Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1853
14 décembre 1853
Les faits sont venus heureusement et promptement confirmer ce que nous disions des premiers, il y a quinze jours sur la tournure nouvelle qu’étaient sur le point de prendre les affaires d’Orient. Le rétablissement d’une action commune entre la France, l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse n’est plus une simple éventualité aujourd’hui ; c’est une réalité attestée pas les déclarations officielles, et qu’attesteront mieux encore, sans nul doute, les actes pour lesquels a été justement renoué cet accord nouveau entre les puissances de l’Occident. C’est le 5 décembre qu’a été signé à Vienne entre les quatre cours le protocole destiné à rapprocher et à confondre leur politique, et ainsi se trouvent fortifiées les chances de la paix en présence « les chances de conflagrations qui grandissaient singulièrement. Quoi qu’il arrive maintenant sur le double théâtre où s’agite la lutte commencée entre la Russie et la Turquie, il y a à l’Occident yn contre-poids dans la résolution à laquelle viennent de s’arrêter l’Angleterre, la France, la Prusse et l’Autriche. En définitive, la base de cette résolution, sans qu’il soit besoin d’autre traité, c’est la convention de 1841 ; il ne manque que la Russie, dont le rôle a changé, et qui se trouve précisément menacer l’œuvre à laquelle elle a elle-même coopéré. Lorsque cette crise commençait et laissait déjà pressentir toute sa gravité, les gouvernemens de l’Europe voyaient bien qu’il y avait pour eux un devoir commun à remplir dans l’intérêt de la sécurité générale du continent. Ils voyaient bien qu’un conflit où était engagée une question de souveraineté et d’indépendance pour l’empire ottoman était naturellement du ressort de tous les cabinets. De là était née la pensée de la première conférence de Vienne, de là était née aussi la note un moment proposée à l’acceptation de la Russie et de la Turquie. Malheureusement, on sait le peu de fortune de cette note : elle disparut un jour, laissant à demi dissoute, la conférence qui l’avait élaborée. Qui avait soufflé sur elle ? Un peu tout le monde, en cherchant à l’interpréter de trop près. Comment expliquer cet insuccès, qui touchait à l’impuissance ? C’est que peut-être l’heure n’était point aussi manifestement venue. Malgré tout ce qu’il y avait de sérieux dans le conflit entre la Russie et l’empire ottoman, l’Autriche et la Prusse ne s’en rendaient point un compte aussi net que l’Angleterre et la France, ou elles hésitaient davantage à se prononcer. Peut-être aussi les souverains allemands, rattachés par des alliances plus intimes à l’empereur Nicolas, attendaient-ils quelques fruits d’une intervention directe et personnelle. Depuis, les circonstances se sont aggravées, l’opinion publique en Allemagne est allée chaque jour en se dessinant dans le sens des intérêts du continent. Les entrevues royales d’Ollmütz et de Varsovie ont eu lieu, et si rien n’a été obtenu de l’esprit de l’empereur Nicolas, il est vrai aussi de dire que de son côté le tsar n’a point réussi à détacher l’Autriche et la Prusse de leur véritable politique ; l’événement le démontre aujourd’hui. L’empereur de Russie n’avait même, dit-on, reçu aucune assurance sur la durée et la portée de la neutralité de l’Autriche. Enfin la guerre s’est définitivement allumée sur tous les points entre les armées russes et ottomanes, les flottes de la France et de l’Angleterre sont entrées dans le Bosphore, de jour en jour la possibilité d’une conflagration devenait plus évidente ; c’est ainsi, imaginons-nous, que tous les gouvernemens, en présence des catastrophes inévitables qui devaient résulter de cette situation, ont été ramenés au sentiment de leur véritable mission et de leurs vrais intérêts, désormais placés sous la sauvegarde de la résolution du 5 décembre. C’est maintenant aux cabinets de rendre cette résolution décisive et efficace, quelque difficulté qu’ils doivent rencontrer d’ailleurs au milieu des prétentions opposées qu’ils ont à concilier et des irritations qu’ils ont à apaiser.
La première chose, sans doute, serait de savoir à quel point en sont aujourd’hui les hostilités, dans quelle situation réciproque le protocole de Vienne trouve la Russie et la Turquie. Si cette situation est fort différente de ce qu’elle était à l’époque de la première conférence de Vienne, elle n’a point sensiblement changé depuis les premiers incidens qui ont signalé le commencement de la guerre. Au fond, jusqu’à ce jour, les chances étaient à peu près les mêmes, plutôt favorables à la Turquie qu’à la Russie. Sur le Danube, depuis le combat d’Oltenitza et la retraite de l’armée ottomane sur la rive droite du fleuve, nul engagement sérieux ne s’est produit. Les Turcs se sont avancés, dit-on, à une marche de Kalafat, qu’ils n’ont cessé d’occuper, et ont élevé un camp fortifié. Il n’en est point cependant résulté de choc entre les forces ottomanes et les forces russes. Les deux armées sont plutôt dans une attitude d’observation que de lutte acharnée. Quant au passage du Danube par les Russes eux-mêmes, c’est une opération peu probable tant que le prince Gortchakof ne pourra point disposer de forces plus considérables. L’acte récent le plus décisif de l’empereur Nicolas est l’envoi du général Budberg comme commissaire extraordinaire pour gouverner les principautés à la place des hospodars, qui se sont retirés, comme on sait. S’il n’y a point non plus en Asie de collision s’élevant au rang d’une bataille, il y a du moins une série de combats partiels heureux pour les Turcs. C’est ainsi que les Russes paraissent avoir échoué de nouveau devant le fort de Chefketil. Quelques avantages ont été également obtenus par les forces ottomanes sur les frontières de la Georgie, à Bayezid, à Ardahan, et les plus récentes nouvelles laissaient les Turcs sur le territoire russe, maîtres du fort d’Akiska et coupant la route de Tiflis. Ce qu’il y a de plus grave dans la guerre portée sur ce point, c’est qu’elle touche à un des côtés les plus vulnérables de la Russie, en allant ajouter aux difficultés de la lutte permanente que les années du tsar soutiennent dans les contrées du Caucase. Mais si les Turcs sont heureux dans leurs combats de terre, la fortune ne semble pas également leur sourire sur la mer. Il n’est plus douteux aujourd’hui qu’ils viennent d’essuyer une défaite de nature à porter un coup singulier à leur force navale. La rade de Sinope, sur les côtes de l’Asie Mineure, a été le théâtre d’un combat des plus graves, où, en une heure, une division de la flotte russe a détruit treize bâtimens turcs : le commandant même de cette portion de la flotte ottomane, Osman-Pacha, a été fait prisonnier. De cette division navale turque rien n’est resté ; la dernière frégate, que les Russes ramenaient à Sébastopol, a dû être abandonnée à la mer. Comme on voit, un rude revers vient balancer les succès partiels qui ont couronné les premiers efforts des armes ottomanes. C’est donc dans ces conditions que l’intervention nouvelle de l’Europe agissant en commun trouve la lutte engagée entre la Russie et la Turquie, et l’échec que viennent d’éprouver les Turcs ne sert qu’à mieux motiver cette intervention, à lui donner un caractère de nécessité plus invincible.
Mais si l’intérêt le plus évident de l’Europe consiste à faire tomber les armes des mains des belligérans pour sa propre préservation, si l’intervention actuelle des quatre grandes puissances de nouveau réunies se fonde justement sur cet intérêt auquel se rattache la sécurité du continent, quels seront les moyens proposés ? Quelle est la pensée véritable de cette intervention collective ? Quelle sera la mesure de son action dans les circonstances diverses qui peuvent naître de cette phase nouvelle ? Ce sont autant de questions qui s’offrent naturellement à l’esprit, et que très certainement la diplomatie a dû résoudre avant de se saisir de nouveau de cette grande affaire. Quant aux moyens préliminaires proposés pour en venir à un arrangement définitif, à travers toutes les versions qui ont pu circuler, ce qui semble le plus probable, c’est que les gouvernemens se sont mis d’accord pour offrir à la Russie et à la Turquie d’entrer dans un congrès où seront débattues toutes les difficultés se rattachant aux dernières complications, et où seront réglées les relations générales de l’empire ottoman avec l’Europe. Or la première condition pour que cette œuvre puisse s’accomplir librement et fructueusement, c’est la signature d’un armistice qui suspende les effets de la guerre et empêche les prétentions de varier suivant les chances d’un combat heureux. C’est là un motif puissant évidemment ; mais il y en a un autre encore, ce nous semble : c’est que la France et l’Angleterre ne pourraient laisser longtemps se prolonger une situation où leurs escadres mouillées devant Constantinople verraient se renouveler le spectacle des luttes navales dans la Mer-Noire et des désastres de la flotte turque, tandis que leur diplomatie, à Vienne ou ailleurs, s’efforcerait de défendre la suprématie du sultan sur son empire. Il y aurait là visiblement une contradiction trop singulière. Il pourrait en résulter qu’au bout de toutes les négociations on n’en serait pas moins réduit à un suprême conflit, seulement dans des conditions infiniment plus désavantageuses. Quant à la pensée munie de l’intervention actuelle de l’Europe, elle ne saurait être douteuse pour qui réfléchit aux précédens de cette question redoutable, au caractère si grave et si puissant qu’elle a pris dans ces derniers temps. Cette pensée, c’est celle qu’exprimait sans détour le nouvel ambassadeur français à Constantinople, M. le général Baraguey-d’Hilliers, en présentant ses lettres de créance au sultan ; c’est celle qu’émettait le Moniteur en annonçant la signature du protocole de Vienne : « Maintenir l’intégrité territoriale de l’empire ottoman, dont l’existence indépendante dans les limites que les traités lui ont assignées est devenue l’une des conditions essentielles de l’équilibre européen. » À mesure qu’elle s’est déroulée, la question d’Orient a changé bien souvent de face ; par bien des côtés encore elle touche à l’inconnu. Cependant il y a aujourd’hui un point invariable et fixe sur lequel s’appuie la politique européenne, c’est le maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman, et même, ainsi que le faisait remarquer le général Baragney-d’Hilliers dans son discours au sultan, le mérite des complications récentes, c’est d’avoir posé nettement cette question.
Or, si les quatre grandes puissances sont d’accord sur ce point, pense-t-on qu’il n’y ait aucune autorité dans leur parole, quand elles diront ensemble : Tout ce qui est incompatible avec l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de l’empire ottoman est frappé de nullité par nous ? « Constater d’avance, comme, le dit le Moniteur, que la guerre actuelle ne saurait en aucun cas entraîner des modifications dans l’état de possession que le temps a consacré en Orient, n’est-ce pas en restreindre le champ et ramener le différend survenu entre le cabinet de Saint-Pétersbourg et la Sublime Porte à des termes qui permettront à la diplomatie européenne d’exercer une action efficace et de rétablir, sous la garantie collective, une paix solide entre la Russie et l’empire ottoman ? » Telle est la question aujourd’hui. Le mérite du nouveau protocole de Vienne, c’est d’avouer une politique commune propre à fortifier les chances pacifiques là où il n’y avait qu’une action isolée, distincte, risquant toujours d’engendrer la guerre, c’est de tracer des limites, en admettant d’ailleurs dans ces limites toutes les conditions honorables qui peuvent faciliter une transaction. Il peut y avoir à nos yeux un résultat plus considérable, si la diplomatie atteint son but : c’est que l’Europe, en couvrant de sa garantie collective l’indépendance de l’empire turc vis-à-vis des autres pays, a le droit d’étendre la même garantie à la civilisation et à la condition des chrétiens de l’Orient vis-à-vis du pouvoir musulman. Quelque grand du reste que soit ce but, quoique utile que soit l’œuvre actuellement entreprise par la diplomatie, cela ne veut point dire qu’elle réussisse subitement, qu’elle n’ait des difficultés terribles à surmonter. Ces difficultés peuvent venir de la Russie, de la Turquie elle-même. Tout le monde en pressent la nature ; mais assurément la garantie collective de l’Europe est un assez grand avantage en faveur de la Turquie, pour que le gouvernement ottoman cède à des conseils de paix exprimés avec quelque décision par ses alliés. Quant à la Russie, comment n’admettrait-elle pas une composition sur un principe admis par elle-même ? Comment s’obstinerait-elle à poursuivre une guerre qui ne peut plus avoir de résultat décisif pour elle, ou qui ne pourrait en avoir qu’en mettant l’Europe entière sous les armes ? Il est permis encore de croire que chez un souverain comme l’empereur Nicolas l’intelligence et la prudence sont assez fortes pour dominer les entraînemens d’un jour. En définitive, il n’y a plus d’autre alternative que de se prêter aux combinaisons proposées par l’Europe, ou de risquer une conflagration générale où la Russie resterait seule. Le mot de cette situation est le secret de demain.
Et tandis que sur ce point les faits se pressent ou s’arrêtent alternativement, interrogés tous les jours avec anxiété par tous les esprits pour savoir ce qui va sortir de ce conflit obsédant, tandis que nous observons dans leur mobilité ces événemens d’Orient, qui résumant les questions les plus sérieuses de politique générale, les préoccupations de l’Europe, ses intérêts de sécurité et peut-être ses périls, est-ce donc qu’il n’y ait point d’autres signes propres à caractériser notre temps, les phases morales ou politiques de notre pays à un point de vue différent ? Oui, sans doute, en France aujourd’hui, la politique, ramenée à des conditions invariables et bornées, après s’être trop complu dans les espaces sans limites, est peu féconde en événemens et en surprises. L’élection d’un député nouveau, avec une majorité quelconque, ne saurait être évidemment considérée ni comme un événement ni comme une surprise. C’est même des instans où l’on ne peut plus compter beaucoup de ces mesures dues à l’initiative du gouvernement, et qui touchent à l’organisation administrative ou aux intérêts positifs et matériels du pays. C’est à peine en ce moment si on pourrait noter les dispositions qui maintiennent jusqu’au mois de juillet 1854 les réductions de droits sur l’entrer des grains étrangers et les facilités accordées au transport de certaines denrées alimentaires. Cela ne veut point dire que dans ce silence même des événemens intérieurs et en dehors du domaine des intérêts matériels, il ne se produise souvent de ces faits qui, pour n’être point strictement politiques, ont encore leur valeur et leur signification. Il y a les faits qui semblent rouvrir à nos yeux les pages de toute une histoire, en montrant les retours qui s’accomplissent. Il y a les faits qui sont l’indice du travail et des tendances générales des esprits après les commotions profondes. Il y a les faits qui, des sphères de la littérature et des arts, laissent tomber comme une lumière nouvelle sur le cours des choses. Quand les événemens se taisent, un certain nombre de discours prononcés dans des conditions bien différentes ont leur place parmi les signes du temps. La vie politique si morale d’une société ne se compose pas toujours heureusement de coups de foudre et de coups de théâtre. Elle a ses nuances, ses symptômes et aussi ses révélations mystérieuses.
Le fait le plus propre à remettre en quelque sorte debout devant nous notre histoire passée dans toute son éloquence, n’est-ce point l’inauguration récente du monument élevé au maréchal Ney ? A la place même où tombait, il y a trente-huit ans, cet illustre homme de guerre, il obtient aujourd’hui une statue. Étrange destinée ! Voilà un homme qui pendant vingt années parcourt tous les champs de bataille de l’Europe ; son courage se montre égal à toutes les entreprises de la guerre et à tous les périls. L’un des premiers parmi les soldats de ce temps, il associe son nom aux gloires d’Elchingen, d’Iéna, d’Eylau, de Smolensk, de la Moskowa, bravant mille fois la mort. Il se trouve cependant qu’un jour il va tomber, d’une manière tragique et vulgaire à la fois, sous le feu d’une exécution militaire. Qu’apercevez-vous dans l’intervalle de cette gloire et de ce malheur ? Il y a 1814 et 1816, l’écroulement de l’empire, deux révolutions successives, deux changemens de gouvernement, une transformation radicale de la France et de l’Europe. C’est dans cette tempête que disparaît Michel Ney, pour se relever aujourd’hui dans l’image immobile qui le représente. Qui donc a dit le mot, le vrai mot de cet acte de réparation, qui est l’accomplissement d’un décret du gouvernement ? Est-ce M. Dupin dans sa harangue ? Avocat du maréchal en 1815, M. Dupin avait bien des titres sans doute pour figurer dans une telle cérémonie. N’ayant pu par malheur gagner la cause de la vie pour Ney, il s’est cru intéressé à gagner la cause de sa gloire ; seulement il ne s’est point aperçu que c’était une cause depuis longtemps gagnée, pour laquelle il n’était nullement nécessaire de paraître en avocat et de plaider, d’autant plus que quand on plaide, c’est d’habitude en présence de contradicteurs. Le maréchal Ney fut-il légalement jugé ? le tribunal devant lequel il comparaissait était-il compétent ? l’illustre accusé n’était-il pas couvert par des capitulations ? Grandes questions au sujet desquelles M. Dupin a cru devoir rouvrir son dossier, en même temps qu’il se croyait obligé de parler d’un gouvernement tombé - dans un langage qu’on ne parle plus, chose singulière, là où l’ancien homme politique parlait en avocat ou en sous-lieutenant de l’armée de la Loire récemment mis à la réforme, c’est le soldat, c’est M. le maréchal de Saint-Arnaud qui a parlé en homme d’état, avec un sentiment élevé. Le maréchal Ney, a dit simplement et noblement M. le ministre de la guerre, est tombé « victime des discordes civiles et des malheurs de la patrie. « C’est qu’en effet si Ney était doué de toutes les vertus militaires, il avait aussi cette inexpérience des crises politiques qui fait qu’on se perd facilement dans un tel tourbillon ; voilà pourquoi M. le ministre de la guerre a pu dire de lui que ses erreurs étaient de son temps et des circonstances, que sa gloire et ses services n’étaient qu’à lui. Le plus grand hommage qui pût être rendu au maréchal Ney, c’était de dire que son âme se troubla comme celle de Turenne et de Condé, qu’il fit des fautes comme eux et qu’il les expia plus qu’eux, que ses malheurs enfin sont venus ajouter à sa destinée à ce je ne sais quoi d’achevé » dont parle Bossuet. C’est ainsi qu’on fait la part de tout, qu’on peut honorer les hommes sans faire de leur mémoire et des honneurs qu’on leur rend une injure pour qui que ce soit, — outre que M. le maréchal de Saint-Arnaud, avec l’instinct du soldat, a su ne point insister sur ces faits de l’invasion qui pèsent au sentiment national, et dont s’accommode encore l’éloquence de M. Dupin. C’est ainsi, ajouterons-nous, qu’on peut tirer des malheurs passés la leçon du présent et de l’avenir pour les hommes comme pour les gouvernemens.
Le mérite justement de notre temps, à un point de vue supérieur, et le mérite de tous les temps qui suivent de longues agitations, c’est de se prêter à des conditions plus équitables, de substituer dans les jugemens un sentiment de conciliation et de justice aux aigres suggestions des passions. Au milieu des luttes, des divisions, des scissions qui finissent par rendre une société impuissante, en la laissant énervée et désarmée, comment ne naîtrait-il pas bientôt de cette situation même un esprit nouveau tendant à rapprocher certaines forces du monde moral ? Un des plus curieux spectacles est celui de ce travail dans toutes les régions où il s’accomplit d’une manière éclatante ou mystérieuse. Ce n’est point à coup sûr le hasard qui réunissait récemment à peu de distance deux faits d’une nature bien différente, et qui tous deux cependant vont droit au même but. Il y a peu de jours encore, Mgr l’archevêque de Paris instituait et faisait célébrer une fête des écoles. L’objet de celle fête, c’était de rapprocher la religion de la science, et de rendre leur alliance plus palpable par une cérémonie religieuse. La science et la foi, le prélat parisien les montrait venant de la même source, se prêtant une aide mutuelle et ayant les mêmes fins. Presque au même instant, M. Cousin ajoutait une préface à une édition nouvelle de son livre Du Vrai, du Beau et du Bien, et dans ces pages, au nom de la philosophie, il saluait le réveil de la foi dans les âmes religieuses, il rendait le plus sérieux et le plus éloquent hommage au christianisme. Pensez-vous qu’il n’y ait là qu’une coïncidence, l’inspiration accidentelle de deux hommes se rencontrant dans le même langage ? N’y a-t-il point au contraire l’indice de ces tendances qui naissent dans les sociétés éprouvées ? N’est-ce point l’expression de ce besoin qu’ont les intelligences de s’éclairer à la double lumière de la foi et de la science ? Il faut laisser les esprits exclusifs et violens faire leur triste guerre à ces transactions, aller droit où les pousse leur instinct chimérique, prétendre détruire la philosophie par la religion, ou la religion par la philosophie. Les uns et les autres vont assurément contre leur but, et ne font qu’ajouter au désordre moral et intellectuel, en creusant de leur mieux un abîme entre deux puissances faites pour agir ensemble sur les hommes. Ce qui est dans le besoin commun aujourd’hui, c’est cette sorte de concordat entre la religion et la science, et ce n’est pas trop de ces deux forces réunies pour rendre une direction aux intelligences, pour les remettre sur la trace des vérités obscurcies, pour relever les caractères, pour travailler en un mot, comme le dit M. Cousin, à la grandeur morale de l’humanité. Là est le point par lequel de telles manifestations touchent à l’état moral de la société ; elles révèlent un mal devenu profond, et elles indiquent le seul remède possible, qui consiste à fortifier les cœurs, à assainir les idées, à réchauffer les convictions, à développer les cœurs de cette vertu morale qui sait se soumettre sans servilité et rester libre sans révolte.
Cette action fortifiante n’appartient pas seulement à la religion et à la science, elle appartient aux lettres aussi, — et où pourrait-elle mieux trouver sa place que dans la chaire du professeur, dans cette communication avec un auditoire accessible à toutes les impressions justes et salutaires ? Ici encore se retrouvent les cours récemment ouverts à la Sorbonne par M. Saint-Marc Girardin et M. Nisard. Le rare mérite de M. Saint-Marc Girardin, c’est de se tracer une carrière et de la parcourir avec une familière aisance, avec une sûreté de maître, en multipliant les points de vue, les appréciations et les diversions ingénieuses. Ce n’est point qu’il ne se pose à lui-même les plus sérieuses questions. De quoi s’agissait-il l’autre jour par exemple ? Il s’agissait de savoir quel est le rôle des lettres, ce qu’elles sont par rapport au développement des sociétés politiques, ce que les gouvernemens peuvent pour elles par leur protection. En réalité, comme le dit M. Saint-Marc Girardin, ce n’est point en les administrant, en les pensionnant, que les gouvernemens peuvent donner aux lettres une vigoureuse impulsion ; c’est par le bien qu’ils font à la société elle-même, par le degré de vitalité qu’ils lui donnent. C’est ainsi que Henri IV, Richelieu, Louis XIV ont fait le XVIIe siècle : la liste des pensionnés de Richelieu et de Louis XIV peut sembler bizarre ; mais ils ont fait mieux : ils ont créé en quelque sorte le sol puissant où a pu s’élever le génie d’un Corneille ou d’un Molière. Et ne craignez point qu’au milieu de ses développemens littéraires M. Saint-Marc Girardin néglige les aperçus spirituels, les portraits piquans : voyez ce Pomponius Atticus de l’ancienne Rome, de la Rome qui passe de la république à l’empire. Pomponius Atticus est l’homme d’un temps où la vie publique s’efface, et où il ne reste plus que la vie privée sous le sceptre impérial. Aussi se garde-t-il bien de toute passion politique ; il est l’ami de tout le monde, et cherche à prospérer à travers les guerres civiles et les proscriptions, qui ne le touchent pas ; les emplois publics eux-mêmes, il ne les recherche point ; il les fuit comme peu lucratifs sans doute ou comme compromettans. En un mot, dit spirituellement M. Saint-Marc Girardin, « il ne fut rien et fit des affaires. » C’est ainsi que les souvenirs de l’antiquité romaine viennent se mêler aux souvenirs du XVIIe siècle dans ce discours, qui finit par établir l’indépendance des lettres vis-à-vis des gouvernemens et des révolutions, pour les rattacher au destin de la société elle-même.
Est-ce le même genre d’inspiration qu’on retrouve dans le discours par le quel M. Nisard inaugurait récemment son cours ? Autant M. Saint-Marc Girardin aime les diversions, autant le nouveau professeur d’éloquence aime, on le sait, à se rattacher à un point fixe. La situation de M. Nisard était peut-être d’ailleurs plus difficile : il succédait à M. Villemain. Venant après l’auteur du Tableau de la littérature au moyen âge, que pouvait-il faire, si ce n’est de recueillir ses traditions, en essayant de faire autrement, surtout en restant lui-même. M. Nisard est un esprit sérieux et volontiers dogmatique, qui aime les lettres, qui sent ce qu’il y a en elles de moral, et qui l’exprime avec une conviction élevée. Il a son idéal, on ne l’ignore pas ; il a son ancre enfoncée dans le XVIIe siècle, et encore, pourrait-on dire, dans certaines parties du XVIIe siècle. De l’étude qu’il a faite de la littérature de ce temps, il a tiré une règle qui a la foi de son esprit, et en dehors de laquelle rien ne semble exister. Pourtant n’est-ce pas beaucoup dire que de répéter le mot de Royer-Collard : « Je ne lis plus, je relis ? » M. Nisard ajoute même : « Je suis de cette humeur-là. Le plaisir qu’on goûte à lire les chefs-d’œuvre, n’est-ce pas celui de l’absent qui rentre chez soi ? On relit pour se retrouver. » Bien heureux assurément ceux qui se sentent de la maison et qui se retrouvent eux-mêmes dans un tel cercle, dans une telle famille ! Mais enfin si ce n’est qu’une humeur, comme le dit M. Nisard, faudrait-il l’ériger en théorie, en système ? Ce système, au surplus, ne laisse point d’avoir ses inconvéniens, car il peut arriver alors qu’on attribue à Mme de Staël, comme l’a fait M. Nisard, ce qui appartient à M. de Bonald, — le fameux axiome que tout le monde connaît : « La littérature est l’expression de la société. » S’enfermer dans une doctrine sévère et exclusive, cela peut servir à prémunir l’esprit, à le fortifier en certains momens ; mais pourquoi ne point reconnaître aussi que l’inspiration humaine peut revêtir bien des formes, et qu’il peut y avoir quelque intérêt à observer dans leur diversité les mouvemens du monde intellectuel ? Le vivant exemple de ce genre d’interprétations littéraires, c’est la manière même de M. Villemain, que M. Nisard a caractérisée du reste avec talent. Inaugurant un enseignement très différent, le nouveau professeur a mis son zèle et son esprit à faire revivre encore une fois les souvenirs du maître, et a faire, ressortir toutes les ressources de cette éloquence si pénétrante et si vive.
Il s’est trouvé cependant que M. Villemain ne voulait laisser à personne le soin de le rappeler à ses contemporains. Au moment où M. Nisard, montant dans sa chaire de la Sorbonne, rappelait l’éclat de son passé littéraire, l’éloquence de son enseignement, l’auteur de Cromwell préparait lui-même et mettait au jour une publication nouvelle. M. Villemain, Dieu merci, ne fait pas de mémoires, mais il écrit ses Souvenirs contemporains d’histoire et de littérature. Une esquisse sur M. de Feletz et quelques salons de la restauration, le récit d’une visite du général Foy à la Sorbonne en 1825, par-dessus tout des souvenirs sur M. de Narbonne, dont l’auteur fut le confident et l’ami : tels sont les élémens de ce livre nouveau, où se retrouve la supériorité d’esprit de M. Villemain, son goût rare, sa parole diserte et élégante, qui sait tout dire et tout faire comprendra Quand on se souvient des événemens à travers lesquels s’est déroulée la carrière de M. de Narbonne et du caractère de l’homme lui-même, on ne saurait s’étonner de l’attrait qui s’attache aux pages de M. Villemain. Ministre du roi Louis XVI en 1792, émigré et errant en Europe, aide-de-camp de l’empereur en 1809, M. de Narbonne était partout un homme d’un esprit supérieur, joignant la sagacité politique et souvent la hauteur des vues à l’élégance et à la grâce du monde d’autrefois. Il n’était pas seulement un homme d’esprit, il avait l’âme indépendante ; même en ayant un maître, il savait être libre. Quand l’empereur dépouillait le pape et ramenait captif à Fontainebleau, il ne craignait pas de blâmer ouvertement cet acte de violence. La compagne de Russie ne trouva pas en lui un improbateur moins décidé. Ajoutons que l’empereur aimait cette indépendance, accompagnée, d’ailleurs d’affection et de dévouement, si bien qu’il disait un jour naïvement à un sénateur qu’il lui avait fallu aller chercher un vieux courtisan de Versailles pour entendre quelques mots de vérité.
C’est ainsi que M. Villemain peint M. de Narbonne, et, par les confidences du libre serviteur, il fait pénétrer par momens jusque dans l’âme orageuse et indomptable du maître. L’histoire ne reproduit souvent que les côtés extérieurs et éclatans des événemens, elle n’en montre, pas les côtés intimes. À l’aide des confidences de M. de Narbonne et de quelques fragmens d’un journal de Duroc, M. Villemain laisse voir un de ces momens saisissans dans l’empire, celui où s’agite la question de la guerre de Russie. Arrivé à Vilepsk, l’empereur hésite encore, environné de conseils, notamment de ceux de M. de Narbonne, assiégé de pronostics. S’il se fût arrêté, le destin de l’Europe eût changé peut-être ; il fut emporté, et il revint dans un ouragan de glace et de sang. C’est là du reste un moment caractéristique à plus d’un point de vue. Tout en était venu à irriter l’empereur, il blessait les hommes, souvent même sans le vouloir ; il s’indignait de la publication d’un fragment de l’épistolaire Balzac qui semblait s’appliquer à lui. Il était mécontent des autres, et il ne s’apercevait pas que c’était de lui-même qu’il était mécontent, ou s’il le sentait, il ne se l’avouait pas. Il ne se rendait pas compte d’une vérité, c’est que le génie n’est plus heureux quand il dépasse toutes les limites. Dans sa jeunesse, tout avait souri à sa fortune, parce qu’il avait pour complice l’intérêt et le vœu de la France qu’il comblait. Le jour où il resta seul avec son génie se débattant contre l’impossible, il fallait qu’il fût vaincu. C’est la leçon de l’histoire, c’est cette vérité toute de bon sens qui semblait parler souvent par la bouche de M. de Narbonne, quand il rappelait à ce génie qui le subjuguait le possible et le réel, et M. Villemain a eu grandement raison de fixer ces entretiens, ces confidences d’un homme qui voyait les pièges, qui les montrait et qui n’en restait pas moins dévoué.
Si la littérature est l’expression de la société, en même temps qu’elle fait revivre l’histoire ou qu’elle pénètre dans le monde mystérieux de l’âme humaine, comment ne reproduirait-elle point parfois quelques-uns de ces épisodes qui prennent leur place dans le mouvement général de la civilisation et où va s’employer l’activité d’un peuple ? La transformation de l’Afrique française est assurément un de ces épisodes. L’œuvre de la conquête et de la civilisation a déjà suggéré plus d’un travail précieux. Littérairement et indépendamment de bien d’autres mérites, nul peut-être n’a mieux réussi que M. le général Daumas à donner une idée de l’Algérie, du caractère arabe, des mœurs de toutes ces populations, de l’originalité même de la nature africaine, comme, de tous les accidens qui peuvent se rencontrer sur ce sol, où la civilisation campe encore à peine. M. le général Daumas continue cette œuvre instructive et pleine d’intérêt dans un livre nouveau sur les Mœurs et Coutumes de l’Algérie. On n’en est point à remarquer ce qu’il peut y avoir d’accent et de couleur dans le style d’un soldat qui écrit ce qu’il sait, ce qu’il a vu, ce qu’il a senti. C’est ainsi que M. le général Daumas, familiarisé avec tous les secrets de la vie africaine, décrit ces tribus, ces populations du Sahara, du Tell, de la Kabylie, — et ses peintures, en étant une lumière pour la politique, ont l’intérêt du roman. Dans le fond, sondez cette organisation des tribus africaines qu’analyse M. le général Daumas, pénétrez dans cette vie, observez cette ténacité religieuse, ces mœurs profondes, ces usages parfois touchans : là est le secret de la résistance jusqu’ici opposée à tous les efforts de la civilisation. Il n’est pas douteux, ainsi que l’indique M. Daumas, qu’il serait très périlleux de ne point tenir compte de cette puissance des mœurs arabes, de cette organisation presque insaisissable souvent des tribus de la Kabylie. Il faut en un mot respecter dans une certaine mesure cette indépendance, la concilier du moins avec ce qu’exige la sécurité de notre domination, et c’est là le trait politique à côté des récits d’un intérêt plus littéraire qui composent le livre de M. le général Daumas.
Jetons maintenant un regard sur quelques-uns des pays dont la situation offre quelque incident nouveau en dehors des préoccupations qui s’attachent aux affaires d’Orient. Il y a peu de temps, nous parlions du Piémont et d’une crise ministérielle qui venait de se produire. Plus récemment, c’est une crise parlementaire qui a éclaté à l’improviste, et qui a eu pour conséquence la dissolution de la chambre des députes. Des élections viennent d’avoir lieu en ce moment même, et la chambre nouvelle doit se réunir le 19 décembre. Ce qu’il y a de plus singulier, C’est que cette dissolution de la chambre élective n’a été nullement l’effet d’un incident propre à cette chambre même. C’est un vote du sénat, hostile au ministère, qui a servi de motif à cette mesure. Le président du conseil, M. de Cavour, justement préoccupé de la situation financière du Piémont, avait préparé diverses lois, dont l’une avait pour but de confier à la banque nationale le service de la trésorerie de l’état. C’est cette dernière loi qui, après une discussion animée, était rejetée par le sénat le 18 novembre. Quelque grave que fût cet échec, le cabinet de Turin n’aurait-il pas dû hésiter à en venir à la ressource extrême d’une dissolution, lorsqu’en réalité le vote du sénat avait un caractère plutôt financier que politique ? Ceci n’est plus aujourd’hui qu’une question rétrospective. En présence de l’opposition d’un des corps de l’état, le ministère piémontais a voulu consulter le pays, et le pays a répondu maintenant. Le résultat de la plupart des élections est connu ; or ce résultat change-t-il la situation respective des partis ? Une majorité considérable est acquise au ministère ; mais cette majorité existait déjà. D’un autre côté, l’opposition radicale a gagné quelques voix, et si l’opposition cléricale ne s’est point accrue numériquement, elle sera, à ce qu’il semble, représentée dans la nouvelle chambre par des hommes plus importuns. Au fond, on le voit, la situation n’a pas essentiellement changé ; seulement la politique du cabinet de Turin a reçu une solennelle sanction du pays. C’est là sans doute ce que voulait M. de Cavour. Aujourd’hui, dans quel sens se servira-t-il de cette force que vient de lui donner le vote populaire ?
Si on l’observe bien, le Piémont est toujours dans une situation des plus délicates et des plus difficiles. Ce ne sont pas seulement ses finances qui sont grevées d’un déficit chaque jour croissant. Il y a des problèmes non moins graves ; il y a toutes les questions qui touchent aux relations du pouvoir civil et du pouvoir religieux. Depuis quelque temps, ces questions ont sommeillé quelque peu, à la suite du rejet que le sénat fit l’an dernier de la loi sur le mariage civil. Aujourd’hui le cabinet de Turin ne manque pas d’amis indiscrets qui le représentent comme décidé à reprendre la lutte après s’être fortifié par le suffrage populaire. S’il en était ainsi, ce serait là le véritable péril pour le pouvoir de M. de Cavour, et non-seulement pour le président du conseil, mais peut-être pour le Piémont. Malgré toutes les excitations qui peuvent l’entourer, il est peu présumable encore que M. de Cavour se jette aventureusement dans de telles tentatives. Ce qui est plus probable, c’est qu’il tient à la réalisation de ses plans financiers et économiques, et en définitive il n’est point impossible que le seul résultat des élections dernières ne soit d’assurer à ces plans un peu plus de succès.
Il y a dans tous les cas un fait à observer, c’est le calme dans lequel se sont accomplies les élections générales en Piémont. Cette régularité n’est point malheureusement ce qu’il y a de plus caractéristique dans la manière dont fonctionne la vie constitutionnelle en Espagne. Ce que nous pressentions récemment n’a pas tardé à se réaliser. À peine les cortès étaient-elles réunies, que déjà on pouvait considérer leur suspension comme prochaine. Cette suspension est aujourd’hui un fait accompli. Il ne reste plus qu’à se demander si elle sera suivie d’une dissolution, et si une chambre nouvelle sera convoquée. Quel a été le motif sérieux ou le prétexte de l’acte par lequel le cabinet espagnol a suspendu les chambres ? A Madrid, comme à Turin, c’est dans le sénat que s’est formée l’opposition la plus vive contre le ministère ; il faut l’observer néanmoins, c’est dans des conditions bien moins explicables que le sénat espagnol est allé au-devant d’un coup qui était facile à prévoir. C’est au sujet d’une loi sur les chemins de fer que la lutte a éclaté entre le cabinet et le sénat. Le cabinet avait présenté la loi au congrès ; de son côté, le sénat avait été saisi par quelques-uns de ses membres d’une proposition sur le même objet. Le ministère, n’a pu qu’inviter le sénat à ajourner la discussion et le vote de la proposition en présence de la loi émanée de l’initiative du gouvernement. De là est née une lutte, de prérogatives que le sénat a tranchée en sa faveur par un vote, et que le cabinet a tranchée à son tour par la suspension des chambres. Dans le fait, il est bien évident que l’opposition du sénat espagnol reposait sur autre chose que sur la question de savoir si une proposition individuelle serait discutée avant une loi du gouvernement. La vérité est qu’on ne voulait pas que le cabinet actuel restât au pouvoir. Le président du conseil, le comte de San-Luis, a eu beau montrer qu’il avait pris à l’opposition son programme, le rappel du général Narvaez, la convocation des cortès, la suspension de toute décision sur les biens du prince de la Paix, etc. ; il n’en a été ni plus ni moins. Ce qui est bien mieux, C’est qu’il a été montré que le cabinet avait fait tout ce qu’il avait pu à son avènement pour faire accepter les premiers emplois dans l’armée à un certain nombre de généraux. Le cabinet espagnol peut voir aujourd’hui quelle utilité il y a à prendre le programme des oppositions. Ce qu’il y a de plus triste, c’est cette situation où un ministère ne peut pas se présenter devant les chambres sans être immédiatement exposé à une hostilité systématique, et où le parlement ne peut pas rester ouvert un mois sans être frappé de suspension. Tout cela s’enchaîne, tout cela est le fruit des passions personnelles qui ont envahi la politique en Espagne, et cet état singulier, où tout est possible et où rien n’est possible, est de nature assurément à faire réfléchir les hommes intelligens et sensés que compte encore la Péninsule. Pour le moment, la question est de savoir quel usage fera le gouvernement actuel du pouvoir discrétionnaire qu’il a ressaisi comme les cabinets précédens, après avoir essayé de faire autrement qu’eux, fera-t-il des élections nouvelles ? laissera-t-il les chambres indéfiniment suspendues’ ? On conviendra qu’en fait de régularité politique il serait possible d’atteindre à mieux que cette indéfinissable situation, qui se prolonge pourtant depuis deux ans pour l’Espagne.
La Hollande sait heureusement se préserver de ces péripéties. La seule question qui l’ait agitée pendant l’année est la question religieuse, née de l’organisation de la hiérarchie catholique. Légalement résolue depuis plusieurs mois, n’excitant plus dans le pays l’émotion qu’elle a un moment provoquée, elle se réveillait cependant, il y a peu de jours, dans les élats-généraux à l’occasion de la discussion du budget des cultes. Ce n’est pas sur le fond même que ces récens débats ont porté. Il s’agissait de savoir la vérité sur un point resté des plus obscurs. La cour de Rome avait-elle communiqué au gouvernement néerlandais son intention de procéder à l’organisation du culte catholique, ainsi qu’elle l’affirme ? Cette communication préalable n’avait-elle point été négligée au contraire, ainsi que l’attestent les anciens ministres de La Haye ? Là était la question. Le fait est que, provoqué à donner de nouveaux renseignemens, le ministre actuel du culte catholique, M. de Lightenveldt, qui a fait l’été dernier un voyage à Rome, a déclaré qu’à ses yeux il n’était point douteux que la communication préalable n’eût été faite par la cour de Rome. Cette conviction, M. de Lightenveldt la puisait dans tout ce qu’il avait vu à Rome ou dans ses bureaux. Tout avait servi à lui démontrer que la communication avait eu lieu. Une lettre de l’internonce à La Haye, d’une date antérieure à l’organisation catholique, en faisait mention. Il existait dans les bureaux du ministère même une note sur laquelle étaient portés les chiffres probables des dépenses que l’érection de nouveaux évêchés allait entraîner. On comprend la gravité des paroles de M. de Lightenveldt après les accusations portées contre la cour romaine au moment où elle avait organisé le culte catholique en Hollande. Il se trouvait en définitive que le saint-siège avait rempli une formalité à laquelle il n’était même pas rigoureusement tenu, il est vrai de dire que, répondant aux assertions de M. de Lightenveldt, les anciens ministres, M. Thorbecke. M. van Bosse, M. Strens, ont à leur tour nié qu’aucune communication leur eût été faite. Or, la discussion une fois engagée dans cette voie d’assertions contradictoires, que pouvait-il en résulter ? Rien sans doute. C’est au public de peser les témoignages. Quant à la chambre même où ce débat s’agitait sur la proposition de M. Groen, elle n’a pu que passer outre, en réduisant la question à un malentendu involontaire. Au fond cependant, l’impression dernière qui doit résulter de cet incident a sa gravité, puisqu’il montre qu’une assertion douteuse a pu avoir sa part dans l’agitation religieuse qui a existé un moment eu Hollande il y a quelques mois.