Chronique de la quinzaine - 14 avril 1865

Chronique n° 792
14 avril 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 avril 1865.

La discussion de l’adresse finira au corps législatif avec la présente semaine. Ainsi que nous le faisions remarquer il y a quinze jours, il est difficile, sinon impossible, de mesurer au moment même le progrès qu’une discussion aussi importante, aussi diverse et aussi prolongée peut faire accomplir à l’éducation politique du pays. Le droit d’initiative et d’interpellation manquant au corps législatif, nous devons tenir grand compte assurément du champ que le vote de l’adresse, dans sa forme actuelle, ouvre aux débats parlementaires. La manifestation et la contradiction des opinion, n’ont point chez nous d’autre occasion de se produire. À un certain point de vue, cette vaste délibération sur l’ensemble des affaires générales du pays n’est point sans avoir un certain caractère de grandeur et d’éclat. Cependant nous sommes de ceux qui souhaiteraient que le corps législatif fût investi du droit d’initiative, et pût, grâce à cette attribution, restreindre considérablement, sans dommage pour le public, le débat de l’adresse. On aura beau dire, une discussion de l’adresse qui dure trois semaines, et qui embrasse toutes les questions à la fois, sans avoir égard aux degrés divers d’intérêt qu’elles présentent, ni à l’opportunité, n’est point une forme pratique du gouvernement parlementaire. Cet entassement et cette promiscuité des questions politiques nuisent à la bonne délibération et à la bonne solution des affaires. La discussion a le double défaut d’être trop prolongée dans l’ensemble et trop écourtée dans le détail. Les sujets que parcourt le débat se nuisent réciproquement par le voisinage. En l’absence du droit d’initiative, qui mettrait les choses à leur rang, les prendrait au bon moment et permettrait de les traiter à fond, le débat de l’adresse, dans sa forme actuelle, fait ressembler les corps politiques à ces debating societies, à ces congrès scientifiques, qui font du dilettantisme et non de la politique véritable et positive. Il y a là un contre-sens qu’il faut bien signaler, si l’on veut expliquer comment il arrive que la discussion de l’adresse, ordinairement attendue avec une vive impatience et une ardente curiosité, finit presque toujours par laisser le public dans un visible état de lassitude. La discussion de l’adresse est comme une session théorique qui n’est point proportionnée à la session pratique.

Le débat de l’adresse a naturellement compris les questions intérieures et les questions extérieures. Il suffit d’énumérer les sujets les plus graves parcourus par le débat pour motiver le reproche de trop embrasser et de mal étreindre qui est naturellement dirigé contre l’adresse. À propos de l’intérieur, on a parlé (nous ne mentionnons que les graves sujets) de la liberté de la presse, de la liberté électorale, de l’instruction primaire, des rapports de l’église et de l’état ; au dehors, on s’est surtout arrêté à l’affaire du Mexique et à la convention du 15 septembre, c’est-à-dire à la double question que posent les situations respectives du pouvoir temporel et de l’Italie unifiée.

Nous croyons que la discussion des questions intérieures a été conduite cette année de manière à porter plus de fruits que les années précédentes. Les orateurs de l’opposition, depuis M. Pelletan jusqu’à M. Guéroult, en passant surtout par M. Jules Favre, ont plus touché, ce nous semble, au vif des choses qu’on ne l’avait fait précédemment. Tandis que M. Thiers avait si bien établi le terrain de l’opposition réclamant les libertés nécessaires, ces libertés sans lesquelles, suivant le mot très juste de M. Ollivier. au XIXe siècle en Europe, aucun gouvernement civilisé ne peut exister avec dignité, les autres orateurs libéraux ont mis en évidence, avec plus de netteté qu’on ne l’avait tenté encore, la prétention du gouvernement à conserver sur les manifestations les plus directes de la vie politique les attributions du pouvoir discrétionnaire. La différence entre le gouvernement et l’opposition libérale est par là clairement et profondément marquée. C’est un grand résultat que d’être arrivé ainsi à des positions nettement définies. On est facilement convaincu de l’importance de ce résultat pour peu que l’on ait médité sur l’histoire de la révolution française depuis son origine. Le premier élan de la France de 1789, cette première unanimité impétueuse qui a été la gloire honnête et pure de la révolution commençante, ont été dirigés contre le pouvoir arbitraire : avant même de songer à l’égalité, la première aspiration de la France révolutionnaire fut de substituer au régime arbitraire le règne de la liberté définie et réglée par la loi. Un grand témoin de cette vérité qu’il faut restituer à l’histoire de la révolution française nous arrive à propos. On vient de publier des fragmens de M. de Tocqueville, des notes, des ébauches qui devaient servir à l’achèvement de l’œuvre qu’il avait entreprise sur l’ancien régime et la révolution. Dans ces tâtonnemens de son travail intime qui nous sont révélés, ce profond, ce sagace, ce loyal esprit se démontre à lui-même avec une autorité victorieuse que le premier et unanime effort de la révolution, celui qui réunit toutes les classes, noblesse, clergé et tiers-état, l’effort national par excellence, fut de remplacer le pouvoir arbitraire par l’autorité de la loi, que la première inspiration en un mot de la révolution fut essentiellement libérale. Quand donc nous demandons aujourd’hui au gouvernement de renoncer, à l’égard de la presse et dans l’application des droits de réunion et d’association à la liberté électorale, à des prérogatives arbitraires qui sont incompatibles avec la liberté régulière et permanente, nous ne faisons que céder aux premières et plus pures impulsions de la révolution française ; nous avons avec nous la force quelquefois latente, mais à la fin toujours irrésistible de cette révolution. Cette position est très forte, et le langage des orateurs du gouvernement n’est point de nature à l’affaiblir. Ce langage est parfois rude et impérieux dans la forme ; mais au fond il manque de fierté. Ramené aux conclusions pratiques, il semble dire que la liberté de la presse et la liberté électorale menaceraient le gouvernement dans la sécurité de son existence. Une telle argumentation n’est point l’expression de la véritable force, et le gouvernement doit avoir assez bonne opinion de lui-même pour qu’il ne lui répugne point de l’employer trop souvent et trop longtemps. La question entre la liberté et le pouvoir a donc été bien posée cette année ; notre devoir est de la maintenir avec fermeté dans les mêmes termes et d’attendre avec confiance que les progrès de la raison publique et le reflux des événemens en décident la solution définitive en notre faveur.

Il y a peu de chose à dire des débats sur l’instruction primaire et sur les rapports de l’église et de l’état. La question de l’instruction obligatoire a pénétré depuis bien peu de temps dans l’enceinte législative, l’opinion publique ne s’en est elle-même préoccupée que très récemment. Ce vaste projet de l’instruction obligatoire n’est donc point mûri encore, ou du moins les esprits n’y ont point été suffisamment préparés. Les questions d’instruction, on le sait d’ailleurs, sont liées étroitement aux questions religieuses. L’incertitude qui règne parmi nous depuis la convention du 15 septembre et l’encyclique sur les questions religieuses nuit pour le moment à l’examen calme et impartial d’un système qui assurerait impérieusement à tous les citoyens le bienfait de l’instruction primaire. Avant d’en venir au surplus au régime de la coercition en matière d’instruction, ne serait-il pas nécessaire d’avoir épuisé tous les efforts de la liberté, et ne serait-ce point une marche naturelle que d’offrir l’instruction gratuite avant de chercher à la rendre obligatoire ? Quant à nous, qui n’avons point de parti-pris contre un système qui nous arrive avec la sanction d’une expérience heureusement accomplie en d’autres pays, nous souhaitons cependant que ce système soit accepté avec conviction par l’opinion publique, au lieu de lui être imposé comme une brusque surprise. Dans tous les cas, nous applaudissons aux efforts généreux des partisans de l’instruction obligatoire, à ceux surtout de M. Jules Simon, qui est plus capable que personne de gagner l’opinion publique à cette cause.

C’est une calme controverse que celle de l’instruction primaire, si on la compare aux luttes qu’excitent parmi nous depuis quelque temps les rapports de l’église et de l’état. Il semblait, à la fin du discours de M. Guéroult, que cette lutte dût vivement passionner le corps législatif ; ’M. Guéroult avait de propos délibéré touché aux points les plus irritables de la question, aux points où se présentent les contradictions les plus choquantes du système qui préside actuellement aux rapports de l’église et de l’état. Ce système, il faut bien l’avouer, place un certain nombre d’intérêts catholiques sous le régime du bon plaisir, régime qui peut prendre vis-à-vis de ces intérêts ou l’attitude de la faveur, ou l’attitude de la persécution. C’est ce qui arrive notamment pour la masse des congrégations non autorisées, qui ne sont point constituées sur un état légal, qui n’existent que par la tolérance du gouvernement. En envisageant la question des congrégations au point de vue catholique, Il est incontestable que les associations religieuses sont une des formes naturelles et légitimes du catholicisme, et que l’êtât ne peut s’arroger le droit d’interdire le développement de ces associations sans porter atteinte à la liberté de l’église ; mais, d’un autre côté, les associations en France ne sont point placées sous le régime du droit commun, leur existence dépend du pouvoir discrétionnaire du gouvernement. Les congrégations catholiques ne jouissent donc en France que d’une liberté de tolérance qui leur est accordée par le pouvoir, liberté qui prend le caractère d’une faveur et d’un privilège, si l’on considère combien l’état se montre chez nous ombrageux, restrictif et prohibitif envers l’esprit d’association.

C’est cette contradiction qui émeut et révolte les politiques de l’école de M. Guéroult : la liberté d’association n’est pas de droit commun en France ; ils ne veulent point qu’elle soit accordée par tolérance, par faveur, par privilège, aux congrégations catholiques. Ce qui donne une apparence logique à cette protestation, c’est que les congrégations religieuses sont directement reliées par leur hiérarchie à la cour de Rome, et que cette cour, par sa dernière encyclique, ayant condamné plusieurs des principes essentiels de notre constitution politique, l’état en France gratifie d’une faveur exceptionnelle des congrégations dirigées par un esprit hostile à nos institutions. Se fondant sur ces contradictions choquantes, M. Guéroult et ses amis somment le gouvernement de retirer aux congrégations illégales une faveur dangereuse, ou bien d’exercer sur elles une surveillance sévère. Il est évident que l’état commet une inconséquence, s’il refuse d’écouter M. Guéroult, et que, s’il se rendait à ses conseils, il fournirait aux catholiques de violens sujets de plainte. Dans les termes où M. Guéroult prend la question, il n’y a pas de solution équitable et sûre, car les choses demeurent soumises aux caprices et aux chances de l’arbitraire gouvernemental. La portion, suivant nous, la plus avancée de l’opinion libérale, celle que M. Jules Favre aurait sans doute représentée, si ce débat n’eût été clos d’une façon brusque et inattendue, place la solution ailleurs, — dans ta liberté et le droit commun ; Que la liberté d’association soit fixée et déterminée par une loi générale, et alors l’église n’aura aucune faveur ou aucune restriction arbitraire à craindre du gouvernement ; alors elle n’irritera point ses adversaires par le spectacle d’une liberté d’exception qui peut à tout moment se changer contre elle en une compression capricieuse ; alors, en matière d’association, elle sera libre dans l’état libre. Mais M. Guéroult, pas plus que l’orateur du gouvernement, M. Vuitry, qui lui a répondu, ne regarde comme praticable la séparation de l’église et de l’état dans la région supérieure de la liberté pour tous. La parole conciliante de M. Vuitry a répandu » le baume sur les cuisantes blessures, que M. Guéroult avait irritées. Il est clair que le pouvoir discrétionnaire que l’état de choses actuel laisse au gouvernement dans les affaires religieuses comme en tant d’autres n’effraie personne, lorsqu’il a pour organe un esprit aussi sensé et aussi modéré que celui de M. Vuitry, ce serait pourtant le cas de répéter ici le mot heureux de M. Thiers : « le caractère d’un homme n’est pas une institution. » Chose curieuse au surplus, les esprits qui se croient pratiques écartent en ce moment avec une sorte de dédain l’idée de la séparation de l’église et de l’état et la formule de l’église libre dans l’état libre ; ils renvoient cette idée et cette formule aux spéculatifs et aux théoriciens. On dirait, à les entendre, que c’est sans motif, gratuitement, par amusement d’esprit, que l’on a introduit dans la polémique contemporaine la pensée de la séparation de l’église et de l’état. Cependant ce qui donne le caractère pratique à une idée, c’est qu’elle naisse du choc des faits, qu’elle soit indiquée comme la résultante des événemens qui sont en train de s’accomplir, quelle apparaisse avec le signe non-seulement de la possibilité,. mais d’une nécessité prochaine. Or n’est-ce point ce qui arrive aujourd’hui pour l’idée de la séparation de l’église et de l’état ? N’a-t(elle pas jailli du cœur des événemens ? Quoi ! vous assistez à un profond changement dans les conditions du suprême pontificat catholique, le spirituel et le temporel, l’église et l’état se détachent en Italie et menacent de se séparer à Rome, et vous pouvez croire qu’une telle révolution s’accomplira, sans que les rapports de l’église et de l’état soient modifiés partout où le catholicisme est lié aux gouvernemens par des arrangemens particuliers et exceptionnels ? Si la vitalité du sentiment religieux ne s’est point éteinte au sein des nations catholiques et si la révolution française n’a pas dit son dernier mot, nos hommes pratiques, ils peuvent y compter, entendront parler plus d’une fois encore de l’église libre dans l’état libre.

Parmi les questions étrangères, la première qui ait été sérieusement abordée au corps législatif est celle du Mexique. Ce débat a offert un vif intérêt M, Ernest Picard a développé d’abord les objections et les avertissemens de l’opposition dans un des meilleurs discours qu’il ait prononcés. Un membre de la chambre, M. Corta, qui a rempli au Mexique une mission économique et financière, a présenté à l’opinion publique un exposé très complet et très instructif de ses impressions personnelles. Enfin M. Rouher a fait connaître les intentions du gouvernement à l’endroit de cette entreprise mexicaine et sa confiance dans le succès final. Notre opinion sur l’affaire du Mexique est connue, et nous n’avons pas besoin de la reproduire encore une fois à propos de la dernière discussion. Ce qui est certain, c’est d’abord que l’expédition du Mexique n’a point été pour nous, comme d’autres guerres et d’autres entreprises, une conséquence nécessaire, inévitable d’engagemens créés par nos intérêts ou par notre honneur ; c’est qu’en outre elle n’a point été le produit d’une inspiration et d’une volonté de l’opinion publique. À propos des affaires de cette nature, excentriques au mouvement naturel de la nation, il convient de prendre garde à deux choses : à la façon dont on y entre et à la façon dont on en pourra sortir. Nous n’avons point approuvé la façon dont nous sommes entrés au Mexique ; mais nous faisons les vœux les plus sincères, les plus ardens pour que nous en puissions sortir pacifiquement et honorablement. Nous allons plus loin, nous tournons nos espérances du côté de nos vœux, persuadés que le moyen le plus sûr de conduire une affaire à bonne fin est d’avoir confiance dans le succès. Nous écartons en conséquence les mauvais présages ; nous avons le ferme espoir que nous ne serons point dérangés dans l’œuvre du Mexique par des diversions des États-Unis. Nous ne prenons point au sérieux les tentations offertes du côté du Mexique à M. Lincoln par les commissaires des états du sud ; nous ne redoutons point les rodomontades auxquelles se livre une partie de la presse de New-York ; nous croyons au bon sens, à la modération, à la fermeté des hommes qui sont placés à la tête du gouvernement des États-Unis. Nous ne doutons point que ces hommes, après la fin de la guerre civile, avec les ruines qu’ils auront à réparer, les transformations qu’ils devront accomplir, ne se consacrent à ce grand travail de réédification intérieure, et ne repoussent la périlleuse perspective d’une guerre étrangère. Nous regrettons assurément que, tandis que nous contractions la tâche de régénérer le Mexique, nous n’ayons point mis plus de soin à ménager l’amour-propre et la cause morale du gouvernement des États-Unis. Il a été commis à cet égard des indiscrétions et des maladresses dont nous voudrions pouvoir effacer le souvenir. Il faut l’espérer, les dernières paroles que M. Rouher a prononcées à l’adresse des États-Unis auront la vertu de faire oublier d’anciennes fautes. Nous savons que les sympathies de M. Rouher dans le grand conflit américain ont été pour le nord, et nous n’avons jamais confondu cet esprit sagace et robuste avec les politiques superficiels et frivoles qui ont cru à la rupture de l’Union américaine, qui se sont figuré que la catastrophe de la grande république pourrait être un événement favorable à la France. Si le Mexique pouvait devenir entre les États-Unis et nous un motif de guerre, nous saurions assurément repousser une agression injuste ; mais un tel événement serait une des calamités les plus lamentables de notre histoire, et nous ne voulons pas croire qu’il soit possible. Nous chassons donc de notre esprit ces préoccupations fâcheuses ; le dernier discours de M. Rouher nous y aide. Ce discours est empreint d’une grande confiance dans le succès de l’entreprise mexicaine. « La France, a dit le ministre, continuera de protéger le Mexique jusqu’à l’entière consolidation de son œuvre. » Quelques personnes ont trouvé cette déclaration trop énergique ; elles y ont vu un engagement dangereux. Nous ne partageons point cet avis : l’engagement réside dans les antécédens de la question et dans toute la politique du gouvernement ; le gouvernement fait bien de mettre dans son langage ce qui est dans ses actes : c’est la meilleure façon d’inspirer au nouvel établissement mexicain la confiance qu’il a besoin, pour réussir, d’avoir en lui-même, et d’abréger pour nous la période des difficultés et des sacrifices. M. Rouher a aussi annoncé la conclusion d’un nouvel emprunt mexicain. On dit que cet emprunt, souscrit par les premiers établissemens ou maisons de banque de France, se présente aux souscripteurs avec un grand luxe de conditions séduisantes. Il doit rapporter un gros intérêt ; il est accompagné de loteries énormes offrant deux fois par an des lots d’un demi-million ; il jouira d’un double amortissement, le premier en espèces, le second en rentes françaises. Nous savons que le public est de nos jours très sensible à ces amorces, et que ce système des loteries et des amortissemens est un trait traditionnel de la politique financière de la maison de Habsbourg. Nous eussions mieux aimé pour notre part une combinaison financière plus sobre. Quand M. Rouher a dit que la France protégerait l’empire mexicain jusqu’à l’entière consolidation de son œuvre, il a donné au gouvernement de l’empereur Maximilien une garantie morale dont devraient profiter les finances mexicaines. Étant dans une telle disposition, le gouvernement eût donc pu garantir l’emprunt mexicain et fournir par là au Mexique le moyen de réaliser une sérieuse économie.

L’Italie et la question romaine, abordées par M. Thiers dans un de ses discours les plus amples et les plus élevés, auront fourni à la discussion de l’adresse le plus large thème de politique étrangère qui ait été traité cette année devant le corps législatif. Il serait bien téméraire à nous, qui avons à peine eu le temps de lire le discours de M. Thiers, de juger dès aujourd’hui ce grand essai d’histoire contemporaine et de politique. Nous avons le malheur de ne point partager l’opinion de M. Thiers sur les questions de Rome et d’Italie. M. Thiers, comme tout artiste éminent, est créateur ; réunis et disposés par lui, les faits qui remplissent ses compositions s’imprègnent de la lumière dont son imagination les colore, se teignent pour ainsi dire des qualités de son esprit et de son âme, et présentent un ensemble de vie même aux yeux de ceux qui n’y reconnaissent plus la réalité exacte qu’ils ont pu étudier de près. Ce discours de M. Thiers est un miracle de son art. Des événemens qui ont rempli plusieurs années à distribuer, des intérêts qui touchent la France et le monde à classer suivant leur gradation imposante, le passé interrogé sans cesse comme pour répandre une lumière poétique sur le présent, l’esprit semé partout, l’émotion éclatant avec d’autant plus de force qu’elle est moins prévue, tout cela fondu avec ce naturel parfait où, comme dans le modelé des grands maîtres ; on savoure l’art le plus caché et le plus exquis, voilà ce discours. L’orateur a pu exercer d’autant plus librement ses facultés merveilleuses qu’il embrassait un sujet arrivé déjà à une certaine perspective, où il n’était plus obligé de suivre les faits au jour le jour dans l’enchaînement qui les produit, où il pouvait trier en quelque sorte les événemens, mettre les uns en relief et laisser les autres dans l’obscurité. Aussi ce discours ressemble-t-il plus à une grande théorie politique qu’à une discussion pratique commandée par l’action pour aboutir à l’action. Chose curieuse, M. Thiers, comme historien, montre une application scrupuleuse à suivre la liaison des faits, à la comprendre et à en expliquer la nécessité. Cette attention donnée à l’enchaînement nécessaire des faits a servi de prétexte au reproche de fatalisme qui lui était adressé autrefois par M. de Chateaubriand. Dans son discours d’hier, la préoccupation du théoricien l’a emporté sur l’habitude de l’historien. Au lieu de se placer devant les faits, il s’est adossé à sa théorie et ne s’est inquiété que des résultats des événemens qu’il y pouvait raccorder. De là de piquantes contradictions que nous n’avons pas le temps de relever, celle-ci par exemple : M. Thiers combat l’unification de l’Italie et loue la paix de Villafranca. Or l’une a été l’effet immédiat et nécessaire de l’autre. On ne songeait guère en Italie à l’unité avant la paix de Villafranca ; mais cette paix, qui affichait la prétention de rétablir les princes autrichiens renvoyés des duchés et de compenser de princes autrichiens la majorité de la confédération projetée, tua toute idée de fédération, et ne laissa aux premiers citoyens de l’Italie compromis dans les révolutions locales d’autre refuge que l’unité. Il faut avoir vu le désespoir des Piémontais, des Toscans, des Romagnola, à la nouvelle du traité de Villafranca, pour comprendre comment l’idée de l’unité jaillit de la nécessité même. Ah ! si la promesse que l’Italie serait affranchie jusqu’à l’Adriatique avait été remplie, si l’on n’avait point fait cette paix de Villafranca que M. Thiers vante, l’unité de l’Italie, que M. Thiers déplore, n’eût point été tentée, et la fédération, que M. Thiers préfère, eût été établie dans la péninsule. Il n’y a point eu dans l’histoire de la révolution française ou dans l’histoire de Napoléon d’événement empreint d’un caractère de nécessité soudaine aussi manifeste que celui de l’unification italienne déterminé par la paix de Villafranca. La grande difficulté de la question romaine est née sans doute de l’unification italienne : c’est l’entraînement de l’unité qui a produit le choc dont le pouvoir temporel est ébranlé ; mais ici, lorsqu’il réclame le maintien du pouvoir temporel comme un droit de la conscience des catholiques, lorsqu’il fait une espèce de dogme « du principe de l’unité de la foi sous l’autorité d’un chef complètement souverain dans la résidence qu’il occupe, » M. Thiers ne s’aperçoit-il pas qu’il dépasse de beaucoup le dogme religieux, que jamais la foi des catholiques n’a été liée à la souveraineté du pape sur sa résidence, — que penser autrement, ce serait exclure du catholicisme les premiers et les plus beaux siècles de son histoire, que par conséquent les catholiques ne puisent dans cette foi prétendue aucun droit de conscience contre l’indépendance des Romains ? Si l’on y regardait de près, il est d’autres appréciations de M. Thiers qui ne sont point faites pour paraître orthodoxes aux catholiques. La crainte qu’éprouve l’illustre orateur de voir les papes, s’ils perdaient la souveraineté de Rome, tomber au rang des patriarches de Constantinople ne sera point et ne saurait être partagée par les catholiques. À leurs yeux, l’évêque de Rome a reçu d’autres promesses que l’évêque de Constantinople ; puis, chez les patriarches byzantins, le schisme, la séparation, avaient été précédés et motivés par l’hérésie. Nous croirions manquer au respect que nous devons à M. Thiers, si nous tentions de marauder autour d’un discours auquel on ne peut répondre que par une contradiction attentive et méditée. Cependant, en quittant ce merveilleux morceau d’éloquence, nous ne pouvons nous empêcher de faire deux observations pour nous rassurantes : la première, c’est que M. Thiers parle des Italiens en termes sympathiques ; il est pour eux bienveillant et juste, il reconnaît la sagesse et l’esprit politique qu’ils ont montrés depuis leur émancipation ; la seconde, c’est qu’il n’indique aucun plan de conduite par lequel il soit possible de mettre fin à la difficulté romaine. La convention du 15 septembre est au moins un moyen pour nous de sortir de la question italienne, et peut-être aussi le meilleur moyen de préparer une réconciliation entre, le pape et l’Italie. M. Thiers blâme les faits accomplis, mais ne suggère aucune combinaison qui les puisse détruire ou corriger ; il ne nous apprend point comment on peut sortir des difficultés qu’il signale. « La seule façon d’en sortir était de n’y point entrer » semble dire son discours d’un air narquois. Ce silence de M. Thiers sur les solutions nous console ; s’il en connaissait de plus efficaces que la convention du 15 septembre, il n’eût point manqué de nous en faire part, et s’il en existait de semblables, il est certain qu’il les connaîtrait. Attendons alors l’événement sans trop de trouble, en faisant des vœux pour que l’Italie et la cour de Rome donnent au monde une meilleure idée de leur sagesse, que celle qu’en ont en France leurs trop chaleureux amis.

Tandis que nous achevons le débat de l’adresse, le parlement anglais a terminé la première partie de sa session et a pris depuis huit jours ses vacances de Pâques. La session anglaise a été jusqu’à présent assez terne et fort peu accidentée. C’est à peine si on a pu relever depuis deux mois une séance intéressante de la chambre des communes ; il n’y a point eu de lutte de parti ; la seule discussion de quelque importance a été motivée par une demande de crédit pour construire des fortifications au Canada. De très bons esprits, M. Lowe entre autres, qui a pris dans la chambre des communes une position considérable depuis qu’il a quitté un poste secondaire qu’il occupait dans le cabinet, se sont élevés contre cette dépense. Suivant eux, c’est perdre de l’argent que de l’employer à créer au Canada un système de fortifications : leur opinion est que, si le Canada était jamais attaqué par les États-Unis, il serait impossible à l’Angleterre de le défendre. Avec les masses d’hommes dont les États-Unis pourraient disposer, l’Angleterre serait impuissante à repousser une invasion ; elle perdrait dans ce conflit ses possessions continentales, et ne trouverait qu’une stérile revanche dans le bombardement et l’incendie des ports américains par ses vaisseaux cuirassés. Cette délibération sur les fortifications canadiennes a fourni aux hommes d’état anglais l’occasion de revenir à des sentimens plus équitables et plus politiques envers les États-Unis. Les derniers succès des fédéraux semblent avoir averti les Anglais de la faute qu’ils ont commise depuis l’explosion de la guerre civile en montrant une partialité si injuste pour la cause du sud. Quelques-uns des principaux ministres, M. Gladstone, lord Russell, ont commis de véritables étourderies au commencement de la guerre civile. « Le nord, déclara un jour lord Russell, combat pour l’empire, et le sud pour l’indépendance. » M. Gladstone, avec sa vive imagination, s’était mis à professer pour les chefs du sud une admiration enthousiaste, et saluait bruyamment dans M. Jefferson Davis le fondateur d’une nouvelle nation. Deux hommes d’état s’étaient abstenus de ce décevant enthousiasme : c’étaient sir George Cornewall Lewis de regrettable mémoire, celui dans lequel on se plaisait à voir le futur chef du parti libéral, le successeur désigné de lord Palmerston, et M. Disraeli. Sir George Lewis, esprit impartial et sensé par excellence, contint tant qu’il vécut ses impétueux collègues, et passe pour avoir empêché le cabinet anglais de prendre à l’égard des États-Unis des mesures inconsidérées. Quant à M. Disraeli, son mérite a été de résister aux entraînemens de son propre parti et de comprendre que la robuste démocratie américaine n’était point aussi près d’une dissolution que le supposaient les absolutistes et les vaniteux aristocrates d’Europe. Cette séance de la chambre des communes où fut présenté le projet des fortifications canadiennes fournit à MM. Forster et Bright l’occasion de prononcer de mâles discours qui iront effacer certainement en Amérique le fâcheux effet des manifestations hostiles à la cause du nord qui ont été prodiguées en Angleterre depuis quatre ans. M. Forster, esprit ouvert, orateur vigoureux, est l’un des chefs les plus autorisés du parti radical ; M. Bright, depuis que la guerre civile a éclaté aux États-Unis, a consacré les plus beaux efforts de son éloquence à redresser les erreurs et les préjugés de ses compatriotes contre la cause fédérale. Le soir où l’on discuta les fortifications canadiennes, les nouvelles qui annonçaient les succès décisifs de Sherman étaient arrivées, et M. Bright put parler des affaires américaines avec un accent de triomphe. Sa harangue fut magnifique. L’orateur fut touchant, surtout lorsqu’il parla de la fermeté stoïque montrée par les ouvriers anglais pendant la crise cotonnière et de la constante énergie avec laquelle ces ouvriers, ruinés par la guerre civile américaine, ont résisté aux excitations des partisans du sud, qui les poussaient à faire contre le nord des manifestations populaires. Les classes ouvrières anglaises comprirent que c’était avec le nord qu’était la véritable cause de la liberté démocratique, et ne se laissèrent point entraîner par le désespoir de la misère contre le peuple qui représente le plus glorieusement et le plus énergiquement dans le monde la démocratie organisée. Au reste, M. Bright, qui connaît bien l’esprit américain, a rassuré ses compatriotes contre les craintes que leur inspirait la perspective de la cessation prochaine des hostilités en Amérique. M. Bright ne croit point que les États-Unis, une fois pacifiés, cherchent à se venger des injures qu’ils ont eu à subir de la part de quelques gouvernemens européens. Lord Russell a cru devoir répondre à la chambre des lords au véhément discours de M. Bright. Le secrétaire d’état a démontré que le gouvernement anglais n’avait point fait acte d’hostilité envers les États-Unis en reconnaissant aux confédérés les droits de belligérans, puisque ces droits leur avaient été reconnus dès le début de la guerre par le gouvernement de Washington lui-même. Il résulte cependant du discours de lord Russell que le gouvernement américain se propose de demander à l’Angleterre des réparations pour les dommages causés au gouvernement des États-Unis par les corsaires confédérés construits, équipés, armés dans les ports anglais. Ces réclamations sont ajournées jusqu’à la fin de la guerre ; jusque-là, l’Amérique et l’Angleterre tiennent note de leurs réclamations respectives. Il y aura là ample matière à contestations et un compte difficile à régler lorsque la paix intérieure sera rétablie aux États-Unis.

Un homme qui n’avait pas déserté, lui non plus, la démocratie américaine dans sa détresse, M. Richard Cobden, est mort bien prématurément, à la veille d’un triomphe dont il n’avait jamais douté. La mort a placé dans tout son lustre, devant son pays et devant le monde, la grande et honnête figure de Richard Cobden. On ne pouvait pas s’attendre à voir disparaître de la scène politique un homme qui y avait rempli un si grand rôle, et qui semblait y devoir tenir longtemps encore une si grande place. Parmi les hommes illustres de notre époque, il n’en est point qui aient eu une carrière aussi digne d’envie que celle de M. Cobden, car sa gloire a été exclusivement celle d’un bienfaiteur désintéressé de l’humanité. M. Cobden a eu le bonheur de conquérir pour les classes pauvres de son pays le pain à bon marché, la subsistance à son prix naturel, tel qu’il résulte des conditions commerciales. Le mérite de M. Cobden a été grand sans doute, mais il faut convenir que la situation particulière de l’Angleterre rendit sa tâche d’émancipateur commercial plus facile qu’elle n’eût pu l’être dans aucun autre pays. En effet, en Angleterre, la classe protectioniste par excellence, celle des propriétaires fonciers, qui profitaient du renchérissement artificiel des céréales obtenu par le mécanisme de l’échelle mobile, était une classe peu nombreuse, riche, séparée, du reste de la nation. M. Cobden, ce fut son grand avantage, eut à lutter contre une aristocratie territoriale : il eut donc pour lui toutes les classes moyennes et populaires, c’est-à-dire la masse de la nation et l’ensemble des intérêts politiques, naturellement tournés contre une aristocratie qui exploitait sa prépondérance dans l’intérêt clairement visible de sa richesse particulière. En France ou en Amérique, où, il n’eût pas. rencontré l’isolement et par conséquent la faiblesse d’un intérêt aristocratique, où il eût trouvé liées à l’intérêt apparent de la protection les classes moyennes et les existences les plus modestes. Il eût sans doute moins heureusement mené la campagne de la liberté du commerce. Après les services qu’il a rendus, ce qu’il faut louer dans M. Cobden, c’est son caractère et son talent. Cet honnête homme avait été admirablement doué. L’instruction littéraire, la culture des universités lui avaient manqué, ses compatriotes proclament cependant qu’il parlait et écrivait naturellement le plus correct et le plus savoureux anglais. Son éloquence était naturelle et directe, ne courant point après les ornemens, tendant au vrai par le bon sens. Elle était spirituelle, elle était animée ; mais, chose curieuse, cet homme qui conduisit l’agitation la plus ardente qu’on ait vue au sein d’un peuple libre ne s’est jamais laissé aller à la violence contre les personnes, et n’a laissé dans l’âme de ses adversaires aucun haineux ressentiment. M. Cobden a montré pendant sa carrière le désintéressement le plus complet. Son succès a été en grande partie celui des institutions de sa patrie. À quelle impuissance n’eût pas été condamné le génie de cet apôtre de l’économie politique ! que fût devenue sa splendide et bienfaisante vocation, s’il eût vécu dans un pays privé des libertés nécessaires, où il faut une autorisation du ministre pour créer une association ou fonder un journal, et où l’on n’a guère l’espoir de devenir député qu’à la condition d’être candidat du gouvernement ? Lord Palmerston a donc eu raison de reporter en grande partie aux institutions anglaises le succès d’un parvenu de la démocratie tel qu’était Cobden. Peut-être, cet homme regrettable n’appréciait-il point assez cette féconde vertu des institutions libres, lorsqu’il considérait l’état politique des pays qui lui étaient étrangers ; mais il a donné, à un autre point de vue, un exemple dont on peut faire partout son profit. Auteur d’une révolution économique, membre populaire de la chambre des communes, M. Cobden, toutes les traditions anglaises l’y portaient, pouvait aspirer au pouvoir ; le ministère lui fut proposé, il le refusa. À l’autorité qui est attachée à une place, la génie libre et naturel de M. Cobden eut toujours la fierté de préférer l’autorité qui émane de l’homme et qui est spontanément acceptée par le public, l’autorité que n’entravent ni les affectations ni les servitudes officielles, et qui s’exerce par les libres manifestations de la vie.


E. FORCADE.


V. DE MARS.