Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1873

Chronique n° 1000
14 décembre 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1873.

La France a perdu depuis longtemps et elle n’a point encore retrouvé cet équilibre moral qu’on promet si souvent de lui rendre, qui ne peut naître que du sentiment de la durée des choses dans les conditions d’une existence régularisée et apaisée. Elle vit entre les crises politiques de la veille ou du lendemain et les émotions tragiques qui viennent l’assaillir dans les courtes trêves où elle se repose un instant. Elle ne peut faire un pas sans se heurter à tout ce qui lui rappelle les catastrophes militaires, nationales, qu’elle a essuyées, ou les incertitudes et les difficultés qui survivent aux grandes commotions. Trianon lui jette le dernier mot de ce drame judiciaire aux poignantes péripéties, au sombre dénoûment, qui lie désormais la condamnation d’un maréchal de France à la capitulation de Metz, à la perte de la Lorraine. Versailles lui renvoie l’écho de ce travail de tous les jours où s’agitent les passions, les préjugés, les prétentions de partis, les vanités et même les bonnes intentions, pour arriver à fonder un gouvernement qu’on craint de définir, des institutions auxquelles on hésite à donner un nom, une stabilité qu’on ébranle à mesure qu’on cherche à l’établir. Cependant la France, qui depuis trois ans a tout vu et tout supporté, la guerre et ses désastres, l’occupation étrangère et ses rigueurs, la paix et ses inexorables charges, les insurrections et leurs misérables suites, la France, qui n’a reculé et ne recule devant rien, se demande si on fait bien tout ce qu’on doit pour l’aider à porter son fardeau, si, à toutes les difficultés d’une situation déjà compliquée de tant de questions épineuses et inévitables, on n’ajoute pas le mal d’une incertitude qui pourrait être évitée. Oui, la France avec sa raison pratique, avec son instinct, en vient plus que jamais à se dire que le meilleur moyen de remettre un peu partout l’ordre, la sécurité, dont on parle toujours, c’est de se fixer, d’avoir une organisation régulière, des institutions à peu près définies, une politique sachant ce qu’elle veut et où elle va. On s’agite beaucoup à Versailles, on se perd en conflits inavoués ou en négociations plus ou moins habiles, on semble croire que le dernier mot de la politique est de jouer aux combinaisons de majorité, de faire des ambassadeurs, de nommer laborieusement des commissions ou de répondre à des interpellations. Le malheur est qu’on s’agite plus qu’on n’agit, que la question essentielle reste en suspens, et que la France reste indécise parce qu’elle sent que tout est indécis dans ses affaires, parce qu’elle comprend que, si elle a échappé aux crises violentes qui pouvaient la menacer il y a quelque temps, elle n’est point sortie d’une situation qui en est encore à se préciser et à se définir elle-même. En d’autres termes, pour rester dans le vrai, on peut dire que c’est une sorte de désarmement momentané, une trêve où les partis sont toujours en présence ; ce n’est point jusqu’ici une solution ou du moins ce n’est qu’une demi-solution dénuée de garanties, provisoirement livrée à toutes les fluctuations d’une assemblée souveraine et profondément divisée.

Quoi donc ! dira-t-on, un vote solennel n’a-t-il point créé le mois dernier un gouvernement auquel on a voulu justement donner la durée et la stabilité ? La prorogation des pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon n’est-elle pas le gage le plus sérieux pour le pays ? Cette septennalité qu’on vient de décréter n’est-elle pas un bail à long terme accordé à tous les intérêts, à l’industrie, à l’agriculture, au travail sous toutes les formes ? Maintenant la France rassurée n’a point à craindre le lendemain, on peut se mettre à l’œuvre, les affaires peuvent reprendre leur essor. Sans nul doute, cette septennalité est une garantie des plus sérieuses contre les crises de tous les jours. Le nom de M. le président de la république est de ceux qui ne rencontrent que l’estime dans l’opinion du pays, et on peut dire que par lui-même, par le chef qui le personnifie, le gouvernement, placé au-dessus de toutes les contestations, accepté, respecté, a une force réelle ; il a la force que lui donnent le caractère, la loyale renommée, l’intégrité connue de l’homme qui le représente devant le pays et devant l’Europe. Rien de mieux ; mais la question n’est pas là seulement. Il ne suflit pas de conférer à M. le maréchal de Mac-Mahon une présidence septennale pour que cette stabilité, assurément précieuse, désirable, qu’on a voulu créer, soit devenue aussitôt une réalité précise et définitive. Ce gouvernement, quel est-il ? Fondé en principe pour sept ans, il ne saura lui-même ce qu’il est et ce qu’il peut être que lorsque les lois constitutionnelles le lui auront dit. Jusque-là, il est auprès d’une assemblée souveraine dont il reste le mandataire à la fois inviolable et impuissant. Ce gouvernement, en un mot, ne peut tirer son efiicacité réelle, son caractère et sa signification que des lois qui l’organiseront, de la politique par laquelle il se manifestera dans l’indépendance qui lui sera faite, ce qui revient à dire que pour le moment la septennalité n’est qu’une apparence, et voilà pourquoi le sentiment public hésite : il attend de savoir quelle est cette stabilité qu’on lui promet, si c’est là un gouvernement créé pour durer ou si ce n’est encore qu’une forme du provisoire destinée à faire patienter des espérances qui n’ont point abdiqué.

La question n’est nullement dans le pouvoir du maréchal de Mac-Mahon, institué par un vote et maintenant accepté par tous les partis modérés ; elle est dans le sens qu’on attache à ce pouvoir, dans le rôle qu’on prétend lui attribuer, dans la politique qu’on se propose de pratiquer à l’abri du nom de M. le président de la république, et ici c’est à la chambre, c’est au ministère qui représente la majorité parlementaire d’éclairer le pays, M. le duc de Broglie, dans une discussion récente à propos de l’état de siège, disait à l’assemblée : « Vous avez pris l’engagement de faire une œuvre sérieuse… Vous avez pris envers vous-mêmes l’engagement d’instituer un pouvoir qui soit une réalité vivante et non pas l’étiquette impuissante d’une autorité nominale. Vous avez pris envers l’homme que vous avez chargé de vous défendre l’engagement de le soutenir et de le protéger lui-même contre les atteintes infatigables des factions. » Fort bien, c’est tout un programme ou l’ébauche d’un programme ; mais quels sont les moyens qu’on tient en réserve pour faire « une œuvre sérieuse, » pour constituer un pouvoir qui soit « une réalité vivante, » pour protéger le gouvernement contre les factions ? Jusqu’ici, la politique du pouvoir nouveau ou, pour mieux dire, la politique ministérielle ne s’est manifestée que par un certain nombre de mesures législatives, déjà proposées ou annoncées, et par un certain nombre de nominations, particulièrement dans la diplomatie.

Il y a une loi sur les municipalités qui propose de rendre au gouvernement le droit de nommer les maires dans toutes les communes de la France. Chose étrange et qui devrait faire réfléchir tous les partis, il y a deux ans, au mois d’avril 1871, en pleine insurrection de Paris, M. Thiers était obligé de menacer l’assemblée de sa démission, si on ne lui laissait pas au moins le droit de nommer les maires des grandes villes, et encore ce droit devait-il être circonscrit dans les conseils municipaux. Les temps sont changés, aujourd’hui beaucoup de ceux-là mêmes qui ne rêvaient que décentralisation, qui disputaient à M, Thiers la modeste prérogative qu’il demandait, réclament pour le gouvernement le droit de nommer les maires partout, et on est trop facilement justifié par le singulier usage que font de leur indépendance certaines municipalités, qui se mettent à l’état permanent de révolte ou de refus de concours vis-à-vis de l’état. Ainsi voilà encore une expérience manquée, voilà une liberté compromise par les uns, désavouée par les autres ; le résultat est la loi actuelle, et ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’avec ces abus de toute chose, ces contradictions et ces mobilités, on est exposé à finir par n’avoir plus ni maires dévoués au gouvernement, ni maires attachés à la commune ; on aura alternativement de petits chefs de clan démagogique ou des commissaires de police. Il y a également sur le tapis une loi sur la presse qu’on ne connaît pas encore, qui semble destinée dans tous les cas à fortifier la répression, à donner au gouvernement de nouvelles armes administratives. Il y a enfin une proposition sur les élections partielles, qu’on ne ferait désormais que lorsqu’il y aurait un certain nombre de vacances dans un département. Ce qu’il y a surtout à remarquer, c’est que ces mesures ont toutes le même caractère, elles sont toutes provisoires. La loi sur les maires est provisoire, la loi sur la presse sera provisoire, la proposition sur les élections partielles n’est et ne peut être évidemment qu’une mesure d’exception et de circonstance. Est-ce donc le provisoire qu’on veut organiser ? Ces moyens de gouvernement qu’on réclame, fussent-ils nécessaires, ne suffisent pas certainement pour constituer ou caractériser une politique.

La pensée du ministère est-elle dans les nominations diplomatiques par lesquelles il a inauguré son entrée au pouvoir, ou du moins ces nominations sont-elles de nature à laisser entrevoir les directions de la politique actuelle ? Que le ministère, décidé à ne point laisser M. Fournier à Rome, fait remplacé par M. le marquis de Noailles, il ne pouvait certes faire un choix plus heureux, mieux inspiré pour garantir les relations d’amitié et de sympathie entre la France et l’Italie. Que M. Chaudordy aille succéder en Suisse à un homme de talent et de conviction, M. Lanfrey, qui a mis sa dignité à ne point servir sous les ordres d’un gouvernement dont il était obligé de se séparer par ses votes, il n’y a rien à dire encore. M. Chaudordy est de la carrière diplomatique ; délégué des affaires étrangères pendant la guerre, il a montré de l’activité et du feu auprès de M. Gambetta, dont il partageait les entraînemens et même les préventions contre M. Thiers, alors fort suspect à Bordeaux pour la clairvoyance de son patriotisme et pour la sagesse de ses conseils. M. Chaudordy est devenu un député de la plus pure majorité, qui revient aujourd’hui à la diplomatie. Seulement on peut se demander comment le titre de ministre plénipotentiaire, qui suffisait à un homme de mérite comme M. Lanfrey, ne suffit plus à M. Chaudordy, et comment la légation de Berne doit se transformer nécessairement en ambassade.

Que le ministère enfin, pour son coup de maître, ait cru devoir faire de M. de Larochefoucauld, duc de Bisaccia, un ambassadeur à Londres, c’est là le mystère, et c’est aussi sans doute la nomination véritablement politique, d’autant plus politique qu’il serait difficile en vérité de l’expliquer autrement, M. le duc de Bisaccia, que nous sachions, ne s’est point révélé jusqu’ici au pays par ses aptitudes diplomatiques. Député, il ne s’est même pas signalé par une de ces interventions qui marquent la place d’un homme dans les affaires publiques. Il n’a rien fait, il n’a paru sérieusement dans aucune circonstance ; il n’est à l’assemblée qu’un député de plus revêtu du vernis aristocratique, et dont l’éloquence va tout au plus jusqu’à l’interruption. Ce n’est donc ni pour ses services en diplomatie, ni pour l’éclat de son talent ou de sa carrière publique, que M. le duc de Bisaccia a pu être choisi pour aller représenter la France à Londres ; mais il est de l’extrême droite, de cette droite inquiète et frondeuse qui ne peut se consoler de l’échec des tentatives monarchiques, qui n’a voté la prorogation septennale qu’à contre-cœur, sans renoncer à l’espoir de retrouver et de préparer une occasion plus favorable, qui, n’ayant pu faire la monarchie, ne veut à aucun prix faire ou laisser faire la république, La nomination de M. le duc de Bisaccia est-elle le gage des ménagemens du ministère pour cet esprit des légitimistes de l’assemblée ? Est-ce le prix du concours de l’extrême droite ? Le ministère a cru sans doute fort habile de s’en tirer à si peu de frais.

C’est mieux que cela, dit-on, c’est un gage donné à l’union de toutes les fractions conservatrices alliées jusqu’ici dans un sentiment de défense sociale ; la première condition est de maintenir devant la révolution menaçante l’intégrité du parti conservateur dans l’assemblée. C’est possible. Que le gouvernement doive être conservateur, qui donc le met en doute ? Seulement il y a une manière d’entendre ce mot de conservateur qui peut conduire aux plus étranges déceptions, à une pure et simple réaction dans le sens le plus étroit. Depuis quelque temps, on semble en vérité vouloir faire de la politique conservatrice une sorte d’orthodoxie exclusive et passionnée dont les seuls gardiens jurés seraient dans certaines régions. C’est ce qu’on a nommé la politique de combat. Hors de là, il n’y a plus que des révolutionnaires et des démagogues. Il y a longtemps que M. Thiers n’est plus qu’un radical de la pire espèce, et M. de Rémusat, élu il y a quelques mois à Toulouse, ne l’est pas moins, et le centre gauche tout entier, à commencer par M. Casimir Perier, est absolument infesté de radicalisme. De proche en proche, tout le monde est exclu. Lorsque, il y a quelques jours, on a refait le ministère, M. de Goulard, à ce qu’il paraît, a été exclu parce qu’il n’était pas assez pur, parce qu’il était suspect à certaines fractions qu’il fallait ménager, et peu s’en est fallu que M. de Larcy et M. Depeyre eux-mêmes ne fussent mis à l’index parce qu’ils sont entrés dans un cabinet un peu mélangé. On est radical et démagogue dès qu’on se permet de croire qu’il pourrait y avoir de la sagesse à tenir quelque compte de toutes les manifestations du pays, dès qu’on prononce le mot de république même sous le gouvernement du président de la république. L’idéal est de supprimer jusqu’au mot, de faire la monarchie quand même, sans roi, en attendant que le roi vienne.

La vérité est qu’il y a aujourd’hui deux politiques. Il y a celle-là, qui consiste précisément à ne voir dans la septennalité qu’une combinaison de circonstance, une fiction complaisante, à l’abri de laquelle on se réserve de préparer une revanche des derniers échecs monarchiques, et on ne s’aperçoit pas que ces idées, qui se déploient quelquefois assez naïvement, supposent ou l’indignité du maréchal de Mac-Mahon, qui se ferait le complice de ces subterfuges, ou l’indignité de ceux qui l’appuieraient avec de telles pensées en se promettant de le trahir et de l’évincer au moment voulu, Il y a une autre politique qui consiste tout simplement à faire de la septennalité une « œuvre sérieuse, » selon le mot de M. le duc de Broglie, à organiser le gouvernement du président de la république, puisque c’est un président de la république qu’on a nommé, à élever par une administration à la fois forte et libérale le chef de ce gouvernement au-dessus de tous les partis au lieu de le réduire à être le représentant et l’instrument d’un parti exclusif. Tout est là, et ce qui complique la situation actuelle, c’est que le ministère, qui prend certainement la septennalité au sérieux, a quelquefois l’air, dans ses choix, dans ses combinaisons, dans sa politique, d’exclure les partis libéraux et modérés qui pourraient le seconder utilement, pour s’appuyer sur ceux qui poursuivent un autre but ; ce qui complique encore plus les choses, c’est que l’assemblée elle-même, après avoir créé ce pouvoir nouveau, semble vouloir perpétuer un état où tout reste en question, où le gouvernement créé par elle n’est qu’insuffisamment organisé pour le rôle qu’on lui attribue, pour tout ce qu’on attend de lui. On veut donner au pays la durée, la stabilité, la sécurité, et on n’évite pas assez tout ce qui peut affaiblir dans son esprit la confiance en ces biens qu’on lui promet, qu’on lui laisse entrevoir sans les lui garantir par la netteté de la politique.

Au fond, lorsqu’on y regarde de près, c’est là une des raisons intimes de ce malaise qui se prolonge, qui devient pour les affaires, pour tous les intérêts, une cause de souffrances croissantes. Le pays, quant à lui, ne demande pas mieux que de voir se réaUser ces promesses de stabilité dont on le flatte, d’entrer dans une ère de sécurité favorable au travail. Comment ne le désirerait-il pas ? Ce n’est qu’en travaillant qu’il peut renouveler son épargne épuisée, suffire à toutes les charges qui pèsent sur lui. Ce gouvernement du maréchal de Mac-Mahon qu’on lui a donné, il l’accepte sans arrière-pensée, sans résistance, à la condition que ce pouvoir ait précisément le caractère qu’on dit, qu’il ne soit pas toujours un provisoire flottant, « livré aux discussions des partis, » selon l’expression récente de M. le duc de Broglie, qu’il soit définitivement organisé, fixé dans des institutions destinées à le compléter en régularisant la vie publique de la France. C’est là l’instinct, le sentiment profond du pays, aux yeux de qui la régularité des institutions est justement la première condition d’une sécurité durable. Que lui offre-t-on au contraire ? Une politique qui, sous une apparence de fermeté, hésite à faire un choix, qui n’est pas arrivée à trouver son équilibre entre toutes ces combinaisons intimes, ces tendances exclusives, dont elle est l’expression, — et une omnipotence parlementaire qui, en se prolongeant, finit par créer la situation la plus extraordinaire, la plus incompatible par conséquent avec l’idée d’une stabilité régularisée.

Voilà la contradiction sur laquelle les esprits prévoyans de la chambre devraient réfléchir. Il est évident que cette assemblée souveraine, qui a eu sa raison d’être, qui a rendu de grands et douloureux services à la France, finit par éprouver tous les embarras de l’omnipotence au milieu de la division des partis, dans des conditions qui se sont renouvelées autour d’elle. Il en résulte ce que nous voyons. Que l’assemblée ait à nommer cette commission des trente chargée de préparer les lois constitutionnelles, elle est réduite à multiplier les scrutins à l’infini pour arriver à un résultat, et la commission, une fois nommée, se met à recommencer l’histoire de la commission des trente de l’année dernière ; elle perd un peu son temps à discuter pour savoir si elle doit nommer des sous-commissions d’étude, comment elle pourra retarder la loi sur l’organisation des pouvoirs publics. Que l’assemblée ait à examiner la situation financière, elle s’y arrête à peine. Certes c’est là un des sujets les plus graves, lorsqu’il s’agit d’imposer au pays plus de 150 millions de contributions nouvelles ; mais il faut se hâter, il faut voter le budget au plus vite, avant la fin de l’année, pour éviter les douzièmes provisoires. Qu’en faut-il conclure ? C’est que l’assemblée elle-même doit sentir la nécessité d’arriver à inaugurer un régime définitif, qui seul peut donner au pays ce qu’il demande, la paix sous des pouvoirs précis et réguliers.

Voilà donc, au milieu de toutes les incertitudes d’une politique qui pourrait être quelquefois mieux inspirée pour le bien et la reconstitution du pays, voilà donc ce drame judiciaire de Trianon qui vient de se clore, triste et lugubre épilogue de la grande tragédie nationale de 1870. L’œuvre du tribunal militaire est accomplie, et le dernier mot est une sentence de dégradation et de mort prononcée contre celui qui fut le maréchal Bazaine, le commandant de l’armée du Rhin, qui n’est plus aujourd’hui que le condamné de Trianon,

Certes tout se réunissait pour relever ce drame, pour exciter les émotions les plus diverses et les plus poignantes, — la position de l’accusé, les épreuves infligées à cette armée de 150,000 hommes dont il fut le chef, les souvenirs de luttes héroïques si douloureusement dénouées, l’immensité de la catastrophe, le nom même et l’image de cette ville de Metz parlant à tous les esprits et à tous les cœurs ! Deux mois durant, ce cruel procès de nos misères s’est déroulé sous une direction aussi ferme, aussi habile que mesurée. Ils ont tous comparu devant la justice attentive, maréchaux, généraux, officiers, simples émissaires, combattans des journées de Rezonville et de Saint-Privat, membres du gouvernement de la défense nationale ou acteurs obscurs perdus dans la mêlée. On a fait appel à tous les témoignages, même à ceux qui ne laissaient pas d’être inutiles et peut-être équivoques. On a scruté tous les souvenirs, les coïncidences, les dépêches, les mystères du télégraphe. On a écouté enfin ces réquisitoires et ces plaidoiries qui ont ravivé l’amertume de la désastreuse odyssée.

Assurément la vérité n’est pas toujours facile à saisir dans ce conflit de dépositions, de souvenirs évoqués après trois ans, et ce n’est point sans doute encore l’histoire définitive des affaires de Metz, ou du moins c’est une histoire à dégager de bien des obscurités. Il y avait toutefois un fait palpable, inexorable, devant lequel on ne pouvait pas même reculer, Bazaine, chef d’une armée en campagne, avait-il capitulé dans des conditions que les lois militaires n’admettent pas ? avait-il rendu les armes, les drapeaux de plus de 100,000 braves gens étonnés de leur malheur ? C’était bien certain, trop tristement certain. — Le commandant de l’armée du Rhin avait-il fait tout ce que lui imposaient le devoir et l’honneur avant de se laisser réduire à cette extrémité, avant de rendre d’un seul coup la force la plus sérieuse de la France et la citadelle de la Lorraine ? s’est-il suffisamment défendu de ces pièges terribles, les préoccupations politiques, les négociations prématurées et énervantes, les communications irrégulières avec l’ennemi ? s’était-il assez souvenu qu’en dehors des révolutions et des questions de gouvernement, en dehors de ces événemens extérieurs qu’il connaissait mal, il restait toujours la France, selon le mot de M, le duc d’Aumale ? Le conseil de guerre ne l’a point cru évidemment, la sentence le dit. Le maréchal n’avait point fait tout ce qu’il pouvait. À parler franchement, ce n’est que par ce qu’il avait d’unique, d’extraordinaire, dans des circonstances bien extraordinaires elles-mêmes, que l’acte de Metz pouvait trouver, sinon une justification suffisante, du moins une explication, une atténuation, et c’est parce qu’il l’a compris ainsi que le conseil, en restant dans l’inflexibilité des lois militaires, en condamnant le maréchal sur tous les points « à l’unanimité, » a signé immédiatement, aussi « à l’unanimité, » un recours en grâce. Ce n’était pas une contradiction, comme on l’a dit, le recours en grâce n’était point le désaveu de l’arrêt, c’était un moyen de concilier autant que possible un devoir strict et un sentiment supérieur d’équité ou d’humanité. Le tribunal a laissé la loi militaire s’appesantir dans sa rigueur sur l’auteur de la capitulation de Metz, les juges ont voulu eux-mêmes remettre le condamné à la clémence des pouvoirs publics, qui viennent en effet de répondre à cet appel en commuant la peine. Voilà la vérité. Oui, certainement, tout a été extraordinaire dans ce temps, où les capitulations, les désastres se sont succédé non pas seulement à Metz, mais presque partout, où le crime le plus réel des hommes a été non de trahir, les trahisons sont, Dieu merci, toujours rares, mais d’être au-dessous de leur rôle, au-dessous des circonstances par la capacité, par le caractère, par une certaine manière de comprendre le devoir, Bazaine, entre tous, expie ce crime par la plus effroyable chute, et il faudrait plaindre ceux qui ne verraient là qu’une confirmation de leurs présomptueux jugemens ou qui resteraient insensibles devant cette destinée d’un soldat qui, après avoir passé quarante-trois ans sous le drapeau, après avoir conquis ses grades au prix de son sang, après avoir été souvent heureux, toujours intrépide au feu, vient échouer sur cet écueil sinistre. Sans doute il a été coupable, d’autant plus coupable qu’il était placé plus haut, qu’on avait mis en lui plus de confiance, que cette reddition d’une vaillante armée, cette capitulation de notre première ville de guerre, pouvaient et devaient avoir une influence plus décisive sur la défense nationale, et ce n’était point, à dire vrai, la plus heureuse manière de relever sa cause que de le mettre sous la protection des certificats du prince Frédéric-Charles. Après tout, si Bazaine a failli, il n’est point le seul qui ait contribué à nos désastres, préparés par d’autres, et seul il résume toutes les expiations ! On a dit que ce châtiment était une satisfaction pour cette malheureuse armée du Rhin, pour la population de Metz, et que c’était aussi un exemple de justice dû à ces 150,000 jeunes gens qui vont entrer dans notre armée nouvelle, qui se sentiront fortifiés par cette éclatante sanction de l’idée du devoir militaire. Soit, rien ne manque, ni la satisfaction vengeresse ni l’exemple de justice. Maintenant, qu’on le sache bien, tous, chefs et soldats, se doivent à eux-mêmes de profiter des enseignemens, et ils sont nombreux, de cette triste affaire ; devant cette grande chute, ils contractent plus que jamais l’engagement de se mettre à la hauteur de toutes les circonstances, non pas seulement par ce courage que notre race a toujours au feu, mais par l’étude, par l’instruction, par la précision du service, par un sentiment du devoir proportionné aux malheurs du pays et à la mission qui doit rester désormais l’unique et généreuse préoccupation d’une armée française.

Que l’Europe suive avec une attention sympathique ou curieuse ces drames de notre vie militaire et politique, on n’en peut douter. Elle n’a point aujourd’hui, quant à elle, de ces cruelles diversions, de ces émotions qui survivent aux grandes catastrophes. Ceux qui ont été heureux à la guerre comblent leurs généraux de récompenses, ils ne les jugent pas. Ceux qui ont eu avant nous des malheurs s’efforcent de les réparer, ils oublient dans une meilleure fortune un temps où ils étaient réduits, eux aussi, à se demander comment ils se relèveraient. L’Autriche a souvent éprouvé des défaites dans sa longue existence, rarement elle a su en profiter comme elle l’a fait depuis sept ans. Les événemens de 1866 ont été pour elle en réalité le point de départ d’une ère nouvelle de réorganisation, de politique libérale, de pacification, sous les auspices du souverain se prêtant lui-même à toutes les réformes, et un des signes les plus caractéristiques de cette situation plus heureuse est la franche spontanéité avec laquelle on vient de célébrer dans tous les états autrichiens l’anniversaire du couronnement de l’empereur François-Joseph, dont le règne a compté vingt-cinq ans le 2 décembre. Le jubilé impérial est devenu l’occasion naturelle des manifestations les plus expansives de tous les sentimens de fidélité dynastique, et ces manifestations, le gouvernement ne les a en aucune façon provoquées. Elles sont venues librement, loyalement de toutes parts, de la Bohême comme des autres provinces, des villes, des corporations comme de l’armée. C’est un de ces jours où François-Joseph est apparu une fois de plus comme la vivante, la traditionnelle et populaire personnification de la vieille Autriche sans distinction de classes ou de nationalités, et, par un sentiment aussi élevé que délicat, auquel se sont associées les villes et les provinces, le souverain a voulu que ce jubilé fût marqué moins par des fêtes somptueuses que par la fondation de nouvelles institutions de bienfaisance et d’utilité. Des députations sans nombre se sont succédé pendant plusieurs jours auprès de l’empereur, qui a reçu tout le monde avec une émotion visible, parlant à tous le langage le plus cordial, le plus sincère et même le plus libéral.

Ce souverain, dont on ne peut certes mettre en doute les sentimens religieux, mais qui n’est pas sans avoir lui-même ses démêlés avec l’église, n’a point hésité à rappeler aux évêques austro-hongrois que leur mission était de prêcher la concorde, non la guerre, d’exercer une influence pacificatrice ; il a fait appel à la modération des évêques. Une des allocutions les plus curieuses de François-Joseph est celle qu’il a adressée à des délégués de la presse qui ont voulu, eux aussi, le féliciter, et certainement rien ne prouve mieux l’immense transformation intérieure qui s’est accomplie en Autriche. L’empereur s’est exprimé à la façon d’un souverain constitutionnel et libéral qui ne redoute nullement les manifestations de l’opinion publique. Il a déclaré sans effort, sans réticence, qu’il appréciait pleinement « les avantages d’une presse libre, » qui, en contribuant au développement de la vie intellectuelle, apprenait « à connaître et à juger sainement tout ce qui a rapport à la vie publique. » Sauvegarder sa propre dignité en s’abstenant d’intervenir dans la sphère de la vie privée, « discuter les affaires d’état avec autant d’indépendance que de patriotisme, » c’est le rôle, c’est le droit de la presse selon le souverain de l’Autriche nouvelle. Il serait à souhaiter que ce programme d’un empereur d’Autriche fût suivi partout où il y a des gouvernemens que la presse effraie toujours, et partout où il y a une presse portée à oublier son vrai rôle et sa dignité pour avilir l’esprit public par une littérature subalterne de commérages.

S’il est des pays qui ont la vie régulière et facile, il en est aussi où les crises deviennent une sorte de maladie chronique, où les difficultés intérieures déjà plus que suffisantes se compliquent et s’aggravent tout à coup des difficultés extérieures les plus imprévues. C’est ainsi que l’Espagne, livrée à la révolution et à la guerre civile, s’est trouvée subitement et sans y songer en querelle avec les États-Unis au sujet de ce navire, le Virgînius, capturé en mer par les autorités de Cuba sous prétexte de piraterie. Les autorités de Cuba n’avaient point assurément créé une situation facile au cabinet de Madrid : elles avaient commencé par fusiller sommairement bon nombre d’hommes de l’équipage et de passagers américains ou anglais, en retenant, bien entendu, le navire ; par ces mesures violentes, elles avaient pris le meilleur moyen pour exciter la fureur américaine, et lorsque le cabinet de Washington, pressé par l’opinion, a élevé des réclamations faciles à prévoir dans tous les cas, le chef du gouvernement espagnol, M. Castelar, s’est trouvé placé entre la révolte de l’orgueil national, prenant parti pour les autorités cubaines, et la nécessité inexorable qui pesait sur lui. Résister nettement et ouvertement aux sommations impérieuses des États-Unis, refuser les satisfactions qu’on demandait, c’était tout simplement donner aux Américains un prétexte d’intervenir à Cuba, d’en finir avec ce qui reste de domination espagnole. Le premier acte du cabinet de Washington eût été sans doute de reconnaître comme belligérans les insurgés cubains ; mais d’un autre côté, en pliant devant la nécessité, en offrant toutes les satisfactions réclamées, le gouvernement espagnol était-il sûr d’être obéi audelà des mers ?

Cette malheureuse île de Cuba est depuis des années dans la condition la plus étrange. Les chefs militaires ne sont pas eux-mêmes toujours maîtres de leurs résolutions. Les ordres qui viennent de Madrid sont à peine respectés. Un parti violent à Cuba, le parti favorable à l’esclavage, ne parlait de rien moins que d’accepter la guerre avec les États-Unis. Le gouverneur de l’île, le général Jovellar, ne se croyait pas trop en mesure de dominer cette effervescence et de pouvoir exécuter les instructions de la métropole. M. Castelar, au milieu de ces embarras, a fait ce qu’il a pu ; il a discuté, il a négocié, il s’est efforcé de sauver l’honneur en proposant un arbitrage, en offrant de soumettre à un examen les questions de droit soulevées par la capture du Virginius. Après avoir tout épuisé, il a bien été obligé en fin de compte de s’exécuter, et le général Grant, dans son dernier message, annonce que l’Espagne s’est résignée à donner toutes les satisfactions qu’on réclamait : restitution du Virginius, livraison des passagers et hommes d’équipage survivans, indemnités à ceux qui ont été lésés, réparation au pavillon américain, châtiment des autorités espagnoles coupables des actes de violence qui ont été commis. Faire accepter toutes ces conditions à Cuba semblait difficile au premier abord. Les esprits cependant paraissent s’être calmés, et le Virginius a été restitué. Tout en étant rigoureux du reste, le gouvernement de Washington n’est point sans garder quelques ménagemens envers l’Espagne, et surtout il n’a paru nullement pressé de saisir cette occasion facile pour intervenir à Cuba. Maintenant c’est l’Angleterre qui réclame à son tour au nom de ses nationaux qui ont été victimes, et le cabinet de Madrid sera encore obligé de rendre les armes devant l’Angleterre. M. Castelar a sûrement agi avec sagesse, et cependant il n’est pas certain que cette prudence nécessaire serve à le populariser.

Que pouvait faire l’Espagne ? Cette malheureuse république qui existe à Madrid n’a même pas de forces suffisantes pour maintenir son autorité dans ses provinces continentales. Elle a tout ce qu’il faut de troupes pour entretenir la guerre civile, non pour la dénouer. On vient d’envoyer un nouveau général à Carthagène, dont on continue à faire le siège, où les insurgés communistes se défendent toujours sans paraître jusqu’ici donner des signes d’épuisement. Au nord, Moriones continue plus que jamais à batailler avec les bandes carlistes, et plus que jamais les bandes carlistes continuent à se promener dans la Biscaye, dans la Navarre, dans le Bas-Aragon, en Catalogne, dans le Maestrazgo. Les troupes du gouvernement sont réduites à faire de véritables campagnes pour ravitailler les villes. Il est vrai que de leur côté les carlistes, en restant maîtres de leurs positions, n’avancent guère. Entre ces étranges adversaires la lutte semble égale : ils se tiennent en échec, ils ne réussissent pas à se vaincre mutuellement. Cependant il y a toujours à Madrid un gouvernement qui s’appelle la république, qui vit au milieu de toutes ces complications.

ch. de mazade.

Le directeur-gérant, C. Buloz.