Chronique de la quinzaine - 14 février 1895

Chronique n° 1508
14 février 1895


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 février.


Une sorte d’accalmie règne sur nous depuis une quinzaine de jours À quoi doit-on l’attribuer ? À un peu de fatigue, sans doute : après les agitations de ces derniers temps, le même besoin de repos s’impose à tout le monde ; les plus passionnés et les plus ardens n’y échappent pas. À la nécessité de discuter et de voter le budget : le pays commençait à manifester de l’impatience, et même de l’inquiétude, en voyant se prolonger une situation anormale dont il devenait impossible de prévoir le terme. Peut-être aussi à l’amnistie qui a enlevé, au moins provisoirement, un prétexte aux agitateurs. Il faudrait avoir perdu toute mémoire pour compter sur les effets durables de cette mesure ; nous savons par expérience combien ils sont éphémères ; mais lorsque l’amnistie intervient au milieu d’une lassitude générale elle donne passagèrement l’illusion d’une détente. Au fond, elle n’a eu qu’un bon résultat, qui a été de permettre au nouveau président de la République de prendre possession de ses fonctions au milieu d’une tranquillité relative. C’est à lui surtout que l’amnistie a profité et le résultat, à ce point de vue, est assurément des plus heureux. À voir les manifestations qui se sont produites au Congrès de Versailles au moment où M. Félix Faure a été proclamé président, on aurait cru que la campagne d’injures, d’outrages et de violences qui avait été poursuivie contre M. Casimir-Perier, allait se détourner sur son successeur sans rien perdre de sa violence. Les bancs occupés par les socialistes et par les radicaux avaient pris un caractère tout à fait volcanique. Les voix s’élevaient, rauques et agressives ; les poings se dressaient avec fureur. Au bout de quarante-huit heures, il ne restait plus rien de cette ébullition menaçante. La sympathie générale avec laquelle était accueillie l’élection du nouveau président n’était troublée par aucune protestation discordante. Et cela sera pour le mieux, pourvu que cela dure ; mais c’est déjà quelque chose d’avoir bien commencé. On a vu rentrer triomphalement en France, d’abord à Calais, puis à Paris, M. Henri Rochefort. Une foule immense s’est transportée à la gare du Nord pour l’acclamer à son arrivée, et, dès qu’on a reconnu dans un landau la figure pâle du pamphlétaire, avec son toupet légendaire, toujours indiscipliné mais blanchi, les applaudissemens ont éclaté. L’ordre a, d’ailleurs, été parfait, et, dès le lendemain de cette journée où tant de cris ont été poussés, tout est retombé dans le silence et dans la banalité de la vie courante. Qu’importe, au surplus, que M. Rochefort fasse son article quotidien à Paris, au lieu de le faire à Londres? En ce qui le concerne, l’amnistie n’a rien qui nous choque, et nous croyons même, contrairement à un sentiment assez commun, que c’est dans l’application à sa personne qu’elle provoque le moins de critiques. On ne nous soupçonnera d’aucune complaisance pour M. Rochefort; mais enfin les faits pour lesquels il a été condamné sont déjà anciens et se rattachent à des circonstances dont il ne reste que le souvenir. Qui sait même si d’autres, plus coupables que lui, n’ont pas échappé au châtiment ? En tout cas, le boulangisme est déjà histoire ancienne, et c’est pour des situations de ce genre que les amnisties sont faites, parce qu’elles complètent et, en quelque sorte, achèvent l’oubli. Il n’en est pas de même lorsqu’elles interviennent au milieu d’une lutte ardente, alors que les passions sont le plus excitées, soit contre nos institutions, soit contre les hommes qui les représentent, soit contre la société elle-même. L’amnistie, en pareil cas, ressemble à une faiblesse. Le désarmement qu’elle produit n’est que temporaire; le découragement qu’elle provoque dans la magistrature et dans le jury risque d’être plus profond et plus durable, et il y aurait quelque naïveté à s’y tromper. Voilà pourquoi l’amnistie de M. Rochefort est celle qui nous déplaît le moins : encore voudrions-nous être bien sûr que, si le boulangisme est déjà loin derrière nous, il n’y en a pas quelque autre en formation, qui est peut-être moins loin devant nous. Quelques personnes le pensent, et il ne faudrait pas commettre beaucoup de fautes pour leur donner raison.

Le jour même où M. Henri Rochefort rentrait à Paris, avaient lieu sur un autre point de la grande ville les obsèques de M. le maréchal Canrobert. La cérémonie a été digne du vaillant soldat auquel la République rendait des honneurs nationaux. Mais ce n’est pas sans quelques difficultés que le gouvernement avait obtenu des Chambres le vote des crédits nécessaires à ces funérailles. La discussion, au Palais-Bourbon et surtout au Luxembourg, a été pénible. Tout le monde rendait hommage au courage militaire du maréchal Canrobert et aux services qu’il a rendus sur les champs de bataille, mais on lui reprochait sa participation au 2 décembre, et aussi le rôle qu’il a joué à Metz, en 1870, au moment de la reddition de la place et de la capitulation de l’armée. Reproches bien injustes : dans l’une et dans l’autre circonstance, Canrobert était en sous-ordre ; il ne commandait pas en chef; il devait obéir. Encore a-t-il raconté lui-même qu’au 2 décembre, au moment du bombardement de la maison Sallandrouze, son intervention avait consisté à faire cesser le feu. L’occasion a paru bonne à quelques orateurs pour remettre en question le degré ou du moins la nature de l’obéissance que le soldat ou l’officier inférieur doit à ses chefs, problème de casuistique qu’il est toujours dangereux d’agiter et où les Chambres s’égarent le plus souvent. Au surplus, lorsqu’un homme comme le maréchal Canrobert vient à disparaître, ce n’est pas dans quelques détails de sa longue carrière qu’il faut le juger, mais dans l’ensemble de sa vie. Canrobert, nous l’écrivions il y a quinze jours, n’a été qu’un soldat, mais il l’a été au suprême degré. Peu fait pour les les grandes responsabilités, il était un agent d’exécution incomparable. Sa modestie égalait d’ailleurs son courage ; il savait se dévouer, se sacrifier, se mettre de côté, jusqu’au moment où résonnaient les premiers bruits de la bataille. Alors il était admirable, et l’héroïsme se dégageait de lui pour se communiquer à tous. On a dit de certains hommes qu’on devient brave rien qu’en les regardant : Canrobert était de ceux-là. Aussi, avec le concours du temps qui avait consacré sa gloire et fait de lui le dernier des maréchaux de France, était-il devenu un symbole : il était le représentant attitré de notre vieille armée d’Afrique, de Crimée et d’Italie. Le gouvernement s’est honoré par l’initiative qu’il a prise, et le cœur de la France, qui ne s’inspire pas des passions et des préjugés des politiciens, était avec lui. Tandis que la foule oisive et frivole se précipitait au-devant de M. Rochefort, amoureuse de mouvement et de bruit, l’imposante cérémonie des Invalides correspondait au sentiment même de la patrie.

Il y a peu de chose à dire des débats parlementaires qui se sont succédé depuis quinze jours. La Chambre a fini par se consacrer tout entière au budget, et il n’était que temps. M. Ribot, président du Conseil, a montré dès le premier moment une très ferme résolution de ne pas se livrer et s’abandonner aux questions et interpellations qu’il plairait à tel ou tel de lui adresser. La Chambre lui en a su gré, car elle ne demande qu’à travailler. Seulement elle le fait avec lenteur. Elle en est à son premier budget, et tant de discours ont été préparés en vue de cette discussion que rien ne peut les empêcher de s’épancher à la tribune. Chaque député nouveau croit avoir des idées nouvelles et tient à les exprimer; les anciens espèrent qu’ils seront plus heureux en développant les leurs devant la Chambre actuelle qu’ils ne l’ont été avec les assemblées précédentes. Il en résulte que de tout petits budgets comme celui de l’agriculture ou des postes, remplissent plusieurs journées, et l’on tremble en songeant à ce qu’exigeront certains autres. Certes, un troisième douzième provisoire est indispensable ; on le savait, on s’y attendait; mais, au train dont on marche, il est à craindre qu’un quatrième ne le devienne à son tour. S’il en est ainsi il faudra trouver de nouveaux moyens pour équilibrer le budget Les deux premiers douzièmes nous ont coûté 8 millions : deux autres coûteront autant. Le déficit s’élève actuellement à 25 millions. Les procédés par lesquels M. Ribot y a pourvu, en découvrant dans la Caisse des dépôts et consignations des ressources qu’on ne lui soupçonnait pas, sont assurément très ingénieux : nous souhaitons qu’ils soient justifiés par l’événement. Mais le moment d’épiloguer est passé; il faut aboutir. Les discussions de fond sont renvoyées au budget de 1896 : puisse-t-il n’en être pas écrasé!

En dehors de ses travaux ordinaires, la Chambre a nommé une commission chargée de statuer sur la mise en accusation éventuelle de M. Raynal. Les radicaux et les socialistes avaient fondé sur cette commission de grandes espérances. Il s’agissait de savoir si M. Raynal, ministre des travaux publics en 1883, n’avait pas commis quelque crime ignoré jusqu’à ce jour en négociant avec les Compagnies de chemins de fer les conventions de cette époque. A dire la vérité, l’accusation, au moins dans ces termes, ne tient pas debout : tout le monde sait que les conventions de 1883 ont obéré les Compagnies plutôt qu’elles ne les ont enrichies. En tout cas, elles étaient le meilleur et même le seul moyen de construire, il y a onze ans, le réseau de chemins de fer dont on regardait, à tort ou à raison, la construction comme une nécessité. Mais les radicaux et les socialistes se sont appliqués à troubler et à égarer l’opinion à ce sujet. Il a été convenu, dans la polémique de leurs journaux, que les conventions étaient « scélérates », mot banal qu’on applique indifféremment à toutes les lois qui déplaisent. Le récent arrêt par lequel le Conseil d’État a donné tort à l’État contre deux Compagnies de chemins de fer, à propos d’une contestation sur un point spécial des conventions, a rendu une opportunité artificielle à des questions qui étaient devenues confuses dans l’esprit public. Les socialistes en ont habilement profité pour demander une commission d’enquête qui, dans leur pensée, devait avoir un double objet : le premier, de mettre M. Raynal en accusation ; le second, de dénoncer les conventions de 1883 comme entachées de fraude, ou du moins comme provenant d’un malentendu. On peut deviner ce que serait devenue cette commission si elle était tombée sous la main des radicaux et des socialistes : elle aurait réclamé des pouvoirs judiciaires, sous prétexte de s’éclairer sur la culpabilité de M. Raynal, et, de plus, elle aurait entrepris une vaste enquête administrative qui aurait porté sur la construction et l’exploitation de notre dernier réseau de chemins de fer. Tout cela pouvait conduire très loin, durer très longtemps, causer beaucoup d’inquiétudes, prêter à de nombreuses spéculations, et aboutir à des résultats équivoques. M. Millerand, promoteur de la commission d’enquête, a proposé à la fin d’une séance de la composer de 33 membres : ce nombre était en rapport avec l’importance qu’il entendait lui attribuer, avec les développemens qu’il voulait lui faire prendre. Le gouvernement était absent : la Chambre, sans direction, a donné une fois de plus satisfaction à M. Millerand. On a pu craindre, dès ce moment, que les socialistes n’eussent cause gagnée; mais, à la surprise générale, la Chambre s’est montrée dans ses bureaux très différente de ce qu’elle avait été en séance publique. On a pu voir une fois de plus combien les mêmes députés se ressemblent peu suivant les conditions où ils opèrent. En séance, ils obéissent à l’entrainement du moment, à des impressions parfois fugitives, mais le plus souvent très vives ; dans les bureaux, après quelque vingt-quatre heures de réflexion, ils se ravisent, retrouvent leur sang-froid et votent suivant une conscience rassise. La déception des socialistes a été grande : sur les 33 commissaires élus, un seul appartenait à leur groupe ; encore a-t-il donné sa démission. Le résultat est donc très différent de ce qu’on avait espéré d’un côté, et de ce qu’on avait craint de l’autre. Est-ce à dire que la commission manquera à son devoir et qu’elle ne s’appliquera pas à faire la lumière? Non, assurément; mais cette lumière, elle la fera vite, et elle la portera sur des points précis, au lieu de la promener et de l’égarer sur un espace indéfini, ou, si l’on veut, mal défini. La commission, et nous ne l’en blâmons pas, tient à se rendre compte de ce qu’ont produit les conventions de 1883 au point de vue des intérêts de l’État : elle n’oubliera pas, toutefois, que M. Raynal a été dénoncé, que sa cause lui a été soumise, et qu’on ne doit pas laisser un homme un jour de plus qu’il n’est nécessaire sous le poids d’aussi lourdes accusations.


La discussion du budget des affaires étrangères n’a pas eu grande importance au Palais-Bourbon. Nous ne parlons que pour mémoire de l’inévitable amendement sur la suppression de l’ambassade auprès du Saint-Père : c’est une question qui, chaque année, semble perdre de son intérêt. Autrefois, elle était traitée par les principaux orateurs du parti radical ; elle l’a été, cette fois, par un socialiste, M. Prudent-Dervillers. Il n’a pas rajeuni le débat, et M. Hanotaux s’est déclaré incapable de le renouveler lui-même : il s’est borné à dire que la situation n’était pas changée, et que les argumens, qui avaient convaincu les Chambres précédentes, étaient encore bons pour celle-ci. Il a lu un discours de M. Goblet qui se déclarait partisan de l’ambassade auprès du Vatican, et M. Goblet est monté à la tribune pour déclarer qu’il n’avait pas changé d’avis. A l’entendre, la suppression de notre ambassade doit suivre la séparation de l’Église et de l’État, et non pas la précéder, ni en être la première étape. M. Goblet est passé aux affaires; il a le sentiment de certaines nécessités de gouvernement qui échappent à beaucoup de ses amis. Il ne conçoit la séparation de l’Église et de l’État qu’à la suite d’une négociation avec Rome, et, dit-il, pour négocier, il faut un ambassadeur. Nous allons plus loin : alors même que l’Église serait séparée de l’État, la France devrait conserver une ambassade auprès du Vatican. Ne fût-ce qu’à l’occasion de son protectorat sur les catholiques d’Orient, elle aura toujours des affaires politiques à traiter avec le Saint-Siège. Ne voyons-nous pas, d’ailleurs, des puissances qui n’ont pas les mêmes raisons que nous d’avoir à titre permanent un représentant auprès du pape, y envoyer des chargés d’affaires provisoires qui finissent par s’y éterniser? , L’Église catholique, qu’elle soit ou non séparée de l’État, est, dans tous les pays du monde, une puissance avec laquelle les gouvernemens doivent compter. Si, à un moment quelconque, nous venions à supprimer notre ambassadeur, ou même à le remplacer par un simple ministre, nous aurions seulement diminué, avec notre influence, l’efficacité de notre action. M. Prudent-Dervillers a parlé des ménagemens que nous devons à l’Italie : sans doute, mais ils ne vont pas jusque-là. L’Italie ne peut pas s’offenser, ni même s’étonner que nous restions fidèles à une vieille tradition. Son gouvernement serait probablement très heureux de pouvoir, malgré la faible distance qui sépare le Quirinal du Vatican, entretenir, lui aussi, un ambassadeur auprès du souverain pontife. Ce ne serait pas, à ses yeux, de l’argent mal employé. Si nous supprimions le nôtre, il en serait enchanté, cela va sans dire, mais ne nous en saurait aucun gré : il tâcherait seulement de profiter de la faute que nous aurions commise.

On a beaucoup parlé, depuis quelques jours, des rapports de la France et de l’Italie : le départ de M. Ressman, et la nomination, à sa place, de M. le comte Tornielli ont servi de prétexte. M. le comte Tornielli est sur le point d’arriver en France; il y sera bien reçu. Rien ne serait plus injuste que de lui tenir rigueur du rappel de M. Ressman : lui-même n’a-t-il pas été rappelé de Londres dans des conditions à peu près analogues ? Quelles que soient les intentions avec lesquelles son gouvernement l’envoie auprès de nous, il ne tardera pas à s’apercevoir que les nôtres ont toujours été et qu’elles sont restées parfaitement amicales à l’égard de l’Italie, et, cette constatation faite, il lui sera difficile d’avoir une autre attitude que son prédécesseur. On assure qu’il est homme de parfait bon sens et de sang-froid. Dans une seule circonstance, les journaux lui ont prêté un langage qui ne semblait pas le désigner à l’ambassade de Paris. C’était à Londres, dans un banquet, au moment où nous recevions les marins russes. M. le comte Tornielli aurait déclaré avec beaucoup d’humour qu’en Italie, lorsqu’on faisait accueil à des amis, on ne mettait pas la maison sens dessus dessous. Hâtons-nous d’ajouter que ce propos a été démenti aussitôt, et qu’il l’a été encore depuis, avec des assurances qui n’en laissent rien subsister. Nous ne voyons qu’un fait dans la nomination de M. le comte Tornielli : c’est qu’il a la confiance de son gouvernement, et cela nous suffit, — pourvu toutefois qu’il la conserve, lorsqu’il lui fera part de ce qu’il aura vu et entendu à Paris. Il pourra dissiper bien des nuages, mais ici encore il faut dire ; Pourvu que son gouvernement s’y prête, ce qui n’est pas, de sa part, une disposition constante. Dans ces derniers temps en particulier, M. Crispi a paru désirer qu’on ne le crût pas très bien avec nous. Le rappel même de M. Ressman, les attaques dirigées par la presse italienne contre notre propre ambassadeur à Rome, la malencontreuse affaire du capitaine Romani, ont créé une situation qui serait devenue facilement tendue, si nous nous y étions tant soit peu prêtés. Mais nous nous sommes bien gardés de le faire. Nous ne sommes pas à la veille d’élections générales, et, si nous y étions, nous n’aurions pas besoin, pour parler fortement aux esprits, d’exciter le chauvinisme national. Peut-être n’en est-il pas tout à fait de même de M. Crispi. Dans la lutte acharnée qu’il poursuit contre ses adversaires, et où il déploie une fertilité de ressources et une force de caractère peu communes, il compte certainement beaucoup sur l’exaltation du patriotisme pour atteindre le but qu’il s’est proposé. Il veut qu’on ait le sentiment que la patrie, c’est lui; qu’il en est le rempart, comme il est le rempart du trône, ne pouvant pas, à son grand regret, être en même temps celui de l’autel ; que lui seul soutient un édifice battu des flots de tous les côtés. De notre côté pourtant, les flots sont restés calmes, et rien n’a pu leur donner même une apparence d’agitation. Il est en vérité impossible, en ce moment, de faire croire à un danger de conflit en Europe. Aussi M. Crispi s’est-il tourné vers l’Afrique, et a-t-il envoyé en Abyssinie des renforts qui portent à 12 ou 13 000 hommes les forces dont dispose le général Baratieri. On connaît les succès récens que ce général a obtenus : la France ne pouvait en prendre aucun ombrage. Que l’Italie trouve en Afrique de la gloire et des avantages dont la civilisation profitera, rien de mieux. Tout ce que nous lui demandons, c’est qu’en se développant de son côté, elle nous laisse notre liberté du nôtre. Elle n’ignore, ni notre situation au golfe de Tadjoura, ni l’arrangement que nous avons conclu autrefois avec l’Angleterre à propos du Harrar. Dans toutes ces régions, nous avons des titres antérieurs, des droits, des intérêts que nous ne pouvons pas sacrifier. Au cours de la discussion du budget des Affaires étrangères, M. Flourens a posé à M. Hanotaux une question à ce sujet, et ce dernier s’est borné à répondre que dans toutes les affaires d’Afrique il avait montré une décision d’esprit et de caractère qui devait inspirer confiance à la Chambre.


Il avait le droit de tenir ce langage, et il l’aurait eu plus encore quelques jours après, lorsque a été publié l’arrangement passé avec la Belgique à l’occasion du Congo. Cet arrangement prouve qu’entre deux pays voisins et deux gouvernemens qui veulent s’entendre, l’accord est toujours possible, même sur des questions délicates. On sait que le roi Léopold, il y a déjà quelque temps, a manifesté l’intention de céder le Congo à la Belgique, et dès ce moment le gouvernement de la République a dû se préoccuper de ce que deviendrait notre droit de préférence lorsque cette éventualité se réaliserait. Depuis, le bruit a couru, et il se trouve confirmé, que le roi, devançant l’époque où il s’était proposé de faire ce transfert, était à la veille de l’accomplir. Dès lors, la question prenait pour nous un caractère d’urgence qui ne nous permettait plus d’atermoyer : il fallait absolument arriver à une solution qui ne laissât place à aucune ambiguïté.

Notre droit date du mois d’avril 1884. À cette époque, deux lettres ont été échangées entre M. Strauch, président de l’Association internationale du Congo, et M. Jules Ferry, président du Conseil et ministre des affaires étrangères, par lesquelles un droit de préférence était assuré à la France pour le cas où l’Association serait amenée à réaliser ses possessions. Plus tard, l’État indépendant a remplacé l’Association internationale ; mais il a hérité de ses obligations et de ses charges, et, par conséquent, il a dû reconnaître notre droit. Toutefois, en 1887, le gouvernement du Congo nous a fait savoir que, tout en reconnaissant ce droit, et même en le confirmant, le roi l’interprétait dans ce sens que nous ne pourrions pas l’opposer à la Belgique. Nous aurions pu protester alors, et soutenir que notre privilège n’admettait aucune exception; nous ne l’avons pas fait : nous nous sommes bornés à donner acte au gouvernement congolais de son interprétation, en tant qu’elle n’était pas contraire aux engagemens antérieurs. Que valait exactement cette réserve ? Peu de chose, à notre avis. Elle avait été faite pour maintenir la question ouverte jusqu’au jour où elle devrait être définitivement résolue par le fait de l’accession du Congo à la Belgique ; mais, dès ce moment, la disposition où était la France de ne pas opposer son droit à cette dernière était très clairement indiquée.

Il était prudent, sans doute, de conserver un moyen de nous dégager pour le cas où nous aurions eu à nous plaindre soit du Congo, soit de la Belgique, et où la cession se serait faite avec des conditions périlleuses pour nous; mais, dans le cas contraire, le gouvernement congolais et le gouvernement belge étaient autorisés à croire qu’ils ne nous rencontreraient pas entre eux pour empêcher leur accord. Cette politique était sage. User de notre droit contre la Belgique aurait été en abuser. Il était naturel et légitime que le roi Léopold eût toujours entendu réserver à son pays la belle colonie qu’il avait fondée en Afrique au prix de beaucoup d’argent et de beaucoup d’efforts. Mais il devait être expressément stipulé que si nous renoncions à opposer notre privilège à la Belgique, celle-ci le reconnaîtrait dans sa plénitude, et renoncerait elle-même à céder la totalité ou une partie quelconque de ses possessions avant de nous avoir mis en mesure de l’exercer. L’occasion était bonne de substituer aux expressions un peu vagues dont nous nous étions servis en 1884, en traitant avec une association commerciale, les termes plus explicites du vocabulaire diplomatique qui sert aux arrangemens entre États européens. Bien loin de regretter d’avoir la Belgique pour voisine en Afrique, nous devions d’ailleurs nous féliciter de lui voir prendre la place de l’État du Congo. Nous aurons désormais en face de nous une nation et un gouvernement que nous connaissons, que nous aimons, avec lesquels nous savons comment il convient de négocier et dans quelle mesure les traités les engagent. Cela vaut mieux que d’avoir affaire à un État africain, quelque éminent que soit son souverain : le roi Léopold n’est qu’un homme, le gouvernement belge est un gouvernement constitutionnel. Le premier essai que nous avons fait d’une entente directe avec lui a été heureux, puisqu’il a abouti à l’arrangement du 5 février. La Belgique s’interdit de faire jamais de cessions de territoire à titre gratuit. Si elle aliène ses possessions à titre onéreux, en totalité ou en partie, elle reconnaît à la France un droit de préférence. Tout échange avec une puissance étrangère, toute location desdits territoires, en tout ou en partie, aux mains d’un État étranger ou d’une Compagnie étrangère investie de droits de souveraineté, donneront également ouverture à notre droit de préférence, et feront, par suite, l’objet d’une négociation préalable entre le gouvernement de la République et le gouvernement belge. Ce sont là, pour nous, des avantages très appréciables. Les territoires compris dans le Congo belge sont immenses; ils occupent en surface une grande partie de l’Afrique; dans ces vastes régions, aucune modification territoriale ne pourra se produire sans une négociation avec nous. Des surprises du genre de celle que nous avons éprouvée lorsque a été publié le traité anglo-congolais du mois de mai dernier deviendront impossibles. Tout cela était compris sans doute dans notre droit de préférence, mais il était bon de l’en faire sortir et de le préciser. En s’y prêtant, la Belgique a montré qu’elle entendait maintenir avec la France les meilleurs rapports de voisinage, en Afrique comme en Europe, Elle a fait plus : elle a voulu régler en une seule fois toutes les questions pendantes entre nous. En conséquence, nous avons procédé à la délimitation de nos possessions respectives dans le Stanley-Pool, et il a été décidé qu’une commission mixte se réunirait à Paris pour délimiter certaines autres parties de la frontière dans la région du Manyanga-Quilliou. Ainsi, tout a été prévu, tout a été réglé, et deux gouvernemens européens ont donné en quelque sorte l’exemple et le modèle des négociations et des traités qui ne laissent place à aucune équivoque. Ils en seront récompensés en évitant, à l’avenir, les préoccupations qui ont rendu parfois un peu difficiles nos rapports avec l’État indépendant du Congo. Un nouveau et très important succès des Japonais vient d’attirer l’attention de l’Europe sur les affaires de l’extrême Orient : nous voulons parler de la prise de Weï-Haï-Weï, qui fait en quelque sorte pendant à Port-Arthur à l’entrée du golfe de Petchili. Les deux places, celle-ci au Nord et celle-là au Sud, sont à l’extrémité de deux immenses promontoires qui commandent militairement l’entrée du golfe. Si l’on songe que la flotte chinoise s’était réfugiée après ses désastres dans le Petchili, on doit considérer qu’elle y est aujourd’hui bloquée et que la mer appartient tout entière aux Japonais. Leur base d’opération est fixée, leurs communications sont assurées en vue de la campagne prochaine. L’objectif de cette campagne, qui s’ouvrira avec le printemps, sera certainement Pékin. On ne voit plus aujourd’hui ce qui pourrait empêcher l’armée du Mikado d’y arriver, et même assez rapidement. Il faut rendre aux Japonais la justice qu’ils ont tiré un bon parti de l’hiver. On croyait que ce serait pour eux une morte-saison, au moins au point de vue militaire, et la rigueur du climat autorisait à le penser. Ils ont compris, en effet, qu’une campagne sur terre était impossible, mais la mer leur restait ouverte et toutes les côtes de la Chine étaient exposées à leurs coups : ils ont admirablement choisi les points où ils devaient les frapper, et la sûreté de leurs manœuvres leur fait grand honneur. Une armée qui a traversé de pareilles épreuves, et qui les a supportées sans un moment de défaillance, est prête pour les opérations les plus difficiles.

Pendant ce temps, que font les Chinois? Ils ont l’air de vouloir gagner du temps, comme si ce n’était pas le meilleur moyen de tout perdre. Un autre pays, dans la situation où se trouve la Chine, traiterait tout de suite et à tout prix. Les plus grands sacrifices ne sont pas en disproportion avec les dangers qui menacent le Céleste-Empire. Sans doute il se sauvera par sa masse, mais les parties essentielles, politiquement et commercialement, en sont déjà sous la main du vainqueur, et la monarchie est bien malade : il est probable que des révolutions intérieures viendront encore compliquer et compléter l’œuvre de la guerre. La Chine n’a pourtant trouvé jusqu’ici d’autre chose à faire que d’amuser le tapis avec des négociations dilatoires: ce rôle conviendrait mieux aux Japonais. On comprend que ceux-ci ne soient pas pressés de traiter; ce qui est inexplicable, c’est que les Chinois leur envoient des négociateurs qui n’ont pas même des pouvoirs en règle. De tels procédés sont peut-être de mise avec les Européens, et nous en avons su quelque chose : dans notre désir de traiter, nous n’avons pas été quelquefois très difficiles sur la qualité des négociateurs. La diplomatie d’extrême Orient aime ces procédés qui ne l’engagent jamais complètement; mais ils deviennent la plus inintelligente des routines dans la situation presque désespérée où la Chine se trouve. La diplomatie occidentale, à son tour, doit être prête pour les événemens qui se préparent : elle serait dès maintenant inexcusable de ne les avoir pas prévus.


Mais elle l’a fait, certainement, puisque la reine Victoria, dans son discours adressé au Parlement qui vient de rentrer en session, a inséré la phrase suivante : « Je vois avec regret que la guerre se poursuit entre la Chine et le Japon. J’ai maintenu une entente complète et cordiale avec les puissances qui ont des intérêts dans ces régions, et je ne manquerai pas de saisir toute occasion favorable pour provoquer la cessation des hostilités. » La France et la Russie sont évidemment les puissances auxquelles le discours du Trône fait allusion. Le message glisse d’ailleurs assez rapidement sur les questions de politique étrangère ; il ne parle guère que de l’arrangement conclu avec nous pour la délimitation des frontières entre la colonie anglaise de Sierra-Leone et nos possessions voisines, et enfin des troubles de l’Arménie et de l’entente qui s’est faite entre la Porte et plusieurs puissances européennes pour la nomination d’une commission d’enquête, auprès de laquelle ces puissances seraient représentées. « Mes relations avec les puissances étrangères, dit la reine, continuent d’être cordiales et satisfaisantes. » Nous pouvons remarquer nous-mêmes avec satisfaction que la reine n’a rappelé que les questions sur lesquelles nous nous sommes mis d’accord avec son gouvernement.

Pour ce qui est de la politique intérieure, le discours du Trône annonce un nombre considérable de projets de loi : quelques-uns, s’ils sont jamais votés, ne le seront pas par la Chambre actuelle, et, s’ils le sont, la Chambre des lords est là pour les repousser. La guerre a été déclarée à celle-ci par lord Rosebery avec une telle violence que la question constitutionnelle pèse sur toutes les autres et doit être résolue la première. C’est du moins ce qu’a déclaré lord Salisbury lorsqu’il a pris la parole dans la discussion de l’adresse. « Il serait nécessaire, a-t-il dit, de faire un appel au peuple, et cet appel aurait déjà dû être fait au moment où la Chambre des lords a rejeté le bill du home rule. » A quoi lord Rosebery a répondu, non sans soulever quelque hilarité, que les relations qui existent entre les deux Chambres constituent un danger pour le pays, mais qu’il n’était pas opportun de proposer une mesure à ce sujet « parce que le vote de cette mesure serait suivi d’une dissolution immédiate pour laquelle le gouvernement n’aperçoit pas de nécessité ». Au fond, le parti conservateur n’a aucune hâte de voir dissoudre la Chambre; il sent bien que le temps travaille pour lui. Pourtant, un effort a été fait, et se renouvellera sans doute à la Chambre des communes pour mettre le gouvernement en demeure de procéder à des élections immédiates. La majorité libérale est aujourd’hui si faible que la manœuvre peut réussir d’un moment à l’autre. Elle était de 41 voix après les élections de juillet 1892, et n’est plus aujourd’hui que de 15, et même de moins dans certains cas. Ainsi un amendement de M. Jeffreys, qui demandait à la Chambre de déplorer à la fois les misères de l’agriculture, celles de l’industrie textile et celles des ouvriers sans travail, n’a été repoussé que par 12 voix. Certes, ce n’est pas une logique très simple qui a présidé à la rédaction de cet amendement, mais son auteur espérait, en juxtaposant ces morceaux disparates, former une coalition meurtrière contre le gouvernement, et il ne s’est pas trompé de beaucoup. Les ouvriers sans travail, les inemployés comme on les appelle, ont à la Chambre un avocat dans M. Keir-Hardie, le chef du parti ouvrier indépendant : sir William Harcourt a eu l’habileté de le désarmer en promettant une commission d’enquête parlementaire, qui serait chargée de rechercher les causes et les remèdes du mal. M. Keir-Hardie, comme on le voit, sait à l’occasion se contenter de peu. L’opposition comptait davantage sur un autre amendement présenté par M. John Redmond, le chef des neuf députés parnellistes qui ont fait défection au parti libéral. M. John Redmond demandait la dissolution immédiate afin que le pays pût se prononcer sur le home rule. Malgré l’appui que lui a prêté M. Arthur-James Balfour, l’amendement a été repoussé par 20 voix de majorité, ce qui a provoqué de vifs applaudissemens sur les bancs ministériels. Mais le ministère ne compte certainement pas sur la persistance d’une majorité tout accidentelle, due à ce fait qu’un certain nombre de conservateurs, en dépit des conseils de leur leader, n’ont pas cru pouvoir voter avec les parnellistes. La majorité vraie est probablement inférieure à 15 voix : c’est dire qu’elle est à la merci d’un mécontentement, d’une manœuvre habile, ou simplement du hasard. Tout le monde est convaincu que la session qui s’ouvre est la dernière de la Chambre actuelle : la seule question est de savoir si elle sera brusquement interrompue par un vote de la Chambre elle-même, ou si elle aboutira au terme encore ignoré que lord Rosebery lui a fixé dans son esprit.


FRANCIS CHARMES


Le Directeur-gérant

F. BRUNETIERE.