Chronique de la quinzaine - 14 avril 1875

Chronique n° 1032
14 avril 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 avril 1875.

La mauvaise fortune nous a fait un devoir national de la sagesse, et, si la France pouvait l’oublier un seul instant, elle n’aurait qu’à regarder autour d’elle, à écouter les bruits, du monde. La France, en vérité, aurait bien perdu l’esprit traditionnel qu’elle a la réputation d’avoir, et elle aurait acquis bien peu de ce bon sens aiguisé que donne le malheur, si elle ne se sentait observée et parfaitement surveillée. Ses moindres actions, ses mouvemens les plus imperceptibles, ses pensées, son silence, ce qu’elle fait, ou ce qu’elle ne fait pas, tout est interprété, assez souvent dénaturé, et de temps à autre il souffle en Europe un certain vent qui va soulever une poussière de nouvelles et de polémiques agitatrices dont nous faisons les frais. C’est une expérience qui n’a rien de nouveau, nous la connaissons ; elle recommence périodiquement, surtout aux approches de l’été. Que signifient tous ces bruits qui se sont réveillés depuis quelques jours et out repris une sorte d’importance momentanée ? Il y a sans doute dans tout cela de singulières exagérations, des déchaînemens d’outrecuidance et d’humeur soupçonneuse, des arriérés de haine, une notable dose de cette passion de commérage qui joue un certain rôle dans la politique du temps, peut-être aussi d’autres calculs, des spéculations fondées sur une inquiétude habilement excitée. C’est la sensation du jour dans une situation qui, par elle-même, prête aisément à toutes les conjectures, à toutes les interprétations passionnées, et en définitive, pour nous qui sommes appelés à tirer la moralité de tout, le plus clair est qu’il n’y a ni à s’alarmer de ces agitations artificielles, ni à s’endormir. La France n’a pas pour le moment de politique plus sûre que de garder son sang-froid, de laisser passer tous les bruits sans les dédaigner et sans les prendre trop au sérieux, en restant tout simplement fidèle à cette sagesse qui est pour elle une nécessité, qu’elle est obligée de pratiquer d’abord dans ses affaires intérieures pour mieux la pratiquer ensuite dans ses relations avec le monde. C’est là l’important, le point primordial pour la France ; c’est d’une inspiration pressante, irrésistible, de cette sagesse nécessaire qu’est née la transaction qui a rallié une majorité à la régularisation des pouvoirs publics, qui a préparé la voie au premier cabinet de l’organisation constitutionnelle. Après avoir passé par toutes les épreuves, subi toutes les contestations, cette pensée s’est réalisée dans les seules conditions possibles. Aujourd’hui l’essentiel est fait, les résistances ont été vaincues, les controverses sont épuisées, les institutions sont définies et fixées ; un gouvernement a été créé, il a son nom, sa raison d’être, son chef inviolable, son ministère. La voie est ouverte, il ne reste qu’à la suivre en portant dans l’application du régime nouveau l’esprit qui a présidé au vote laborieux des lois constitutionnelles, un esprit de libérale modération et de conciliation supérieure dans un intérêt national. Que les partis vaincus, pour se faire illusion à eux-mêmes, continuent à brûler leur poudre inutile après le combat, et que, n’ayant pu empêcher l’organisation d’un gouvernement défini, ils s’escriment en polémiques oiseuses pour démontrer que l’article le plus important de la constitution est celui qui permet de la réviser ou de la supprimer, c’est un jeu assez puéril qui ne conduit à rien. Il en résulterait qu’au lieu d’en finir avec l’incertitude, on n’aurait fait que la perpétuer et l’aggraver, qu’en créant des institutions on se serait réservé le droit de les mettre sans cesse en doute sous prétexte d’éclairer M. le président de la république, qui, seul jusqu’en 1880, peut proposer la révision. Ces polémiques de fantaisie sont l’amusement du jour, la dernière ressource des légitimistes et des bonapartistes encore mal remis de leur défaite. C’est une manière de passer les vacances parlementaires.

Pendant ce temps, le pays, qui est un peu moins subtil et qui a d’autres travaux à poursuivre, laisse voir un certain soulagement ; il ne demande pas mieux que de croire à la durée, à l’efficacité du régime qu’on vient de lui donner. Les conseils-généraux, qui se sont réunis tout récemment, se sont faits dans quelques départemens les organes de ces dispositions tranquilles et confiantes. Tout s’est passé le mieux du monde avec quelques réserves des préfets contre l’invasion de la politique dans les conseils locaux. L’assemblée nationale dispersée médite sur le congé dont elle jouit, et qui sera peut-être le dernier avant la dissolution. M. Jules Simon profite des vacances pour aller prononcer des harangues à Montpellier, prêchant la modération à ses amis, les flattant au même instant par des récriminations contre le 24 mai, et oubliant que, si M. Thiers est tombé ce jour-là, celui qui était ministre de l’instruction publique la veille y a été pour quelque chose par un discours peu mesuré contre l’assemblée. N’importe, M. Jules Simon prêche la modération, dont il comprend la nécessité, et tout le monde la prêche avec lui, à Paris comme dans les provinces où déjà l’on voit poindre, à travers la paix profonde du pays, un vague mouvement de candidatures pour le sénat, un préliminaire indistinct des élections futures. Quoi encore ? M. le président de la république, faussant compagnie à Versailles, passe son congé à Paris, et au lieu de s’instruire à la lecture des journaux, qui s’épuisent à l’éclairer sur le chapitre de la révision, il reçoit en cérémonie la Toison d’or que le roi d’Espagne lui a récemment envoyée. Encore un peu M. Thiers, en sa qualité de chevalier de la Toison d’or, était de la réunion ; il y a eu du moins à cette occasion entre M. le maréchal de Mac-Mahon et son illustre prédécesseur un échange de témoignages de courtoisie que le pays ne peut que sanctionner et encourager en désirant voir marcher sur le même chemin tous ceux qui l’ont servi et honoré, ceux qui sont toujours faits pour être ses guides. Le ministère enfin prend, lui aussi, ses vacances, quoiqu’il date à peine d’un mois. M. Dufaure arrive de la Charente-Inférieure, M. de Meaux était hier à Saint-Étienne, M. Léon Say va faire une excursion dans le midi, M. le duc Decazes part pour la Gironde, et chemin faisant, entre deux voyages ou entre deux conseils, le ministère coordonne, rajuste sa politique, qui finit par se dégager peu à peu de toutes les obscurités.

Est-ce l’influence des vacances ? est-ce l’effet d’un naturel un peu compliqué ? Le ministère, à vrai dire, prend son temps. Il ne se dévoile que par degrés et par des procédés de révélation quelquefois assez inattendus. Il réfléchit beaucoup visiblement, il tient à ne rien hasarder, et il semble plus préoccupé de combiner ses actes et ses paroles que de mener vivement les affaires. Il marche néanmoins, cela est certain, et depuis le jour où M. le vice-président du conseil a porté devant l’assemblée la déclaration prudente et calculée qui a inauguré l’existence du ministère, les manifestations se sont succédé, précisant ou développant les paroles de M. Buffet. La première de ces manifestations a été la circulaire adressée par M. Dufaure aux procureurs-généraux, une circulaire qui, à ce qu’il paraît, a eu son histoire intime. Quand les grandes discussions sont suspendues, on s’attache aux anecdotes, et c’est ainsi que, selon un bruit répandu par la malignité, la circulaire de M. le garde des sceaux aurait failli être une affaire grave !

Une affaire vraiment, à quel propos ? Est-ce que l’accord entre deux hommes publics chargés du pouvoir a pu jamais tenir à la question de savoir si l’on devait dire « le gouvernement républicain » au lieu de « la république, » — dans quels termes M. le garde des sceaux pouvait toucher à la loi sur le colportage ou à la loi sur la presse ? A qui fera-t-on croire qu’il ait pu y avoir l’ombre d’une crise ou d’un dissentiment à cette occasion, qu’il ait fallu employer le télégraphe pour modifier les expressions d’un document déjà parti de la chancellerie ? Ce sont les rieurs ou les ennemis du ministère qui ont dit cela, qui ont brodé sur des indiscrétions, profitant d’un certain délai entre l’expédition de la dépêche et la publication au Journal officiel. La circulaire de M. Dufaure, au bout de toutes ses aventures plus ou moins imaginaires, reste ce qu’elle est, ce qu’elle devait être, un exposé parfaitement net de la politique nouvelle, affirmant l’autorité de « l’ordre définitivement établi, » invitant les magistrats à faire respecter les lois, « surtout celles qui ont un caractère constitutionnel, » signalant la propagande bonapartiste, de même que toutes les autres propagandes qui seraient une atteinte à la légalité. La magistrature a là sa direction toute tracée, sa règle de conduite dans la situation nouvelle, et ce que M. Dufaure a cru devoir faire pour la magistrature, M. le ministre de la guerre l’avait fait dès les premiers jours dans ses communications avec les chefs de l’armée. La circulaire de M. le général de Cissey devait, à ce qu’il semble, rester « confidentielle, » elle n’a point échappé naturellement à une de ces divulgations détournées qui sont à l’usage des documens secrets. M. le ministre de la guerre n’avait certes aucune raison de cacher ses instructions ; son langage est aussi correct et aussi décidé que possible, il va droit au but. M. le général de Cissey parle en soldat, faisant la part des convictions intimes ou des souvenirs que chacun peut conserver au fond de son cœur, mais exprimant résolument la volonté qu’aucun des serviteurs de l’état placés sous ses ordres « ne contribue par ses paroles, par ses écrits ou par ses actes à des manifestations hostiles à la constitution qui vient d’être adoptée par l’assemblée nationale. » Voilà donc l’armée fixée comme la magistrature. Ce qu’il y a de plus curieux en tout ceci, c’est que le ministre aurait pu évidemment s’assurer plus tôt le bénéfice de la netteté de sa politique et éviter des méprises d’opinion, puisqu’il est bien clair aujourd’hui qu’il n’y avait ni hésitation ni doute dans son esprit au moment où des polémiques impatientes le gourmandaient déjà sur ses tergiversations et le pressaient de s’expliquer.

Les explications, elles ne manquent plus certainement. A côté des circulaires, ce sont les discours de M. le ministre de l’instruction publique dans une réunion des sociétés savantes à Paris, de M. le vicomte de Meaux, ministre du commerce, à Saint-Etienne. M. Wallon avait en vérité un titre tout personnel pour parler de la constitution nouvelle ; c’est lui qui l’a aidée à venir au monde et qui lui a donné le baptême, il doit la connaître mieux que tout autre. À ces savans réunis en pleine Sorbonne pour entendre son rapport sur la base d’un édicule hexagone découvert à Angers, M. Wallon a expliqué ce que c’est que la république nouvelle, — une république « que l’assemblée nationale a trouvée établie en fait sur les ruines de l’empire, » — et qui « vient de recevoir, par le vote des lois constitutionnelles, un caractère plus défini, sans fermer la porte aux réformes, aux transformations mêmes de ce régime, selon que la volonté du pays régulièrement exprimée en disposera. » Cette république, telle que l’a voulue l’assemblée nationale, « a en elle la puissance de durer, ne proscrivant que deux choses qui ont été le fléau de notre histoire contemporaine : les coups d’état et les révolutions. » Tout y est réellement, et M. le vicomte de Meaux lui-même, bien que placé dans des conditions particulières, n’a eu, pour rassurer sa conscience, qu’à faire appel à l’interprétation de M. Wallon. M. le ministre du commerce, il est vrai, n’est point de ceux qui ont voté la constitution ; mais c’est la loi désormais, tout le monde doit se soumettre, à commencer bien entendu par les ministres, et M. le vicomte de Meaux, dans son discours de Saint-Étienne, a su habilement expliquer sa présence dans le cabinet par une adhésion réfléchie à la loi qu’il n’a point faite.

Ainsi les manifestations se succèdent, la politique ministérielle se dévoile nettement, dégagée de toute arrière-pensée ; elle a la correction constitutionnelle. Jusque-là, rien de mieux ; maintenant on nous permettra d’ajouter que cela ne suffit pas. Le ministère doit quelque chose de plus au pays ; il lui doit un gouvernement actif, résolu, procédant avec une libre et confiante fermeté. Il n’a qu’à vouloir, il aura l’autorité qu’il saura prendre. Et d’abord il devrait au moins en finir avec ces singuliers usages qui nous font arriver des documens comme les circulaires de M. Dufaure, de M. le général de Cissey, par des journaux étrangers. Ce sont des procédés qui ressemblent aux subterfuges d’une tactique peu sûre d’elle-même. Ils sont employés quelquefois, nous le savons, dans la diplomatie, et même il y a des circonstances où ils ont un terrible effet, nous l’avons appris à nos dépens ; dans les affaires intérieures, ils ne s’expliquent plus, ils sont presque blessans. S’il y a des documens d’état faits pour rester secrets, ils doivent l’être pour tout le monde ; s’ils sont destinés à être connus, c’est bien le moins qu’on les publie d’abord à Paris, au lieu de se donner l’air d’être en connivence avec les journaux étrangers ou de passer pour un gouvernement à qui on peut dérober ses papiers intimes. Ce n’est qu’un simple détail sans doute, ce détail, se rattache à tout un ensemble de vieilles habitudes, de petits procédés que les gouvernemens se transmettent même à travers les révolutions.

Qu’on y songe bien, la politique ne peut plus en être là aujourd’hui, elle a besoin de se renouveler, de prendre un caractère, des allures conformes aux circonstances. Il ne s’agit nullement de tout changer, de tout bouleverser, de toucher surtout d’une main imprudente et révolutionnaire à cette puissante machine administrative qui avec ses défauts reste une des forces de la France ; mais il ne faut pas non plus avoir peur du moindre mouvement parce qu’on va peut-être déranger ce qu’on appelle des situations acquises ou troubler des routines qui se déguisent sous l’apparence trompeuse d’une régularité factice ; il ne faut pas craindre de secouer les indolences, de réveiller les idées d’activité et de dévouaient, de donner un certain élan nouveau. Malheureusement nos hommes publics de toutes les opinions, de toutes les nuances, ont un peu trop l’habitude d’être pénétrés de leur importance dès qu’ils sont au pouvoir. Ils trouvent cela si naturel qu’ils s’y établissent, et, un peu séparés du public, ils semblent considérer que désormais tout est pour le mieux. Ils prennent volontiers pour des conditions naturelles ou des nécessités de gouvernement leurs préoccupations personnelles, leurs arrangemens, leurs discussions sur les petites choses, leurs rivalités intimes. Ils se laissent absorber dans une vie affairée et stérile : ils continuent la tradition, et ils ne s’aperçoivent pas que ces habitudes d’autrefois ne sont plus de mise aujourd’hui. Ils ne voient pas que tout est changé, qu’à des circonstances nouvelles il faut un esprit nouveau, que les nécessités publiques pressent de toutes parts, que le pouvoir est un instrument dont on doit se servir sans hésitation, sans préoccupations méticuleuses ou complaisantes, pour la réorganisation du pays. C’est le gouvernement qu’appelle la France. À ce gouvernement, elle ne demande pas de discuter sur des euphémismes, sur les expressions d’une circulaire ou sur les élections partielles ; elle lui demande de se rendre compte de ses hautes et sévères obligations, d’imprimer partout une direction visible, sensible, de chercher son appui dans l’opinion éclairée et conduite plutôt que de se fier à tous les petits moyens équivoques ou inefficaces ; elle lui demande d’agir avec calme, mais avec résolution, avec une patiente et persévérante énergie dans une situation où il reste assurément beaucoup à faire pour le complément de cette organisation constitutionnelle qui vient d’être votée, pour le développement du travail, pour nos budgets en déficit, pour notre armée engagée dans une crise toujours difficile de transformation. C’est là l’œuvre nécessaire, pressante, que le gouvernement doit poursuivre d’un esprit libre de préjugés ; il n’a qu’à parler au pays virilement, avec confiance, il est bien sûr d’être entendu, de rallier toutes les bonnes volontés et de dominer les partis hostiles qui chercheraient encore à lui créer des difficultés.

À cette France ainsi faite, livrée aux soins intérieurs de sa reconstitution, de la réparation de ses désastres, que parle-t-on de « perspective de guerre, » de préparatifs belliqueux par lesquels elle menacerait la paix de l’Europe ? Où a-t-on découvert la moindre circonstance qui ait pu servir de prétexte à ces bruits, à ces inventions, à ces accusations, dont un journal allemand s’est fait le propagateur ? Si on veut dire que la France n’a point désespéré d’elle-même, qu’elle travaille à se refaire, qu’elle est résolue à rester la France, qu’elle est disposée à ne refuser aucun sacrifice, cela est bien certain ; on n’a pas eu besoin d’une extrême perspicacité pour le découvrir. Ces quatre années qui viennent de s’écouler ont prouvé ce qu’il y a dans notre pays de vitalité, d’énergie laborieuse et de bonnes intentions.

Ceci, c’est la vérité, que la France n’a point certes à cacher, et qui apparemment n’a rien d’agressif. Tout le reste n’est qu’un tissu d’interprétations artificieuses pour arriver à prouver qu’en France tout est disposé pour une prochaine prise d’armes. Il n’y a qu’un malheur, de tout ce qu’on dit rien n’est vrai. Le gouvernement français ne fait point d’immenses achats de chevaux, et le gouvernement allemand en est pour son décret qui interdit l’exportation. Le licenciement de la classe de 1870 n’a point été suspendu tout à coup, par la raison bien simple qu’il n’a pas été commencé et qu’il ne doit s’accomplir qu’à l’époque réglementaire. L’assemblée de Versailles n’a point voté au plus vite et « en se cachant » la loi des cadres pour suffire à une augmentation immédiate et artificielle de l’armée française ; elle a au contraire discuté fort longuement cette loi préparée depuis deux ans, elle l’a votée sans rien cacher, et personne n’ignore que l’application de cette mesure exige un temps assez long ; c’est une transformation qui ne s’improvise pas en trois mois. Les ouvrages de fortification qui ont été votés pour Paris comme pour les frontières de l’est ne peuvent être exécutés avant plusieurs années, la plus simple inspection de la loi et de nos budgets suffit pour le démontrer. C’est le travail régulier d’un pays qui veut reconstituer ses forces ; mais assurément rien ne ressemble moins à la préparation d’une guerre prochaine.

Non, toutes ces fantasmagories n’abuseront pas l’Europe. La France ne médite pas une entrée en campagne, elle n’arme pas en toute hâte ses bataillons, elle ne cherche pas à nouer des alliances offensives, et elle n’entre pas dans des coalitions « sous l’égide du pape ! » La France reste fort tranquille, nullement indifférente à ce qui se passe sur le continent, mais sachant parfaitement se borner au rôle qui lui convient : elle est une simple spectatrice. Ce qui reste réellement de toutes ces « perspectives » d’agitation qu’on se plaît à évoquer, c’est cette lutte religieuse dans laquelle M. de Bismarck s’est engagé, qu’il poursuit avec une passion croissante, proposant maintenant la suppression des articles de la constitution qui étaient une garantie pour toutes les églises, ou cherchant à enlacer les autres états dans les replis de sa politique. On se trompe singulièrement si on croit que la France songe à faire figure dans ce drame ; elle n’y est pour rien, elle le suit tout simplement avec intérêt, comme on suit du regard un spectacle curieux et peut-être prévu. M. de Bismarck est de la race des dominateurs qui ne souffrent pas la dissidence. Qu’il s’en doute ou qu’il ne s’en doute pas, il recommence à sa manière le blocus continental, décrété, par une étrange ironie, à Berlin même. Napoléon voulait imposer à tout le monde, même aux neutres, sa politique contre l’Angleterre. M. de Bismarck veut imposer à tout le monde, même aux neutres, sa politique religieuse. Il s’est adressé à l’Italie pour lui demander des répressions contre le pape et la modification de sa législation intérieure, d’un des principaux actes de souveraineté nationale ; maintenant le voilà se tournant vers la petite et libérale Belgique, prenant pour prétexte quelques mandemens épiscopaux, une adresse des catholiques à l’évêque de Paderborn, et une lettre écrite par un ouvrier belge à M. l’archevêque de Paris pour lui proposer d’aller assassiner le chancelier. M. de Bismarck n’y va pas de main légère, il demande à la Belgique de changer ses lois, il est d’avis que le premier devoir de la nationalité est de réprimer toute manifestation contre une puissance étrangère. C’est toujours le système napoléonien ; mais les temps sont changés. L’Italie a décliné les suggestions allemandes, M. le ministre des affaires étrangères de Bruxelles a répondu en invoquant avec modération les droits d’indépendance de la Belgique, et il n’est point impossible que M. de Bismarck ne s’arrête dans cette voie, se contentant pour le moment d’une enquête nouvelle dirigée contre l’ouvrier qui a voulu l’assassiner. N’importe, la tentative d’intervention existe ; elle a causé naturellement une certaine émotion en Europe, où elle est apparue comme la révélation d’un système, et elle vient d’avoir son retentissement dans le parlement anglais, où le ministère a été interpellé. M. Disraeli s’est étudié, en diplomate habile, à diminuer l’importance de cet incident, ajoutant néanmoins que, si la neutralité de la Belgique était menacée, le gouvernement de Il reine serait prêt à remplir ses devoirs. Le fait est que l’Angleterre ne pouvait aller plus loin sans compliquer singulièrement les choses. Toute la question est de savoir si M. de Bismarck s’en tiendra là, ou si ce n’est qu’un incident qui commence sous les yeux du continent étonné !

Est-ce un simple hasard ? est-ce une coïncidence qui aurait quelque signification mystérieuse dans ces affaires européennes du jour ? Au moment où la diplomatie de la puissante Allemagne cherche noise à la petite et libre Belgique, l’empereur François-Joseph et le roi Victor-Emmanuel viennent de se rencontrer pour la première fois dans une ville italienne, et cette entrevue de Venise, par l’éclat qui l’a entourée, par la spontanéité des démonstrations qui l’ont accompagnée, a dépassé tout ce qu’on attendait. Certes les événemens, comme les morts de la ballade allemande, vont vite dans notre siècle. Il n’y a pas plus de quinze ans, l’Autriche quittait à peine Milan, elle était encore à Venise, mal résignée à sa défaite de la veille, défendant pied à pied sa domination historique au-delà des Alpes. L’Italie, toute frémissante d’un premier succès conquis avec l’aide de la France, ne voulait plus s’arrêter dans sa révolution nationale. Victor-Emmanuel et Cavour, le roi-soldat et l’habile politique, déjà devancés par Garibaldi, se disposaient à ce dernier acte, qui allait leur donner Naples et la plus grande partie des états pontificaux. À ce moment, le prince régent de Prusse, qui allait être bientôt le roi Guillaume, envoyait ses protestations à Turin, et en son nom l’ambassadeur prussien, M. le comte Brassier de Saint-Simon, était chargé de lire à M. de Cavour cette mémorable remontrance : « C’est en s’appuyant sur le droit de la nationalité italienne, et sans avoir à alléguer aucune autre raison, que le gouvernement de sa majesté le roi de Sardaigne a demandé au saint-siège le renvoi de ses troupes non italiennes, et que, sans même attendre le refus de celui-ci, il a envahi les états pontificaux, dont il occupe à l’heure qu’il est la majeure partie ! .. Appelés à nous prononcer sur de tels actes et de tels principes, nous ne pouvons que les déplorer profondément et sincèrement, et nous croyons remplir un devoir rigoureux en exprimant de la manière la plus explicite et la plus formelle notre désapprobation… » Quinze ans se sont passés : c’est le chancelier prussien qui accuse les continuateurs de la politique de Cavour de trop ménager l’indépendance du Vatican, c’est l’Italie qui couvre le pape de sa garantie, et le roi Victor-Emmanuel reçoit à Venise l’empereur François-Joseph, scellant cordialement avec lui la réconciliation, l’alliance des dominateurs et des asservis d’autrefois !

C’est la dernière ville reconquise sur l’étranger qui a été choisie pour cette entrevue qu’on pourrait d’une certaine façon appeler le couronnement de la révolution italienne. Victor-Emmanuel faisant les honneurs de la ville des doges à l’héritier des Habsbourgs, le souverain d’aujourd’hui et de demain offrant l’hospitalité au souverain d’hier au milieu d’une cité en fête, c’est assurément un des plus étranges spectacles de l’histoire contemporaine. Venise, pendant quelques jours, a vu ce spectacle, les gondoles royales courant sur les canaux, les drapeaux qui se sont rencontrés sur le champ de bataille réunis cette fois en faisceau sur les palais, l’empereur François-Joseph passant la revue de l’armée italienne, les personnages officiels des deux pays se mêlant et traitant ensemble des intérêts communs, les banquets et les représentations de gala. Évidemment c’est plus qu’une entrevue ordinaire de deux souverains ; on sentait que ces fêtes n’étaient que l’expression pittoresque et imagée, d’une pensée plus sérieuse, et si François-Joseph a répondu à l’hospitalité qu’il recevait en portant d’un accent ferme et sincère un toast à la prospérité de l’Italie nouvelle, la nation italienne à son tour s’est associée aux témoignages de sympathie prodigués par Victor-Emmanuel à son hôte impérial. Si quelques voix discordantes se sont élevées ça et là comme par un souvenir mal éteint du passé, elles se sont perdues dans la manifestation à peu près unanime d’une chaleureuse cordialité, et de même que les journaux militaires autrichiens saluaient, il y a deux ans, dans Victor-Emmanuel allant à Vienne le vaillant chef de l’armée italienne, l’Italia militare, rendant salut pour salut, disait récemment au souverain autrichien : « Soyez le bienvenu parmi nous ! .. L’armée italienne ne salue pas seulement l’héritier de la maison guerrière de Habsbourg, le parent de notre roi, mais aussi le chef chevaleresque et digne de cette armée austro-hongroise qui fut, durant de longues années, notre constant et valeureux adversaire. » La population vénitienne elle-même a voulu animer de ses démonstrations expansives ces fêtes de quelques jours, où l’empereur François-Joseph a figuré avec le comte Andrassy et quelques-uns de ses généraux, où le roi Victor-Emmanuel était entouré de ses fils, de la plupart de ses ministres, M. Minghetti, M. Visconti-Venosta, le général Ricotti, des présidens des deux chambres, des syndics des principales villes. C’étaient les représentant de deux des plus vieilles maisons de l’Europe renouant amitié, après des siècles de guerre, devant le monument de Manin, tout récemment inauguré.

Tout a bien fini après avoir bien commencé. Ces fêtes de Venise, où la princesse Marguerite a représenté la grâce italienne, ont certainement un sens profond. Elles montrent que dans cette situation nouvelle créée par les événemens, acceptée sans arrière-pensée, il y a place pour une intimité naturelle et facile entre les deux nations. L’Italie ne porte plus au flanc sa vieille blessure ; elle n’a aucun motif de garder de l’amertume ou des ombrages, et, tranquille sur son indépendance reconquise, elle peut recevoir en hôte bienvenu celui qui a été si longtemps pour elle le maître étranger ; elle est même assez habile, assez politique pour mettre une sorte de raffinement dans sa courtoisie, dans ses démonstrations sympathiques. L’Autriche de son côté peut voir qu’elle n’a pas tout perdu en cessant de régner à Milan et à Venise. Elle a quitté l’Italie comme dominatrice, elle y revient en amie : elle était obligée de défendre par les armes un pouvoir toujours contesté ; elle est accueillie, recherchée maintenant comme alliée. Autrefois l’empereur François-Joseph n’eût rencontré devant lui que l’hostilité ou la froideur d’une population mal soumise, irréconciliable ; il est reçu aujourd’hui à Venise au milieu des manifestations de la cordialité populaire, il est fêté comme s’il n’avait pas été combattu. Nous nous souvenons qu’un jour le général de Lamarmora, avec sa franchise militaire, disait en pleine tribune qu’il voudrait voir l’empereur d’Autriche, qu’il ne désespérerait pas de lui démontrer qu’il était lui-même intéressé à renoncer à ses possessions italiennes, que tout serait changé par ce seul fait entre les deux peuples. Le résultat est venu, non pas aussi simplement, mais peut-être plus vite qu’on ne le croyait, et la réception de Venise justifie le mot du général de Lamarmora. C’est qu’en effet, la question de nationalité une fois vidée, ce qui divisait les deux pays n’existe plus ; il ne reste que des intérêts communs, des raisons de rapprochement, même des nécessités de bonne intelligence. Il en résulte une communauté naturelle de politique, une aisance de rapports qui laisse l’Italie satisfaite à Venise comme à Rome, l’Autriche elle-même plus tranquille à Trieste ou à Trente.

Cette rencontre des souverains a-t-elle une signification plus générale ? se rattache-t-elle aux affaires européennes du jour, aux questions qui sont un objet de préoccupation universelle ? Aux yeux des uns, l’entrevue de Venise a donné de l’humeur à M. de Bismarck, et l’empereur Guillaume, en complimentant par un télégramme les deux souverains, a fait, contre fortune bon cœur. Aux yeux des autres, c’est tout le contraire ; l’Italie et l’Autriche ne se seraient réunies que pour entrer dans les vues du chancelier allemand, pour lui prêter leur concours dans sa lutte religieuse. En fin de compte, diront les diplomates profonds, c’est un gage de plus pour la politique de la paix représentée par l’alliance des trois empereurs du nord, et dans tous les cas la France ne doit point s’aviser de voir un encouragement ou une chance favorable dans l’intimité de l’Italie et de l’Autriche. Soit, les commentaires peuvent aller leur train, nous ne savons nullement ce qui s’est passé à Venise ; la France n’y était pas, et c’est une étrange méprise de se figurer que dans tout ce qui arrive nous sommes toujours à chercher des combinaisons de guerre, la chance d’un concours possible pour entrer demain en campagne. On peut être tranquille, la France ne demande rien, et elle n’a vraiment ni à se guérir des illusions qu’elle n’a pas ni à s’inquiéter. L’Autriche et l’Italie se sont rencontrées, elles ont réglé leurs affaires, leurs rapports d’amitié, rien de mieux ; la meilleure garantie pour la France, c’est que l’une et l’autre s’inspirent de leurs intérêts, du sentiment de leur indépendance. Cela nous suffit.

Que l’empereur François-Joseph et le roi Victor-Emmanuel se soient vus et consultés pour se mettre à la disposition de M. de Bismarck, pour accepter un rôle dans les plans du chancelier prussien, c’est ce qu’on fera difficilement croire au monde. Si M. Minghetti, M. Visconti-Venosta, ont eu occasion d’aborder ces questions délicates, ils ont dû bien sûrement rester dans les limites de la politique qu’ils n’ont cessé de suivre jusqu’ici, qu’ils ne sont probablement pas décidés à modifier, puisqu’elle est la libérale expression de l’indépendance de leur pays. Hier l’Italie recevait l’empereur d’Autriche avec des démonstrations sympathiques ; bientôt, à ce qu’il semble, elle doit être visitée par l’empereur Guillaume ou par le prince impérial d’Allemagne, et elle aura pour ce nouvel hôte une parfaite courtoisie, qui ne lui manque jamais quand elle veut ; mais cela ne change ni ses intérêts, ni ses traditions, ni ses sympathies naturelles. C’est par une certaine politique que l’Italie est arrivée à se constituer, qu’elle a réussi à vivre, qu’elle a pu traverser toutes les épreuves, et c’est l’avantage de la France de s’être trouvée à l’origine des premiers succès de cette politique, d’être aujourd’hui la première intéressée à voir l’Italie indépendante et libre.

Une des plus funestes erreurs des partis religieux et légitimistes de la France au lendemain de nos catastrophes a été d’altérer un moment cette situation, de laisser croire à des desseins qu’ils n’étaient pas même en état de réaliser, et dont la simple manifestation n’était pas moins une menace ou une marque d’hostilité. Heureusement il y a eu des deux côtés des Alpes, dans le gouvernement, dans la presse, des esprits assez bien inspirés pour réagir contre les passions et les aveuglemens de parti, pour travailler sans cesse à remettre la cordialité, l’intimité dans les rapports des deux pays. On y a réussi avec l’aide des événemens, qui ont. trompé les espérances des foudres de guerre du cléricalisme légitimiste. Les libéraux italiens, comme les libéraux français, ont compris qu’ils ne devaient pas laisser compromettre et altérer une alliance si naturelle, et parmi les libéraux de l’Italie qui, de leur côté, ont contribué à ce résultat, M. Boncompagni est certes un des plus éminens. C’est un des fondateurs de l’indépendance italienne, un des coopérateurs de Cavour. Il a été toujours un des défenseurs de l’alliance française, fidèle avant tout à son pays sans doute, attristé par les dispositions hostiles qu’il croyait entrevoir dans ces dernières années, mais persistant jusqu’au bout à espérer le retour de fortune qui a fini par arriver pour les relations des deux pays. M. Boncompagni écrivait, il y a deux ans, un livre sur la France et l’Italie, il vient de publier une nouvelle étude sur la France depuis le 24 mai 1873, et dans les deux ouvrages se retrouve l’esprit supérieur qui voudrait voir notre pays un peu moins révolutionnaire et un peu plus libéral, mais qui ne cesse de croire que la France a un rôle nécessaire dans la civilisation européenne, qui garde sa foi à la France jusque dans le malheur.

Le 24 mai, bien moins par ce qu’il a fait que par les conséquences qu’il a pu avoir, a été la vraie crise dans nos relations avec l’Italie ; c’est cette crise que M. Boncompagni a étudiée en homme éclairé et inquiet ; qui a vu le danger de près, qui s’est senti placé entre les intérêts de son pays menacés et ses vieilles inclinations pour la France. Cette épreuve n’a point duré. La marche des événemens a dissipé les soupçons et les craintes en fixant la France dans une voie où ses relations extérieures peuvent rester ce qu’elles doivent être. C’est la France libre, maîtresse d’elle-même, sous la république ou sous la monarchie constitutionnelle, que désire M. Boncompagni, exprimant en cela le sentiment intime de ses compatriotes. On aura beau faire, on ne changera pas la nature des choses. Des circonstances accidentelles, violentes, peuvent jeter l’Italie dans d’autres combinaisons hasardeuses, artificielles, pleines de périls ; il y a pour elle, et elle le sent, c’est la pensée de ceux qui la guident, il y a pour elle des alliances toutes simples, naturelles, qui ne lui coûtent rien, parce qu’elles ne lui demandent que de rester elle-même, indépendante et libre par la politique qui l’a faite ce qu’elle est.


CH. DE MAZADE.



LES CLIMATS DES HAUTEURS,
Influence de la pression de l’air sur la vie de l’homme, par le Dr D. Jourdanet, 2 vol., Paris 1875 ; Masson.


Dans son livre de la Montagne, M. Michelet constate la dépopulation de l’Engadine et l’impression mélancolique qu’elle produit sur le voyageur. « Les citoyens qui votent, qui règlent les affaires et qui envoient aux assemblées de Coire ne sont pas bien nombreux ; les autres, simples habitans, n’ayant guère part à la vie politique, regardent peu l’avenir, tiennent moins à créer des familles durables. Je rencontrai fort peu d’enfans. Il semble que déjà c’est plutôt le passé que ce pays regarde. Nulle part, je crois, les morts ne tiennent autant de place. » On pourrait répondre que la rigueur exceptionnelle du climat de cette haute vallée explique suffisamment pourquoi la vie ne semble pas vouloir s’y fixer ; mais la statistique confirme cette vague impression d’une vitalité diminuée par le séjour des hauteurs. M. le docteur Bertillon a classé nos départemens par ordre de mortalité, et dans ses tableaux les régions montagneuses, comme les Alpes, la Savoie, le Jura, les Vosges, occupent en général les rangs les plus élevés. On peut donc se demander si, dans tout ce qui a été dit sur a l’air vivifiant des montagnes, » il n’y a pas une bonne part d’illusion, et si l’excitation passagère qu’un voyage en Suisse par exemple procure à un citadin fatigué de la vie d’affaires n’est pas en fin de compte une preuve peu concluante en faveur de la salubrité du séjour permanent dans une atmosphère raréfiée. C’est cette question que s’efforce de résoudre M. le docteur Jourdanet dans un volumineux ouvrage où il a consigné toutes les données qu’une longue expérience et une vaste érudition lui ont fournies à cet égard.

Lorsqu’on sait combien les conditions d’existence des végétaux changent avec les niveaux d’altitude, combien la flore des montagnes diffère de celle des plaines, il est impossible d’admettre a priori que la vie humaine puisse échapper aux conséquences des causes naturelles dont l’action se manifeste ainsi à tous les yeux ! Néanmoins l’on s’était borné jusqu’ici à signaler les symptômes passagers du malaise qu’éprouvent les voyageurs dans les ascensions des montagnes ; on n’avait rien remarqué de pareil chez les habitans des stations élevées du globe, on croyait assez généralement que l’habitude paralyse les effets nuisibles de la raréfaction de l’air chez les montagnards qui ont fait des niveaux aériens leur séjour définitif. Cette illusion ne résiste pas à une étude attentive des hautes stations. Après avoir exercé pendant dix ans au bord du golfe du Mexique, M. le docteur Jourdanet franchit la Cordillère, bien pourvu d’observations faites à la côte. « Ce changement de séjour, dit-il, m’éloignait à peine des localités torrides dont l’hygiène et la pathologie m’étaient devenues familières… Sans changer ni de peuple ni de latitude, je me trouvai subitement en présence d’un monde tout nouveau. » Les hommes, les conditions climatériques et les maladies qui en étaient la conséquence, tout paraissait transporter l’observateur dans un autre pays. Ce qu’il y avait de surprenant dans ce contraste, c’est qu’il n’était nullement conforme aux prévisions fondées sur l’abaissement de la température, qui caractérise les hautes régions : ce n’était pas là le passage d’un pays chaud à un pays froid ou tempéré situé sous une autre latitude. En arrivant sur le plateau d’Anahuac, M. Jourdanet s’attendait à rencontrer les signes de l’action habituellement corroborante des climats froids : des allures vives, un organisme puissant, un teint frais et rosé. Eh bien ! ce qui frappe le nouveau-venu dans les lieux élevés du Mexique, c’est bien plutôt le calme habituel, l’aménité douce et tranquille, l’air reposé et méditatif des hommes de ces régions ; un teint pâle ou jaunâtre, des muscles peu accusés, n’annoncent ni une vigoureuse hématose, ni des forces développées par une vie active. Cette première impression d’un affaiblissement produit par le climat se confirme par un séjour prolongé. Tout semble prouver qu’un état anémique général domine la santé comme les maladies des habitans de ces hautes contrées. La mortalité des enfans y est de 30 pour 100 dans la première année qui suit la naissance, bien que l’allaitement naturel y soit la règle dans toutes les classes de la société. Malgré la douceur uniforme de la température, on constate chez les malades une faiblesse de réaction en accord parfait avec le tempérament pauvre de toute la population.

Les premiers essais que fit M. Jourdanet pour vérifier ce soupçon d’une anémie générale des montagnards mexicains ne furent point couronnés de succès. Des saignées pratiquées sur des individus présentant l’aspect qui révèle d’ordinaire un sang appauvri lui fournirent un liquide où les globules rouges existaient en proportion normale, et il dut constater également l’absence presque complète d’un autre symptôme qu’on appelle le souffle carotidien. Il en était là de ses doutes lorsque, pendant une opération qui divisait une grosse artère, la couleur peu rutilante du sang qui s’en échappait fixa son attention sur la désoxygénation évidente de ce liquide. Cette observation l’amena sur la voie d’une explication rationnelle des phénomènes que présentait cette espèce particulière d’anémie. Les symptômes étaient toujours dus à la diminution de l’oxygène du sang ; mais cette diminution, au lieu d’avoir pour cause l’abaissement du nombre des globules chargés de retenir l’oxygène, était le résultat d’une condensation insuffisante de ce gaz sous une trop faible pression de l’air. Pour désigner cet état d’appauvrissement du sang, M. Jourdanet propose le mot d’anoxyhèmie.

Les vues du savant praticien, communiquées dès 1863 à l’Académie de médecine de Paris, ont reçu tout récemment une confirmation éclatante par les expériences de M. Paul Bert sur les effets des variations de la pression barométrique. Ces expériences, entreprises à l’instigation de M. Jourdanet, ont été faites au laboratoire de la Sorbonne. De petits animaux étaient placés sous des cloches de verre de capacités graduées, où l’air pouvait être raréfié de manière à en laisser dans chaque récipient la même quantité absolue, mais à des tensions de plus en plus faibles. Au bout d’un certain temps, on constatait la mort des sujets par asphyxie, et l’on analysait l’air confiné dans les récipiens. Il se trouvait qu’à la pression normale d’une atmosphère l’oxygène de cet air était toujours en grande partie épuisé : au lieu de 21 pour 100 (proportion normale), il n’en restait plus que 3 ou k pour 100 ; à des pressions moins fortes, l’épuisement était d’autant moins avancé que la dilatation du gaz était plus considérable. Il s’ensuit que dans une atmosphère raréfiée l’animal meurt entouré d’une quantité absolue d’oxygène qui sous une pression ordinaire suffirait encore à entretenir la vie. La loi est très simple : l’oxygène cesse de suffire à la vie quand ce gaz se trouve réduit à la densité 0,04, quelle qu’en soit d’ailleurs la quantité absolue. La mort aurait donc lieu également dans une atmosphère libre où l’oxygène. n’aurait plus qu’une densité égale à 0,04, c’est-à-dire cinq fois moindre qu’au niveau de la mer, bien qu’une telle atmosphère renfermât encore une quantité illimitée du gaz vital : c’est que sous une pression si faible l’oxygène n’a plus le pouvoir de se fixer dans le sang en proportions nécessaires à la vie. Des expériences spéciales ont permis de doser les gaz du sang sous des pressions variées ; il en résulte avec certitude que l’abaissement de la pression de l’air diminue la quantité des gaz qui circulent dans le sang artériel ; mais cette influence ne se fait guère sentir que lorsque la dépression dépasse déjà un quart d’atmosphère. Ce degré de raréfaction, où la densité de l’oxygène est assez amoindrie pour avoir son écho dans le sang artériel, correspond précisément aux altitudes d’environ 2,000 mètres, où paraît commencer l’influence nuisible des hauteurs sur la santé des habit ans.

Au-dessous de 2,000 mètres en effet, le séjour des hautes stations ne paraît pas encore produire les fâcheux résultats qui s’observent à des élévations plus considérables. Aussi M. Jourdanet croit-il devoir établir une distinction essentielle entre les climats de montagne, qui correspondent aux niveaux inférieurs à 2,000 mètres, et les climats d’altitude, qui représentent les hauteurs dépassant cette limite, et qui seuls portent atteinte à la régularité des phénomènes de la respiration. C’est là qu’apparaissent les symptômes du mal de montagne sur les voyageurs qui entreprennent une ascension ; c’est là que des troubles fonctionnels plus ou moins graves altèrent le tempérament des habitans. Beaucoup de voyageurs célèbres ont émis l’opinion que le mal de montagne n’atteint plus l’organisme acclimaté sur les hauteurs ; mais une étude attentive ne tarde pas à démontrer que les troubles sérieux auxquels les voyageurs sont sujets en arrivant sur les sommets s’observent encore, à des degrés amoindris, chez les habitans des altitudes très élevées, comme les plateaux de l’Asie centrale ou ceux du Mexique, du Pérou, de la Bolivie[1]. A Mexico, à une hauteur d’environ 2, 300 mètres au-dessus du niveau de la mer, les signes de l’action débilitante de l’air raréfié commencent déjà à se manifester clairement. La difficulté de l’acclimatation y est la même pour les animaux et pour les hommes. Les chevaux du pays, bien que vifs et alertes, sont incapables de fournir une course rapide au-delà de 300 mètres. Le Mexicain des hauts plateaux, loin d’être d’un caractère turbulent, comme le feraient supposer les nombreuses guerres civiles, aime le calme et le repos ; c’est l’indifférence et l’apathie générales qui permettent à un petit nombre d’ambitieux de bouleverser à chaque instant le pays. L’indigène des niveaux inférieurs, comparé à celui des hauteurs, est plus actif, plus résolu ; son geste est plus vif, ses passions sont plus violentes. La statistique prouve que les progrès de la population du Mexique sont beaucoup moins sensibles au-delà de 2,000 mètres que parmi les hommes établis au-dessous de cette limite. De 1801 à 1857, l’accroissement annuel de la population des hauts plateaux ne dépasse guère 3 pour 1,000, tandis qu’il est de 6 ou 7 pour 1,000 dans la région comprise entre les plateaux et la mer. La léthargie proverbiale et l’abâtardissement de la race péruvienne sont probablement dus en grande partie à l’action lente des hautes altitudes, et la décadence manifeste des populations tibétaines n’a peut-être pas d’autre cause. En somme, il paraît certain que, dans les pays où le froid ne serait pas par lui-même un obstacle à la vie, la raréfaction de l’air empêcherait la fondation de sociétés durables vers un niveau que l’on peut placer un peu au-dessus de 4,000 mètres. Dans la zone comprise entre 2,000 et 4,000 mètres, la vie, quoique déjà atteinte dans la plénitude de sa puissance, peut encore se développer à divers degrés de vigueur ; mais, à mesure qu’on approche de la limite supérieure, la faculté de vivre est réduite, et la possibilité de fournir un travail matériel utile dans des conditions de durée et de régularité acceptables devient de plus en plus précaire pour l’homme.

La cause de la faiblesse physique des habitans des hautes altitudes doit être cherchée, nous l’avons vu, dans l’oxygénation insuffisante du sang au sein d’un air raréfié. M. Jourdanet a d’ailleurs fréquemment constaté au Mexique d’autres formes d’anémie, et notamment une diminution notable de la masse totale du sang. Parmi les maladies propres aux niveaux supérieurs, le typhus est la plus terrible ; en revanche, la fièvre jaune ne visite jamais les hauteurs, et elles semblent jouir d’une immunité à peu près complète pour la phthisie pulmonaire. C’est ainsi que dans cette contrée, où l’on trouve des échantillons de tous les climats, chaque niveau d’altitude a son fléau propre, auquel on n’échappe que pour tomber dans un autre danger. Il en résulte une crainte du déplacement, dont se ressent l’état social et politique du pays ; et nulle part peut-être on ne constate avec autant d’évidence la part du climat dans l’histoire d’une nation.


Le directeur-gérant,

C. BULOZ.

  1. La ville de Calamarca (Bolivie) est située à une hauteur de 4,160 mètres, Potosi, à 4,060, Quito à 2, 900 mètres. Leh, la capitale de Ladak, a une altitude de 3,500 mètres ; on trouve encore dans le Tibet des villages à des hauteurs de près de 5,000 mètres.