Chronique de la quinzaine - 14 avril 1879

Chronique no 1128
14 avril 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1879.

Après quatre mois d’une session laborieuse et d’une saison rigoureuse, comme le printemps ne venait pas à Versailles non plus qu’à Paris, sénateurs et députés se sont entendus pour aller le chercher dans leurs provinces. Aux approches de Pâques, ils se sont dispersés pour quelques semaines, laissant Versailles encore en possession de son rang de capitale parlementaire et officielle, M. le président Grévy à l’Élysée, M. le président de la chambré au Palais-Bourbon, le ministère maître de ses résolutions, et les représentans municipaux de Paris libres de décréter des statues de la république. Ils reviendront au mois de mai, après s’être retrempés dans la vie universelle, et tout ne sera pas perdu si, avec le printemps et le repos, ils ont trouvé le conseil de s’occuper un peu plus des affaires du pays, un peu moins de querelles intestines, de mesquines représailles ou d’égoïstes satisfactions de partis. Ils n’auront pas fait une absence inutile s’ils reviennent avec cette pensée que la république ne vit pas d’agitations, d’exclusions ou de condescendances pour toutes les excentricités, que la meilleure manière de fonder un régime n’est pas de flatter les passions victorieuses, de multiplier les divisions, de laisser s’affaiblir tous les ressorts intérieurs dont la France a besoin pour garder ou pour reconquérir sa place dans le monde. Est-ce là en effet la salutaire influence qu’aura ce repos de quelques semaines qui est venu si opportunément l’autre jour interrompre une délibération mal engagée sur le retour à Paris ? Cet interrègne parlementaire aura-t-il pour heureux résultat de renouveler l’air de Versailles, de substituer à la politique des passions et des excitations, la politique des affairés sérieuses, une politique de libérale impartialité ? Ces vacances ne seront-elles au contraire qu’une trêve sans profit, une halte entre cette traînée d’incidens qui ont rempli ces derniers mois et les incidens du même genre qui pourront renaître encore à chaque pas au retour des chambres ? C’est là justement la question qui reste en suspens, qui serait à coup sûr d’avance résolue si en toute sincérité on n’écoutait que cet instinct de paix et de travail qui anime visiblement la masse du pays.

On aurait beau se faire de complaisantes illusions et le gouvernement lui-même aurait beau se prêter plus ou moins volontairement à ces illusions, c’est là aujourd’hui la grave question qui se débat, qui reste l’énigme, le péril de la situation. Il s’agit de savoir quelle direction prévaudra dans les affaires de la France, si on s’arrêtera sur cette route scabreuse qu’on parcourt à pas pressés depuis trois mois ou si on se laissera entraîner jusqu’au bout sous l’aiguillon de l’esprit de parti. Il n’y a que peu de jours encore, dans un banquet offert par les nouveaux maires de Paris à quelques-uns des représentans du gouvernement, M. le ministre de l’intérieur disait : « La constitution n’est pas parfaite sans doute ; mais il ne faut pas oublier qu’elle nous a rendu un grand service : c’est elle qui a fondé la république. Il existe des hommes qui, profondément dévoués aux institutions républicaines, craignent de toucher à ce qui a donné naissance à ces mêmes institutions. » M. le ministre de l’intérieur parlait d’or, quoiqu’il ait montré un peu d’humilité et qu’il ait eu un peu l’air de plaider les circonstances atténuantes. La vérité est effectivement que la république n’a été possible que par cette constitution dont elle a reçu son caractère, son esprit, son titre légal d’existence. C’est parce qu’elle est apparue sous cette forme d’un régime de modération entouré de garanties libérales et conservatrices que la république a rallié des suffrages qui lui auraient manqué sans cela, de telle sorte que la constitution de 1875 peut être considérée réellement comme un traité entre des opinions diverses concourant à une œuvre de transaction. Or quel est le sens de tous ces incidens, de ces agitations, de ces péripéties qui se succèdent depuis trois mois ? Il est évident que par une série de déviations et d’entreprises on tend de plus en plus à sortir du traité qui a fondé le régime nouveau, de la république constitutionnelle de tout le monde, pour entrer dans ce qu’on appelle la république des républicains. On s’engage dans cette voie où la préoccupation essentielle paraît être d’épurer, d’exclure, de tout remuer, de tout ébranler, et où la moindre dissidence, le moindre avertissement devient une cause d’excommunication. Après le centre droit » dont il n’est plus question depuis longtemps bien entendu, le centre gauche lui-même est suspect ; on n’a plus besoin de lui, on le croit du moins. On lui propose galamment, à lui aussi, l’alternative de se soumettre ou de se démettre, et M. Laboulaye, qui se croyait un des fondateurs de la république, M. Laboulaye, pour avoir osé se prononcer en toute indépendance sur le retour à Paris, a été traité comme un vulgaire fauteur de réaction. On l’a renvoyé au centre droit, à l’empire ou au cléricalisme ! La vraie politique républicaine consista à se garder des modérés, à ménager les radicaux, à passer ses caprices au conseil municipal de Paris, à désorganiser la préfecture de police ou d’autres institutions et à faire la guerre aux frères des écoles chrétiennes.

Une fois sur ce chemin, on se réveille un beau jour en présence de la candidature de M. Blanqui à Bordeaux ! Ce n’est point assurément que ce vieillard plus que septuagénaire, qui a toujours conspiré contre tout, même contre la république, et qui a passé la plus grande partie de sa vie dans les prisons sous tous les régimes, soit bien dangereux ; mais il est bien clair que cette candidature est le signe d’une situation troublée, qu’elle est une protestation révolutionnaire contre l’autorité des lois, contre l’inégibilité du condamné, — et il est plus clair encore qu’elle est une manifestation du radicalisme réclamant sa place, mettant ses arrière-pensées dans un nom. Quand M. Blanqui aura été élu, on nommera d’autres condamnés de la commune illustrés par leurs exploits ; on voudra les envoyer à la chambre pour représenter la vraie république, pour stimuler l’opportunisme. Ceux-là aussi seront-ils de la majorité, de cette majorité qu’on tient à ne pas diviser, dont on prétend n’exclure que les modérés, le centre gauche ? La politique de M. Blanqui et des autres héros de la « proscription » rentrera-t-elle dans le programme de la république, dans le cadre des applications légitimes de la constitution ? Eh bien, c’est là précisément la question dont nous parlions, qui se relève au bout de tout et que les vacances laissent aux sénateurs, aux députés, à tous ceux qui ont le souci d’un avenir prochain le temps de méditer. Continuera-t-on à s’avancer dans cette voie sans direction et sans prévoyance, sans se rendre bien compte des dangers qu’on se crée et qu’on semble se plaire à multiplier ? Le moment n’est-il pas venu de s’arrêter, de s’interroger sans faiblesse, sans illusion, sans infatuation vulgaire sur ce qui a été fait, sur ce qui reste à faire ?

Il faut choisir entre la république libéralement conservatrice, parlementaire, la république de tout le monde, telle que la constitution de 1875 l’a faite, et la république semi-jacobine des réhabilitations révolutionnaires, des réminiscences conventionnelles, des épurations à outrance. Il faut choisir entre la politique qui s’occupe sérieusement des affaires sérieuses du pays et la politique qui vit de conflits, d’agitations factices, de vulgaires compétitions propres à rendre tout impossible. C’est certainement le premier intérêt de la république de se dégager de ces alternatives, de cette situation confuse, et surtout d’éviter de se réduire aux proportions d’un régime de parti ou de secte. Un homme d’un mérite éminent, un vieux républicain, M. Littré, écrivait récemment, sous un titre presque naïf, quelques pages où il étudiait ce problème : Par quelle conduite la république française peut-elle consolider le succès qu’elle a obtenu ? Eh ! mon Dieu, le secret est peut-être bien simple. Les succès se consolident par les moyens qui les ont préparés et assurés. Les fortunes faites par l’économie et par le travail ne se conservent pas par la prodigalité et l’imprévoyance. Les gouvernemens fondés par la sagesse, par l’esprit de transaction ne se consolident pas par l’esprit de violence, de trouble et de combat. M. Littré le dit sagement : « Notre république est vieille, en fait de huit ans, en droit de quatre. C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez pour qu’on la soumette aux expériences… Rien n’est présentement à chercher en dehors de la politique conservatrice et libérale, telle qu’elle a été instituée au début par M. Thiers, telle qu’elle a été maintenue avec patience et fermeté par le parti républicain après la chute de cet homme d’état. Cette politique a pour elle la raison et le succès ; n’y touchons pas à la légère. » Et M. Littré se fait honneur en saluant au passage dans sa retraite le plus éminent, le plus fidèle héritier de la pensée de M. Thiers, M. Dufaure, — « ce vieillard si ferme, si présent à tout, si éloquent, dit-il d’un accent touchant, à qui ici un autre vieillard, un peu moins vieux, mais plus débile, rend hommage par sa plume, seul instrument d’action qui lui reste. » M. Littré s’expose peut-être à être classé parmi les réactionnaires, pour avoir signalé le danger des « agitations d’une nature radicale » et même des faiblesses qui pourraient laisser un libre, cours à ces agitations. Il ne dit pas moins une vérité qui se dégage de tout, qui est comme la moralité de ces derniers mois, et à qui il ne manque, pour devenir une politique, que d’être soutenue résolument dans les conseils, dans le parlement par tous les hommes qui ne voient de république possible qu’à ce prix.

Quand il n’y aurait qu’une question, une seule question, celle de l’Orient, pour occuper l’Europe et la tenir en éveil, ce serait certainement assez. Cet Orient est l’éternelle région des orages ou tout au moins des complications et des redoutables incohérences. Pour rétablir et maintenir la paix, il faudrait d’abord s’entendre sur ce qu’on veut, sur des moyens de pacification qui ne seraient pas des moyens de destruction, sur des combinaisons qui ne seraient pas un embarras de plus.

Qu’a voulu dire ces jours derniers le nouvel ambassadeur d’Autriche à Londres, le comte Karolyi, dans un banquet d’une société de charité internationale où il a payé sa bienvenue par un discours ? L’ambassadeur de l’empereur François-Joseph, à son tour, a parlé de la paix en diplomate expert aux savantes nuances et laissant deviner toute sorte de choses. Il a paru faire dater de son arrivée à Londres ce qu’il a appelé un « événement historique » récemment accompli, « raffermissement des anciens liens d’amitié qui avaient longtemps uni les deux pays, » en un mot une ère nouvelle pour l’alliance de l’Autriche et de l’Angleterre. Il est vrai qu’il s’est bâté d’ajouter que c’était une a alliance non écrite ; » il ne s’est pas moins plu à assurer que « l’événement historique, » loin de « provoquer la guerre, ne peut avoir nécessairement d’autre but que celui de l’empêcher. » Le comte Karolyi s’est livré à cette curieuse stratégie de langage, s’avançant ou se dérobant tour à tour. Cela signifie peut-être tout simplement qu’entre l’Autriche et l’Angleterre il y a des intérêts communs dont on sent plus que jamais la. puissance à Vienne et à Londres. Assurément il y a entre l’Angleterre et l’Autriche des intérêts communs qui ne datent pas de l’arrivée du comte Karolyi à Londres, qui ont toujours existé, qui ont senti leur solidarité dans toutes les crises de l’Orient. Il y a entre les deux puissances des intérêts qui sont aussi communs à la France, et si ces intérêts s’étaient entendus à propos, malgré les réserves nécessaires de la politique française, ils auraient pu peut-être empêcher la dernière guerre. Ils peuvent encore en conjurer le retour ou les suites trop désastreuses par la confédération de toutes les prévoyances occidentales, également intéressées à préserver ce qui reste de l’équilibre oriental par l’observation exacte de ce traité de Berlin qui est comme un dernier concordat dans la débâcle de l’empire ottoman.

La question est pour le moment d’appliquer ces conventions de Berlin dans la Roumélie, dans cette province qui doit rester distincte de la Bulgarie indépendante dotée aujourd’hui d’une constitution en attendant qu’elle ait son prince. Le traité fixe les conditions nouvelles, le caractère et les limites de la souveraineté turque sur les Balkans. Le sultan a le droit de « pourvoir à la défense des frontières de terre et de mer de la province, en élevant des fortifications sur les frontières et en y entretenant des troupes. » De plus « le gouverneur général de la Roumélie orientale doit être nommé par la Sublime-Porte, avec l’assentiment des puissances, pour un terme de cinq ans. » Il y a aussi une commission européenne de réorganisation dont l’œuvre a été prévue et définie à Berlin. Tout cela est assez clair ; c’est la souveraineté ottomane consacrée de nouveau, quoique diminuée. Il s’agit aujourd’hui de passer à la pratique, de réintégrer les Turcs dans leurs droits sur la Roumélie au moment où les Russes vont quitter les Balkans, de sauver la transition devenue assez périlleuse par l’excitation des passions locales, par les propagandes séparatistes qui agitent le pays depuis un an, par le déchaînement de toutes les hostilités contre la restauration de l’autorité musulmane. C’est pour faire face aux dangers, aux complications prévues ou imprévues d’une telle crise qu’est née cette proposition d’une occupation mixte et temporaire de la Roumélie au nom de l’Europe comme un acheminement à l’application plus complète du traité de Berlin. La proposition pouvait être prévoyante, plus ou moins justifiée. Il est évident malgré tout qu’elle ne fait pas facilement son chemin. Elle est acceptée en principe un peu partout, elle est prise en considération, elle est examinée avec intérêt, et en définitive la diplomatie semble généralement jusqu’ici plus frappée des difficultés que des avantages. Quelles seront les puissances qui prendront part à cette occupation et dans quelle mesure se trouveront-elles représentées ? Quelles seront les positions assignées ou réservées aux divers contingens ? A qui appartiendra le commandement supérieur de ces forces mixtes chargées d’une œuvre commune de haute police européenne ? Quel sera le rôle de la commission internationale vis-à-vis des Turcs, vis-à-vis des administrations locales comme vis-à-vis des contingens militaires ? Voilà bien des questions qui n’ont sans doute rien d’insoluble, mais qui ne laissent pas de compliquer la situation, de préoccuper les cabinets appelés à prendre un parti.

Les diplomates du divan, qui ne manquent, ni de finesse ni d’esprit politique, n’ont eu aucune peine à démêler les embarras et les hésitations de l’Europe mise en demeure de prendre une résolution délicate. Ils se sont gardés de décliner dès le premier moment une proposition présentée dans une intention pacificatrice et en réalité faite peut-être pour remettre face à face toutes les politiques. Ils ont accepté, eux aussi, en principe. Ils ont paru se prêter à toutes les concessions, même à une prorogation des pouvoirs de la commission internationale chargée de la réorganisation de la Roumélie. Ils demandent seulement des explications et des garanties. Ils tiennent à occuper de leur côté quelques points, par exemple Bourgas et Ichtiman. Au. fond ils s’attachent à l’exécution la plus prompte possible du traité de Berlin sans dissimuler qu’à leurs yeux cette exécution, si on laissait faire le gouvernement turc, si on le laissait seul en face des populations, rencontrerait moins de difficultés qu’on ne le croit. Bref, depuis quelques semaines, la proposition de l’occupation mixte voyage entre les capitales de l’Europe sans arriver à prendre une forme précise et pratique. « Rien n’est décidé, » disait ces jours derniers à Londres le chancelier de l’échiquier devant le parlement prêt à entrer en vacances. Cependant l’heure approche où il faut qu’une résolution soit prise, puisque c’est le 1er mai que les Russes quittent les Balkans, et à défaut d’une occupation mixte directement négociée entre, les cabinets, il n’est point impossible qu’au dernier moment une conférence nouvelle se réunisse pour décider ce qui sera fait, Sans cela tout est encore une fois livré à l’imprévu, au hasard des résistances que les Turcs pourront rencontrer en rentrant en Roumélie et des incidens qui pourront naître de ces luttes sanglantes.

La vérité est qu’il n’ya que le choix des difficultés en Orient et que le danger n’est pas seulement sur les Balkans, : dans la Roumélie ; il est aussi bien aujourd’hui en Égypte, dans cette autre province du vieil empire ottoman qui, par son histoire, par les conditions particulières qui lui sont faites, semblerait destinée à une existence plus paisible et plus prospère. Les affaires de l’Égypte sont pour le moment à coup sûr un des écheveaux les plus embrouillés qu’il y ait en Europe, et le vice-roi, le khédive Ismaïl-Pacha, semble aggraver à plaisir la confusion par des crises où il compromet tous les intérêts de son pays, ou il risque de perdre lui-même sa couronne.

Ce n’est point, d’aujourd’hui sans doute que l’Égypte donne de l’occupation à l’Europe, qu’elle court les aventures politiques et financières. Son histoire est celle d’un pays qui, avec sa position, avec ses ressources, avec la fertilité de son sol, avec son isthme devenu la grande route du commerce universel, pourrait être une région privilégiée, et qui est conduit à la ruine, à la banqueroute par les vices de son gouvernement, par tous les caprices de dilapidation, par les exactions et les oppressions qui pèsent sur ses intérêts économiques. Lorsqu’il y a deux ou trois ans Ismaïl-Pacha, perdu dans les désordres de son administration, à bout d’expédiens et assailli de réclamations, s’est adressé à l’Angleterre et à la France comme à ses protectrices naturelles, en leur demandant leur appui et leurs conseils, en se mettant en quelque sorte sous leur tutelle, on pouvait croire qu’il était décidé à changer de voie. L’Angleterre et la France, oubliant d’anciennes rivalités, mettant en commun leur bienveillance pour l’Égypte ou guidées par des considérations de diverse nature, ont cru pouvoir accepter la mission compromettante qui s’offrait à elles. En assumant une responsabilité si singulière, elles ne pouvaient faire moins que d’exiger des sûretés et des garanties. Elles se sont fait représenter plus ou moins directement dans les conseils du vice-roi, elles lui ont donné ou imposé, l’une un ministre des finances, M. Rivers Wilson, l’autre un ministre des travaux publics, M. de Blignières. En échange de leur intervention protectrice, elles avaient le droit de commencer par une vaste enquête sur l’Égypte, de prendre l’initiative des réformes nécessaires, de procéder au remaniement des impôts, à la liquidation des dettes aussi nombreuses que compliquées. Elles ont fait tout cela ou du moins elles se sont proposé de le faire et elles ont cru mettre ainsi à l’abri un des points les plus importans de l’Orient.

C’était, à vrai dire, une entreprise fort douteuse et même acceptée un peu légèrement. Pour l’Angleterre et la France, c’était une intervention de bonne volonté, intéressée dans une certaine mesure, si l’on veut, mais après tout utile à l’Égypte. Pour le vice-roi, ce n’était visiblement qu’un expédient accepté ou subi dans un moment d’embarras. Le khédive s’est prêté à tout tant qu’il a cru y voir son intérêt ou un moyen de prolonger l’illusion de l’Europe à son profit. Il n’a pas tardé à vouloir s’émanciper de nouveau ; il a commencé à ruser avec ce protectorat qui menaçait de le forcer à gouverner régulièrement, et le dernier mot de cette comédie, à laquelle il s’essayait depuis quelque temps, est le congé qu’il vient de donner brusquement à M. Rivers Wilson et à M. de Blignières, sans avoir même communiqué ses intentions à Paris et à Londres. Il a fait sans consulter personne son coup d’état ou son coup de théâtre ! Ce qu’il y a de plus étrange, c’est le prétexte qu’a invoqué Ismaïl-Pacha. M. Rivers Wilson, procédant en homme sérieux et tenant à ne promettre au nom du trésor égyptien que ce qu’il pourrait donner, proposait de régler la dette en demandant franchement aux créanciers quelques sacrifices. C’était sans contredit une banqueroute, mais une banqueroute partielle, compensée par la garantie d’une administration financière plus correcte à l’avenir, plus fidèle à ses engagemens. Ismaïl-Pacha, ce khédive scrupuleux qui il y a peu de temps encore faisait fort bon marché des intérêts de ses créanciers, Ismaïl-Pacha s’est offensé tout à coup ; il a prétendu qu’on le déshonorait en avouant sa déconfiture, qu’on méconnaissait les ressources du pays aussi bien que les intentions de son gouvernement, que l’Égypte était parfaitement en état de payer ses dettes, toutes ses dettes, sans demander merci. Il a joué la comédie de l’homme qui tient à ne pas nier ses dettes, même en ne les payant pas. Il ne demande qu’une chose, c’est qu’on le laisse administrer librement et honnêtement, comme il l’a déjà fait, — moyennant quoi les créanciers seront payés comme ils l’ont été jusqu’ici ! Le khédive a du moins réussi, avec cette comédie, à se délivrer provisoirement des agens européens.

Que va-t-on faire maintenant, après cette déconvenue infligée à deux grands gouvernemens par un petit prince ? Cette crise égyptienne a visiblement causé une désagréable surprise à Paris et à Londres ; elle a quelque peu indigné au premier moment, et elle est certainement encore un ennui. La France et l’Angleterre, après s’être engagées ensemble dans cette affaire, ne se sépareront pas sans doute dans les mesures qu’elles ont à prendre pour leur dignité comme pour leurs intérêts. Elles resteront alliées, c’est la meilleure politique qu’elles aient à suivre ; mais que peut-on faire réellement ? Une action coercitive conduisant à une sorte de prise de possession ou d’occupation plus ou moins temporaire de l’Égypte dépasserait sans nul doute les intentions des deux grandes puissances offensées ; elle risquerait de diviser les deux alliées, elle serait le prélude d’un nouvel inconnu, et elle ferait peut-être beau jeu à ce khédive embarrassé de sa victoire en lui ménageant des appuis, en excitant des ombrages dans d’autres pays. Est-ce à dire que le khédive soit à l’abri de tout châtiment ? Ismaïl-Pacha a été peut-être bien imprévoyant dans sa brutalité, d’autant plus qu’il n’a la vice-royauté que par une dérogation de la loi musulmane, qu’il y a auprès de lui dans Halim-Pacha un prétendant, un héritier plus légitime de la couronne de Méhémet-Ali, toujours selon la vieille loi musulmane, et que la Porte pourrait bien, saisir l’occasion de faire acte de souveraineté en déposant un prince compromettant pour l’Égypte. Ismaïl-Pacha n’a pas calculé qu’en évinçant par un procédé de sérail des influences européennes qui étaient sa meilleure protection il s’affaiblissait lui-même vis-à-vis de la Porte, vis-à-vis de ses ennemis, qu’il ne tromperait personne avec ses mémoires justificatifs et qu’il se créait une situation sans issue. Quant à la France et à l’Angleterre, elles sauront bien sûrement dans tous les cas mettre à la raison le petit autocrate égyptien ; elles sauront bien sauvegarder leurs intérêts et leur dignité, sans dépasser la mesure, sans se jeter dans une aventure ; nouvelle, sans risquer en un mot de rouvrir à Alexandrie cette question d’Orient qu’on s’efforce de clore sur les Balkans.

L’Angleterre a aujourd’hui, sans compter sa querelle avec l’Égypte, bon nombre de guerres, dans l’Afghanistan, au pays des Zoulous, sur la côte d’Afrique, et elle ne laisse pas de commencer à ressentir un peu d’ennui de toutes ces expéditions lointaines dont l’opposition se fait une arme contre le ministère triomphant de lord Beaconsfield. L’Allemagne, conduite par M. de Bismarck, l’Allemagne officielle poursuit sa guerre de répression contre le socialisme, et le chancelier entre décidément en campagne contre la liberté commerciale, sous le drapeau de la protection. L’Italie vient d’avoir des interpellations ; des débats parlementaires sur les agitations républicaines qui se réveillent, qui se sont produites récemment avec une certaine ostentation à Milan et sur d’autres points. L’Espagne est tout entière à ses élections, qui sont désormais prochaines, qui ont été décrétées par le ministère de M. Canovas del Castillo et qui vont s’accomplir sous le ministère du général Martinez Campos. Ces élections ont certainement pour l’Espagne une assez sérieuse importance. D’abord elles sont les premières où vont se rencontrer les nouveaux partis formés ou réorganisés dans les chambres depuis la restauration du roi Alphonse XII. Le dernier parlement, celui qui vient d’être dissous, avait été élu, il y a plus de trois ans, au lendemain de la guerre civile, dans ce qu’on pourrait appeler la période de reconstitution de la monarchie, et il avait été nommé par le suffrage universel, qui survivait encore à la révolution. Aujourd’hui c’est sur un terrain nouveau, dans des conditions nouvelles, après trois ans de régime constitutionnel, que la lutte va s’engager. De plus, ces élections sont aussi la première expérience de la nouvelle loi électorale qui a été votée par les chambres. Or cette loi, sans maintenir le suffrage universel, n’a certainement rien de réactionnaire. Elle n’exige de l’électeur qu’une contribution foncière de 25 francs ou une contribution industrielle de 50 francs. Elle étend l’électorat à une assez large catégorie de capacités de toute sorte. Ce qu’elle a surtout de caractéristique et d’original, c’est qu’elle organise ce qu’on appelle la représentation des minorités par le vote cumulatif, par un système de circonscriptions qui permet à l’opposition de conquérir un certain nombre de sièges.

Que sortira-t-il de là ? Ce qui est certain, c’est que le ministère du général Martinez Campos a témoigné par ses actes ; par ses circulaires, l’intention de garder une libérale neutralité, et déjà tous les partis sont en mouvement L’Espagne est en pleine campagne électorale. De toute façon le résultat laissera certainement intacte cette monarchie constitutionnelle qui peut se prêter à toutes les justes extensions libérales en même temps qu’elle est la garantie de tous les intérêts conservateurs dans la paix intérieure reconquise et maintenue.


Ch. De Mazade.