Chronique de la quinzaine - 14 février 1866

Chronique n° 812
14 février 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 février 1866.

Des devoirs à la fois très graves et très élevés sont imposés en ce moment, en France, aux hommes de droite raison et aux gens de cœur qui s’efforcent, par la revendication des libertés légitimes et nécessaires, de régénérer et d’assainir la vie politique de notre pays. Nous ne savons si nous nous trompons, mais il nous semble que rarement à notre époque des occasions aussi importantes que les circonstances actuelles ont dû émouvoir ceux qui s’occupent des affaires publiques. Le mal, si l’on veut, n’est aigu nulle part, et cependant tout ce que l’on voit et l’on entend ne laisse dans les esprits réfléchis que des impressions tristes. Ceux qui ont cru qu’un système de compression temporaire serait utile aux intérêts de l’ordre et de la conservation peuvent commencer à s’apercevoir de la méprise qu’ils ont commise. Le silence forcé, les entraves artificiellement opposées aux compétitions naturelles de la vie politique, ne produisent point, on le voit bien aujourd’hui, la paix des intérêts et des idées, la conciliation des esprits, la santé des âmes. Ne dirait-on pas qu’à force de rester muettes et solitaires les opinions sont devenues plus extrêmes, plus violentes, plus intraitables ? Est-on sûr que le pouvoir ait gagné en prévoyance, en activité, en esprit de suite, tout ce que l’on attendait pour lui d’une concentration d’autorité sans exemple et de l’anéantissement des limitations anciennes ? Nous avons sous les yeux le spectacle d’une anarchie morale d’une forme nouvelle. Ne pouvant pas se rencontrer sur le terrain de la vie politique pratique, où l’on est sans cesse obligé de transiger en se combattant, on lutte, on se passionne, on s’opiniâtre dans l’antagonisme des principes absolus et irréconciliables. L’ardeur des sentimens ne connaît plus ces apaisemens gaillards que donne la franchise ; on ne sait plus appeler les choses par leurs noms ; on ne dit pas ce qu’on a sur le cœur ; on fermente et l’on s’aigrit dans la dissimulation et dans la réticence. Au milieu de préoccupations très graves, on s’emporte à une incroyable fureur de frivolités. On a la manie du luxe et on reste grossier ; on ne demande au théâtre que l’amusement de caricatures brutales ou des sensations les plus matérialistes. La presse à bon marché s’établit chez nous, et nous n’avons pas la joie de la voir servir, comme dans les pays libres, comme aux États-Unis, en Angleterre, en Belgique, à l’élévation intellectuelle et morale du peuple, à l’instruction politique et scientifique de la classe la plus nombreuse et la moins aisée. Le tempérament de la société française est démocratique ; tous les progrès de notre époque dans l’ordre économique sont démocratiques ; la force des choses crée et active avec une rapidité irrésistible l’organisme matériel de la démocratie. Nous avons le suffrage universel. Que faut-il pour que la société française soit appelée à exercer avec un ascendant invincible, et cela au moment où on s’y attendra le moins, le rôle politique auquel elle est manifestement destinée ? Une inspiration fortuite du pouvoir, qui a toutes les initiatives, un hasard peut-être, une surprise des circonstances, un rien.

En cet état de choses, comment ne se demanderait-on point avec anxiété si nous avons choisi le meilleur système pour préparer la démocratie française au rôle auquel elle peut être appelée au premier jour ? N’est-il pas évident au contraire que c’est par le prompt usage des libertés pondérées, où les opinions s’assouplissent et se disciplinent, que l’on mettra l’avènement définitif de la démocratie à l’abri de toutes les secousses, de tous les excès, de tous les périls que la société paraissait redouter il y a quinze ans ? Il est parmi les accidens préliminaires de la révolution française un épisode qui nous a toujours frappés. La mode est aujourd’hui au Louis XVI, comme disent les amateurs de curiosités ; la mode est si étrange dans ses caprices qu’elle va chercher des motifs de costume pour nos fêtes bruyantes chez des figures qui ne semblaient plus vivre dans l’imagination attendrie des hommes que par le souvenir douloureux d’une tragédie immortelle ; on nous pardonnera donc une réminiscence historique de l’époque de Louis XVI. Le malheureux roi, après l’évanouissement des illusions et l’échec des expédiens de Calonne, plaça le cardinal de Brienne à la tête de son ministère. Parmi les remèdes que tenta Brienne, il en est un auquel l’histoire n’a pas assez pris garde. Le cardinal voulut gagner l’opinion, et il crut qu’il y réussirait en donnant libre carrière aux écrivains politiques. L’ancien régime, qui jusque-là n’avait employé à l’égard des écrivains que la censure, les arrêts du parlement et la pénalité administrative des lettres de cachet avec la Bastille au bout, leur accorda tout à coup à l’improviste la liberté absolue. La France en un moment fut inondée de brochures politiques où l’on découvre le conflit et le désordre d’idées qui devaient faire de la révolution une œuvre si difficile et si orageuse. L’instinct du cardinal de Brienne cherchant le salut dans la liberté des opinions n’était point faux en soi : il est des cas assurément où la liberté de la presse peut être pour le pouvoir un salutaire moyen de gouvernement ; mais il était trop tard pour invoquer cette ressource. L’ancien régime avait refusé aux écrivains et au public l’éducation de la liberté ; les écrivains et le public furent trompés par leur inexpérience. Il en arrive toujours ainsi aux pouvoirs qui n’ont pas su accorder à temps à la prudence les concessions qu’ils se laissent surprendre et arracher par la force des choses, aux pouvoirs qui attendent pour céder que la sibylle ait brûlé son dernier feuillet.

Les faits politiques contemporains nous suggèrent trop souvent malgré nous ces soucieuses pensées. Les personnes qui auront lu dans le Moniteur le compte-rendu des débats de l’adresse au sénat ne nous accuseront certainement point d’un excès d’humeur noire. Quand nous songeons que cette assemblée, d’après notre constitution, est la réunion des illustrations de la France, nous avouerons que nous sommes médiocrement flattés de voir notre pays illustré aux yeux du monde par certaines harangues dont au surplus le sénat a l’air de n’être pas moins embarrassé que nous-mêmes. Nous ne savons au juste ce qu’il est permis ou interdit à la presse d’exprimer au sujet des discussions de nos assemblées. Une note récemment insérée au Moniteur a plutôt intimidé qu’éclairé les journaux sur ce point délicat. Peut-être n’encourrait-on aucun risque, si l’on n’avait à décerner que des éloges ; mais le moyen de trouver quelque chose à louer dans le discours de M. de Boissy, si ce n’est ses vœux en faveur du régime parlementaire et sa protestation contre l’introduction en France de garnisons de régimens arabes ! Si M. de Boissy n’était point sénateur et si son discours était une brochure, nous serions moins embarrassés pour signaler dans les disparates, le décousu, les naïvetés de ses opinions et de son langage l’image vivante de l’anarchie morale et de l’insuffisance d’éducation politique qui nous affligent dans la société actuelle. On pensera ce qu’on voudra des opinions et du talent de M. de Boissy ; mais qu’il puisse faire entendre au sénat certaines choses dites par lui, — et elles sont dites, — comme il le constate lui-même, c’est un phénomène extraordinaire qui demeure attaché à la bizarre figure de notre époque. Certains passages de son discours produisent une stupéfaction dont on ne revient pas, on lit avec un égal ébahissement certaines interruptions qu’il provoque, et l’on n’est pas moins étonné de la docilité avec laquelle la sténographie du Moniteur reproduit ces choses-là. N’insistons pas sur ces audaces qu’un public trop narquois excuse parce qu’il s’en amuse ; mais la partie sérieuse des discussions du sénat révèle des aspirations et des conflits d’opinions qui excitent aussi de curieuses surprises. Quoi de plus singulier par exemple que la statistique présentée par M. de Vincent, adversaire de l’instruction laïque, touchant les résultats obtenus par les établissemens d’éducation que dirigent les communautés religieuses ? S’attendait-on à apprendre que le quart de la promotion de l’école de Saint-Cyr a été fourni l’année dernière par le collège des jésuites de la rue des Postes ? Nous ne sommes nullement intolérans ; si la France jouissait de la plénitude de sa liberté, nous n’aurions aucune frayeur du croquemitaine jésuitique ; ce sont les jésuites qui ont fait l’éducation des générations du XVIIIe siècle, et l’on ne voit pas ce qu’ils y ont gagné. Quoi qu’il en soit, il n’est pas moins surprenant que la rue des Postes ait fourni l’an passé à Saint-Cyr soixante-quatre candidats, jeunes aspirans au bâton de maréchal de France. L’honorable sénateur à qui nous devons cette information, exalté par de tels succès, a lancé contre notre Université d’injustes censures, qui ont été d’ailleurs très vigoureusement et très honnêtement réfutées par M. Rouland.

La question d’Italie et de Rome a donné lieu aussi à d’excentriques sorties. On a pu remarquer sur ce point que la ferveur des défenseurs laïques de la papauté temporelle a dépassé le zèle du banc des cardinaux. Un orateur, M. de Ségur d’Aguesseau, n’a point hésité à demander que la France, en quittant Rome, fît restituer au saint-siège la portion des états de l’église qui s’est annexée au royaume d’Italie. D’autres voudraient que la France s’engageât à maintenir pour l’éternité ce qui reste de pouvoir temporel. Le président Bonjean, qu’anime le souffle des vieilles traditions de notre magistrature, a protesté avec énergie contre ces exagérations cléricales. Le ministre d’état, M. Rouher, visiblement affligé par ces divagations, y a mis fin en ramenant la question à ses termes pratiques. — La convention du 15 septembre est un contrat politique et ne peut s’élever à la sphère où s’agitent les prétentions dogmatiques et religieuses. Politiquement cette convention a défini deux souverainetés territoriales qui se trouvent en présence l’une de l’autre, celle de l’Italie et celle du patrimoine de saint Pierre. L’Italie s’est engagée vis à vis de la France à ne point faire sur la cour de Rome la conquête du patrimoine ; voilà tout. Veut-on aller plus loin, veut-on sonder l’avenir, veut-on faire sortir d’un traité des garanties éternelles : on n’aboutit qu’au contradictoire et à l’absurde. La France et l’Italie ne peuvent que répondre d’elles-mêmes, elles ne peuvent écarter des chances de ruine auxquelles le pouvoir temporel demeure soumis, comme tous les pouvoirs humains, que celle qui résulterait d’une agression du royaume italien. Ni la France ni l’Italie n’ont le droit et le pouvoir d’assurer le gouvernement du saint-siège contre ses propres fautes et d’aliéner à perpétuité les droits des populations romaines. C’est pour prévenir les chances défavorables de l’avenir que M. Rouher fait appel à une disposition qui ne supprime point les difficultés et les chocs inévitables, mais qui peut les atténuer et les ajourner, l’esprit de conciliation. Quant à ceux qui prennent plaisir à soulever les hypothèses extrêmes et à réclamer des engagemens absolus, il n’y a qu’une réponse à leur faire ; cette réponse leur a été faite deux fois, par M. Drouyn de Lhuys et par le général de La Marmora. Chose curieuse, nos cléricaux n’ont trouvé d’autre organe pour leurs prétentions romaines dans la politique européenne que la diplomatie espagnole, et c’est cette diplomatie qui s’est attiré la double réplique à laquelle nous faisons allusion ! « Si le pape, disait M. Drouyn de Lhuys au ministre espagnol d’après une dépêche soumise aux cortès, si le pape rejette les moyens qu’on lui donne, s’il ne veut pas se débarrasser de la plus grande part de sa dette en la faisant endosser par l’Italie, s’il ne veut pas négocier avec l’Italie et s’il persiste à la traiter en ennemie, s’il ne s’organise pas une armée, s’il ne réforme pas son administration et ne donne pas certaines satisfactions aux aspirations de ses sujets, la France dégage sa responsabilité des conséquences. La France peut aider le pouvoir temporel à vivre, elle ne peut l’empêcher de se suicider. » Tandis que, pour résister à l’engagement inconditionnel qu’on lui demandait, le ministre français se plaçait au point de vue des fautes possibles de la papauté temporelle, le chef du cabinet italien, le général La Marmora, dans la ferme dépêche qu’il vient d’adresser au gouvernement espagnol, revendique avec dignité les droits imprescriptibles des populations romaines. « Je ne puis me dispenser, dit-il, de me prononcer en principe sur les démarches du gouvernement de sa majesté la reine, qui viennent d’acquérir une notoriété officielle, car elles s’inspirent d’une doctrine qui est la négation même de notre droit public, celle d’après laquelle le territoire et la population de Rome seraient frappés d’une espèce de mainmorte au profit de la catholicité, et elles tendent à préjuger une épreuve dont le résultat doit dépendre des populations romaines. » Les cléricaux, si bien représentés en cette circonstance par la diplomatie espagnole, n’ont pas le droit de se plaindre de ces répliques, puisqu’ils les provoquent eux-mêmes par leurs indiscrètes exigences.

Au milieu de ce désarroi universel, l’opposition libérale au corps législatif peut rendre à la France d’éminens services en profitant de l’occasion du débat de l’adresse pour imprimer à l’esprit public une direction qui lui fait manifestement défaut, et dont il saura tenir compte à ceux de qui il la recevra. L’esprit public demande la clarté, la lumière ; il a soif de franchise. Nous augurons bien du rôle que jouera au corps législatif l’opposition libérale. Les premiers débats de la session, bien qu’ils eussent des objets secondaires, des questions d’élection, ont présenté de favorables symptômes. Tout le monde a remarqué que les orateurs qui ont pris part au débat de ces questions, MM. Buffet, Lanjuinais, Segris, en s’opposant aux conclusions de la majorité, ont eu pour eux l’avantage de la logique et de la bonne tradition. Leur attitude et leur langage avaient en quelque sorte, la véritable couleur gouvernementale. Aucune aigreur personnelle ne se mêlait à ces discussions, puisqu’il s’agissait de l’élection de personnes aimées ou estimées, telles que le président même de la chambre, M. Walewski, et M. Larrabure, l’auteur d’un rapport très applaudi sur les crédits, supplémentaires où étaient jugées, il y a deux ans, avec une prévoyance, très sensée, les conséquences financières des expéditions lointaines, et notamment de celle du Mexique. Les torts que, suivant l’opposition, l’administration s’était donnés à propos de ces élections étaient surtout des torts de forme. On pardonne trop facilement en France les torts de ce genre ; mais pourquoi s’en charger gratuitement, comme par nonchalance et laisser-aller, lorsqu’après tout on n’en avait nul besoin, et qu’on pouvait arriver aux mêmes fins en suivant la marche la plus régulière ? Ce serait un triste goût et une regrettable habitude de préférer l’apparence de l’arbitraire à la correction réelle, lorsque les deux voies peuvent conduire au même résultat. A quoi bon afficher des trocs trop visibles entre un siège au sénat et un siège au corps législatif ? Pourquoi passer si lestement sur la question constitutionnelle du droit de démission des sénateurs ? pourquoi rendre si mobile une fonction déclarée inamovible ? Pourquoi ne pas laisser à la démission d’un député le temps d’arriver au corps seul qui en peut consacrer la validité, c’est-à-dire à la chambre même ? On a beaucoup recommandé les vertus de la constitution actuelle au nom du principe de la division des pouvoirs ; pourquoi alors ne pas respecter les attributions hiérarchiques du corps législatif dans sa sphère naturelle et légitime, et vouloir que la démission d’un député, au lieu d’être soumise à l’acceptation de la chambre, puisse être adressée dans l’intervalle de la session à un agent du pouvoir exécutif ? Ce sont ces anomalies, ces inconséquences, ces négligences insouciantes que les orateurs libéraux ont fait ressortir avec une modération et une dignité de ton qui ont donné grand crédit à leurs paroles auprès du public.

L’opposition abordera les discussions de l’adresse avec un esprit d’union qui sera pour le pays d’un exemple salutaire. L’union est une garantie de modération et de loyauté. C’est parce que l’esprit d’union est nécessaire au bon gouvernement d’un peuple libre que parmi les institutions et les libertés les plus efficaces sont celles qui rapprochent les citoyens les uns des autres, les invitent à traiter en commun les affaires publiques et les conduisent naturellement aux transactions nécessaires. Personne ne s’avisera de voir en nous des adversaires de la presse ; nous n’hésiterons point cependant à confesser que les journaux servent moins à la conciliation des idées, à la concentration des efforts sur les points utiles, à l’unité des conduites, que le rapprochement des citoyens dans les associations et surtout que la réunion et le contact des représentans des opinions dans les assemblées délibérantes. Sous le régime actuel de la presse, l’action des journaux est plus exposée encore à se diviser et à s’éparpiller ; la difficulté qu’ils éprouvent à s’occuper des questions vraiment principales du présent les porte à se reléguer dans les théories exclusives de leurs opinions, à s’obstiner dans les querelles du passé, à vivre de vieilles thèses historiques où se perpétuent des malentendus, des passions, des haines, qui n’ont plus de prétexte et ne devraient plus avoir de sens à notre époque. Et que les autoritaires ne se réjouissent point de ces divagations auxquelles la privation de la liberté condamne les journaux ! Les intérêts conservateurs n’ont rien à y gagner, à moins qu’on ne se figure qu’il est préférable que les journaux s’attaquent aux dogmes essentiels du christianisme plutôt que de contester le pouvoir, et qu’on trouve leur temps mieux employé à diviniser Robespierre et à enfanter de petits jacobins qu’à faire de l’opposition à un préfet. La différence que nous signalons est bien visible aujourd’hui : l’entente utile et pratique des opinions se fait bien mieux dans l’opposition libérale de la chambre que parmi les journaux. L’opposition au corps législatif établira cette entente en donnant aux questions qui l’unissent la prééminence sur les questions qui pourraient la diviser. Les premières sont d’ailleurs plus importantes, plus opportunes, plus urgentes que les secondes. Parmi les premières sont la question des libertés intérieures, la question du Mexique, les questions financières. Nous ne saurions avoir la pensée d’anticiper sur ces débats ; nous ne dirons qu’un mot de la question du Mexique. Notre vœu a toujours été, nos lecteurs le savent, que l’on évitât la complication extérieure qui devait être un jour ou l’autre apportée par les observations des États-Unis dans cette pénible affaire : pour la prévenir, il eût fallu la prévoir de loin, et c’est malheureusement ce qu’on n’a point fait. Pour le moment, il semble néanmoins que la question du Mexique puisse être examinée en elle-même et dégagée des diversions américaines. Le gouvernement des États-Unis vient heureusement de montrer qu’il est aussi sincère et aussi prompt que décidé dans sa politique. Il a désavoué, réprimé, puni la tentative flibustière de Crawford sur Bagdad avant même de recevoir nos représentations. Il a démontré par un acte décisif qu’il pratique la neutralité dont notre ministre des affaires étrangères lui a demandé l’assurance. Notre discussion avec les États-Unis doit être considérée comme terminée sur la base de la note du 9 janvier de M. Drouyn de Lhuys. L’opposition libérale au corps législatif pourra donc examiner l’affaire du Mexique en elle-même sans se préoccuper des réclamations américaines. Il faut, pour l’honneur de notre retour du Mexique, que cet examen ait lieu. Il est des points sur lesquels il est indispensable que des explications soient demandées et données. On nous parle toujours des indemnités dues à nos nationaux, pour lesquelles l’expédition aurait été entreprise ; il serait temps enfin de savoir si, comme l’ont dit les journaux étrangers, l’une de ces indemnités aurait été payée, tandis que les autres n’auraient point été liquidées. Un des incidens les plus fâcheux de la question mexicaine a été le décret du 3 octobre 1865, qui soumet les Mexicains pris les armes à la main au jugement des conseils de guerre et à une exécution sommaire. Nous avons longtemps refusé de croire à l’existence d’un pareil décret ; mais puisqu’il a été en effet rendu, puisqu’il est devenu l’objet d’une représentation diplomatique des États-Unis, puisqu’il a été qualifié dans les chambres belges avec une juste sévérité, il ne nous paraît pas possible qu’il ne provoque pas dans notre chambre une protestation généreuse. Nous ne savons s’il faut considérer comme authentiques des pétitions écrites par des soldats belges prisonniers du général juariste Riva-Palacio et une lettre du maréchal Bazaine à ce général autorisant un échange de prisonniers, documens publiés par plusieurs journaux étrangers et français. Nous voudrions que la lettre attribuée au maréchal eût été écrite : elle soulagerait la conscience française ; elle nous donnerait le droit d’espérer que l’armée française n’a jamais prêté d’exécuteurs au décret du 3 octobre. Il est enfin nécessaire qu’une récapitulation des dépenses que nous a coûtées l’entreprise du Mexique soit établie contradictoirement dans notre corps législatif, et que l’on y jette aussi un regard assuré sur les perspectives financières qu’ouvrira la fin de notre expédition.

L’Angleterre vient de recommencer sa vie parlementaire. Une circonstance touchante a marqué l’ouverture des chambres. La reine a inauguré la session. C’est la première fois depuis la mort du prince Albert que la reine Victoria a consenti à remplir cette fonction de la couronne constitutionnelle. L’épreuve était douloureuse pour cette princesse : elle lui rappelait d’une façon poignante sa solitude vis-à-vis de la nation. La reine n’a point prononcé le discours ; elle en a écouté la lecture, assez mal bredouillée par le lord-chancelier, les yeux baissés, la physionomie empreinte de douleur. Le public anglais a su gré à la reine du courage avec lequel elle a accompli sa douloureuse tâche. La première journée de la session a été d’ailleurs assez maussade. Le discours du trône, qui, comme on sait, parcourt succinctement toutes les affaires qu’a l’Angleterre à la surface du globe, n’a pas fourni à la discussion de l’adresse le thème superficiel qu’il lui offre ordinairement. La discussion à la chambre des lords et moins encore à la chambre des communes, où par extraordinaire elle a duré deux jours, n’a point imité le discours de la couronne : elle n’a pas fait le tour du monde ; elle s’est concentrée sur le fléau dont souffre cruellement l’Angleterre, la maladie des bêtes à cornes, la cattle-plague. Le ministère a reçu des coups de tous les côtés dans cette morose bataille. Lord Derby à la chambre des lords, M. Lowe et lord Cranbourne (l’ancien lord Robert Cecil) dans la chambre des communes ont attribué la durée et l’aggravation du fléau aux mesures mal concertées et aux hésitations du cabinet. Après la grande victoire qu’il a remportée dans les élections, il semble que le parti libéral, fier de sa majorité triomphante, eût dû signaler par sa belle humeur sa première réunion. Il n’en a rien été. Cependant le comte Russell a l’air de vouloir aborder sa carrière ministérielle en donnant au parti libéral déterminé tous les gages qui peuvent le satisfaire. Il vient notamment de recomposer son administration avec une hardiesse qu’on n’attendait pas de lui. On reprochait ordinairement aux whigs de constituer leurs cabinets en oligarchies patriciennes et de fermer systématiquement l’accès du pouvoir aux hommes jeunes, aux orateurs de talent qui n’étaient point de provenance aristocratique. Lord Russell a définitivement rompu avec cette routine. Il a introduit dans le cabinet M. Göschen ; il a rappelé dans l’administration M. Stansfeld, qui représentera le gouvernement de l’Inde à la chambre des communes ; il a donné une sous-secrétairerie au plus brillant des orateurs radicaux, M. Forster ; il a rallié ainsi à lui les hommes du parti libéral qui sont le plus en évidence. Il a résolu en même temps de proposer un projet de réforme parlementaire combiné dans des conditions qui ont paru satisfaisantes au grand agitateur consulté, M. Bright. Ceci fait, et M. Gladstone ayant la leadership de la chambre des communes, lord Russell a dû se croire en règle vis-à-vis du parti libéral et en mesure de diriger un gouvernement fort. Cependant les premiers symptômes apparens ne répondent guère à cette attente. Les questions de personnes et les questions politiques donnent lieu à des incertitudes. En s’adjoignant les membres les plus avancés du parti libéral, le premier ministre a laissé décidément en dehors du pouvoir des libéraux qui unissent un grand talent à des tendances assez conservatrices, — tels par exemple que MM. Lowe et Horsman, — qui paraissent devoir se montrer des adversaires redoutables du ministère dans la question, de la réforme parlementaire. On doute qu’il existe un accord parfait dans le cabinet ; on prétend que le ministre des affaires étrangères, lord Clarendon, est loin d’être un réformateur ardent, et on assure qu’il a fait une vive opposition à la rentrée de M. Stansfeld dans le cénacle ministériel. Ce qu’on connaît du projet de réforme de lord Russell est assez froidement accueilli : à toucher à la loi électorale, les Anglais aimeraient que ce fût une fois pour toutes, et qu’il n’y eût plus à remanier de longtemps l’institution fondamentale du système représentatif ; mais rien n’est plus compliqué que les lois électorales d’Angleterre, il n’y règne aucune harmonie préconçue, aucune unité préméditée. Le droit électoral est sorti des privilèges du système féodal, et il a pris les formes diverses, capricieuses et confuses des œuvres du moyen âge. On dirait un amas de constructions gothiques hétérogènes et de ruines enchevêtrées. C’est dans ce labyrinthe que les architectes politiques d’outre-Manche ont mission de préparer à la démocratie anglaise des logemens commodes, aérés, salubres et raisonnablement disposés. La tâche n’est guère aisée, et il est bien difficile de tenter dans ce glorieux et pittoresque fouillis des réparations sans courir le risque de tout détruire. Sans entrer dans le détail des choses, il y a deux grandes données du problème de la législation électorale anglaise, c’est le titre du suffrage, la condition de l’électorat d’une part, et de l’autre la répartition des sièges parlementaires entre la population du royaume-uni : à quel titre sera-t-on électeur ? comment les collèges électoraux seront-ils distribués ? Pour nous Français, amateurs des constructions neuves et de l’alignement, la question serait simple : chacun serait électeur aux mêmes conditions, et quant à la répartition des collèges, elle ne serait que le quotient approximatif du total des électeurs divisé par le nombre des places de députés dont la représentation parlementaire serait composée. Les Anglais ont horreur de cette logique égalitaire servie par une arithmétique inexorable. Ils ont des conditions, des qualifications, comme, ils disent, diverses pour les électeurs ; ils ont des districts électoraux qui, avec moins de trois cents électeurs, nomment deux membres au parlement et des districts de dix et vingt mille votans qui n’élisent également que deux représentans. Pour bien réformer, il faudrait porter au moins partout à la fois la réforme ; il faudrait réduire le cens électoral pour introduire la démocratie dans la vie politique, et il faudrait en même temps faire un nouveau partage des collèges électoraux, de telle sorte que la représentation fût mieux proportionnée à l’importance numérique des populations. Or on assure que le projet de lord Russell ne résoudra que la moitié du problème, la question du cens, et laisserait à l’avenir l’œuvre d’une nouvelle distribution des districts électoraux. Lord Russell garderait les cadres tels qu’ils sont ; il se contenterait d’en ouvrir l’accès aux classes laborieuses en abaissant le loyer qui confère le droit électoral de 10 livres à 6 dans les bourgs et de 50 livres à 15 dans les comtés. Cette idée d’une demi-réforme appelle dès à présent la défaveur sur le projet du ministère ; elle soulève de nombreuses et solides objections parmi les libéraux aussi bien que dans le camp des conservateurs. Rien n’est donc moins certain que la durée du cabinet anglais ; les dissidences d’opinions et les rapprochemens de personnes peuvent amener des évolutions et des combinaisons de parti singulières.

L’Italie inspire aujourd’hui à ses amis du dehors une anxiété qu’il est inutile de dissimuler. Le parlement de Florence consentira-t-il à prendre d’accord avec le gouvernement les mesures nécessaires pour subvenir aux engagemens financiers du pays et relever le crédit italien ? Le parlement laissera-t-il vivre le ministère actuel ? Voilà les questions qui tiennent en suspens les amis de l’Italie. La responsabilité du parlement italien est des plus graves. Avant tout, c’est le péril financier qu’il faut conjurer. Les dissidences intérieures et les prétentions extérieures, quelque fondées que puissent être les unes et les autres, doivent être subordonnées à l’intérêt dominant de l’ordre financier. Si le parlement ne vote pas promptement les ressources indispensables, si la nation n’est pas prête à s’imposer les sacrifices les plus patriotiques, on ouvre la voie à toute sorte de tristes désordres et d’humiliantes défaillances. La destinée de l’Italie, on devrait en être persuadé à Florence, se joue sur une question de budget. Quand on est sous le coup d’une préoccupation si pressante, est-ce en vérité le moment de se livrer au jeu des incessantes crises ministérielles ? Sans doute il est difficile de former un ministère qui puisse complètement satisfaire le parlement et le pays. C’est un malheur qu’il n’y ait pas en Italie une réunion d’hommes d’état animée d’une résolution assez forte, investie d’une autorité morale assez puissante, pour conquérir et entraîner la confiance nationale ; mais enfin, puisque ce malheur est un fait qu’il n’est point possible de supprimer en un jour, les Italiens n’ont d’autre parti à prendre que de s’imposer les taxes nécessaires, d’établir l’indépendance de leurs finances, de se sauver enfin eux-mêmes avec des cabinets médiocres. On serait en vérité bien avancé si, au risque de prolonger la crise financière au point de la rendre incurable, on se donnait le passe-temps de renverser le général La Marmoral Nous savons ce qu’on reproche au brave général, nous savons que la dépêche de M. de Malaret, du 2 janvier, publiée dans notre livre bleu, a péniblement affecté les Italiens, et leur a donné l’idée que les droits des Romains étaient abandonnés sans réserve par leur ministre. Cette impression nous paraît fausse et puérile : elle est démentie du côté de la France par les paroles de M. Drouyn de Lhuys citées par nous tout à l’heure ; elle est démentie, pour ce qui regarde le gouvernement italien, par la récente dépêche du général de La Marmora à l’Espagne, dont nous avons reproduit aussi la déclaration la plus significative. Les Italiens devraient comprendre qu’il importe que le général La Marmora, qui, avec son abnégation et son patriotisme ordinaire, est venu en aide à son pays en acceptant le pouvoir au lendemain de la convention du 15 septembre, au milieu des tristes troubles de Turin, continue à les représenter devant l’Europe, dont il a l’estime, jusqu’à l’entier accomplissement du traité qui retire de Rome les troupes françaises. Si le parlement italien ne sent pas de la sorte ses devoirs envers lui-même et envers le général La Marmora, si le cabinet actuel doit tomber avec son chef, nous faisons des vœux pour que le pouvoir soit donné au général Cialdini, à un homme de sens et d’énergie dont la mâle éloquence a révélé une véritable supériorité intellectuelle.

Bien que le gouvernement espagnol ait reconnu l’Italie, on a vu par les extraits de sa correspondance diplomatique qui ont été publiés qu’il ne s’est point fait faute de chercher à susciter des embarras au cabinet de Florence au moment même où il renouait officiellement avec ce cabinet les bons rapports. Voilà un nouvel encouragement au panlatinisme, un nouveau trait de la touchante sympathie qui unit les diverses familles de la race latine ! Il ne faut pourtant point être trop sévère envers le cabinet espagnol. On fait ce qu’on peut. La reconnaissance de l’Italie a été de la part du maréchal O’Donnell un acte de hardiesse, on est obligé d’en convenir après la discussion du sénat de Madrid sur le paragraphe relatif à cette reconnaissance. Le ministre des affaires étrangères a présenté de bons argumens à l’appui de la politique adoptée envers l’Italie par le cabinet. Nous avons vu avec plaisir se prononcer dans le même sens M. Llorente, qui, ministre des affaires étrangères dans les commencemens du dernier cabinet Narvaez, avait eu le mérite de pousser dans cette voie le gouvernement espagnol. Cependant le paragraphe de l’adresse n’a obtenu qu’une petite majorité, et il paraît même que la majorité eût été contraire, si la reine, ayant un juste égard à la position du maréchal O’Donnell, n’eût obtenu des vingt évêques qui siègent au sénat et de plusieurs sénateurs cléricaux qu’ils ne prendraient point part au vote. Quand on connaît ces difficultés intérieures de l’Espagne, on est obligé de réclamer l’indulgence pour le maréchal O’Donnell et même de lui savoir gré de ses bonnes tendances et de ses sages velléités. Nous croyons d’ailleurs que le ministre espagnol est décidé à faire profiter l’Espagne de la force que lui a value l’avortement de la tentative du général Prim. On dit le ministre des finances, M. Martinez, très sérieusement appliqué au règlement des vieilles dettes qui ont si longtemps et si désastreusement tenu en échec le crédit espagnol. Que de maux on eût épargnés à l’Espagne, si le maréchal O’Donnell eût prêté plus d’attention à ces questions financières quand nous lui signalions, il y a plusieurs années, les conséquences inévitables des résistances obstinées de son ministre des finances de ce temps-là, M. Salaverria !

La petite crise ministérielle hollandaise est terminée. MM. Thorbecke et Olivier sont définitivement sortis du cabinet, remplacés le premier à l’intérieur par M. Geertsema, et le second à la justice par M. Pické. M. Franzen van de Putte est chef du cabinet et ministre des colonies ; les autres ministres sont M. Cremers aux affaires étrangères, le général Blanken à la guerre et par intérim à la marine, et M. Van Bosse aux finances. Déjà, à l’attitude prise par le parti libéral, dont M. Thorbecke est le chef, et par les conservateurs, on peut prévoir que le ministère hollandais aura sur les bras une opposition redoutable. C’est sur le projet des cultures des Indes qu’on se livrera bataille. Heureuse Hollande, où l’émulation des hommes publics n’a plus pour objet que des intérêts positifs tels que ceux qui sont attachés à l’administration de ses opulentes colonies ! Le pays est petit, mais on ne se bat plus pour les droits primordiaux de la liberté politique, comme dans les grands états. Dans une position bien plus critique sont par exemple l’Autriche et la Prusse : l’Autriche, à qui la diète hongroise va faire connaître par le vote de l’adresse les conditions qu’elle met à son cordial concours ; la Prusse, où un ministre bizarre dans ses audaces entreprend d’avilir la représentation nationale en soumettant les paroles des députés à la juridiction des tribunaux ordinaires. Nous avons lu attentivement le projet d’adresse au roi de Hongrie rédigé par M. Deák ; nous n’oserions essayer d’apprécier toutes les conditions du programme hongrois et en taxer quelques-unes d’excessives. Ce qui nous a surtout intéressés dans le rapprochement qui se tente entre l’empereur François-Joseph et le peuple hongrois, c’est que des deux côtés nous avons vu des intentions honnêtes. Sans entrer dans les discussions de détail qui échappent à notre compétence, nous nous contentons d’espérer qu’un effort si loyal aboutira à une conciliation sincère. Nous désirons que les Hongrois, si un léger sacrifice était demandé à leur modération, veuillent bien se souvenir que le sort des autres nationalités de l’empire, le sort des Tchèques de Bohême, des Polonais de Galicie, des Croates, etc., est suspendu au succès de l’expérience qui se tente. Voilà des peuples intéressans qui espèrent dans un meilleur avenir, et qu’une impatience, une imprudence, pourraient rejeter dans la vieille centralisation autrichienne. Quoi qu’il en soit, si ce qui se passe en Hongrie nous cause encore quelque anxiété, le spectacle donné par le gouvernement autrichien est grand et sympathique. On n’en peut dire autant de la lutte entreprise par M. de Bismark contre la seconde chambre prussienne. M. de Bismark élève contre les droits de la représentation nationale une prétention que soutenaient en Angleterre les juges de Charles Ier, et que le long parlement a pour toujours anéantie. M. de Bismark rêve pour lui et pour la couronne de Prusse de hautes destinées ; comment concilie-t-il son ambition avec la mesquinerie pitoyable de sa politique intérieure ? Quel Allemand voudrait donner l’hégémonie à un état dont les institutions seraient à ce point mutilées ? quel Allemand n’aimerait pas mieux être le sujet du grand-duc de Bade ou du roi de Wurtemberg que d’appartenir à la Prusse que M. de Bismark cherche à faire ? On ne peut trop applaudir à la fermeté patiente avec laquelle la chambre prussienne résiste à ces provocations persécutrices et à ces assauts de l’absolutisme le plus repoussant, comme l’a dit si éloquemment M. Schulze-Delitsch, celui qui se cache sous le masque des formes constitutionnelles. e. forcade.



REVUE SCIENTIFIQUE.

LES LACUNES DU SYSTÈME SOLAIRE.

L’impatience fiévreuse avec laquelle la génération actuelle s’élance dans la voie du progrès et des découvertes, aborde des problèmes nettement posés d’avance et les résout d’emblée, cette noble impatience que le succès exalte au lieu de la calmer, nous la rencontrons dans toutes les branches de la science. La physique, la chimie, la physiologie, ont dû à l’élévation des théories générales qui les dominent, non moins qu’à la précision des expériences, leurs plus fécondes, leurs plus audacieuses découvertes. L’astronomie a suivi l’impulsion : le télescope ne lui suffit plus, elle a demandé à l’analyse mathématique un nouveau et plus puissant moyen d’investigation. Il est permis de parler aujourd’hui d’une astronomie de l’inconnu : des planètes que nul œil humain n’avait encore aperçues, des étoiles dont la faible lumière échappait aux regards des observateurs qui les rencontraient au bout de leurs lunettes, ont été devinées, dévoilées par le calcul. L’observation n’a eu qu’à donner à ces découvertes en quelque sorte métaphysiques la consécration solennelle qui les érige en faits acquis.

C’est une découverte de ce genre qui, depuis quelques années, occupe le monde savant, et l’occupe d’autant plus vivement qu’elle est fort contestée encore. Le télescope s’est montré moins complaisant cette.fois à vérifier les indications de la théorie. S’il y a, d’un côté, des témoins qui assurent avoir vu les objets célestes dont l’existence a été annoncée à priori par un astronome célèbre, il faut avouer, d’un autre côté, qu’une sorte d’évidence négative semble résulter des recherches infructueuses d’un grand nombre d’observateurs distingués. Le lecteur devine qu’il s’agît ici des petites planètes qui, dit-on, circulent en dedans de l’orbite de Mercure, à deux pas du feu central, véritables éthiopiens du système solaire.

L’existence de ces planètes, dites intra-mercurielles, est encore, pour le moins, très douteuse. Ce qui leur donne un intérêt particulier, c’est leur rôle dans la mécanique céleste. D’après les calculs de M. Le Verrier, il existe dans le mouvement de Mercure une petite irrégularité que les forces connues ne suffisent point à expliquer. Mercure, paraît-il, avance comme une montre mal réglée ; son orbite est sujette à un déplacement progressif dont Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et les autres planètes connues ne nous offrent nul exemple. Or, pour rendre compte de cette anomalie, il n’y a pas d’autre parti à prendre que de supposer qu’il existe, dans le voisinage immédiat du soleil, des amas planétaires, globes ou anneaux, dont la sourde attraction entrave la marche de Mercure. Ces planètes ou masses planétaires encore inconnues combleraient donc une véritable lacune du système solaire ; elles rétabliraient l’harmonie du calcul et de l’observation jusque dans les détails les plus subtils. L’avenir nous en réserve-t-il la découverte ?

Ce ne serait pas la première fois, nous l’avons déjà dit, qu’une découverte matérielle aurait confirmé une prévision purement spéculative. L’histoire de l’astronomie nous en offre plus d’un exemple, et peut-être y a-t-il quelque intérêt à raconter ce qui se rapporte à ces questions avant d’entrer dans plus de détails sur les planètes mystérieuses qui circulent dans le giron même du soleil.

Les anciens ne connaissaient en tout que cinq planètes : Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne, auxquelles on ajoutait, dans le système de Ptolémée, le Soleil et la Lune, en faisant tourner ces sept astres autour de la Terre. Toutefois l’idée d’un nombre plus grand de globes errans remonte déjà à une haute antiquité, tout comme l’idée de la rotation de la Terre. Un siècle avant Jésus-Christ, Artémidore d’Éphèse soutenait que le nombre des planètes est infini. Démocrite, suivant ce que rapporte Sénèque, disait qu’il y a beaucoup plus de planètes que nous n’en voyons ; mais il ne paraît pas qu’avant Kepler cette idée ait pris corps et consistance en sortant des généralités d’assertions aussi vagues.

Guidé par des spéculations théoriques, assez obscures il est vrai, ce grand astronome se vit conduit à placer entre Mars et Jupiter une planète inconnue qui devait combler l’apparente lacune (hiatus) laissée entre ces deux corps. Inter Martem et Jovem interposui planetam, dit-il dans son Mysterium cosmographicum. Cette hypothèse fut mal accueillie, et il y renonça dans la suite lui-même. Sizzi, astronome florentin, protestait surtout avec vivacité contre cette doctrine. « Il n’y a, dit-il, que sept trous dans la tête : les deux yeux, les deux oreilles, les deux narines et la bouche ; il n’y a que sept métaux ; il n’y a que sept jours dans la semaine ; il ne peut donc y avoir que sept planètes. » Bien plus tard, le philosophe Kant crut même de son devoir d’expliquer pourquoi il n’existait pas de planètes entre Mars et Jupiter. A l’origine des choses, disait-il, Jupiter avait attiré à lui toute la matière nébuleuse qui devait engendrer la planète intermédiaire. Mars était si petit et manquait de satellites pour une raison analogue : une portion de son contingent lui avait été enlevée par la planète colossale.

Cependant l’idée de Kepler germa dans les esprits. Lambert appela de nouveau l’attention des astronomes sur le vide qui semblait exister entre Mars et Jupiter. Le professeur Titius découvrit une loi, ou, si l’on veut, une analogie extrêmement curieuse, qui semblait venir à l’appui de ces spéculations. Il avait imaginé d’écrire la série suivante, dans laquelle chaque nombre est le double du précédent : 0, 3, 6, 12, 24, 48, 96, 192[1]. En ajoutant 4 à chacun de ces nombres, il obtenait cette autre série : 4, 7, 10, 16, 28, 52, 100, 196. Les quatre premiers termes, ainsi que le sixième et le septième, exprimaient à peu de chose près les distances relatives qui séparent du soleil les six planètes connues du temps de Kepler : 4 représentait la distance de Mercure, 7 représentait celle de Vénus, 10 celle de la Terre, 16 celle de Mars, 52 celle de Jupiter, et 100 la distance de Saturne ; mais le nombre 28 (comme aussi 196) ne représentait rien, et de là à supposer l’existence d’une planète encore cachée dans les limbes de l’inconnu il n’y avait qu’un pas.

La loi de Titius, publiée dans sa traduction allemande de la Contemplation de la nature de Bonnet, fut popularisée par l’astronome Bode, directeur de l’observatoire de Berlin, qui la considérait comme une révélation ; il en a tant parlé qu’on a fini par l’en croire l’auteur et par attacher son nom à cette suite de nombres. La découverte fortuite de la planète Uranus, par William Herschel, en 1781, vint d’ailleurs apporter une confirmation inattendue à la loi de Bode-Titius. La distance d’Uranus au soleil, déterminée par les observations, diffère très peu du nombre 196, dernier terme de la fameuse série. Cette série aurait permis, disait-on, de pressentir la découverte d’une planète au-delà des confins connus du système solaire ; n’était-il pas dès lors infiniment probable qu’un jour elle serait complétée par la découverte du terme intermédiaire entre Mars et Jupiter ? Le baron de Zach alla jusqu’à publier à l’avance les élémens de la planète supposée, et Lalande organisa en 1796 une association de vingt-quatre astronomes, dont chacun explora minutieusement la vingt-quatrième partie du zodiaque. Cette recherche fut sans résultats. Joseph Piazzi, directeur de l’observatoire de Palerme, travaillant depuis dix ans à dresser un catalogue complet des étoiles, remarqua que l’une d’elles, qu’il avait observée le 1er janvier 1801, n’était plus le lendemain à la place où il l’avait marquée sur sa carte ; en revanche, il y avait un peu plus loin une étoile que Piazzi n’avait pas remarquée la veille. Le 3 janvier, il put constater un changement analogue. Dès lors, plus de doute : il avait rencontré une étoile errante ; mais Piazzi la prit d’abord pour une comète. Il la suivit jusqu’au 11 février, jour où le mauvais temps interrompit ses observations, qu’une grave maladie l’empêcha de reprendre.

Piazzi avait, dès le mois de janvier, annoncé sa découverte à Bode et à quelques autres savans ; mais ses lettres n’arrivèrent que deux mois après, quand le nouvel astre était perdu dans les rayons du soleil. Bode fut persuadé qu’il s’agissait ici d’une nouvelle planète, opinion à laquelle Piazzi finit par se ranger aussi ; mais il fut impossible de retrouver la fugitive, et l’on dut se résigner à attendre jusqu’à l’automne suivant.

Comment faire pour revoir Cérès (c’est le nom que Piazzi donnait à sa planète) lorsqu’elle sortirait du voile de lumière qui la cachait ? Il aurait fallu calculer son orbite d’après six semaines d’observations seulement, problème tout nouveau dans la pratique astronomique. Beaucoup d’essais furent tentés dans cette voie ; mais la discordance des divers résultats obtenus fut si grande, que plus on allait et plus on perdait l’espoir de retrouver la planète entrevue par Piazzi.

Parmi ceux qui avaient entrepris de déterminer la route de Cérès dans le ciel se trouvait un jeune homme obscur, un débutant, Charles-Frédéric Gauss, de Gœttingue. Il avait résolu le problème à sa manière et publié les résultats de son calcul, mais les astronomes y prêtèrent fort peu d’attention. Seul, le savant médecin Olbers, astronome dans ses heures perdues, avait examiné le mémoire de Gauss, en avait apprécié toute la portée, et l’avait pris pour base de ses recherches. Il n’eut qu’à s’en louer, car le 1er janvier 1802, un an jour pour jour après sa première découverte, Cérès fut retrouvée par le médecin de Brème, et prit son rang définitif parmi les planètes, car, la forme et les dimensions de son orbite une fois connues et fixées, il n’y avait plus à craindre qu’elle pût se perdre. On s’imagine sans peine combien les partisans de la loi de Bode durent être satisfaits. La grande lacune était donc enfin comblée, car le hasard avait voulu que la distance de Cérès au soleil se trouvât être à très peu de chose près celle que lui assignait cette loi tout empirique.

La nouvelle planète était douée d’un éclat si faible qu’elle devait toujours se dérober à la simple vue : c’était une planète essentiellement télescopique. Pour en faciliter à l’avenir la recherche au milieu des étoiles, Olbers avait commencé à construire des cartes célestes très complètes, où il inscrivait une foule de petites étoiles. En les comparant avec le ciel, il aperçut un jour (le 28 mars 1802) une petite étoile qui n’avait pas encore été vue à cette place, et il n’eut pas de peine à s’assurer qu’elle possédait un mouvement propre très prononcé. Évidemment c’était là encore une planète : Olbers lui donna le nom de Pallas ; mais cette découverte, à laquelle personne assurément ne s’attendait, jeta le trouble parmi les astronomes. Entre Mars et Jupiter, la place était prise ; où placer la nouvelle venue ? On la mit dans les comètes. La forte inclinaison de son orbite semblait justifier cette découverte, il se trouva même un témoin, Schrœter, qui déclara qu’il lui avait vu une sorte d’enveloppe lumineuse analogue à la chevelure cométaire ; mais Ton reconnut bientôt qu’il avait été le jouet d’une illusion d’optique due à l’état défectueux de son instrument, et Pallas fut appelée à s’asseoir à côté de son aînée.

Deux ans plus tard, en 1804, l’astronome Harding aperçut Junon, et en 1807 Olbers rencontra lui-même une quatrième planète, qui reçut le nom de Vesta en raison de la blancheur et de la pureté de sa lumière. Tous ces astres se meuvent autour du soleil dans l’espace compris entre les orbites de Mars et de Jupiter. Olbers tenta d’expliquer le rapprochement de ces quatre orbites entrelacées en supposant que les nouvelles planètes étaient des éclats d’un astre plus considérable qu’une cause quelconque aurait détruit à une époque très reculée ; mais cette hypothèse, quelque ingénieuse qu’elle soit, n’est point confirmée par la situation relative des orbites.

Olbers continua ses recherches encore pendant dix ans, mais sans résultat. Ce n’est qu’en 1845, à trente-huit ans de distance de la découverte du quatrième astéroïde, qu’un maître de poste de Driesen en Prusse, M. Hencke, renoua le fil de ces découvertes en nous donnant Astrée. A dater de cette époque, les astéroïdes se sont succédé si rapidement que leur nombre s’élève déjà, en ce moment, à quatre-vingt-six ; leurs distances du soleil varient entre les limites 22 et 34, la moyenne est 28 : c’est précisément le nombre prévu par le professeur Titius.

La découverte physique des astéroïdes a été, nous l’avons déjà dit, purement fortuite. Les recherches qui avaient eu cette découverte pour but avoué et ostensible avaient été infructueuses et n’étaient d’ailleurs, disons-le, autorisées par aucune certitude théorique. La loi de Titius n’est point d’une exactitude rigoureuse : ce n’est pas une vérité mathématique basée sur un principe quelconque ; on va même voir qu’elle n’embrasse point toutes les planètes connues, puisqu’elle se trouvera en défaut pour Neptune. Néanmoins elle a été vérifiée après coup pour Uranus et pour plusieurs des petites planètes. Peut-être un jour cette loi mystérieuse nous sera-t-elle expliquée à son tour ; elle est si frappante qu’elle doit avoir une signification.

Une découverte bien plus inattendue que celle des astéroïdes avait été celle de la grosse planète Uranus par sir William Herschel. Le 13 mars 1781, ce grand astronome aperçut dans le champ de son télescope une étoile d’un diamètre très appréciable. Il prit note de la position de l’astre suspect, et la nuit suivante il put déjà constater un déplacement sensible. Toutefois il était si éloigné de songer à une nouvelle planète qu’il prit sa trouvaille tout d’abord pour une comète ; mais l’on ne tarda pas à en reconnaître la véritable nature. Il fut même prouvé que cette planète était déjà venue dix-neuf fois depuis 1690 se faire inscrire dans les catalogues d’étoiles en dix-neuf positions différentes. Les observations anciennes d’Uranus étant combinées avec celles que les astronomes avaient obtenues depuis 1781, on pouvait songer à construire des tables qui permettraient de prédire la marche de cette planète jusque dans l’avenir le plus éloigné. Les premières tables d’Uranus, encore très défectueuses, sont dues à Delambre. En 1821, Alexis Bouvard en publia d’autres beaucoup plus exactes. Dans la préface, il signale une étrange difficulté : si l’on se sert, pour déterminer l’orbite d’Uranus, des observations antérieures à sa découverte, l’orbite obtenue représente très mal les observations plus modernes, et vice versa l’orbite déduite des quarante années 1781-1821 est en contradiction avec les positions anciennes[2]. Forcé de prendre un parti, Bouvard s’est décidé à négliger les dix-neuf observations antérieures à 1781. « Je laisse, dit-il, aux temps à venir le soin de faire connaître si la difficulté tient réellement à l’inexactitude des observations anciennes, ou si elle dépend de quelque action étrangère et inaperçue qui aurait influencé la marche de la planète. »

Quelques années s’étaient à peine écoulées qu’il était prouvé que les tables de Bouvard avaient cessé de s’accorder avec le ciel. Évidemment il y avait là une énigme à déchiffrer. L’idée d’une planète trans-uranienne commença de germer dans les esprits, et l’on parla déjà, mais timidement, de la possibilité d’arriver à sa découverte par les perturbations qui en révélaient l’existence. En juin 1829, M. Hansen écrivait à Bouvard que, pour rendre compte du mouvement d’Uranus, il faudrait recourir aux perturbations de deux planètes inconnues. Bouvard lui-même, pénétré de l’importance du problème, s’occupa d’en préparer la solution en confiant à, son neveu Eugène Bouvard le soin de refaire les tables d’Uranus. Il espérait qu’une discussion approfondie des mouvemens de cette planète permettrait de remonter à l’astre qui la troublait, et cette espérance était partagée par Bessel, le grand astronome de Kœnigsberg, qui parle de la planète trans-uranienne dans une lettre à Humboldt et qui s’occupait activement de la question. En 1842, l’académie des sciences de Gœttingue mettait sans résultats le sujet au concours ; en 1843 et 1844, un jeune astronome anglais, M. Adams, essayait de déterminer la planète inconnue en lui supposant une orbite circulaire et, faute de mieux, une distance au soleil conforme à la loi de Bode ; il était aidé des observations antérieures sur Uranus que lui communiquait avec complaisance, mais sans grande foi dans le succès définitif, le directeur de l’observatoire royal. Au mois d’octobre 1845, M. Adams déposait à l’observatoire de Greenwich un mémoire sur les élémens de l’orbite hypothétique de la planète ; à la même époque, M. Le Verrier, saisi par Arago de la question, communiquait à notre Académie des sciences ses premières recherches, et peu après (juin 1846) annonçait qu’il était en possession d’une position approchée de la planète inconnue, déterminée par les perturbations d’Uranus.

L’émotion fut générale. L’observatoire de Greenwich, reprenant le travail oublié de M. Adams, chargea M. Challis de rechercher la planète d’après ces données ; peu de jours après (4 août), M. Challis, tenant la planète au bout de son télescope, la marquait sur sa carte comme une étoile fixe ; il ne se doutait pas quelle découverte lui glissait des mains. Le 29 septembre, il la revoyait encore et constatait qu’elle avait un disque appréciable (comme toutes les grandes planètes), mais il ne se croyait pas si près de la découverte ; il ignorait surtout que cette découverte était faite et la planète reconnue et constatée depuis une semaine (23 septembre) par M. Galle de l’observatoire de Berlin, sur les indications de M. Le Verrier, reçues le matin même à Berlin.

On sait quel enthousiasme, et aussi, c’est le propre du succès, quelles controverses souleva cette magnifique consécration du calcul par les faits. La question est aujourd’hui jugée, et l’année 1846 a comblé une lacune du système solaire que les astronomes avaient devinée depuis plus de vingt ans. Existe-t-il encore d’autres planètes au-delà de Neptune ? Rien ne s’y oppose, mais rien non plus ne nous force à les rechercher. Neptune suffit pour expliquer Uranus.

Cette brillante découverte a trouvé son pendant, il y a trois ans, dans la découverte du compagnon de Sirius. L’examen du mouvement propre de cette étoile avait fait reconnaître à Bessel des oscillations périodiques qui ne s’expliquaient d’une manière satisfaisante qu’en admettant que Sirius était soumis à l’influence d’un corps considérable auquel il devait être enchaîné par la loi de la gravitation. L’hypothèse de Bessel rencontra quelque opposition ; mais en 1851 elle fut reprise par M. Péters, qui démontra qu’elle rendait un compte parfait de toutes les circonstances du phénomène, et détermina les orbites de Sirius et de son invisible compagnon, auxquels il assigna un temps de révolution de cinquante ans. Le satellite de Sirius fut cherché longtemps en vain par les astronomes qui disposent d’instrumens puissans. On avait fini par le croire privé de lumière, lorsqu’il fut découvert en Amérique, par M. Alvan Clark, au mois de janvier 1862. Depuis cette époque, il a été observé à Paris et ailleurs à plusieurs reprises. M. Goldschmidt assure même qu’il a entrevu plusieurs satellites de Sirius au lieu d’un seul. Aujourd’hui on cherche le satellite d’une autre étoile fixe, appelée Procyon.

Ces découvertes d’étoiles inconnues, que l’on fait sortir de toutes pièces d’une formule, ont fini par si bien passer dans les habitudes des astronomes qu’il en est déjà résulté des méprises assez plaisantes, comme celle de M. Klinkerfues, qui avait bâti sur une erreur d’impression tout un roman de satellites obscurs et de compagnons perturbateurs d’une petite étoile fort innocente. M. Le Verrier lui-même a voulu renouveler son triomphe de 1846. Cette fois ce n’est plus sur les frontières de notre système, c’est à proximité même du soleil qu’il a constaté la sourde influence d’un corps troublant.

Dans une lettre adressée à M. Faye, au mois de septembre 1859, il annonce que la forme ou plutôt l’orientation de l’orbite de Mercure subit des changemens séculaires qui resteraient sans explication, à moins d’admettre l’action de masses troublantes qui circulent entre Mercure et le soleil. Ces masses pourraient, ou être concentrées en une seule planète, ou former un essaim de corpuscules disséminés sur toute la circonférence de l’anneau ; cette dernière supposition serait même la plus probable, parce qu’elle nous expliquerait, par la petitesse même de ces corps, leur apparente invisibilité. « L’hypothèse à laquelle nous nous trouvons ainsi ramené, dit M. Le Verrier, n’a plus rien d’excessif. Un groupe d’astéroïdes se trouve entre Mars et Jupiter, et sans doute on n’a pu en signaler que les principaux individus. Il y a lieu de croire même que l’espace planétaire contient de très petits corps en nombre illimité circulant autour du soleil. Pour la région qui avoisine l’orbite de la Terre, cela est certain. » Ainsi M. Le Verrier pose résolument l’existence de planètes intra-mercurielles.

De telles planètes, s’il y en a, doivent rester toujours inaperçues dans les circonstances ordinaires. La planète Mercure, dont la distance au soleil est environ le tiers de la distance moyenne de la terre au même astre, en est déjà trop voisine pour qu’il soit facile de l’observer. Noyée la plupart du temps dans les feux de l’astre radieux, nous ne pouvons la voir à l’œil nu qu’aux momens où le soleil est caché par un écran naturel, par exemple lorsqu’il se trouve à une faible profondeur au-dessous de l’horizon, ou bien lorsqu’il est éclipsé par la lune. Et encore, pour que nous puissions voir la planète à la pointe du jour, est-il nécessaire qu’elle précède le soleil ; de même elle doit le suivre pour se montrer dans le crépuscule du soir. D’un autre côté, l’horizon est souvent brumeux, et l’on comprend dès lors que les occasions d’observer Mercure sont assez rares, si rares que le grand Copernic laissa échapper un jour cette remarque chagrine : qu’il descendrait dans la tombe avant d’avoir jamais vu la planète. Aujourd’hui, grâce aux progrès qui ont été réalisés dans la construction des lunettes, la difficulté qui affligeait si fort l’illustre chanoine de Thorn a été vaincue en partie ; nous observons Mercure au grand jour, à côté du soleil, surtout lorsqu’il est placé de manière à pouvoir être vu de profil, c’est-à-dire lorsqu’il nous montre seulement la moitié de son hémisphère éclairé, absolument comme la lune dans son premier ou dans son dernier quartier. Dans cette position, la planète nous paraît plus éloignée du soleil que lorsqu’elle est éclairée en plein, ou qu’elle se réduit à un mince croissant en tournant vers la terre sa face obscure. Quand elle est dans son plein, elle passe en arrière du soleil ; quand elle s’évanouit, elle passe en avant ; mais aux époques de ses quartiers (des quadratures) elle se trouve placée latéralement : c’est donc alors qu’elle semble le plus se séparer du soleil et qu’elle souffre le moins de son voisinage.

Mais, s’il s’agissait de planètes beaucoup plus voisines du soleil que Mercure, il faudrait renoncer à l’espoir de les observer de profil ou de face, c’est-à-dire éclairées à demi ou en plein, à moins de guetter pour cette observation une éclipse totale de soleil ; dans ce cas seulement, le soleil étant caché derrière la lune, il serait possible qu’on vît briller ces planètes, comme de faibles points lumineux, dans les environs de l’astre éclipsé. Toutefois il nous resterait encore une chance de les découvrir d’une autre manière : nous pourrions les voir de dos, lorsqu’elles passeraient au-devant du soleil. Mercure se présente dans cette position à peu près treize fois dans le cours d’un siècle. On n’en voit alors que l’hémisphère où il fait nuit, et la planète se dessine comme une petite tache très noire et parfaitement circulaire sur le disque lumineux du soleil, où elle chemine lentement dans la direction de l’orient à l’occident. Ce phénomène du passage de Mercure peut avoir lieu seulement aux époques où la planète se trouve sur la même ligne droite avec la terre et le soleil, ce qui n’arrive que dans les mois de mai ou de novembre. Un passage de Mercure peut d’ailleurs durer cinq heures et plus, selon la région du disque solaire où il s’effectue. Le dernier passage a été observé le 12 novembre 1861 ; il y en aura un autre le 5 novembre 1868.

Les planètes dites intra-mercurielles devraient, comme Mercure, se montrer de temps à autre sur le disque lumineux de l’astre. On peut même dire que nous devrions les y rencontrer beaucoup plus fréquemment. En effet, plus les planètes se rapprochent du soleil, moins elles mettent de temps à en faire le tour ; par conséquent, nos planètes inconnues étant supposées plus voisines du soleil que Mercure, elles accompliraient deux ou trois révolutions pendant une seule révolution de Mercure, et auraient par suite deux ou trois fois plus de chances de s’interposer entre le soleil et la terre. On les verrait alors projetées sur le disque solaire sous la forme de petites taches rondes et noires qui entreraient par le bord oriental, mettraient quelques heures à parcourir la surface lumineuse d’un mouvement uniforme, et disparaîtraient finalement par le bord opposé.

Mais si ces corps mystérieux existent réellement, nous dira-t-on, comment se fait-il qu’on ne les ait jamais vus depuis tant d’années qu’une foule d’astronomes observent le soleil presque journellement ? A cela nous devons répondre que plus d’une fois on croit les avoir vus. Malheureusement la plupart de ces observations ne résistent pas à un examen sérieux. Il faut écarter tout d’abord celles qui ont été faites à l’œil nu. D’après Lycosthène, Mercure passa sur le soleil le 17 mars 778 ; Adelmus raconte dans sa Vie de Charlemagne que l’on vit la même étoile dans le soleil le 17 mars 807 ou 808, comme une petite tache noire ; l’astronome arabe Avén Rodan, qui vécut vers 1160, rapporte qu’il a vu le même phénomène ; Kepler lui-même a cru voir Mercure dans le soleil, le 28 mai 1607, eu observant l’image solaire projetée dans une chambre obscure à travers un trou du volet. Aucune de ces époques cependant ne coïncide avec un passage de Mercure, et quand même cela aurait été vrai, le disque de la planète n’eût pas été perceptible à l’œil nu. Kepler, interpellé par Fabricius, convint plus tard lui-même de son erreur, et imagina qu’il devait avoir vu une simple tache solaire. Il n’y a pas lieu de s’arrêter davantage sur quelques apparences bizarres de taches traversant le disque du soleil soit avec une certaine lenteur, soit avec une rapidité qui éloigne toute supposition de passage d’une planète. Telles sont les observations de MM. de Lichtemberg et de Pœlnitz, le 19 novembre 1862, de M. Hoffmann en mai 1864, du professeur Ritter et de M. Jules Schmidt en 1857, et diverses autres qui ont fait un certain bruit dans leur temps. — Quelle que soit la cause à laquelle on doive attribuer ces faits singuliers, il ne peut dans aucun d’eux, d’après les circonstances où ils se sont produits, être question de planète.

Mais voici des faits qui paraîtront susceptibles d’être interprétés en faveur des planètes intra-mercurielles. En 1761, Abraham Scheutten, de Crefeld, annonça qu’il avait vu un petit corps noir accompagner Vénus dans son passage sur le soleil. Cette petite tache ronde et nettement terminée, d’un diamètre égal au quart de Vénus, avait mis environ trois heures à faire son trajet. Scheutten se vanta alors d’avoir découvert le satellite de l’étoile du berger, opinion qui s’accrédita si bien à cette époque que le grand Frédéric proposa de donner à cette lune le nom de son ami d’Alembert ; mais celui-ci s’en défendit en déclarant qu’il n’était ni assez grand pour devenir au ciel le satellite de Vénus, ni assez bien portant pour l’être sur la terre. Pour beaucoup de raisons, on ne peut pas admettre que Vénus possède un satellite ; l’observation de Scheutten demande donc une autre explication.

Vers la fin de février 1762, Jean-Gaspard Staudacher, de Nuremberg, observateur assidu des taches solaires, aperçoit un point noir et bien rond qui a disparu le lendemain, et il se demande aussitôt s’il ne s’agit pas là d’une nouvelle planète. Des taches rondes, très noires et très petites, se déplaçant sur le disque du soleil et mettant plusieurs heures à le traverser, ont été vues en 1798 à Tarbes par le chevalier Dangos, dont la bonne foi est malheureusement suspecte et l’autorité douteuse, à Quedlinbourg, à diverses reprises, de 1798 à 1802, par le pasteur Fritsch. Des observations analogues ont été faites : le 29 mars 1701 par Cassini à Montpellier, — le 6 janvier 1818 a Ipsvvich par Capel Lofft, — les 26 juin et 9 octobre 1819, le 12 février 1820 et le 31 juillet 1826 par le chanoine Stark, à Augsbourg, — en octobre 1839 par M. de Cuppis, à Rome, — en 1847 par M. Benjamin Scott et M. Wray à Londres, — en 1853 par M. Jaennicke à Francfort-sur-le-Mein, — en 1857 par l’avocat Ohrt à Wandsbeck, etc. L’une des observations de Stark a été confirmée d’une manière très curieuse. Stark aperçut, le 12 février 1820, à midi, une petite tache bien ronde, de couleur orange, qui avait disparu vers quatre heures et demie du soir. Le même jour, l’abbé Steinheibel, d’Engesfeld près Vienne, vit à dix heures trois quarts une petite tache de forme circulaire et de couleur orange qui mit cinq heures à traverser le disque solaire. Cette coïncidence de deux observations indépendantes n’est-elle pas très significative ? De 1834 à 1836, le conseiller von Pastorff, qui avait un petit observatoire dans sa terre de Buchholtz, près de Francfort-sur-l’Oder, fut témoin de neuf passages de deux petites taches rondes d’un noir de jais, qui chaque fois accomplirent leur trajet en quelques heures, et qui paraissaient tantôt très serrées l’une contre l’autre, tantôt plus distantes.

Toutes ces observations, disséminées dans un grand nombre de recueils, étaient oubliées. Aussi, quand, on annonça, en 1860, l’observation du docteur Edmond Lescarbault, médecin à Orgères (Eure-et-Loir), cette nouvelle fit beaucoup de sensation.

Le 26 mars 1859, vers quatre heures du soir, M. Lescarbault était occupé à explorer la surface du soleil, lorsqu’il aperçut tout près du bord un point noir parfaitement rond dont il estima le diamètre au quart de celui de Mercure, observé par lui lors de son passage de 18Zi5. M. Lescarbault nota l’instant de cette observation, et détermina, tant bien que mal, la position de son point noir ; il en guetta ensuite la sortie, qui eut lieu à 5 heures 22 minutes 44 secondes. Le passage avait duré 1 heure et 17 minutes ; si la tache eût passé par le centre du disque lumineux, la durée du phénomène aurait été de 4 heures 1/2.

M. Lescarbault attendit neuf mois avant de faire connaître son observation ; il a expliqué ce retard par le désir qu’il aurait eu de revoir le petit astre avant d’en parler. Les détails qu’on vient de lire furent communiqués à l’Académie des sciences le 2 janvier 1860, et la nouvelle planète reçut le nom de Vulcain, qui lui convenait en effet très bien ; mais peu de temps après un astronome français, M. Liais, président de la commission géodésique du Brésil, déclara qu’il avait examiné, le même jour et à la même heure, à Olinda, la région du soleil où M. Lescarbault affirmait avoir vu sa planète, et qu’il avait trouvé cette partie du disque absolument pure et exempte de taches. Cette preuve négative ne pouvait pas être d’un grand poids pour infirmer le témoignage si positif du docteur Lescarbault. Ce qui est beaucoup plus grave, c’est que sa planète n’a pu encore être retrouvée. D’après les données de son observation, Vulcain devrait se montrer assez souvent sur le disque solaire, vers la fin de mars et au commencement d’octobre ; mais d’activés recherches, qui ont été faites aussi bien par les astronomes européens que par ceux de l’Amérique, de l’Inde et de l’Australie, sont restées absolument sans résultat. M. le conseiller Schwabe (en Allemagne tout le monde est conseiller) observe le soleil depuis 1826 dans l’espoir de découvrir une planète intra-mercurielle ; jusqu’à ce jour, il n’a jamais rien aperçu. Il est vrai que deux observations de ce genre ont été faites en 1862 et en 1865 ; mais elles ressemblent si peu à celles de M. Lescarbault qu’on n’ose les revendiquer en sa faveur. M. Lummis, employé au bureau des chemins de fer à Manchester, affirme avoir vu un point noir bien défini cheminer sur le soleil, dans la matinée du 19 mars 1862 ; mais l’observation a été interrompue, et, si l’on s’en rapporte au croquis de M. Lummis, le point noir n’aurait mis que de une à deux heures à parcourir le diamètre solaire, ce qui est trop peu pour Vulcain. La même chose peut se dire de l’observation de M. Aristide Coumbary, qui a vu, le 8 mai 1865, à Constantinople, un point noir se séparer d’une tache voisine du bord oriental du soleil ; il l’a suivi pendant quarante-huit minutes, jusqu’à ce qu’il disparut par le bord occidental. D’après le croquis adressé à M. Le Verrier, un passage central eût duré environ une heure. Si donc cette observation se rapporte à une planète, il est certain que ce n’est pas celle de M. Lescarbault.

Voilà où en est la question des planètes intra-mercurielles. Les verrons-nous quelque jour figurer parmi les planètes officiellement reconnues ? C’est ce que l’avenir peut seul nous apprendre. En attendant, la lacune signalée par M. Le Verrier existe toujours.


R. RADAU.



ESSAIS ET NOTICES.

QUATRE FEMMES AU TEMPS DE LA RÉVOLUTION,
par l’auteur des Souvenirs de Mme Récamier.

Les traités de morale, les livres d’éducation, les recueils de préceptes, tous ces moyens abstraits et didactiques de fortifier les âmes et d’agir sur les cœurs n’ont aujourd’hui qu’une faible vertu. Nous aimons peu les leçons qu’on nous donne ; tout au plus souffrons-nous celles qui nous viennent d’elles-mêmes au spectacle des luttes qu’ont soutenues nos pères, des souffrances qu’ils ont endurées. Notre amour de l’histoire, voilà notre sauvegarde : nous permettons qu’on nous raconte ce qu’il nous ennuierait d’entendre professer, et à défaut de la morale proprement dite la morale en action conserve encore la chance d’être enseignée avec profit.

C’est là, ce nous semble, la pensée qu’a dû prendre pour guide l’auteur des esquisses historiques réunies dans ce petit volume que nous avons sous les yeux. Ce sont des portraits de femmes, et tels que la main d’une femme a pu seule les tracer, portraits qui ont entre eux ce trait d’analogie que les modèles, si différens qu’ils soient d’origine, de rang, de sentimens et de croyances, ont tous soutenu la même épreuve avec un courage presque égal, un courage héroïque et viril. Parmi ces femmes, il en est une qui les domine toutes, qui est hautement hors de pair, moins encore par sa couronne et sa naissance que par la grandeur de son infortune et de son âme ; c’est l’héroïne du Temple et de la Conciergerie, la plus attrayante des femmes et la plus noble des victimes, la reine Marie-Antoinette. En face de l’auguste martyre viennent deux autres femmes frappées de la même hache et la regardant aussi sans pâlir, Mme Roland et Charlotte Corday ; l’une portant sur l’échafaud l’exaltation d’un orgueil généreux à défaut du bienfaisant secours de la grâce chrétienne, l’autre les illusions brûlantes du dévouement patriotique. Puis enfin c’est un groupe de modestes figures moins connues de la foule, d’un héroïsme plus humain, plus simple et tout chrétien, la gloire et le deuil éternels d’une illustre maison ; nous parlons de ces cinq sœurs, dignes filles d’une admirable mère, dont la plus jeune et la moins éprouvée peut-être, Mme de Montagu, nous a raconté les douleurs, et qui, en traversant ces temps calamiteux, semblent avoir lutté entre elles pour nous laisser comme à l’envi les plus merveilleux exemples d’abnégation, de force et de sainteté.

Telle est cette série de portraits si différens les uns des autres, de physionomies si diverses, et cependant tous éclairés de la même lumière, du reflet sombre et sinistre de nos plus néfastes journées. L’auteur s’est bien gardé de forcer les couleurs : son pinceau délicat et sobre se borne à tracer les faits et les laisse parler et s’expliquer eux-mêmes. Nous l’avons déjà dit, c’est une main de femme qui manie ce pinceau, sans prétention d’artiste, avec un talent qui s’ignore et qui parfois s’élève jusqu’à l’art, à force de clarté, de bonne grâce, de convenance dans le récit. Le but évident de ce livre est de montrer ce que valent les femmes aux prises avec le malheur, de le leur dire à elles-mêmes, de leur donner l’exemple, de leur tracer la voie des grands courages. Espérons que les générations présentes ne seront pas appelées à voir grossir le nombre de nos illustres héroïnes ; mais en supposant même que l’adoucissement des mœurs nous préserve à jamais de ces tristes retours de maux toujours possibles, ce n’en est pas moins un enseignement solide et profitable, même pour les vertus paisibles du foyer domestique, que la contemplation de vies si noblement sacrifiées et de vertus si saintes et si hautes.


L. VITET.



DONANIEL, DE M. LÉON GRANDET[3].


Parmi les tentatives poétiques de notre temps, il en est bien peu qui ne soulèvent une question chagrine. Qu’avons-nous gardé des anciennes ardeurs, et s’éveille-t-il enfin quelques élans nouveaux ? Voici un livre qui porte l’empreinte à la fois des réminiscences et des aspirations inquiètes auxquelles est livrée depuis si longtemps la poésie contemporaine. L’empreinte des réminiscences est très vive, et à première vue, surtout après avoir lu les vers qui servent d’épigraphe, on serait presque tenté de ranger M. Léon Grandet parmi quelques champions attardés du vieux romantisme. Cependant, à mesure qu’on avance dans la lecture de ce récit poétique, on se rassure, et on reconnaît, à travers bien des inégalités d’exécution, un accent satirique, une verve railleuse de bon aloi. Le tort de l’écrivain, c’est de ne s’être pas consulté assez sévèrement lui-même sur la vraie direction de son esprit, sur la véritable portée de ses forces. Il est évident que l’influence salutaire et très visible exercée sur lui par la lecture de Namouna, de Rolla, des Nuits, a été combattue par mille courans contraires, surtout par l’action du faux pittoresque et du moyen âge de fantaisie d’après 1830. Quoi qu’il en soit, la vie circule dans quelques parties de ce poème, et fait excuser les négligences trop nombreuses d’exécution, les rimes impossibles, les fautes mêmes contre la grammaire. Quel travail d’épuration, de concentration, se fera plus tard chez l’auteur de Donaniel, c’est ce que ses nouvelles tentatives nous apprendront. En attendant, nous voudrions montrer par quelques citations la voie où il semble surtout appelé à réussir. Donaniel, il est bon qu’on le sache, est le fils de don Juan et d’une bohémienne ; il quitte l’Espagne pour la France, où il mène une vie digne de son père, passant du palais à la taverne, de la reine à la courtisane, pour venir s’agenouiller, dans un cimetière, sur la tombe d’une jeune fille tendre et pieuse, la seule qui lui ait inspiré un véritable amour. Voici une page où l’auteur salue l’arrivée de son héros en France, et qui appartient à cet ordre d’inspirations satiriques où il peut rencontrer un jour l’originalité :

Jeune homme, tu nous viens dans un temps misérable.
Nous n’avons rien gardé des antiques vertus…..
As-tu, jeune insensé, quelque idéal dans l’âme ?
Portes-tu dans ton cœur quelque amour, quelque foi ?
Tourne bride, et va-t’en ! Notre contact infâme
T’aurait bientôt souillé. Tourne bride, crois-moi !
Le saint enthousiasme est mort sous les risées.
A nous rendre meilleurs nul n’a pu réussir,
Et nous n’espérons plus les célestes rosées,
Et nous n’attendons plus le Messie à venir !

Comment se finit le voyage ? On l’a vu, dans un cimetière, et la douloureuse apostrophe à la nature qui échappe alors au fils de don Juan marque encore chez M. Grandet un de ces momens où une heureuse influence poétique s’exerce en lui et l’enlève à de puériles réminiscences.

O nature, on le sait, toi seule es immortelle,
Et tu n’es qu’une tombe et qu’un vaste berceau ;
Mais pourquoi, réponds-nous, ô nature cruelle,
A quelques-uns de nous fis-tu la part moins belle
Qu’à la fauvette blanche et qu’au brun passereau ?
Pourquoi nous donnas-tu la pensée et l’étude
Pour irriter nos cœurs sans les rassasier ?
Pourquoi nous remplis-tu de telle inquiétude
Qu’en regardant des deux la morne solitude,
Faibles, nous ne savons que gémir et prier ?
Puisque quelques instans nous ne couvrons la terre
Que pour rentrer bientôt dans les gouffres profonds,
Pourquoi ces maux qu’on craint, ces bonheurs qu’on espère ?
Pour créer l’homme heureux, sainte nature, ô mère,
Il fallait enlever la pensée à nos fronts !

Nous en avons dit assez pour montrer qu’il y a dans ce volume, comme dans beaucoup d’autres essais poétiques de ce temps, les souvenirs d’un passé qui déjà s’éloigne et la recherche d’un avenir qui n’est que confusément entrevu. Quand à ces signes caractéristiques s’unit une sorte de verdeur, de confiance juvénile, on ferme le volume avec un sentiment d’espoir, sinon de satisfaction complète. C’est ce qui nous a engagés à signaler le Donaniel de M. Grandet comme un de ces essais où, parmi de nombreuses imperfections, on n’en remarque pas moins un entrain, une facilité de bon augure.


V. DE MARS.

  1. En faisant abstraction du premier terme zéro.
  2. Depuis cette époque, on en a encore signalé deux autres, de telle sorte que nous connaissons aujourd’hui vingt et une observations anciennes d’Uranus.
  3. 1 vol. in-18, Achille Faure.