Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1898

Chronique n° 1600
14 décembre 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre.


Le discours que sir Edmund Monson a prononcé il y a quelques jours, au banquet annuel de la Chambre de commerce anglaise de Paris, a produit partout une stupéfaction qui n’est pas encore complètement dissipée. On se demande quelle a été l’intention de l’orateur. Il a fait savoir depuis, par une note communiquée à une agence, que son intention avait été bonne, et que son attitude antérieure ne permettait pas de croire qu’il ait pu en être autrement. L’expression avait peut-être trahi sa pensée, ou ne l’avait pas traduite d’une manière assez claire ; mais cette pensée était tout amicale. Nous le voulons bien. Sir Edmund Monson a, en effet, le droit de rappeler que, depuis qu’il représente la Reine à Paris, il a compris et rempli son rôle dans un véritable esprit de conciliation. Au cours de la dernière crise, tout en exécutant avec fermeté les instructions qu’il avait reçues, il a évité ce qui aurait fait inévitablement dégénérer en conflit une controverse délicate et pénible. Mais ces souvenirs, loin de nous aider à comprendre son discours, contribuent plutôt à le rendre inexplicable. Si les Anglais qui éprouvent encore pour nous des sympathies et qui, par leur situation même, sont obligés à notre égard à une plus grande réserve, sont amenés, sans le faire exprès, à tenir un pareil langage, que faut-il penser des autres ? Toutefois, nous ne voulons rien exagérer. Les explications que sir Edmund Monson a données à l’Agence Havas doivent, en ce qui le concerne, mettre fin à l’incident. Sa personne est désormais hors de cause. Nous n’en sommes que plus à l’aise pour apprécier une manifestation qu’il a, dans une certaine mesure, désavouée.

Peut-être a-t-il seulement cédé à cette manie sermonneuse qui est dans le caractère de sa race. Les Anglais sont volontiers pédagogues. M. de Bismarck, dans ses Pensées et Souvenirs, répète souvent que, lorsqu’il comptait le plus sur leurs sympathies, et aussi lorsqu’il n’y comptait pas, il savait bien que ces sentimens s’exprimeraient surtout par des leçons sous forme d’articles de journaux. Articles de journaux ou discours, c’est un peu la même chose, et les discours ne nous ont pas plus manqué que les articles. Ils se sont multipliés avec une telle abondance que sir Edmund Monson les a comparés à une pluie d’étoiles filantes. Il y a, paraît-il, des saisons pour cela en Angleterre. C’est surtout pendant les vacances du Parlement que les hommes politiques éprouvent le besoin d’apporter des explications à leurs électeurs ; et de quoi pourraient-ils parler, sinon de la question du jour ? Ils en parlent donc, et sir Edmund nous avertit charitablement qu’il ne faut pas attacher alors beaucoup d’importance à leurs paroles. On voit que, s’il ne nous a pas ménagés, il n’a pas été moins caustique envers ses compatriotes, fussent-ils ministres. Il a dit son fait à tout le monde avec une égale impartialité : c’est peut-être pour cela que tout le monde lui a dit le sien. Il n’a pas eu, suivant l’expression consacrée, une bonne presse, même chez lui. Sans doute, certains journaux l’ont approuvé, mais d’autres l’ont blâmé, et, puisqu’il a parlé de la parfaite unanimité qui existe aujourd’hui dans l’opinion britannique, il est permis de constater qu’elle s’arrête à son discours. Beaucoup des plus fermes partisans de la porte ouverte ont avoué que ce principe, quelque sacré qu’il soit, ne devait pas s’appliquer à l’importation en pays étranger de certains produits oratoires essentiellement faits pour être consommés sur place. C’est ce dont sir Edmund ne s’était pas rendu compte. Il a cru trouver un encouragement et une excuse dans les libertés de langage que s’étaient permises des « personnages haut placés, » sans se souvenir qu’il venait lui-même d’en faire justice, et non sans ironie. Non content de s’appuyer sur l’exemple dangereux des ministres anglais, sir Edmund, qui sentait confusément le besoin de s’entourer du plus grand nombre d’autorités possible, a fait également allusion aux procédés de ce qu’il a appelé la « diplomatie nouvelle, » diplomatie dont il s’est déclaré l’adepte « dans une certaine mesure. » Mais n’a-t-il pas dépassé la juste mesure ? Et enfin, qu’est-ce que c’est que cette nouvelle diplomatie ? Serait-ce, par hasard, l’absence de toute diplomatie ? Il faut, paraît-il, aller en chercher le modèle un peu loin, de l’autre côté de l’Atlantique. Sir Edmund Monson en attribue, sinon l’invention, au moins les progrès à l’« originalité de l’esprit américain. » Nous avons lu les journaux américains ; ils ne se montrent pas du tout flattés de la solidarité que le malencontreux orateur paraît vouloir leur faire partager. Enfin, dans tout l’univers civilisé, l’impression a été la même, et sir Edmund Monson n’y a pas trouvé un défenseur. Il a rappelé le vieil adage : suaviter in modo, fortiter in re ; mais la diplomatie d’autrefois s’entendait mieux à l’appliquer que celle de maintenant. Quelles que fussent les passions qui fermentaient dans une nation et qui agitaient son gouvernement, les diplomates restaient imperturbablement corrects et polis. Ils savaient que, de leur part, le moindre geste trop vif, le moindre éclat de voix pouvaient déchaîner des tempêtes, et ils s’en abstenaient avec soin. Nous persistons à croire que cette antique école avait du bon, et qu’on y reviendra. Les Américains eux-mêmes, au risque de perdre quelque chose de leur originalité, modifieront leur manière. Lorsqu’ils restaient chez eux, ils pouvaient tout se permettre ; mais depuis qu’ils se sont engagés dans une politique internationale dont les développemens doivent les mettre en rapports quotidiens avec toutes les puissances de l’Europe, ils comprendront la nécessité d’une réforme ; et elle se fera en eux tout naturellement.

Mais en voilà assez sur la forme insolite d’un discours : c’est le fond surtout qui nous intéresse, et sur le fond il n’y a aucune différence appréciable entre le langage de sir Edmund et celui que tiennent, depuis quelques mois, ses compatriotes les plus en vue. Les reproches qu’on nous adresse, qu’ils soient exprimés sur les bords de la Seine ou sur ceux de la Tamise, sont exactement les mêmes, c’est-à-dire également injustes. De quoi nous accuse-t-on, en effet, et que signifie ce grief sans cesse renouvelé de pratiquer à l’égard de nos voisins une politique de piqûres d’épingle ? Les mots ont un tel pouvoir par eux-mêmes, qu’à force d’être répétés ils finissent par s’emparer des esprits, et nous sommes d’autant moins surpris que les Anglais croient à nos torts envers eux, qu’en France même, l’opinion, dans sa loyauté un peu crédule, se demande si effectivement nous ne nous en serions pas rendus coupables. Beaucoup s’en vont répétant qu’il faut désormais abandonner la politique des coups d’épingle. Si nous l’avons suivie, certes, il n’est que temps d’y renoncer ; mais nous voudrions bien savoir où, quand, comment, nous l’avons fait ? Nous avons eu, depuis quelques années, à régler avec l’Angleterre un nombre assez considérable de questions, dont quelques-unes étaient compliquées et délicates. Il y en a eu notamment en Asie et en Afrique, au Siam, à Madagascar, à Zanzibar, en Tunisie, sur le Niger. Partout, nous sommes arrivés à des arrangemens dont les deux pays, le lendemain du jour où ils ont été conclus, se sont tout d’abord déclarés contens. Sir Edmund Monson lui-même, dans son discours à la Chambre de commerce, a parlé de la longue négociation, — elle a duré huit mois, — qui a récemment abouti au règlement de la question du Niger. « Elle s’est terminée, a-t-il dit, par un arrangement véritablement honorable et satisfaisant pour les deux parties. » Voilà donc une affaire où il n’y a pas eu de piqûre d’épingle. Mais qu’on nous en cite une où il y en ait eu. Serait-ce au Siam ? La négociation, là encore, a été lente et laborieuse, mais, en fin de compte, nous avons accepté les propositions faites par l’Angleterre elle-même, et tout s’est si bien terminé à sa satisfaction qu’elle a cru devoir ajouter quelque chose à la nôtre, par l’engagement de régulariser notre situation respective en Tunisie. De longs mois n’en ont pas moins été encore nécessaires pour arriver à la solution promise, et l’Angleterre a été la dernière de toutes les puissances qui ait consenti à un accord définitif avec nous. Où est la piqûre d’épingle ? Est-ce à Zanzibar que nous l’avons donnée à l’Angleterre ? Nous avons renoncé pour elle aux vues anciennes que nous avions pu avoir sur cette partie de l’Afrique, et aux droits politiques qui dérivaient du traité de 1862, et nous lui avons demandé en retour la reconnaissance de notre situation à Madagascar, et un commencement de règlement des affaires de l’Afrique occidentale. Où est le coup d’épingle ? En vérité, lorsque nous avons vu, depuis, l’usage ou l’abus qu’a fait l’Angleterre des droits que lui a donnés la bataille d’Omdurman, nous aurait-il été interdit d’invoquer alors ceux que nous avait donnés notre expédition à Tananarive ? De quelque côté qu’on se tourne, notre politique s’est constamment faite au grand jour, et elle a été exempte de cet esprit de taquinerie sournoise qu’on lui attribue si gratuitement. C’est une légende que l’on crée contre nous, et contre laquelle nous protestons. Fachoda même n’a pas été un trait de cette prétendue politique. Tout le monde connaissait la mission Marchand ; nos journaux coloniaux avaient donné sur elle les détails les plus abondans ; des livres même avaient été écrits sur son compte. Personne ne s’est indigné que nous l’ayons envoyée sur le Nil ; on s’est indigné seulement qu’elle soit arrivée à son but. Mais nous ne voulons pas revenir, — à quoi bon ? — sur une controverse épuisée. Nous avons quitté Fachoda : que veut-on de plus ?

Faut-il prendre plus au sérieux un autre reproche qu’on nous adresse, et que sir Edmund Monson n’a pas manqué de reproduire, car il a tenu à être complet ? « Nous demandons à la France, a-t-il dit, de traiter avec nous tout différend avec le désir sincère d’arriver à un arrangement équitable, sans nourrir l’arrière-pensée de gagner une victoire diplomatique, ou de conclure un contrat dans lequel l’avantage serait tout de son côté. » Si nous avons jamais nourri cette arrière-pensée, nous l’avons médiocrement réalisée, et, si nous avons cru le contraire, c’est que nous nous sommes contentés de peu. Mais, cette fois encore, qu’on nous dise où, quand, comment nous avons laissé apercevoir de pareilles prétentions. Nous savons fort bien, pour notre compte, qu’il n’y a rien de plus risqué que ce qu’on appelle « une victoire diplomatique, » parce que ces victoires amènent presque toujours une réaction ou une contre-partie ; mais ce danger, il y a longtemps que nous ne nous y sommes pas exposés. Toutes les fois que nous avons conclu un arrangement avec l’Angleterre, nos coloniaux ont déclaré à grands cris que nous avions été dupés, et il a fallu leur expliquer ce qu’a si bien dit sir Edmund Monson, à savoir qu’un arrangement comporte inévitablement des concessions, c’est-à-dire des sacrifices réciproques. En Angleterre aussi, des réclamations, des récriminations du même genre se sont produites en pareille occurrence, car, si nous avons nos chauvins, l’Angleterre a les siens, et des deux côtés de la Manche cette espèce d’hommes est la même. Elle est d’ailleurs utile, malgré ses exigences, pourvu qu’on ait soin de ne pas s’y asservir. Mais, chez nous, il y a toujours eu des hommes publics, des orateurs, des écrivains pour rappeler qu’un contrat ne pouvait être durable qu’à la condition de n’être pas léonin, et, finalement, l’opinion les a crus. En a-t-il été de même chez nos voisins ? Alors, que signifie cette levée de boucliers contre la France ? Ce n’est pas nous qui cherchons de grands et éclatans succès et qui poursuivons des victoires diplomatiques, mais bien les Anglais, et sir Edmund aurait dû adresser ses leçons à ses compatriotes. Un mauvais vent a soufflé sur eux. Sans doute il n’y aura là qu’une de ces bourrasques passagères qui tombent et se dissipent après avoir sévi quelque temps, toujours trop longtemps à notre gré. On assure déjà que le calme commence à revenir. Nous l’espérons, nous le souhaitons surtout, quoique les symptômes favorables ne soient encore ni bien nombreux, ni bien distincts.

Le récent discours que M. Chamberlain a prononcé à Wakefield n’est certainement pas un de ces symptômes. Il peut se résumer ainsi : nous avons tant d’amis que nous n’avons vraiment pas besoin de l’amitié de la France, et que ce serait de notre part une grande faute de la payer plus cher qu’elle ne vaut. Dans sa perspicacité, M. Chamberlain a reconnu que le danger de l’heure présente pour l’Angleterre était de priser trop haut l’amitié de la France, et de faire trop de sacrifices pour l’obtenir. À quoi bon ? On peut s’en passer. M. Chamberlain passe triomphalement en revue toutes les autres amitiés dont l’Angleterre dispose. Il y a d’abord les États-Unis : tout le monde sait que, pour le moment, les relations des deux pays vont jusqu’à l’intimité la plus étroite. On le dit beaucoup en Angleterre, on le dit un peu moins en Amérique, mais on s’en montre flatté. Admettons que la réciprocité des sentimens que se portent l’Angleterre et les États-Unis soit durable ; en quoi aurions-nous à nous en alarmer ? M. Chamberlain continue, en se tournant du côté de l’Orient : « Je crois, dit-il, qu’un accord avec la Russie est désirable et même nécessaire, si nous ne voulons pas arriver à de grandes complications. La difficulté n’est pas insurmontable. » Et M. Chamberlain poursuit son raisonnement comme si elle était déjà surmontée. Peut-être est-ce aller un peu vite en besogne. Mais, à supposer que l’entente anglo-russe se réalise en Extrême-Orient, nous n’en serions pas fâchés pour la Russie et nous n’aurions aucun motif d’en prendre ombrage. Nous avons également des rapports avec la Russie, et nous ne croyons pas qu’ils soient appelés à souffrir d’un rapprochement éventuel qui s’opérerait entre Saint-Pétersbourg et Londres sur un sujet déterminé. Et pourquoi n’en dirions-nous pas autant de l’Allemagne ? M. Chamberlain, qui propose son amitié à tout le monde, sauf à nous, ne manque pas de l’offrir à une aussi grande puissance que l’empire allemand, et, en l’offrant, il la fait valoir. « L’amitié de l’Angleterre, dit-il, dans l’état actuel, est une chose précieuse. » Sans doute, bien que tout dépende des conditions où on l’obtient. M. Chamberlain expose que, dans ces derniers temps, l’Angleterre et l’Allemagne ont échangé leurs vues sur un certain nombre de questions, et qu’elles ont constaté que leurs intérêts n’étaient en opposition sur aucune. Soit ; mais M. Chamberlain fait beaucoup de bruit autour d’un incident assez ordinaire. Nous avons, nous aussi, échangé des vues et fait des arrangemens coloniaux avec l’Allemagne, et très vraisemblablement l’occasion s’en présentera encore. Dans l’expansion de notre politique d’outre-mer, si nous avons eu parfois des difficultés avec nos voisins de l’Ouest, nous n’en avons jamais eu avec nos voisins de l’Est. L’entente avec ces derniers a toujours été facile, et nous avons pu constater à plus d’une reprise que, bien loin d’être en conflit, nos intérêts pouvaient se combiner au point de se prêter un mutuel appui. Cela s’est vu en Afrique ; cela s’est vu en Asie où, trop récemment encore pour que M. Chamberlain l’ait oublié, la France, la Russie et l’Allemagne se sont trouvées d’accord en dehors de l’Angleterre. Ce sont là des faits usuels, surtout en un temps où la politique des grandes nations est devenue si complexe, et embrasse des territoires si divers et si éloignés les uns des autres, qu’il n’est plus possible de la réduire à l’étroitesse d’un seul principe ou même d’une seule alliance. Mais nous n’avons pas tiré de ces accidens les conséquences grandioses qu’en tire M. Chamberlain lorsqu’il s’écrie : « Je pense que nous pouvons espérer qu’à l’avenir la plus grande puissance navale du monde et la plus grande puissance militaire auront des rapports de plus en plus fréquens et que leur influence combinée pourra être employée en faveur de la paix, etc. » Ce bel enthousiasme n’est pas aussi communicatif qu’on pourrait le croire, et M. de Bulow, dans le discours qu’il vient de prononcer au Reichstag, ne semble le partager qu’avec discrétion. « Le concert que nous avons établi sur certains points avec l’Angleterre ne porte pas préjudice, dit-il, à de très précieuses relations avec d’autres nations. » Mais quel magnifique tableau ! La plus grande puissance maritime du monde, la plus grande puissance militaire du monde, le plus grand des États civilisés, — ce sont les États-Unis que M. Chamberlain désigne ainsi, — enfin la Russie, et même le Japon, car il ne faut rien négliger, tel est le prodigieux faisceau de forces diverses que compose l’orateur de Wakefield, un peu pour en éblouir ses compatriotes, et un peu aussi pour nous en intimider. Peut-être les premiers s’en laisseront-ils émerveiller, mais nous n’avons aucune raison de nous en laisser effrayer. N’ayant de mauvais desseins ni contre l’Allemagne, ni contre la Russie, ni contre les États-Unis, ni contre le Japon, ni même contre l’Angleterre, nous croyons qu’aucun de ces pays ne peut en avoir contre nous, et, pour la plupart d’entre eux, nous en sommes même parfaitement certains. Nous croyons de plus que, même quand on possède d’aussi puissantes amitiés, et, à supposer qu’elles soient toutes parfaitement sincères et solides, celle de la France conserve néanmoins sa valeur propre, et que ce n’est pas faire preuve d’une grande sûreté, ni d’une grande noblesse d’esprit que de la traiter comme négligeable.

Cela dit, nous en revenons toujours à demander ce que l’Angleterre veut de nous. Il est impossible de rester longtemps encore dans l’état où elle nous entretient et s’entretient elle-même. Si elle n’a plus rien à nous demander, qu’elle mette fin à des polémiques sans objet. Si, au contraire, elle estime qu’il y a lieu de régulariser avec nous un certain nombre de questions, qu’elle le dise sans tant de fracas. Elle trouvera de notre part le même esprit que par le passé. Les dernières circonstances, quelque désobligeantes qu’elles aient été pour nous, n’ont pas modifié nos dispositions. Il semble que le moment soit propice pour revenir à une politique normale. Nous avons envoyé un nouvel ambassadeur à Londres ; M. Paul Cambon ne fera pas mieux que M. le baron de Courcel, qui avait la confiance des deux gouvernemens, et dont la mission n’a pris fin que parce qu’il l’a voulu, mais on peut entamer avec lui des affaires de plus longue haleine, puisqu’il arrive à Londres pour y rester longtemps. Son envoi en ce moment montre, de la part du gouvernement de la République, le désir de ne laisser aucune solution de continuité dans ses rapports avec l’Angleterre. Nos sentimens sont ce qu’ils doivent être après ce qui s’est passé, mais la politique de bouderie n’est pas la nôtre, elle serait au-dessous de notre dignité. Nos intérêts seuls nous touchent ; nous sommes prêts à les discuter avec l’Angleterre, à les défendre s’il le faut, mais aussi à les concilier avec les siens, dans toute la mesure où elle nous le rendra possible. En politique, on doit, sinon oublier bien des choses, au moins les considérer comme périmées. C’est du côté de l’avenir que nous regardons. S’il nous faut encore subir quelques discours, nous continuerons d’opposer un silence imperturbable à une aussi extraordinaire verbosité, et nous ne désespérons pas que cette attitude ne nous vaille des sympathies, même parmi les nations dont M. Chamberlain se croit si sûr d’avoir monopolisé l’amitié.

Les affaires de Crète, qui viennent d’aboutir, non pas sans doute à un dénouement définitif, mais à un résultat très important et, à beaucoup d’égards, décisif, ont montré qu’au milieu d’autres préoccupations, nous savions persévérer dans la politique que nous avions adoptée, sans que rien ne pût nous en détourner ou nous en distraire. Les quatre puissances, depuis qu’elles sont livrées à elles-mêmes, ont donné le spectacle et le modèle du plus parfait accord. Cela est dû, pour une grand part, aux quatre amiraux qu’elles avaient en Crète. Lord Salisbury, au banquet du lord maire, a fait l’éloge de l’amiral anglais en déclarant qu’il avait fait la meilleure des diplomaties. C’est aussi notre sentiment, et peut-être lord Salisbury ne croyait-il pas si bien dire. On a vu d’ailleurs un de ces amiraux devenir ministre des affaires étrangères de son pays et s’acquitter de sa tâche nouvelle avec une habileté qui ne laissait rien à désirer. Qui aurait cru qu’un condominium militaire réussirait si bien, et qu’il se terminerait sans qu’aucune des parties cherchât à en tirer un avantage exclusif ? Tout arrive.

Au moment où nous écrivons, le prince Georges de Grèce est sur le point de quitter Athènes pour se rendre à La Canée. Il s’y rend avec le titre de haut commissaire des puissances, chargé d’opérer la pacification de l’île et d’y établir une administration régulière. Ses pouvoirs auront une durée de trois ans, et seront renouvelables. Son premier soin devra être, d’accord avec l’assemblée nationale où tous les élémens crétois seront représentés, d’instituer un système de gouvernement autonome, capable d’assurer dans une égale mesure la sécurité des personnes et des biens, ainsi que l’exercice de tous les cultes. Il devra en outre procéder immédiatement à l’organisation d’une gendarmerie ou d’une milice locale, à même de garantir l’ordre. Tels sont les termes à peu près textuels du mandat qui lui a été confié, et qu’il a accepté avec l’autorisation du roi son père. Comme, pour toutes choses, il faut de l’argent, chacune des quatre puissances lui fera une avance d’un million à valoir sur l’emprunt futur. Le prince aura donc quatre millions pour les premiers besoins : très probablement ils seront bientôt épuisés, — non pas les besoins, mais les millions. Quant au sultan, sa suzeraineté est formellement reconnue, et son drapeau flottera sur un des points fortifiés de l’île ; mais c’est tout ce qui restera de lui, un symbole, un souvenir. Le prince Georges ne sera même pas son vassal. Ce n’est pas sans motifs qu’on lui a donné le simple titre de haut commissaire : pour le nommer gouverneur, il aurait fallu obtenir l’assentiment, et même l’investiture du sultan, et on n’y aurait certainement jamais réussi. Lorsque le sultan a su que les puissances avaient fait choix d’un prince hellène pour l’envoyer en Crète, sa douleur a été vive et il s’est répandu en protestations, qu’il a adressées à toutes les puissances. Il aurait accepté toute autre solution de préférence à celle-là ; mais, au point où on en était, c’est précisément celle-là qui était indiquée. C’était celle qui devait être accueillie le plus favorablement en Crète ; elle y était désirée et attendue, et le sultan avait si maladroitement manœuvré depuis quelques mois que ses préférences ou ses répugnances ne pouvaient plus être que d’un poids léger dans la balance. Au reste, cette solution s’est imposée par les fautes, non seulement du sultan, mais des puissances, et par une conjuration des événemens qui a été la plus forte. Ce n’est pas à dire que les quatre puissances n’étaient pas disposées à s’y rallier ; elles la désiraient au contraire depuis longtemps ; mais, pour réaliser ce désir, il a fallu, d’abord qu’elles se trouvassent délivrées du veto de l’Allemagne, et ensuite qu’elles n’eussent plus de ménagemens à garder envers la Porte. On sait comment l’Allemagne, suivie de l’Autriche, a quitté le concert européen, tout en protestant qu’elle y restait fidèle par le cœur. Après cette retraite, l’empereur Guillaume n’avait plus qu’à accepter les décisions des quatre puissances, et c’est ce qu’a fait très galamment son ministre des affaires étrangères devant le Reichstag. « Nous ne pouvons pas nous dissimuler, a dit M. de Bulow, en présence de la façon dont on a pris en main le problème crétois, que ce n’est pas le nombre des cuisiniers qui rend la soupe meilleure. » En fait, l’empereur Guillaume avait perdu tout moyen de s’opposer au choix des autres puissances, et de rendre à son ami le sultan le service qu’il aurait le plus apprécié. On assure que, dans les conversations que les deux souverains ont eues récemment à Constantinople, il n’a pas été question entre eux de la Crète ; nous le croyons sans peine, car que se seraient-ils dit ? C’est le jour même où l’empereur entrait à Constantinople que les dernières troupes ottomanes quittaient les eaux candiotes. La coïncidence était fâcheuse.

Ce dénouement ne se serait pourtant pas produit, ou du moins il aurait été retardé, si la Porte, comprenant mieux la situation, avait mis tous ses soins à éviter un conflit qui ne pouvait que très mal tourner pour elle. L’Europe, après tant d’autres, faisait un nouvel aveu d’impuissance lorsque, au mois de juin dernier, à la suite d’une longue négociation dont la Russie avait pris l’initiative, elle organisait, sous le contrôle des amiraux, un comité exécutif pris dans l’assemblée crétoise, et partageait l’administration de l’Ile entre ce comité, d’une part, et les amiraux, de l’autre. C’était la reconnaissance d’une assemblée qui avait été considérée jusqu’alors comme révolutionnaire, et à laquelle on donnait un titre régulier pour administrer la plus grande partie du pays. Cette solution bâtarde se contentait de perpétuer un statu quo qui pesait à tout le monde, et qui ne durait que par ce qu’on espérait le voir cesser bientôt. Elle ne pouvait satisfaire ni l’assemblée qui voulait être complètement débarrassée de la sujétion de la Porte, ni la Porte qui voulait conserver ses droits souverains et continuer de les exercer, ni les amiraux qui sentaient le mécontentement grandir de part et d’autre et qui annonçaient comme inévitable une explosion prochaine. Toute la question était de savoir d’où elle viendrait : elle est venue des musulmans. Les amiraux, pour se procurer les ressources indispensables à la nouvelle administration, avaient décidé de percevoir eux-mêmes les dîmes et les droits de douane. Les musulmans dépossédés ont perdu la tête et se sont livrés aux massacres de Candie. Dès lors le gouvernement provisoire, si péniblement institué, avait vécu. Le comité exécutif donnait sa démission et ne la reprenait provisoirement que pour laisser le temps de trouver autre chose. Mais quoi ? L’initiative, cette fois, est venue du gouvernement italien. L’Italie, qui avait fait acte d’indépendance en restant dans le concert des quatre puissances, y a joué un rôle important. C’est elle qui a proposé une démarche décisive auprès de la Porte, pour lui demander formellement que l’Ile fût confiée aux puissances et que les autorités ottomanes, aussi bien que les troupes turques, en fussent retirées dans un bref délai. La proposition, bien accueillie à Paris, à Saint-Pétersbourg et à Londres, a été exécutée avec une grande énergie. La Porte a usé de tous les moyens dilatoires qui étaient en son pouvoir ; elle a présenté toutes les objections et toutes les contre-propositions que pouvait inventer la diplomatie la plus subtile ; elle a demandé finalement que quelques troupes turques restassent dans quelques villes de la côte pour y servir de symbole à la souveraineté ottomane. Les puissances y auraient peut-être consenti si M. Delcassé n’avait pas émis une opinion défavorable. On a accordé à la Porte un drapeau, rien de plus, et, en somme, on a eu raison. Les dépêches des amiraux et les rapports de nos agens ne cessaient de répéter que, si l’on voulait le rétablissement de l’ordre, on ne l’obtiendrait que par une solution radicale. L’assemblée crétoise promettait une pacification immédiate, si les derniers soldats turcs disparaissaient ; mais, dans le cas contraire, il ne fallait pas y compter. L’assemblée tiendra-t-elle sa promesse, maintenant que ses désirs sont accomplis ? Les premières apparences le font croire. L’enthousiasme aujourd’hui est immense. Le Comité exécutif a lancé une proclamation qui ordonne le désarmement de toute la population chrétienne, déclare que les chrétiens n’ont plus aucun droit de détenir les propriétés des musulmans dans l’intérieur du pays, et leur recommande de traiter désormais ces musulmans en frères. Le mouvement est si beau qu’on se demande s’il durera. En tout cas, il serait bon que le prince se rendît dans l’île sans retard, afin de profiter de ces premières impressions, qui sont excellentes. Il sera admirablement accueilli à La Canée ; il trouvera autour de lui un empressement général ; chacun s’appliquera à l’aider dans sa tâche, mais cette tâche reste lourde, et il est à prévoir qu’après le premier épanchement de la joie populaire, d’autres difficultés reparaîtront.

On dira peut-être qu’il y a quelque chose de merveilleux dans les facilités que rencontre cette solution, et que l’événement donne un démenti aux craintes exprimées autrefois par la diplomatie européenne, lorsqu’elle a fait obstacle au débarquement du prince Georges en Crète et à la prise de possession de l’île par les troupes grecques. Mais tout est affaire d’occasion et d’opportunité. Ce qui est vrai un jour ne l’est plus le lendemain : l’art de la politique est de savoir attendre et de saisir le bon moment. Nous ne croyons pas, encore aujourd’hui, que la diplomatie européenne ait éprouvé des appréhensions absolument chimériques lorsqu’elle s’est opposée à un agrandissement de la Grèce, même en dehors du continent, alors que la guerre avait éclaté en Thessalie et que toutes les principautés balkaniques, anxieuses et impatientes, n’étaient que difficilement retenues ou contenues dans leurs frontières. La moindre imprudence aurait pu amener des hostilités générales. Il est facile de nier le danger lorsqu’il est passé, mais un danger qui était reconnu à Londres, à Rome, à Vienne, à Berlin, et même à Saint-Pétersbourg, aussi bien qu’à Paris, ne pouvait pas manquer de quelque réalité. Les esprits étaient partout surexcités. Le calme est venu ensuite, puis la lassitude. Personne, maintenant, n’aurait l’idée de rallumer la guerre qui s’est éteinte. Voilà pourquoi ce qui était périlleux, il y a deux ans, a cessé de l’être ; mais il ne faut pas raisonner sur les mêmes choses sans tenir compte de la différence des temps. Cette candidature du prince Georges était depuis longtemps dans la pensée du gouvernement russe ; toutefois, il s’était bien gardé de la découvrir hâtivement, et il avait eu raison. Il l’a fait au mois de janvier dernier ; c’était encore trop tôt ; on a dû la replonger dans l’ombre. L’opposition de la Porte avait encore quelque force. Maintenant, tout est changé. Les temps changeront encore, et, si le prince Georges répond à la confiance et aux espérances que les quatre puissances ont mises en lui, il a les chances les plus sérieuses d’accomplir un jour la grande œuvre que le patriotisme hellénique préparait depuis longtemps dans ses rêves, et dont les chrétiens de Crète poursuivaient la réalisation à travers des péripéties douloureuses. Elle ne pouvait aboutir qu’avec les sympathies de l’Europe, et notamment des quatre puissances qui, à aucun moment de leur histoire, n’ont déclaré se désintéresser des affaires d’Orient.

Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.