus d’une reprise que son libéralisme intermittent ne se manifestait pas toujours en dehors de toute acception de personnes. Bien qu’il ait paru l’avoir oublié, il n’a pas toujours eu pour la liberté d’opinion des militaires les mêmes ménagemens qu’aujourd’hui. Le débat a bientôt dégénéré en un corps à corps entre M. Clemenceau et lui. Les deux hommes se connaissent bien, trop peut-être ; ils ont combattu du même côté de la barricade dans la funeste affaire qui a coupé le pays en deux ; mais ils n’ont pas rapporté de cette confraternité d’armes une sympathie mutuelle bien profonde, ou, du moins, bien durable. Elle n’a pas résisté à la première épreuve. Le mot de palinodie est un des moindres que les deux orateurs ont échangés. Il y en a eu d’autres que le Journal officiel n’a pas entendus. Enfin M. Clemenceau, emporté par la colère jusqu’à une aberration inconcevable, a accusé M. de Pressensé de n’avoir pas eu l’attitude qu’il aurait dû avoir dans une affaire d’honneur où il avait été son témoin. Les explications données par la suite ont montré que l’allégation était inexacte ; mais que nous importe, et en quoi cela intéressait-il la Chambre ? M. de Pressensé a été cruel pour M. Clemenceau ; M. Clemenceau a été perfide et brutal contre M. de Pressensé. Des deux adversaires, celui-ci est sorti le moins égratigné du conflit ; mais, parlementairement, le premier en est sorti vainqueur. Les socialistes unifiés ont généralement voté contre le ministère, et M, Jaurès a expliqué le lendemain, dans l’Humanité, que les militaires étaient des citoyens comme les autres, qui avaient les mêmes droits et devaient jouir des mêmes libertés de droit commun. La plupart de nos discussions, lorsqu’elles ont un objet moral, aboutissent à la plus parfaite cacophonie, parce qu’il n’y a plus nulle part une autorité assez respectée pour faire prévaloir une conclusion raisonnable, et les socialistes unifiés, embusqués dans leur coin, en profitent pour pousser l’ordre politique et social vers la décomposition finale. Et quand on songe que tout cela est arrivé parce que quelques officiers sont allés un dimanche à la messe, on se demande sous quel régime nous vivons.

Après cet intermède, la Chambre a repris la discussion de l’impôt sur le revenu, et on a pu constater une fois de plus qu’elle était résolue à en finir au plus vite. Les élections doivent avoir lieu l’année prochaine, au printemps ; nos députés, redevenus alors candidats, veulent pouvoir dire au pays qu’ils ont tenu leurs promesses et voté la grande réforme fiscale à laquelle tant d’espérances ont été attachées. Le reste leur est indifférent.

Parmi les amendemens qui se sont produits, il en est un cependant qui mérite une attention particulière : M. Théodore Reinach en est l’auteur. Il avait un double objet : le premier d’abaisser assez sensiblement le chiffre de revenus à partir duquel l’impôt complémentaire commencerait à être appliqué, le second de substituer à la déclaration du contribuable un certain nombre de signes, d’indices, qui permettraient de supputer le chiffre de son revenu. Si l’amendement de M. Reinach avait été voté, les vices rédhibitoires de l’impôt complémentaire auraient été atténués dans des proportions appréciables : malheureusement, il ne l’a pas été, bien qu’il ait obtenu une minorité plus forte que d’habitude. Qu’est-ce, au fond, que cet impôt complémentaire, ou plutôt que devrait-il être ? Dans notre système fiscal actuel, deux de nos vieilles contributions directes l’impôt personnel mobilier et l’impôt des portes et fenêtres, ne sont autre chose qu’un impôt général sur le revenu, et nul n’aurait fait d’objection à ce qu’il fût remanié et perfectionné sous le nom nouveau d’impôt complémentaire, s’il avait conservé son double caractère, qui est d’être réel et non pas personnel, c’est-à-dire de s’appliquer aux choses et non pas aux personnes, et enfin d’être proportionnel et non pas progressif. M. Théodore Reinach a passé condamnation sur le second point ; son impôt complémentaire reste progressif ; mais pour y intéresser un plus grand nombre de contribuables, ce qui est une garantie contre les abus qu’on tend à y introduire, il propose d’abaisser sensiblement le chiffre du revenu imposé. Cela permettrait d’augmenter le rendement de l’impôt sans qu’on fût obligé de faire supporter aux riches, — il faut bien les appeler par leur nom, — des charges excessives, écrasantes même, comme le fait M. Caillaux dans son projet.

Mais la partie la plus intéressante de l’amendement de M. Théodore Reinach est celle qui rétablit le régime indiciaire à la place du régime de la déclaration. Le régime indiciaire fait porter l’impôt sur ce qu’on voit ; le régime de la déclaration le fait porter sur ce qu’on ne voit pas, sur ce qu’on ne sait pas, mais qu’on veut savoir, afin d’établir l’inventaire de toutes les fortunes. Grande satisfaction pour les socialistes ! Réalisation d’un rêve qu’ils poursuivent depuis longtemps ! Sérieuse simplification de leur tâche pour l’avenir ! « C’est, dit M. Reinach, cet inventaire que le projet de M. Caillaux apporte à ces messieurs et que le mien leur refuse ; voilà pourquoi ils acceptent provisoirement le système de M. Caillaux, malgré toutes ses timidités et toutes ses faiblesses, et voilà pourquoi ils rejettent le mien, fût-il d’ailleurs dix fois plus équitable ou dix fois plus productif. M. Jaurès l’a dit dès le premier jour de cette discussion dans un remarquable article de l’Humanité : « Ce qu’il faut, c’est une comptabilité exacte des revenus capitalistes et bourgeois, » autrement dit un cadastre fiscal, destiné à servir de préface à cette grande loi d’expropriation sociale avec ou sans indemnité que M. Jaurès nous a promise. On ne saurait mieux définir le terrible instrument d’inquisition qu’est l’impôt complémentaire. M. Reinach a fait un effort méritoire pour lui en substituer un autre ; moins dangereux. On a tant attaqué les anciens indices sur lesquels reposait la présomption du revenu, qu’il a cru devoir en proposer d’autres, au moins partiellement, et il en a énuméré quatre : 1° la dépense d’habitation ; 2° la dépense du mobilier ; 3° les gages et la nourriture des personnes au service du contribuable ; 4° la dépense des équipages, chevaux, voitures, automobiles, appartenant au contribuable ou loués par lui. Soit : ce sont là des signes qui permettent, en effet, de faire une évaluation approximative du revenu, et on ne peut, en pareille matière, aboutir qu’à une approximation. Celle de M. Reinach est suffisante, sans être parfaite ; mais il n’y a rien de parfait dans le monde fiscal pas plus qu’ailleurs.

Qu’ont répondu le gouvernement et la Commission à M. Reinach ? Peu de chose ; ils n’ont pas éprouvé le besoin de combattre l’amendement à fond, car ils étaient sûrs de la majorité ; ils se sont contentés de dire à la Chambre que, si elle le votait, elle se mettrait en contradiction avec tous ses votes antérieurs, c’est-à-dire avec les principes mêmes du projet de loi, et il faut bien reconnaître que cela était vrai. M. Reinach arrivait un peu tard pour combattre le système de la déclaration et réhabiliter le système indiciaire ; il aurait fallu le faire plus tôt ; à l’heure où l’amendement se produisait, la question était déjà résolue. L’art de M. le ministre des Finances a été d’habituer peu à peu la Chambre à son système avant de lui en montrer toutes les conséquences, et quand elles apparaissent enfin, la Chambre en éprouve bien quelque inquiétude, mais on lui fait honte en lui disant : — Vous n’aviez donc pas compris ce que vous avez voté ! Vous allez donc, au dernier moment, renverser tout ce que vous avez fait ! — Et la Chambre n’est pas rassurée, mais elle s’incline en rougissant. M. le ministre des Finances a mis le bât sur elle et peut désormais l’équiter à son gré. M. Théodore Reinach, bien qu’il eût voté les principes du projet de loi jusques et y compris celui de l’impôt complémentaire, n’a pas été plus heureux que M. Jules Roche ou que M. Aynard : ses amendemens ont le même sort que les leurs. Nous avons nommé M. Jules Roche ; il a été, dans toute cette discussion, admirable de talent, de science, de ténacité, de persévérance, alors pourtant qu’il n’y a plus rien à espérer. M. Aynard a montré une fois de plus l’élévation de son esprit et sa connaissance pratique des affaires jusque dans leurs moindres détails. Rien n’y a fait, la loi sera votée ; alea jacta est, le sort en est jeté.


Mardi, 9 février, le bruit s’est répandu que la France et l’Allemagne venaient de signer, sous la forme d’une Déclaration, un arrangement relatif au Maroc. Aucune nouvelle ne pouvait être plus favorablement accueillie par l’opinion. Le désaccord marocain de l’Allemagne et de la France a pesé lourdement sur l’Europe depuis quelques années ; il a fait naître des préoccupations auxquelles personne n’a échappé, et qui ont déterminé les divers groupemens politiques que tout le monde connaît. Cette phase historique est-elle terminée ? Nous le souhaitons sincèrement. Mais comment ne pas songer et ne pas dire que, si l’Allemagne l’avait voulu, nous serions arrivés du premier coup au point où nous sommes aujourd’hui, et cela sans secousse et presque sans efforts ? Avant de nous rendre à Algésiras, nous lui avons demandé ce qu’elle désirait et proposé de nous entendre directement avec elle. Il était évident, en effet, qu’en dehors d’elle personne ne se souciait de la Conférence : tout le monde aurait été satisfait d’être dispensé d’y aller. Une entente entre Berlin et Paris aurait rencontré une approbation générale et provoqué un soulagement universel. Enfin, mieux vaut tard que jamais. Nous féliciterons les deux gouvernemens d’avoir compris qu’ils avaient, en ce moment surtout, autre chose à faire que de se surveiller avec méfiance et de se quereller au Maroc.

Il n’y a d’ailleurs rien de nouveau dans l’arrangement franco-allemand, et, si on s’en tient à sa lettre même, on peut se demander en quoi la situation est changée. L’Acte d’Algésiras avait déjà reconnu les intérêts particuliers que nous avons au Maroc et, par voie de conséquence, la situation particulière à laquelle nous y avions droit : et quand nous parlons pour nous, nous le faisons aussi pour l’Espagne. Le même Acte avait mis toutes les puissances sur le pied d’égalité en ce qui concerne leurs intérêts commerciaux et économiques. Au surplus, cet Acte lui-même n’était pas une grande innovation : il consacrait plutôt des droits antérieurs qu’il n’en créait de nouveaux, et cela est vrai surtout pour l’Allemagne, puisqu’un traité de commerce lui assurait déjà au Maroc le traitement de la nation la plus favorisée. Mais, comme on dit, ce qui abonde ne nuit pas, et si l’Allemagne a éprouvé le besoin de faire entre elle et la France une application spéciale et plus précise des principes d’Algésiras, nous ne pouvions que nous y prêter avec empressement.

Il convient d’ailleurs de reconnaître que, dans l’arrangement du 9 février, l’Allemagne est restée Adèle à ses déclarations précédentes, Elle avait dit, à maintes reprises, qu’elle ne poursuivait au Maroc aucun intérêt politique, et qu’elle n’avait pas d’autre préoccupation que d’y garantir ses intérêts économiques. Elle cherche des débouchés, elle en a besoin pour son commerce, et il faut bien convenir que les tendances protectionnistes de la France sont de nature à inspirer quelque inquiétude aux autres pays, lorsqu’ils la voient étendre son influence sur un domaine nouveau. Cependant on n’avait, à cet égard rien à craindre de nous au Maroc. Nous n’avions sur ce pays aucun projet de conquête, ni même de protectorat, et, en eussions-nous eu, tout un faisceau de conventions et de traités servait de préservatif à l’Allemagne. Elle n’en a pas moins voulu de nous une affirmation nouvelle que nous respecterions ses intérêts au Maroc ; nous la lui avons donnée, et il semble bien qu’en le faisant nous ayons dissipé ses dernières appréhensions. Dès lors, l’arrangement ne peut avoir qu’un sens, c’est que nous ne la trouverons plus au Maroc en travers de notre action dont elle connaît maintenant la nature et dont elle reconnaît la légitimité. Le commencement d’évacuation que nous avons opéré dans la Chaouïa, la ferme volonté que nous avons exprimée de la continuer au fur et à mesure que nous le pourrions sans danger, en un mot la franchise dont nous avons multiplié les preuves ont fini par dissiper les malentendus et par inspirer confiance. Nous ne saurions trop nous en féliciter.

Notre diplomatie a manœuvré habilement et utilement dans cette affaire. Le principal mérite en revient à M. Pichon, notre ministre des Affaires étrangères, et à M. Jules Cambon, notre ambassadeur à Berlin. L’heureuse activité de ce dernier n’a pas peu contribué au succès : le gouvernement lui en a adressé officiellement ses félicitations. Du côté allemand, nous devons nommer avec reconnaissance M. de Schœn à Berlin et le prince de Radolin à Paris. Mais le crédit dont nous jouissons en ce moment en Europe ne tient pas seulement à notre sagesse et à notre modération ; nous le devons aussi à notre allié, à nos amis, au ferme et loyal concours que, dans toutes les circonstances, ils n’ont pas manqué de nous donner. La France a été longtemps isolée en Europe ; elle ne l’est plus, et cette situation nouvelle, dont elle aurait pu être tentée d’abuser, lui a apporté des forces qu’elle a constamment appliquées à l’intérêt de la paix. Nous n’avons rien négligé pour servir cet intérêt partout où il pouvait être en cause, et en particulier dans la péninsule des Balkans. De là viennent l’autorité qu’on nous reconnaît et la sympathie qu’on nous témoigne. La France ne saurait plus être traitée comme une puissance avec laquelle on peut tout se permettre. On sait bien qu’elle ne l’accepterait pas ; elle en a donné la preuve ; mais on sait aussi que le sentiment général lui est favorable, et c’est là pour elle une garantie de plus. C’est à cet ensemble de forces matérielles et morales que nous devons les facilités plus grandes de notre politique, et la considération, plus grande aussi, qui nous est témoignée.

Peut-être y a-t-il un danger dans les facilités dont nous venons de parler : nous espérons bien que notre gouvernement saura y échapper. Il y a chez nous un parti qui n’a pas toujours été aussi prudent et aussi mesuré qu’il l’aurait fallu dans les affaires marocaines, et c’est probablement à ses légèretés de conduite ou de parole que nous avons dû plusieurs de nos embarras. Ce parti existe toujours, et son caractère ne s’est nullement modifié. On peut craindre qu’en apprenant notre accord avec l’Allemagne, il ne cherche à pousser le gouvernement dans la voie des aventures. A l’entendre, le seul obstacle que nous ayons rencontré jusqu’ici au Maroc est de l’ordre diplomatique ; il venait de l’opposition de l’Allemagne ; si cette opposition cesse, nous n’avons qu’à aller de l’avant et jusqu’au bout. L’opposition de l’Allemagne s’efface, soit ; mais nous le devons surtout à notre sagesse, et le jour où cette sagesse disparaîtrait, la confiance qu’elle a inspirée risquerait fort de disparaître en même temps. Et quand même l’Europe entière nous donnerait carte blanche ; quand même, après s’être réservé l’égalité dans les profils, toutes les puissances se mettraient d’accord pour nous pousser au Maroc, il resterait les périls de l’aventure elle-même : nous les avons trop souvent signalés pour qu’il soit nécessaire d’y revenir.

Combien de fois n’avons-nous pas conseillé de se défier du mirage marocain ? Bien qu’elle ait été relativement facile, car elle s’est développée dans une des provinces les plus prospères du Maroc, l’expédition de la Chaouïa a nécessité l’envoi de 15 000 hommes et nous y avons eu des combats sanglans. Nous avons infligé aux Marocains une leçon dont ils profiteront sans doute : nous devons profiter aussi de celles que nous avons rencontrées. Notre politique a été fort bien définie par notre ministre, M. Regnault, dans le discours qu’il a adressé au Sultan en venant lui présenter à Fez ses lettres de créance : c’est une politique de bon voisinage et d’amitié. Elle n’est pas moins bien précisée dans la Déclaration du 9 février, où nous nous déclarons une fois de plus entièrement attachés au maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire chérifien. Cette politique est la bonne : tenons-nous-y.


Y a-t-il détente dans les Balkans ? Peut-être. La Russie a pris subitement une initiative qui y a créé une situation nouvelle, meilleure sans doute, mais dont il est encore difficile de dire comment elle évoluera. Au premier abord, la proposition faite par M. Isvolski a paru être un trait de génie, et elle est certainement un acte des plus habiles ; mais une contre-proposition a été faite par la Porte et, pour le moment, tout est en suspens.

La Porte, après s’être arrangée avec l’Autriche-Hongrie, s’est retournée du côté de la Bulgarie. Celle-ci était isolée, il semblait qu’elle n’était plus en état de faire une longue défense : mais ce petit pays est énergique et tenace, et on a pu voir tout de suite qu’il ne céderait pas aussi facilement qu’on l’avait cru. Pour remplacer, peut-être, l’appui moral qu’il trouvait dans la résistance de l’Autriche lorsqu’elle se produisait en même temps que la sienne, la Bulgarie a commencé à mobiliser sur la frontière ; mais il ne semble pas que le gouvernement ottoman s’en soit beaucoup ému et, de part et d’autre, on a maintenu les mêmes prétentions. Prétentions d’argent : les deux gouvernemens discutaient avec âpreté sur l’indemnité que l’un, la Bulgarie, donnerait à l’autre, la Turquie, le premier offrant 82 millions, et le second en réclamant 120, ou même plus. Il est probable qu’on aurait en fin de compte transigé à 100 millions, car on n’aurait pas fait, à Sofia, la folie de déclarer la guerre pour 12 millions de plus, ni à Constantinople pour 20 millions de moins. A un moment, la Porte a fait entendre que si la Bulgarie consentait à une légère rectification de frontière, elle pourrait elle-même faire une concession sur l’indemnité ; mais cette proposition, ou suggestion, a été fort mal prise à Sofia, et elle a même servi de prétexte à la mobilisation dont nous avons parlé. Les choses menaçaient de se gâter : nous avons alors, — nous n’étions pas les seuls, — exprimé l’avis que le moment était venu pour les autres puissances d’interposer leurs bons offices. C’est alors que la Russie s’est avancée seule avec un rameau d’olivier à la main : elle a proposé de se substituer à la Bulgarie pour le règlement avec la Turquie d’une indemnité qui pourrait être élevée à 120 millions, et même à un chiffre supérieur. La Bulgarie ne lui serait redevable que de 82 millions, et les lui paierait sous une forme à déterminer. Quant à l’opération entre la Russie et la Porte, elle serait facilitée par le fait que la seconde est débitrice envers la première d’une indemnité de guerre, fixée par le traité de Constantinople, en 1879, à 800 500 000 francs en chiffres ronds, et dont une forte partie reste encore due. La Turquie devait se libérer par 74 versemens annuels de 8 millions chacun. Voici donc la combinaison proposée. La Russie consentait à abandonner une quinzaine de ces annuités, ce qui permettrait à la Turquie de contracter un emprunt immédiat, et dans de bonnes conditions. Telle a été, dans ses lignes générales, la proposition russe : elle était d’ailleurs de nature à prendre des formes un peu différentes et les chiffres pouvaient en être modifiés, On n’a vu en tout cela qu’une chose, c’est que la Russie faisait une offre à la fois intelligente et généreuse qui, si elle était acceptée, mettrait fin au conflit chaque jour plus aigu entre la Bulgarie et la Porte, dissiperait une fois pour toutes les appréhensions qu’on pouvait en éprouver, et, du même coup, rétablirait le prestige et l’influence russes sur les populations slaves des Balkans. C’était trop beau : il fallait s’attendre à ce que les choses rencontrassent dans l’exécution quelques difficultés. Elles ne sont pas venues de Sofia. L’opinion, dans son ensemble, s’est montrée favorable à la proposition. Quelques voix se sont bien élevées pour dire que l’acceptation d’une pareille offre maintiendrait pour longtemps la Bulgarie sous la dépendance de la Russie : elles n’ont pas eu beaucoup d’écho. Mais si la première impression a été bonne à Sofia, elle a été plus réservée à Constantinople : on s’y est d’abord montré disposé à refuser ; puis on a demandé à réfléchir.

Si on envisage le reste de l’Europe, on y constate aussi des impressions diverses. L’Angleterre et la France ont fait le meilleur accueil à la proposition russe ; elles l’ont appuyée à Constantinople et à Sofia, comme il fallait d’ailleurs s’y attendre, puisqu’elles marchent d’accord avec la Russie dans l’ensemble de leur politique. L’attitude qu’aurait l’Italie était moins nettement déterminée d’avance par sa situation politique, et on pouvait se demander ce qu’elle serait : l’Italie n’a pas hésité à appuyer la proposition de M. Isvolski. Quant à l’Allemagne et à l’Autriche, elles ne s’attendaient pas à la démarche russe et elles en ont éprouvé quelque embarras. Elles ont sans doute été frappées des considérations politiques dont nous avons parlé plus haut, à savoir, de l’accroissement d’influence que la Russie ne manquerait pas d’acquérir dans les Balkans, si son offre était acceptée et réalisée, et cette conséquence leur a naturellement inspiré quelque froideur. Cependant il était difficile de faire une opposition directe à l’initiative de M. Isvolski, car elle était propre à dissiper les craintes de guerre et à assurer le maintien de la paix, et on désire sincèrement la paix à Berlin et à Vienne : on ne voudrait pas y prendre la responsabilité de la troubler. En fin de compte, les deux gouvernemens alliés ont été d’avis que, dans une affaire d’ordre intérieur, qui ne regardait, disaient-ils, que la Bulgarie et la Porte, ils n’avaient eux-mêmes aucun conseil à donner : la Bulgarie et la Porte feraient ce qu’elles voudraient, elles n’avaient d’autre intérêt à consulter que le leur. Nous avons dit que le gouvernement bulgare avait assez rapidement pris son parti : il n’a pas écouté le parti de l’action militaire, le parti de la guerre, qui ne tenait pas du tout à voir les difficultés s’aplanir ; il s’est montré disposé à accepter la combinaison ; il a commencé à démobiliser. Mais à Constantinople, où on avait demandé à réfléchir, la réflexion semblait tourner de plus en plus au rejet de la proposition. Pourquoi ? Peut-être, là aussi, craignait-on le développement excessif de l’influence russe. Peut-être avait-on besoin d’argent comptant et craignait-on de ne pas en toucher assez : la Russie verserait, à la vérité, tout de suite 82 millions au nom de la Bulgarie, mais la Porte jugeait la somme trop faible et, pour le reste, elle devrait faire un emprunt. Elle ne trouvait pas pour elle, en tout cela, un avantage suffisant. Toutefois, elle devait tenir compte des conseils que lui donnaient les puissances occidentales, car ces puissances avaient montré une grande bienveillance à l’égard de la Jeune-Turquie, et on aurait certainement besoin d’elles pour un emprunt, celui-là ou un autre, qui deviendrait nécessaire un peu plus tôt ou un peu plus tard.

Finalement, après avoir tenu plusieurs conseils des ministres, le gouvernement ottoman a abouti à une contre-proposition qui, elle aussi, est ingénieuse, mais qui soulève un trop grand nombre de questions pour qu’on puisse y répondre sans les avoir étudiées avec soin. Il a déclaré qu’il ne pourrait pas faire un emprunt dans de bonnes conditions s’il n’avait pour gage à lui donner qu’un petit nombre d’annuités de l’indemnité qu’il devait à la Russie. L’opération ne serait pas assez large pour être fructueuse ; il serait dangereux de s’y engager. En conséquence, le gouvernement ottoman exprimait le désir de consolider toute sa dette envers la Russie et de s’en libérer d’un seul coup. Alors il serait facile d’arriver à un règlement définitif avec la Bulgarie, si la Russie persistait dans ses bonnes dispositions à l’égard de cette dernière, et avec la Russie elle-même. Ce n’est pas la première fois qu’un projet de ce genre a été mis à l’étude entre les deux pays ; il a déjà été sur le point de réussir en 1895. Cependant on ne s’attendait à rien de tel à Saint-Pétersbourg et quelques jours s’écouleront sans doute avant qu’on y fasse une réponse. Il semble, à première vue, que la contre-proposition ottomane n’est pas inacceptable dans son principe : mais, à en supposer le principe accepté, les modalités d’exécution ne sont pas faciles à déterminer. Ces questions de chiffre doivent être traitées par des spécialistes ; nous manquons de lumières pour les résoudre. Quoi qu’il en soit, il est désirable que M. Isvolski ne perde pas le bénéfice de l’initiative qu’il apprise, et qui pourrait être féconde en heureux résultats. Le premier de tous serait le maintien de la paix mieux assuré. Nous avons dit souvent que tout le monde le voulait, et le fait reste vrai ; mais nous marchons vers le printemps, nous y arriverons bientôt, et c’est alors que les mauvaises tentations seront le plus à craindre. C’est alors aussi qu’il serait bon d’avoir mis fin aux différends dont la solution dépend de la prévoyance des hommes : il y en a malheureusement qui lui échappent.


Le voyage que le roi Edouard VII vient de faire à Berlin, accompagné de la reine Alexandra, est un événement de bon augure. Ce voyage devait avoir lieu un jour ou l’autre : il fallait bien que le roi Edouard rendît à son neveu, l’empereur Guillaume, la visite qu’il avait reçue de lui ; mais le choix du moment a son importance, et la présence de la reine est une manifestation des sentimens cordiaux, affectueux même, dont le Roi est animé en ce moment. Il faut souhaiter que l’entrevue des deux souverains serve au rapprochement des deux gouvernemens et des deux pays. Tout le monde sait qu’il y a entre eux une certaine défiance : elle tient à des causes assez profondes, mais dont il n’est pas impossible à une diplomatie avisée d’empêcher les résultats de devenir funestes. On croit en général, en Allemagne, que le roi Edouard est l’auteur principal de ce qu’on a appelé l’« encerclement » de ce grand pays ; mais d’abord, le mot n’est pas exact, puisque l’Allemagne a deux alliés, l’Autriche et l’Italie ; ensuite, il ne correspond pas à un plan préconçu qui aurait pour objet de placer l’Allemagne dans un isolement inquiétant pour elle. Les formations politiques de l’Europe se sont faites spontanément, par la force ou plutôt suivant la logique des choses, lorsque, après la disparition de Bismarck et de ses méthodes, on a voulu faire reposer la paix sur sa base naturelle, qui est l’équilibre entre les puissances.

Nous reconnaissons volontiers, et nous l’avons déjà fait souvent, que l’ancien système, celui que Bismarck maintenait de sa main rude et forte, n’avait pas pour objet la guerre, et la preuve en est qu’elle n’en est point sortie ; toutefois, il ne ménageait pas assez la liberté et la dignité des autres nations ; et puis tout change, tout évolue dans le monde, les procédés d’une époque et d’un homme ne peuvent pas durer éternellement. Mais si la Triple-Alliance d’autrefois, qu’il serait plus exact d’appeler l’hégémonie allemande, n’a pas conduit à la guerre, pourquoi le système actuel y conduirait-il ? Il a été incontestablement fait en vue de la paix, et toutes les fois qu’un danger de guerre est apparu quelque part, jamais de plus grands ni de plus unanimes efforts n’avaient encore été faits pour le conjurer. Il semble que l’Europe soit, non seulement pacifique, mais pacifiste : si elle a eu dans d’autres temps la folie de la guerre, elle a aujourd’hui la superstition de la paix. Il faudrait croire à une hypocrisie sans précédens pour prêter des desseins belliqueux à une puissance quelconque. Néanmoins, et l’empereur d’Allemagne l’a dit à maintes reprises, il faut rester fort pour que la paix soit sûre : aussi tout le monde s’y applique-t-il. La question des armemens maritimes se présente en ce moment en Angleterre comme demain, peut-être, elle se présentera chez nous. Chacun veut ne devoir sa sécurité qu’à soi-même, bien que nul ne songe à troubler celle d’autrui. Et on le voit, à la longue tout s’arrange. Qui aurait cru, il y a dix ans, que nous marchions à l’entente cordiale avec l’Angleterre ? Qui aurait dit, il y en a quatre, que nous ferions un arrangement amical avec l’Allemagne à propos du Maroc ? L’entente cordiale s’est étendue et comme prolongée de l’Angleterre à la Russie, et cela encore aurait été difficile à prévoir il y a quelques années. Il ne faut donc désespérer de rien ; il faut savoir attendre l’occasion et la saisir lorsqu’elle se présente, et, en l’attendant, conserver les uns avec les autres des rapports corrects, courtois, amicaux, que les visites de souverain à souverain entretiennent et manifestent. De bonnes paroles ont été échangées entre le roi Edouard et l’empereur Guillaume, et sans doute ce ne sont que des paroles, mais elles sont utiles, car elles sont dans le présent un signe de détente et elles dégagent les voies de l’avenir.


Nous ne pouvons aujourd’hui que signaler la dissolution de la Chambre italienne : les élections auront lieu le mois prochain. La Chambre aurait pu durer encore quelques mois ; mais il est probable que sa vie aurait été agitée. On sait combien ses déconvenues dans sa politique extérieure ont été pénibles à l’Italie. Le monde politique en fait retomber le poids sur le ministre des Affaires étrangères, M. Tittoni : aussi annonçait-on, pour la reprise de la session, des interpellations qui auraient été pénibles et sans doute stériles. De précédentes séances en avaient donné un avant-goût. M. Giolitti a préféré en appeler au pays. Le pays entendra bien des déclamations, dont quelques-unes seront très véhémentes ; mais personne n’est responsable de ce qui se dit en temps d’élections et, le lendemain, la situation est quelquefois renouvelée. Attendons le lendemain.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.