Chronique de la quinzaine - 14 avril 1878

Chronique n° 1104
14 avril 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1878.

Ce n’est point en vérité sans une sérieuse et croissante émotion qu’on voit se dérouler d’heure en heure, à travers les plus dramatiques alternatives, cette grande controverse européenne qui tantôt semble se ralentir comme pour laisser à la paix une dernière chance, et tantôt se ranime, se précipite comme pour courir à un dénoûment fatal. La question d’Orient est entrée en effet dans une phase nouvelle. Des champs de bataille de la Bulgarie, où elle s’agitait naguère par les armes dans un duel sanglant entre la Russie et la Turquie, de la villa de San-Stefano où elle était réglée il y a six semaines dans un tête-à-tête de vainqueur à vaincu, elle est passée dans les délibérations des chancelleries, dans les conflits de diplomatie, dans les parlemens.

Elle reste en suspens devant l’opinion universelle, entre les gouvernemens mis en présence par la marche des choses. En peu de jours, les manifestations caractérisées, les faits significatifs se sont succédé. Ce qui se passe à Constantinople n’est plus pour le moment l’essentiel. A Vienne, la mission du général Ignatief a définitivement échoué, le comte Andrassy a été conduit à préciser diplomatiquement ses objections contre l’œuvre des victoires russes, et à Pesth même le chef du cabinet, M. Tisza, s’est fait tout récemment l’écho des préoccupations inquiètes de l’Autriche-Hongrie. A Londres, le successeur de lord Derby, le marquis de Salisbury, a inauguré son entrée au foreign office par une circulaire retentissante ; il a résumé avec une sorte de solennité, une vigueur d’argumentation et un éclat presque inattendus, les jugemens, les griefs de l’Angleterre, et la circulaire du 1er avril n’a été elle-même que le commentaire anticipé de l’appel des réserves, la préface de ces émouvans débats du parlement où lord Beaconsfield, avec sa vibrante éloquence, a renoué les traditions de la politique britannique. — Ni à Londres ni à Vienne, il n’y a eu, bien entendu, aucune prévision avouée, aucun signe public d’hostilité, sauf cet appel des réserves qui garde, dans le langage des ministres anglais, le caractère d’une mesure de précaution ; mais il y a eu de ces paroles qui rendent la retraite difficile aux gouvernemens. Le prince Gortchakof, de son côté, n’a opposé jusqu’ici que la stratégie d’une diplomatie plus subtile que sérieuse à la circulaire de lord Salisbury comme aux critiques du comte Andrassy. On ne peut pas dire absolument qu’il ait rien refusé, il n’a pour sûr rien concédé : il garde ses positions. Entre les deux camps, M. de Bismarck paraît depuis quelques jours préparer le coup de théâtre d’une médiation allemande : il s’était déjà offert il y a quelques semaines comme un « courtier honnête. » Au fond quel est le nœud de cette grave situation ? Un congrès a été proposé pour régler les affaires d’Orient : ce congrès est devenu presque aussitôt impossible, et il a été impossible parce que dès le premier mot d’explication sur l’œuvre de San-Stefano l’antagonisme a éclaté entre la Russie tenant son droit de la victoire et l’Angleterre tenant de ses propres intérêts menacés, comme des intérêts de l’Europe qu’elle représente, le droit d’examen, même de révision du nouveau traité. Y a-t-il encore quelques moyens de dénouer le conflit ou de pallier l’antagonisme, soit par des négociations séparées que la Russie semblerait préférer, soit par une médiation de l’Allemagne, soit par un congrès qui redeviendrait possible ? Voilà toute la question !

A vrai dire, ce qui rend le problème si épineux et peut-être insoluble, c’est qu’il a été violemment altéré dès l’origine dans ses élémens les plus essentiels. Tout ce qui se produit aujourd’hui est le triste fruit d’une situation faussée, d’un série de malentendus qui n’ont fait que s’aggraver. Oui sans doute, l’état de l’Orient n’avait pas cessé, ne cessait pas d’être l’embarras et la préoccupation de l’Europe. L’empire ottoman se traînait dans les abus, les iniquités d’administration et les banqueroutes. Les populations chrétiennes souffraient dans leur religion, dans leurs intérêts et avaient toute sorte de droits à une protection sérieuse : leur condition devait être améliorée, ce n’était point contesté ; mais il est bien évident que, lorsque la question a repris tout à coup il y a deux ans un caractère aigu, elle a été relevée un peu arbitrairement. Elle a été abordée par les gouvernemens avec des intentions, des vues, ou tout au moins des impressions fort différentes, et dès la première heure on a commencé à ne plus s’entendre. Dès le premier jour nous avons assisté à un renouvellement, dans des proportions bien plus étendues et bien plus graves, de cette crise d’autrefois si vivement décrite par M. de Gentz dans une correspondance qui est tout un drame : la Russie impatiente de reprendre son rôle en Orient, cherchant à entraîner l’Europe ou à obtenir d’elle un bill de confiance, et l’Europe délibérant sans entrain, croyant jusqu’au bout se tirer d’embarras avec des programmes. C’est l’histoire de ces affaires d’Orient depuis la première note du comte Andrassy jusqu’à la dernière conférence de Constantinople d’où est sortie la guerre. L’Europe ne s’est opposée à rien, elle a laissé aller la Russie, un peu parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement, parce qu’elle se sentait divisée et impuissante, en se disant qu’après tout elle restait armée de traités qu’on ne pourrait modifier sans elle. La Russie a cru trop aisément qu’elle pouvait aller en avant, et que ce qu’elle aurait fait par les armes, la diplomatie serait bien obligée de le ratifier. Elle n’a pas voulu voir qu’en se jetant dans cette aventure elle risquait d’ébranler l’Orient tout entier, de soulever imprudemment, prématurément les plus redoutables problèmes, et qu’il y avait certainement des choses devant lesquelles le sentiment européen, si patient qu’il eût été, se réveillerait. Elle n’a pas suffisamment considéré que le jour où elle aurait mis en mouvement des armées puissantes, où elle aurait acheté des succès par de cruels sacrifices et où elle serait conduite par la fortune aux portes de Constantinople, elle pourrait être entraînée à des conséquences embarrassantes pour elle-même, inacceptables pour l’Occident tout entier. C’est ce qui arrive et ce qui devait fatalement sortir de cette longue crise qui a commencé par des négociations et des programmes inutiles pour aboutir à un antagonisme déclaré dont l’indépendance de l’Orient est le prix.

L’intégrité de l’empire ottoman, qui fait une si étrange figure dans le traité de San-Stefano, n’est rien par elle-même sans doute. Elle n’a d’importance que parce qu’elle a représenté jusqu’ici une garantie toute négative, si l’on veut, la paix des ambitions autour d’un héritage contesté. Dès qu’elle disparaît par la volonté d’un seul, dès que la question des réformes possibles en Orient est remplacée par la question des remaniemens territoriaux, on ne s’entend plus, on ne parle plus presque la même langue diplomatique ; les droits, les intérêts ou les convoitises se heurtent dans une sorte d’obscurité avec une violence doublée par le sentiment de la victoire chez les uns, par le sentiment de la déception et du péril chez les autres. La Russie, après avoir conduit les choses à cette extrémité, se flatte d’avoir fait assez en laissant aux autres puissances le droit de discuter les parties du traité de San-Stefano qui touchent aux intérêts européens — et en se réservant au surplus à elle-même le droit de décliner la discussion ; mais c’est là précisément la difficulté. En quoi consiste cette juridiction européenne qu’on a l’air de reconnaître et dont on se réserve au besoin de décliner la compétence ? Où est la limite des intérêts européens, et pour mieux dire, quelle est la partie de l’œuvre de San-Stefano qui ne touche pas aux intérêts européens, au droit européen, ne fût-ce que par l’abrogation des traités qui ont existé jusqu’ici, qui plaçaient l’état de l’Orient sous la garantie collective des puissances ? C’est par l’ensemble, par la combinaison des articles que le traité prend son caractère et sa portée, selon la vigoureuse démonstration de lord Salisbury. « Les conséquences les plus graves auxquelles conduit le traité, dit-il, sont celles qui résultent de son action comme ensemble sur les nations du sud-est. » Ces découpures, ces configurations excentriques qui font de la Turquie de San-Stefano un empire si singulier, qui ne lui laissent assurément ni une indépendance réelle ni une force sérieuse, toutes ces combinaisons n’intéressent-elles pas l’Europe ? Ces principautés remaniées, agrandies, n’ont-elles pas été créées, garanties et souvent protégées par la diplomatie occidentale ? Cet état nouveau, qui à vrai dire semble appelé à remplacer l’empire ottoman, qui englobe Bulgares, Musulmans et Grecs, qui va avoir des ports sur la mer Egée comme sur la Mer-Noire, est-ce une création indifférente pour les puissances maritimes et continentales ? La Russie dominant en Asie par Batoum et Kars, dans la Turquie d’Europe par son influence sur la Bulgarie, par une occupation prolongée, n’est-ce rien dans la balance des forces ? Les bouches du Danube possédées en partie par les Roumains ont passé jusqu’ici pour être un intérêt européen assez sérieux. Voici cependant un point sur lequel la Russie ne plaisante pas, et l’incident commence même à devenir singulier.

La Roumanie a certainement été une alliée efficace. pour la Russie au moment de Plevna. Elle n’a pas beaucoup gagné à l’alliance, et elle est menacée d’y perdre la Bessarabie des bords du Danube, que la Russie veut lui prendre. La Roumanie se plaint et proteste. Là-dessus le prince Gortchakof fait venir l’agent roumain à Saint-Pétersbourg et lui déclare vertement qu’il est inutile de faire du bruit, que la décision de la Russie est irrévocable, que la question ne sera pas portée devant un congrès parce que la discussion serait une offense pour l’empereur. « Si la Russie ne peut pas arriver à vous faire fléchir, ajoute-t-il fièrement, elle vous prendra la Bessarabie de force, et si vous voulez résister les armes à la main, la résistance sera fatale à la Roumanie. » Ce n’est pas tout. Les malheureux Roumains, qui ne sont pas à bout d’épreuves, se plaignent que sans leur aveu, par un article du traité de San-Stefano. On dispose de leur territoire pour établir une communication militaire entre la Bulgarie et la Russie. Ils trouvent le procédé un peu leste, ils ne refusent pas la route, ils veulent au moins qu’on traite avec eux. Aussitôt le vieux chancelier de Russie, plus impatienté que jamais, secoue les foudres impériales, menaçant « d’occuper militairement la Roumanie et de désarmer l’armée roumaine. » La vraie cause de la mauvaise humeur du tsar, et le prince Gortchakof ne le cache pas, c’est l’attitude de la Roumanie au sujet de la rétrocession de la Bessarabie. Qu’est-ce à dire ? D’après cela, au jour d’un congrès, la diplomatie n’aurait donc plus le droit de s’occuper des bouches du Danube, et ce serait un intérêt européen de moins sur lequel elle aurait à se prononcer !

Ce qu’il y a de plus clair, c’est que la Russie, emportée par son humeur belliqueuse et victorieuse, trompée par une apparence de résignation universelle, s’est engagée par degrés dans des combinaisons où elle se retrouve en face de toutes les politiques qui ne l’ont encouragée ni dans la guerre ni dans la paix qu’elle a cru pouvoir signer. De sa propre autorité, sans consulter personne, elle a tranché des questions d’un ordre universel ; elle a disposé non-seulement de l’intégrité de l’empire ottoman, qui n’existe plus, mais des fragmens de cet empire, des territoires, des ports, des positions en Orient ; elle a promulgué des conditions, les unes susceptibles peut-être de quelques révisions si l’on veut, les autres irrévocables. Elle a procédé à sa manière, autocratiquement, — et lorsque, se tournant aujourd’hui vers l’Angleterre, elle s’étonne que le cabinet de Saint-James critique tout sans rien proposer, lorsqu’elle accuse lord Salisbury de dire « ce qu’il ne veut pas et non ce qu’il veut, » elle s’expose à une réponse aussi sensée que facile. Quel est justement le grief des cabinets contre la Russie ? On lui reproche d’avoir tranché, brisé, disposé, d’avoir créé sur certains points l’irréparable, surtout de s’être substituée dans ses décisions à l’autorité européenne. L’Angleterre n’est point obligée pour le moment de faire à son tour ce qu’on reproche à la Russie d’avoir fait, d’opposer combinaison à combinaison, de mettre une solution anglaise à côté de la solution russe. L’Angleterre avec sa forte et sérieuse clairvoyance n’est pas tombée dans le piège. Son droit, son unique droit et son devoir, c’était de montrer ce qu’il y avait d’exorbitant dans l’œuvre russe, de réserver, de maintenir l’autorité de la juridiction de l’Europe sur des questions qui restent en suspens tant qu’un congrès ne s’est point prononcé. La Russie, qui s’étonne que l’Angleterre ne se hâte pas de faire des propositions et de préciser ce qu’elle entend par les intérêts européens, la Russie de son côté ne met à coup sûr aucun empressement à dire ce qu’elle veut soumettre à l’arbitrage de l’Europe, ce qu’elle veut dès ce moment soustraire à toute discussion. Elle n’a été explicite que sur un point, celui des bouches du Danube, à l’occasion des résistances de la Roumanie, et c’est déjà assez significatif. Sur tout le reste, elle s’explique peu. Ce qu’elle a fait au sujet de « ce traité de San-Stefano, négocié secrètement et enseveli dans le mystère au point qu’il avait été enjoint à la Porte de ne pas en communiquer un seul article aux puissances neutres, » ce qu’elle a fait alors, elle a continué à le faire. Elle a malheureusement offert un prétexte à toutes les interprétations, et elle est la première responsable de cette incertitude qui depuis quatre mois a compliqué et aggravé par degrés la situation tout entière.

Que l’Angleterre ait été conduite à prendre un rôle particulier, à se faire l’organe de l’émotion universelle, d’une certaine résistance, cela n’a rien que de simple. L’Angleterre, à moins de consentir à s’effacer définitivement, ne pouvait assister impassible aux révolutions qui s’accomplissent en Orient. Elle ne pouvait voir d’un regard indifférent tous ces changemens qui peuvent être des menaces, — le maître des Dardanelles et du Bosphore subordonné à une prépotence étrangère, un état nouveau arrivant sur la mer Egée, les bouches du Danube repassant sous l’autorité de la Russie, la Mer-Noire près de devenir une autre mer Caspienne, Batoum devenant un port russe en Asie. Plus que toute autre puissance, l’Angleterre est atteinte tout à la fois dans ses intérêts anglais et dans ses intérêts européens. Nous nous souvenons que, dans les derniers temps de sa vie, M. Thiers parlait quelquefois du rôle possible de l’Angleterre dans les événemens d’Orient, dont il sentait la gravité, qu’il ne cessait de suivre avec la clairvoyance d’un grand esprit. M. Thiers n’éprouvait certes aucune malveillance à l’égard de la Russie ; il était resté touché de l’accueil qu’il avait reçu à Saint-Pétersbourg pendant le funeste hiver de 1870, et il avait gardé des liens d’amitié avec le prince Gortchakof. Il n’hésitait pas néanmoins à blâmer, même quelquefois vivement, les témérités de la politique russe ; il blâmait surtout une guerre peu nécessaire, pleine de périls et de tentations, et il ne doutait pas qu’un jour ou l’autre, si les événemens se compliquaient tout à fait, l’Angleterre ne fût conduite à prendre un parti décisif. Il ne la croyait pas aussi endormie ou aussi oublieuse de ses traditions qu’on le disait. Il prétendait que l’Angleterre était lente à se mettre en mouvement, mais que, le jour où elle se sentirait réellement atteinte, on verrait ce que peut une grande et vivace puissance essentiellement pacifique qui se réveillé en face d’un vrai danger. M. Thiers avait vu clair.

Le cabinet de Londres, à la vérité, a mis du temps à se décider, et on peut voir aujourd’hui jusqu’à un certain point, par les récens discours de lord Derby, le secret des tergiversations, des contradictions du gouvernement anglais. Évidemment il y avait dans le ministère des tendances différentes, des influences qui se neutralisaient. La démission définitive de lord Derby avait été précédée de plusieurs autres démissions. Chaque résolution était contestée, souvent ajournée. Le conflit intime s’était surtout dessiné au commencement des négociations directes de la Russie avec la Turquie, au moment où l’Angleterre délibérait sur de l’entrée sa flotte dans la mer de Marmara. On ne pouvait plus être d’accord. Cette lutte est dénouée aujourd’hui par la retraite de l’ancien chef du foreign-office, qui laisse au cabinet une liberté plus complète de direction, et les deux politiques se sont retrouvées presque aussitôt en présence, en plein parlement, par le discours éclatant de lord Beaconsfield et par un discours assez maussade de lord Derby. Il faut en convenir, le premier lord de la trésorerie a mieux réussi par la hardiesse que l’ancien secrétaire d’état des affaires étrangères par l’irrésolution. On raconte qu’un puissant personnage de l’Europe qui n’est ni russe ni autrichien, et qui aurait été contrarié dans ses combinaisons par la récente attitude du gouvernement anglais, aurait parlé avec une certaine ironie qui lui est familière du chef du ministère de la reine Victoria. Le puissant personnage se serait moqué de la diplomatie du romancier anglais, — qui du reste a dit lui-même gaîment et lestement l’autre jour qu’il n’était pas un diplomate. Le romancier a eu du moins la fortune d’être dans le premier des parlemens du monde le représentant le plus éloquent de la vieille et forte politique anglaise.

Lord Beaconsfield ne s’est montré certes ni blessant ni provocateur pour la Russie. Il n’a laissé voir aucune idée préconçue d’hostilité, il n’a nullement renoncé à l’espérance d’une solution pacifique, et il n’a rien dit positivement qui puisse empêcher des négociations sérieuses en prenant « en considération la situation nouvelle que la guerre a créée à la Russie ; » mais il n’a point hésité à caractériser l’œuvre de San Stefano, à motiver virilement, sans subterfuge, l’appel des réserves, à affirmer la politique de l’Angleterre en face de la politique russe, et c’est d’un accent plein de puissance qu’il a rappelé tout ce qui a fait la grandeur de l’empire britannique, tout ce qui peut la maintenir.

Quant à lord Derby, il est plus que jamais avéré que sa position devait être assez étrange dans un cabinet dont le chef vient de tenir un tel langage. Que poursuivait-il ? que voulait-il ? C’est vraiment un politique assez négatif, plein de doutes sur toutes choses et plus abondant en objections ou en réflexions moroses qu’en solutions. La guerre ! il croit sans doute à la puissance de la Grande-Bretagne, aux moyens qu’on aurait de ruiner la Russie, de brûler ses ports mais la guerre serait interminable et elle ne conduirait probablement à rien. Aurait-on des alliés ? Pour un ministre des affaires étrangères d’hier, lord Derby, il faut l’avouer, parle d’une façon bien singulière des nations en qui l’Angleterre pourrait trouver quelque secours, et dans la manière dont il juge les divers pays de l’Europe, il ne montre qu’une clairvoyance fort équivoque. Que reste-t-il donc à faire ? Le mieux eût été de moins s’agiter, de n’envoyer aucun navire aux Dardanelles, de n’appeler aucune réserve et de continuer à négocier modestement, sans bruit. Lord Derby a déjà beaucoup négocié, et à quoi est-il arrivé ? Dans tous les cas, des discours comme celui qu’il vient de prononcer ne semblent pas destinés à être des auxiliaires bien efficaces de diplomatie, le langage du premier ministre de la reine est bien plus de nature à appuyer utilement des négociations sérieuses, à servir la cause de la paix. Si ce langage eût été tenu depuis longtemps avec une résolution qui n’eût laissé aucun doute sur les intentions de la Grande-Bretagne, il eût probablement changé le cours des choses et prévenu des complications redoutables. Lord Derby prétend qu’il serait heureux de voir l’Angleterre obtenir ce qu’elle désire par les moyens pacifiques et diplomatiques : la déclaration est naïve, lord Beaconsfield ne pense pas sans doute autrement ; mais, si l’Angleterre n’obtenait pas. par hasard ce qu’elle désire, ce qu’elle considère comme une condition de sa sécurité, par les moyens diplomatiques et pacifiques, faudrait-il s’en tenir là ? C’est après tout la vraie question, et l’attitude que le gouvernement anglais s’est décidé à prendre, une attitude exempte de jactance comme de défaillance, est ce qui peut le mieux faire sentir à la Russie la nécessité des transactions en lui montrant le danger d’une politique trop absolue.

Au point où en sont les choses, il ne s’agit évidemment ni d’intimidation, ni d’humiliations à s’infliger mutuellement entre de grandes puissances portées à se respecter ne fût-ce que par le sentiment du mal qu’elles pourraient se faire l’une à l’autre. Il s’agit d’événemens, de transformations qui intéressent l’univers, qui touchent toutes les nations et dont une volonté unique ne peut prétendre décider en ne laissant à un congrès qu’une sorte de droit d’enregistrement. La Russie, nous ne le méconnaissons pas, s’est créé quelques difficultés en allant trop loin d’un seul bond. Dans les conditions de victoire et d’ascendant où elle est placée après tout la sagesse est aisée et même habile. La Russie en réalité a aujourd’hui à choisir entre trois systèmes de conduite. En allant jusqu’au bout, en maintenant toutes ses prétentions, elle va au-devant d’une guerre nouvelle, bien plus grave, où elle est exposée à d’immenses sacrifices, où elle entrera déjà éprouvée après avoir perdu plus de 200,000 hommes depuis un an. Les chances de campagnes vers les Indes sont pour le moment un assez beau mirage sur la foi duquel elle ne se lancera pas sans doute à la légère. Ce qu’il y a de plus clair pour elle dans un conflit, c’est la perspective de beaucoup de ruines, peut-être aussi de déceptions sérieuses même au sujet de ce qu’elle vient d’accomplir. Si elle fait quelques demi-concessions de façon à éviter une collision immédiate sans rendre un congrès possible, elle n’est pas beaucoup plus avancée. Rien de ce qu’elle a fait n’est reconnu, tout reste en suspens, à la merci d’un hasard. C’est un état précaire d’où les hostilités peuvent sortir à chaque instant. En abordant franchement la difficulté dans un libéral esprit de conciliation, en acceptant sans marchander l’autorité d’un congrès, la Russie dégage aussitôt sa responsabilité : elle est bien assurée de garder dans les délibérations diplomatiques qui s’ouvriraient la plus haute influence et de rester en possession de quelques-uns des fruits les plus précieux de ses victoires, tout en laissant à l’Europe une paix bienfaisante. Tout dépend aujourd’hui d’un mot qui peut venir de Saint-Pétersbourg. Si la France avait à se prononcer, elle saurait bien sans doute de quel côté elle se tournerait. Elle pourrait, elle aussi, sans malveillance, sans passion, avec la mesure qui est pour elle une politique, exposer à la Russie les raisons de toute sorte qui devraient la conduire à ne point refuser la satisfaction la plus légitime aux intérêts et aux instincts de l’Europe ; mais la France, comme dit lord Derby, n’est pas disposée à recommencer la guerre de Crimée. La France est pour le moment à la paix extérieure comme à la paix intérieure. Nous voici un instant dans une de ces périodes de repos dont les vacances parlementaires sont ordinairement le signal. Nos chambres sont dispersées jusqu’à la fin du mois. Nos ministres voyagent et font des discours chaleureux comme M. Bardoux ; ils ne rentrent à Paris que pour entourer le digne président du conseil, frappé d’un deuil cruel. Tout est vraiment au calme. Le parlement se repose, les élections qui viennent de se faire donnent plus que jamais la victoire au parti républicain. Il n’y a qu’un danger, c’est qu’au sein de ces apaisemens et de ces victoires incontestées on ne recommence à perdre de vue les choses sérieuses, et à se faire de bien singulières illusions. Les républicains ont aujourd’hui toutes les infatuations du succès, ils les déploient naïvement et ce, n’est pas là peut-être ce qu’il y a de plus rassurant pour la république.

Certes toutes les périodes de l’histoire plus ou moins récente de notre pays ne se ressemblent pas. La période où la France est engagée aujourd’hui ne ressemble peut-être à aucune de celles qui l’ont précédée. Il y a toujours cependant un lien, des analogies intimes entre les expériences qui se succèdent, entre les situations les plus différentes, et pour tous les régimes qui commencent, qui veulent vivre, les mêmes épreuves, les mêmes difficultés se reproduisent presque invariablement. On a beau se flatter, se faire illusion, les conditions de la vie et du succès ne changent pas, elles sont aujourd’hui ce qu’elles étaient hier. Pour les gouvernemens nés des convulsions périodiques d’une nation, pour ces gouvernemens, quels qu’ils soient, de quelque nom qu’ils se nomment, la première question est de se fixer, d’avoir un caractère, une politique, dépasser avant tout ces momens critiques qui s’appellent le lendemain des révolutions. Avec le temps, les plus habiles ou les plus heureux vivent de leur fortune faite, — ils s’épuisent et ils dévient aussi quelquefois ; aux premiers momens, ils ont leur fortune à faire, leur crédit à conquérir, ils ne se fondent que par l’énergie et la sagesse, sans parler de la justice qui domine tout. N’est-ce pas l’histoire de ce régime de 1830 qui naissait il y a tout près d’un demi-siècle d’une violente commotion d’opinion et a honoré la France, qui a vécu dix-huit ans, et a été emporté dans une échauffourée sans raison sérieuse ? Cette Histoire de la monarchie de juillet, un jeune écrivain qui a passé par l’administration, M. Victor du Bled, la retrace avec talent, avec un goût très vif de la vérité et un zèle studieux. Il ravive justement ces souvenirs des premiers temps de 1836, toujours instructifs et pleins de lumières pour ceux qui ont des gouvernemens à fonder.

Ce régime des dix-huit années de 1830 à 1848, dont M. Victor du Bled raconte les laborieuses et émouvantes épreuves, il n’avait point assurément une œuvre facile. Il naissait d’une révolution qui était légitime sans doute, qui a même été la seule vraiment légitime, puisque seule elle a été l’expression d’un mouvement spontané de résistance légale, mais qui remuait dans ses profondeurs la société française. Il avait à fonder une royauté nouvelle sans la laisser ni diminuer ni dénaturer par les partis. Il avait à donner satisfaction aux sentimens, aux instincts par lesquels il avait triomphé, à maintenir toutes les libertés et en même temps à raffermir l’ordre ébranlé, à retenir le pays sur la pente de l’anarchie, à se défendre contre les insurrections, contre les conspirations républicaines, contre le déchaînement des sectes socialistes. Il avait à maintenir la dignité nationale contre les défiances ou les menaces de l’Europe absolutiste qui incriminait ses actes, suspectait ses intentions, et d’un autre côté à contenir les propagandes révolutionnaires, les passions belliqueuses qui auraient pu conduire à une conflagration universelle. En un mot, contesté, harcelé, assailli de tous côtés, il avait à se tenir en garde contre tous les dangers extérieurs ou intérieurs. Son existence était un combat de tous les instans. Comment sortait-il victorieux de cette épreuve ? Il se trouvait un roi ayant autant de sagesse que de fermeté, autant d’expérience que de sagacité, et autour du prince il se trouvait aussi des hommes faits pour créer la politique de la situation nouvelle. La monarchie de juillet avait aussitôt, pour la défendre, pour la représenter et conduire ses affaires, des serviteurs comme M. Casimir Perier, le duc de Broglie, le maréchal Soult, M. Molé, M. Guizot, M. de Montalivet, M. Thiers, un des plus jeunes et déjà un des plus brillans athlètes du gouvernement nouveau. C’est avec une politique fortement conçue et des hommes faits pour illustrer cette politique que le régime de juillet réussissait en peu de temps à rétablir une société ordonnée sans dictature, par la seule puissance des lois libérales, à fonder la Belgique sans déchaîner la guerre en Europe, à maintenir l’influence française en Italie sans entrer en conflit avec l’Autriche. Voilà la moralité de ces années de luttes et de succès ! Comment la monarchie de juillet a-t-elle perdu ensuite les fruits de ses premiers efforts et a-t-elle disparu un jour à l’improviste ? L’historien M. Victor du Bled n’en est pas là, il y viendra bientôt. Le régime de 1830 a péri non sous les coups de ses adversaires, mais peut-être par les divisions de ses défenseurs, parce qu’il n’a plus été aussi vigilant, parce qu’il a trop cru à son habileté, à ses succès, à ses majorités officielles. Voilà une autre moralité pour ces années de la fin, et, comme la première, elle est à l’usage de ceux qui voudront s’en servir, qui n’auront pas la naïve fatuité de croire que tout est bien dès qu’ils sont les maîtres, dès qu’ils ont des majorités, et qu’ils n’ont plus rien à apprendre de ceux qui les ont précédés. Ils auraient beaucoup gagné si par cette histoire d’un demi-siècle, d’il y a trente ans, ils avaient appris que les régimes libéraux et sérieux ne se fondent que par une courageuse sagesse, par une vigilante modération, qu’ils sont déjà menacés lorsqu’ils commencent se croire trop victorieux.

Les expériences sont pour tout le monde. L’Italie elle-même aujourd’hui fait son expérience. L’Italie, depuis qu’elle s’est reconstituée comme nation, a été gouvernée presque invariablement, — sauf les cabinets toujours éphémères de M. Rattazzi, — par les libéraux modérés, dont M. Minghetti, M. Sella, M. Visconti-Venosta, restent encore les chefs principaux. Aux dernières élections, le souffle populaire a tout changé, tout renversé ; les libéraux modérés, qui forment la droite dans le parlement, ont éprouvé un déroute complète, et depuis ce moment l’Italie est entrée dans une ère assez nouvelle. Elle a une majorité parlementaire de la gauche, elle a des ministres de la gauche, elle est passée sous ce qu’on pourrait appeler le commandement de la gauche. Ce n’est point un péril très sérieux ou du moins très immédiat, puisque c’est sous ces pouvoirs de la gauche que l’Italie vient de traverser la crise la plus grave qu’elle eût à redouter, la double crise d’un changement de règne par la mort de Victor-Emmanuel et d’un changement de pontife par la mort du pape Pie IX. Les faits ont prouvé que, quels que soient les hommes placés au pouvoir, il y a au-delà des Alpes des conditions de vie intérieure assez fortes pour n’être pas ébranlées même par les événemens les plus sérieux.

Jusqu’à quel point cependant cette situation offre-t-elle des garanties de régularité et de stabilité dans l’ordre ministériel et parlementaire ? C’est une autre question ; c’est là ce qui reste d’autant plus obscur que jusqu’ici ce règne de la gauche semble assez incohérent et assez peu assuré. Le premier cabinet formé après les dernières élections avait pour chef M. Depretis, un vieux Piémontais aux mœurs et aux opinions modérées. Ce ministère n’a pas été longtemps sans avoir ses difficultés intimes, il s’est modifié il y a quelques mois par l’entrée de M. Crispi au ministère de l’intérieur ; mais M. Crispi a eu des mésaventures toutes privées qui ne lui ont pas permis de rester au pouvoir ; en même temps la majorité se montrait fort divisée, elle avait ses dissidens dont le chef était M. Benedetto Cairoli, et après M. Crispi c’est le ministère tout entier qui a été amené à donner sa démission. Il a été assez récemment remplacé par un ministère dont le chef désigné d’avance était M. Cairoli, qui venait d’être élu président de la chambre un peu avec le concours des modérés de la minorité. M. Cairoli est un ancien patriote des guerres de l’indépendance, un ancien lieutenant de Garibaldi, un homme qui a beaucoup d’amis. Il s’est associé comme ministre de l’intérieur M. Zanardelli, qui a été le prédécesseur de M. Crispi dans le cabinet Depretis ; il a appelé au ministère des affaires étrangères M. le comte Corti, qui représentait le roi Humbert à Constantinople et qui est depuis longtemps dans la carrière diplomatique. Il a présenté aux chambres un programme peu compromettant dont le seul point significatif est la promesse d’une réforme électorale. La question est de savoir si ce cabinet qui vient d’entrer au pouvoir est bien solide. Le nouveau président du conseil, M. Cairoli, par sa dissidence a renversé M. de Depretis : trouvera-t-il un appui bien chaud dans la fraction de la majorité qui n’a cessé de soutenir le dernier ministère ? D’un autre côté, il a été un peu aidé dans les récens mouvemens de sa stratégie par la droite, qui bien visiblement ne lui a prêté quelque secours que par tactique, pour compléter l’expérience du gouvernement de la gauche. Que sortira-t-il de cette situation ? Il n’est point impossible que tout cela finisse par un appel au pays, par des élections nouvelles. Pour le moment du moins, ce qui est certain c’est que la politique extérieure de l’Italie n’est pas changée ; elle reste fidèle à la neutralité dans les affaires d’Orient, et l’avènement du cabinet de M. Cairoli n’implique nullement des revendications qui pourraient blesser l’Autriche, pas plus qu’un changement d’attitude dans les affaires religieuses vis-à-vis du saint-siège.

Ce ne serait pas le moment. L’exaltation du nouveau pape semble au contraire être devenue le signal d’un apaisement de plus en plus sensible. Ce n’est pas que Léon XIII soit disposé à n’être plus le pape, à abdiquer des droits inhérens jusqu’ici au pontificat. Dans une récente allocution consistoriale, il a parfaitement renouvelé les protestations de la papauté au sujet de la spoliation du saint-siège. C’était un acte prévu ; mais dans la manière d’être, dans les discours, dans toute l’attitude du nouveau pape il y a une mesure singulière. Dans les communications qu’il a eues avec l’empereur de Russie, avec l’empereur d’Allemagne, Léon XIII laisse voir un désir de conciliation. Autour de lui, il encourage fort peu les manifestations bruyantes ; il ne supporte guère les adresses agitatrices et il y répond encore moins. En un mot, on sent un pape qui a sa volonté, ses idées, qui les suivra probablement, et qui semble avant tout préoccupé de bannir les excitations du gouvernement de l’église. C’est peut-être une politique nouvelle qui se prépare au Vatican, la politique d’un pontificat cherchant sa grandeur uniquement dans l’influence religieuse, séparant l’intérêt catholique des intérêts mondains qui l’ont souvent compromis.


CH. DE MAZADE.

REVUE DRAMATIQUE.

THÉÂTRE-FRANÇAIS

Les Fourchambault, comédie en cinq actes, par M. Emile Augier.


Tout dernièrement M. Emile Montégut exprimait ici[1] le vœu que M. Augier essayât « sous une forme nouvelle appropriée à notre temps la comédie de caractère » en créant un de ces types « qui résument des portions entières de la nature humaine et donnent un nom inoubliable à quelqu’un de nos vices ou à quelqu’une de nos vertus. » Si la comédie des Fourchambault ne réalise pas encore l’idéal souhaité par le critique, elle marque néanmoins une évolution nouvelle et heureuse du talent d’un de nos dramaturges contemporains les mieux doués. Le caractère-type rêvé par M. Montégut n’apparaît pas dans cette pièce, mais l’auteur y a étudié avec ampleur et élévation une intéressante situation morale : — celle de l’enfant naturel en face du père qui l’a abandonné pour se créer ailleurs une famille légitime.

Depuis une quarantaine d’années, le théâtre a reflété plus d’une fois les opinions ou les préjugés de la société à l’égard de l’enfant né en dehors du mariage. Au temps de l’école romantique, nous avons eu le bâtard sombre, fatal et déclassé, se répandant en invectives contre un état social qui lui refuse sa place au soleil. Plus tard, les préventions s’étant affaiblies, la société étant devenue plus tolérante peut-être parce qu’elle se sentait moins irréprochable, on a cessé de chicaner l’enfant illégitime sur l’irrégularité de son état civil ; presque toutes les barrières se sont abaissées devant lui, peu s’en est fallu que le paria des temps jadis ne se transformât en héros, et M. Alexandre Dumas nous a montré le Fils naturel jeune, riche, entraînant tous les cœurs, se faisant ouvrir les portes toutes grandes, et finissant par refuser dédaigneusement le nom que son père repentant le supplie d’accepter. Il y avait là amplement de quoi justifier le dicton populaire qui prétend que tout réussit aux enfans de la main gauche.

Malheureusement les choses ne se passent pas ainsi dans la réalité. Il y a un an à peine, les journaux racontaient la navrante histoire d’un enfant naturel, délaissé par son père et élevé par un brave homme qui lui avait donné l’éducation et l’instruction nécessaires pour se pousser dans le monde. L’enfant s’était fait admettre dans une de nos grandes écoles spéciales, mais là il s’était retrouvé sur les bancs à côté de son frère légitime. Le premier était pauvre, déshérité, obligé de vivre chichement pour se maintenir dans la position conquise à la sueur de son front ; le second, ayant eu de tout temps les caresses de la famille, choyé par le père dont il avait seul le droit de porter le nom, menait une existence heureuse et facile. Au spectacle de cette inégalité, l’envie et toutes sortes d’irritations malsaines se logèrent au cœur du pauvre diable. Pour faire figure, lui aussi, parmi ses camarades d’école, il succomba à la tentation de puiser clandestinement dans la bourse de l’un d’eux, et cette mauvaise pensée brisa tristement sa carrière.

Voilà la réalité. Comme le dit très bien le héros de la pièce de M. Emile Augier, « le bonheur est la moitié de la vertu. » Malgré l’effacement des préjugés sociaux, le progrès des idées d’égalité, la tolérance des mœurs actuelles, l’enfant naturel, même lorsqu’il arrive à se frayer un chemin dans le monde, laisse en route une bonne portion de ses meilleures qualités natives. Il y perd ce velouté de l’âme que conservent les enfans auxquels les sourires du père et de la mère ont été prodigués dès le berceau, et même dans la bonne fortune le souvenir des déboires et des humiliations du début dépose au fond de son cœur une méfiance et une aigreur qui ne s’en vont plus.

C’est ce qu’a compris M. Augier, et, bien que son héros ne doive pas être rangé dans la catégorie de ces âmes débiles que le malheur pervertit, l’auteur des Fourchambault s’est gardé de faire du fils naturel de Mme Bernard un de ces beaux garçons aimés des dieux et des femmes, dans le genre du Jacques Vignot de M. Dumas fils. Il a su, en créant son principal personnage, rester dans la nature et dans la vérité. Le fils de la femme qu’a séduite et abandonnée Fourchambault père devient, il est vrai, l’un de plus riches armateurs du Havre, à la suite de spéculations habiles ; mais il n’est pas heureux, et la laborieuse existence qu’il a menée ne l’a pas embelli. M. Augier nous le montre vivant à l’écart, en tête-à-tête avec sa mère, qu’il n’a présentée à personne et qui ne reçoit personne. Il a résolu de ne se point marier, parce qu’en prenant une femme il serait obligé de lui faire connaître sa naissance irrégulière, et parce que celle-ci, apprenant la faute de Mme Bernard, marchanderait peut-être à la mère le respect et l’affection dont son fils veut qu’elle soit entourée. Bernard a une âme fière, loyale, énergique, au fond de laquelle les souffrances et les humiliations passées ont fait germer un amer ressentiment. Il hait violemment l’homme qui a délaissé sa mère après lui avoir promis le mariage. Mme Bernard lui a toujours caché le nom du séducteur ; quand il la presse de questions à ce sujet, elle se borne à baisser la tête en murmurant des paroles d’oubli et de pardon qui ne font qu’irriter la colère de ce fils aigri par une rancune longtemps dévorée en silence.

M. Emile Augier a dessiné le personnage de Bernard avec la vigueur, la franchise et la netteté d’un maître. Il a mis en relief toutes les saillies de ce caractère à la fois sympathique et rude, affectueux et renfermé, généreux et ombrageux. Bernard est l’une de ses créations les plus vivantes et les plus originales ; elle tient dignement sa place à côté de Giboyer et de Maître Guérin. Il est juste d’ajouter que M. Got, chargé d’interpréter ce rôle, a mis au service de l’auteur la puissance merveilleuse d’un talent de premier ordre. Pathétique sans violence, familier sans vulgarité, trouvant toujours la note vraie, soulignant d’un geste sobre et expressif les moindres intentions du dramaturge, sachant à la fois être simple, éloquent et naturel, M. Got a rendu le personnage de Bernard en artiste achevé, et le public dans ses applaudissemens l’a justement associé au grand succès de l’auteur dramatique.

En regard du logis austère de Bernard l’armateur, M. Emile Augier a représenté l’intérieur bruyant et luxueux du ménage Fourchambault, un ménage de riches banquiers havrais, lancés dans le plein courant de la vie dissipée et mondaine : — le mari honnête homme, mais faible, la femme dépensière et futile, la fille positive avant l’âge et ne songeant à dix-huit ans qu’aux vanités d’un mariage brillant ; le fils, Léopold Fourchambault, occupant les loisirs que lui laisse son cercle à compromettre une jeune créole qui reçoit l’hospitalité chez Mme Fourchambault en attendant qu’elle trouve un emploi d’institutrice. Dans la peinture de ce frivole intérieur provincial, M. Augier a dépensé sans compter tous les trésors de sa verve mordante et satirique. Il a spirituellement et vertement raillé l’étroitesse de cette morale bourgeoise, dont les principes sont tout en surface et qui est bornée à droite par l’intérêt bien entendu, à gauche par le respect humain. Il a flagellé d’une main impitoyable, parfois même un peu brutale, les mères qui ne montrent à leurs filles d’autre idéal qu’un beau mariage, qui ferment doucement les yeux sur les amourettes nouées par leurs fils dans leur propre maison, parce qu’elles y trouvent une commode garantie contre les dissipations du dehors et parce qu’elles estiment, selon la doctrine de Léopold Fourchambault, que « les institutrices, les dames de compagnie et les maîtresses de piano sont des victimes naturellement vouées à ce genre d’accident. » — Peut-être pourrait-on même reprocher à M. Emile Augier d’avoir, dans le dessin des figures de M. et de Mme Fourchambault, appuyé sur son crayon de façon à pousser le trait comique jusqu’à la caricature. Mme Fourchambault est parfois d’une vulgarité trop plate. On a beau nous dire que M. Fourchambault est un homme sans caractère, bon comme du pain, « tout en mie, » il y a des scènes où sa faiblesse devient de la bêtise et où le bonhomme disparaît pour faire place à la ganache. Il est vrai que les acteurs chargés de représenter ces deux personnages semblent accentuer comme à plaisir la nullité de l’un et la platitude de l’autre ; mais, tout en tenant compte de cette interprétation défectueuse, il semble que les ridicules du ménage Fourchambault demanderaient à être touchés d’une main parfois un peu plus légère.

Là où les maîtresses qualités de M, Emile Augier s’épanouissent dans tout leur éclat, c’est lorsque les incidens imaginés par l’auteur mettent tout à coup en présence les intérêts des Fourchambault et des Bernard. La faiblesse du banquier et les prodigalités de sa femme ont préparé la ruine de la maison de banque ; la déconfiture d’un correspondant l’achève. Faute de 240,000 francs, la maison Fourchambault va être mise en faillite. Fourchambault frappe en vain à toutes les portes, et Mme Bernard reçoit cette nouvelle de la bouche de son fils. En apprenant le désastre de l’homme qu’elle a aimé et qui l’a abandonnée, la mère pousse un cri, et, se tournant vers ce fils qui ignore toujours le nom de son père, elle invoque ses sentimens généreux en faveur du banquier. — Il faut le sauver ! s’écrie-t-elle. — Ma foi non, réplique l’armateur, qui ne s’explique pas cet excès de générosité à l’égard d’un étranger ; non, l’argent est trop dur à gagner pour jeter une pareille somme par les fenêtres. — Il faut le sauver, répète avec énergie Mme Bernard, je le veux… tu le dois,.. Bernard brusquement remué regarde sa mère droit dans les yeux ! — C’est lui qui est mon père ! dit-il, et tandis qu’elle courbe la tête et garde le silence, il ajoute : — Eh bien, tu as raison, je ferai mon devoir.

Il me semble difficile, avec une aussi grande simplicité de moyens, d’exciter plus puissamment l’émotion dramatique. Ce deuxième acte des Fourchambault renferme une des plus belles scènes du théâtre contemporain. L’auteur avait rarement, je crois, atteint ce degré de grandeur et de simplicité qui est la marque de la vraie beauté dans l’art. Jamais du reste M. Emile Augier n’avait encore combiné avec une mesure et une science plus parfaites les qualités si diverses dont la nature l’a richement doué ; je veux dire la fantaisie poétique, la verdeur de l’esprit et le sentiment vigoureux de la réalité. Il y a au quatrième acte une scène où Marie Letellier, l’institutrice créole, et Bernard, placés de chaque côté de Mlle Blanche Fourchambault, cherchent à dégoûter la jeune fille de la chimère des mariages d’argent et tentent de la convertir à la doctrine de la passion vraie et désintéressée. On pressent que le rude Bernard et la jeune orpheline créole s’aiment sans se l’être jamais avoué ; à travers ce plaidoyer alterné qui s’adresse à une étrangère, la tendresse voilée de ces deux avocats de l’amour pur se trahit d’une façon charmante ; elle s’exhale comme un parfum discret et délicieux au-dessus de la tête de cette jeune fille positive, qu’elle finit par enivrer doucement à son tour. Il y a là un courant de poésie et de jeunesse qui rafraîchit le cœur, et on est heureux de retrouver sous le robuste peintre des réalités de la vie l’aimable poète de la Ciguë et de Philiberte. On sent toujours chez Emile Augier cette franche et généreuse sève française où la verdeur n’exclut pas la grâce, où la gaîté ne nuit pas au sentiment, où l’esprit ne dégénère jamais en sécheresse parce que le talent de l’auteur a ses racines dans un fond bien sain et bien humain. Le grand mérite de l’auteur des Fourchambault, c’est d’être sincère et de ne chercher à faire naître l’émotion que par des moyens qui agissent directement et naturellement sur le cœur du public. Il n’est pas l’homme des biais, des tours de passe-passe, des excitations factices destinées à agir par surprise sur les nerfs de l’auditoire ; il va droit au but avec une franchise qui est l’honnêteté dans l’art. Aussi jamais larmes, jamais acclamations enthousiastes n’ont été arrachées plus loyalement aux spectateurs que dans cette grande scène du cinquième acte où Léopold Fourchambault, exaspéré par les sanglantes apostrophes de Bernard, s’emporte jusqu’à le souffleter. — Ah ! s’écrie l’enfant naturel après un mouvement de colère brusquement réprimé, comme il est heureux que tu sois mon frère ! .. — Puis, après de rapides explications, Léopold Fourchambault, stupéfait et humilié, baisse la tête, et Bernard lui tend la joue avec ce seul mot : — « Efface ! »

Je ne crois pas que depuis longtemps on ait vu au théâtre une scène aussi simple, aussi sobrement traitée, produisant un pareil frémissement d’émotion dans la salle. Les Fourchambault, remarquablement interprétés par MM. Got, Coquelin, Thiron et Mlle Agar, sont le seul vrai succès de la saison théâtrale de cet hiver, mais il faut reconnaître que ce succès éclatant compense largement les déceptions causées au public par la demi-réussite ou la chute de certaines pièces annoncées longtemps à l’avance avec grand fracas. Celle-ci n’a pas été précédée de réclames pompeuses, on n’y voit ni décors extraordinaires, ni mise en scène d’un luxe extravagant. L’accueil enthousiaste qui lui a été fait n’est dû qu’au talent robuste et sain de l’auteur, au jeu excellent des interprètes ; ce résultat est à la fois tout à l’honneur de M. Emile Augier, du public et de la Comédie-Française.


ESSAIS ET NOTICES.

Dictionnaire de l’Académie française, 7e édition, 2 vol. in-4o, Firmin Didot, 1778.


L’Académie française vient de publier la septième édition de son dictionnaire, du dictionnaire que lui avait prescrit son glorieux fondateur, le cardinal de Richelieu, et dont le premier rédacteur fut Vaugelas. Le rédacteur de cette septième édition est M. de Sacy. De Vaugelas à M. de Sacy, de la première édition à la septième, c’est-à-dire, pour marquer les dates avec précision, de 1694 à 1878, bien des générations d’académiciens ont pris part à ce travail si simple en apparence, au fond si délicat et si compliqué. De quoi s’agit-il, en effet, dans ce dictionnaire ? Il s’agit de fixer l’usage des mots. L’usage est le grand maître ici, car il est le seul maître. Si volet usus, dit Horace ; c’est la règle éternelle, la règle de tous les temps et de tous les idiomes. Seulement, où donc commence l’usage ? Qui aura le droit de dire que l’usage existe ? Et cet usage même, à supposer que le fait n’en soit pas contestable, qui le jugera ? Qui pourra décider s’il est admissible ou s’il est condamnable, s’il est conforme ou contraire aux traditions, aux analogies, au travail séculaire, aux inspirations spontanées, en un mot au génie de la langue ? Il fallait pour cela une autorité constituée. La grande pensée de Richelieu est d’avoir formé dans cette vue un tribunal composé à la fois des représentans des lettres et des représentans de la haute société française. Le rôle de l’Académie, dans la rédaction de son dictionnaire, consiste donc simplement à dire que pour tel mot, telle locution, telle forme de langage, l’usage existe et doit être approuvé.

A quel examen, à quels débats, à quelles fines et délicates analyses donnent lieu ces problèmes de l’usage, du bon usage français, on peut en prendre une idée si on lit attentivement la belle et solide préface de M. de Sacy. Le savant rédacteur s’est appliqué à mettre en lumière les principes qui ont guidé l’Académie dans son travail. Cet exposé des principes auxquels ont obéi tant de générations, et, parmi ces générations, tant de personnages divers, le conduisait naturellement à reproduire les traditions de l’œuvre commune. De là l’idée excellente de réunir les six préfaces antérieures et de les mettre en regard de la septième. C’est là un des grands attraits de l’édition de 1878. Rechercher, rassembler, comparer ces préfaces, c’était affaire d’érudition et de patience ; aujourd’hui nous les avons toutes sous la main, et la comparaison qu’on peut en faire si aisément renferme de la façon la plus authentique l’histoire intime du dictionnaire. Il est probable qu’on ne commettra plus désormais tant de bévues au sujet de cet ouvrage ; du moins celles que l’on débitera encore n’auront plus la même excuse. Nous ne parlons pas, bien entendu, des critiques qui s’adressent au détail de l’exécution ; M. de Sacy lui-même s’en explique avec le plus juste sentiment des convenances. C’est lui qui écrit ces mots dans sa préface : « Un dictionnaire, on ne saurait trop le redire, n’est jamais une œuvre parfaite. Des oublis et des omissions, il y en a toujours. On en avait relevé dans le dictionnaire de 1835, on en relèvera dans celui-ci. » Et plus loin : « Le champ reste libre d’ailleurs, est-il nécessaire de le dire ? aux créations du génie et du talent. La porte n’est jamais fermée aux expressions neuves et aux tours hardis qu’une inspiration heureuse peut tout à coup faire naître sous une main habile et savante. Tous les jours, les mots anciens eux-mêmes reçoivent de l’art qui les combine et qui les rapproche une lumière ou une énergie nouvelle. Nos remarques ne s’appliquent donc pas à l’exécution du programme, elles s’appliquent au programme lui-même. Le public lettré, en voyant, de la première préface à la septième, la suite d’une telle œuvre pendant près de deux siècles, ne se méprendra plus comme autrefois sur la destination vraie du dictionnaire de l’usage, par conséquent sur la nature et les limites du plan qu’il était nécessaire d’adopter. »

Lorsque parut en 1835 la sixième édition du dictionnaire, relevée par la brillante préface de Villemain, un écrivain célèbre, dont nos lecteurs n’ont pas perdu le souvenir, Gustave Planche, en fit une critique très vive, très amère, mais une critique qui, d’un bout à l’autre, était en dehors du sujet. C’est à cause dec la sans doute que la direction de la Revue, malgré sa haute estime pour le talent et l’indépendance de ce maître-juge, refusa d’insérer son manifeste. Vous ne le trouverez pas parmi les nombreuses études dont il a enrichi ce recueil, vous le trouverez au second volume de l’ouvrage publié en 1830 sous le titre de Portraits littéraires. Que disait donc Gustave Planche ? Il reprochait aux auteurs du dictionnaire de ne pas avoir « décomposé la langue dans tous ses élémens ; » d’avoir choisi pour exemples « des phrases qui ne sont présentées par personne ; » d’avoir omis ces témoignages « qui racontent l’histoire d’une expression ; » d’avoir « dédaigné la recherche de l’étymologie des mots ; » d’avoir oublié que « l’Académie est instituée non-seulement pour conserver le dépôt de notre langue, mais pour expliquer à la France l’origine et les variations de l’idiome que nous parlons. » En un mot, Gustave Planche confondait perpétuellement le dictionnaire de l’usage et le dictionnaire historique ? étrange erreur, il faut en convenir. Le dictionnaire de l’usage est une chose et le dictionnaire historique en est une autre. Le premier commencé au XVIIe siècle a été sans cesse, jusqu’à nos jours, revu, refait, rectifié, remis au courant des vicissitudes de l’usage ; le second n’a pu être entrepris qu’au XIXe siècle, dans un temps où la critique historique et philologique a pris un immense développement. Demander au dictionnaire de l’usage ce qui est l’objet du dictionnaire historique, voilà une confusion singulière. Beaucoup de personnes la commettent chaque jour ; Gustave Planche ne l’eût pas commise assurément, s’il avait lu et comparé les six préfaces des six éditions, surtout s’il avait pu connaître les pages excellentes où M. de Sacy a résumé les traditions et les principes de cette œuvre nationale avec une précision si lumineuse.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1878.