Chronique de la quinzaine - 30 avril 1865

Chronique n° 793
30 avril 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 avril 1865.

Les nouvelles des États-Unis nous ont apporté en quinze jours la plus grande consolation politique que l’opinion libérale ait reçue depuis quinze ans dans le monde, et aussi une des plus vives douleurs que la tragédie des choses humaines puisse causer à ses spectateurs émus.

La douleur est venue la dernière. M. Lincoln, qui pendant quatre années avait soutenu, au milieu des plus difficiles et des plus cruelles épreuves qu’une nation puisse traverser, la fortune de tous côtés mise en péril de la république démocratique et libérale des États-Unis, M. Lincoln, qui avait avec une si tranquille fermeté d’âme sauvé son pays de la calamité d’une dissolution intérieure, M. Lincoln, qui venait d’assister aux dernières victoires par lesquelles a été assurée l’intégrité de la république américaine, M. Lincoln, qui entrevoyait maintenant le bienfait de la paix civile restaurée et appliquait déjà sa pensée honnête et scrupuleuse à l’œuvre de la réconciliation des partis et de la réorganisation de la grande patrie américaine, M. Lincoln est tombé tout à coup sous le pistolet d’un assassin fanatique. Un atroce complot qui voulait anéantir à la fois la pensée et le bras du gouvernement américain, qui voulait frapper au même moment le général Grant, M. Seward et M. Lincoln, n’a point manqué la plus élevée des victimes qu’il avait désignées, et a obtenu l’horrible succès de tuer le président de la république.

Un mouvement universel de stupeur, d’indignation et d’affliction a répondu à ce forfait. L’Europe, les États-Unis le sauront, n’a pas été moins émue qu’eux-mêmes du crime sous lequel leur chef a succombé. Des sentimens et des préoccupations de plusieurs sortes se sont mêlés dans cette surprise douloureuse. On a été comme foudroyé du contraste soudain qui plaçait une telle catastrophe au lendemain des grandes et décisives victoires obtenues par le gouvernement américain. On s’est trouvé à l’improviste en face de l’inconnu ; on s’est demandé avec anxiété ce qu’une telle perte allait susciter d’embarras à l’œuvre de la réconciliation américaine, à quelles mains allait passer le pouvoir suprême, quelles violences et quelles représailles amènerait peut-être la détestable provocation de l’assassinat politique ; mais cet étonnement, ces doutes, ces craintes, ont été dominés dans la conscience des communautés européennes par l’élan de sympathie qui s’est porté vers la noble et généreuse victime. La douleur générale s’est soulagée spontanément pour ainsi dire en essayant de rendre justice aux mérites et aux vertus de M. Lincoln. Certes, chez quelques-unes des grandes nations et dans plusieurs régions gouvernementales de l’Europe, on avait été loin d’être équitable depuis quatre ans envers M. Lincoln et ses plus dévoués collaborateurs. La mort semble avoir révélé à tous ce que valait cet honnête homme : elle a appris aux indifférens et aux inattentifs eux-mêmes la perte que faisait en lui la cause de la probité politique et de l’humanité. L’opinion a eu des torts envers M. Lincoln vivant ; on dirait qu’elle fait un effort religieux pour les réparer devant sa mort.

Ce spectacle est d’une haute moralité. Qu’était-ce que le dernier président lorsque l’élection le porta au pouvoir suprême, et lorsqu’éclata la guerre civile qui semblait devoir produire la dissolution des États-Unis ? La biographie de M. Abraham Lincoln était alors déjà connue ; mais elle n’était pas de celles qui appellent sur leur héros l’admiration de nos foules européennes ou les sympathies exclusives de nos cercles raffinés. Rien de brillant dans la carrière de l’homme, aucun des prestiges qui s’attachent au talent éprouvé. La seule chose extraordinaire que présentât la vie de M. Lincoln était son élévation au premier poste de l’état, et cette élévation même était une cause de surprise et de défiance. Avec les préjugés dont nous sommes pétris dans notre vieille Europe, combien peu de gens étaient en état de comprendre que celui qui avait commencé la vie en ouvrier illettré pût devenir le chef éclairé d’une nation de trente-cinq millions d’âmes ? Nous ne connaissons en Europe en matière politique que les éducations lentes qui se font par les traditions de classes, par les surnumérariats administratifs, par les longues cultures littéraires. Vieux classiques politiques, nous ne nous doutons point que la plus rapide et la plus robuste des éducations, si peu élégante et gracieuse qu’en soit la forme, est, sous un régime affranchi de toute entrave sociale factice, celle de la vie privée militante et laborieuse, unie à la vie politique pratiquée à travers les institutions libres. M. Lincoln était donc un ancien ouvrier, un rail-splitter, qui s’était instruit lui-même, s’était mis en état de devenir clerc d’avoué, puis avocat, et qui avait parcouru les divers échelons des fonctions politiques plus facilement qu’il n’était monté du travail manuel à l’exercice d’une profession libérale. Il arrivait du rude ouest, enfant mal dégrossi de ses œuvres, absolument dépourvu de la suffisance, des belles manières et du lustre qui accompagnent le politician exercé, le spéculateur heureux des cités commerçantes, le planteur gentilhomme des états du sud. Ses amis et lui parvenaient pour la première fois à la direction des affaires. Le pouvoir avait été depuis longtemps le monopole de la coalition sudiste et démocrate dont ils venaient de triompher, et il semblait qu’il n’y eût d’hommes d’état reconnus en Amérique que ceux qui avaient été les chefs de cette coalition. Ses propres principes n’étaient pas assez nettement fixés pour édifier pleinement l’opinion sur sa politique future. Il semblait qu’il dût porter dans le gouvernement cette sorte d’hésitation et de gaucherie qu’il avait dans sa personne. C’était même à cause de ce qu’il y avait en lui d’un peu confus et d’effacé qu’on l’avait préféré aux candidats mieux connus du parti républicain, au brillant et aventureux général Fremont, à l’éloquent et habile M. Seward. En un mot, M. Lincoln n’était point de ces hommes qui ajoutent au pouvoir dont ils sont investis une force et un éclat acquis d’avance et qui leur soient personnels ; il était de ceux au contraire qui empruntent leur grandeur et leur prestige à la tâche dont ils sont chargés, aux devoirs qu’elle leur impose, à la façon dont ils remplissent ces devoirs. Il n’était pas, grâce à Dieu, de cette famille des grands hommes de l’ancien monde de qui il a été dit : « Il est heureux que le ciel en ait épargné le nombre au genre humain. Pour qu’un homme soit au-dessus de l’humanité, il en coûte trop cher à tous les autres. » Mais aux premières paroles, aux premiers actes de M. Lincoln, on put aisément pressentir qu’il serait porté par sa mission et ne serait point au-dessous de sa situation. M. Lincoln parut prendre pour règle de conduite dès le principe une loi dont l’observation glorifie les simples et grandit les humbles : il chercha la direction que lui indiquait le devoir simple, le devoir prochain, le devoir étroit, celui qui se révèle et s’impose immédiatement, et que l’on ne crée point pour ainsi dire par un effort et un caprice d’induction philosophique. M. Lincoln prit le gouvernement, décidé, selon une expression commune dont sa vie et sa mort font comprendre toute la beauté, à être l’esclave du devoir. On se souvient des circonstances au milieu desquelles il arriva en 1861 à Washington pour prendre la présidence. Il venait d’échapper à des tentatives d’assassinat ; la cause de l’intégrité des États-Unis n’avait alors que les plus débiles défenseurs, et le commandant en chef de ce temps-là, le vieux général Scott, crut avoir remporté un beau triomphe en maintenant dans la capitale assez d’ordre pour rendre possible la cérémonie de l’inauguration du nouveau président. M. Lincoln montra tout de suite qu’à ses yeux le devoir simple, direct et prochain était le maintien de l’Union et de l’intégrité de sa patrie. Il serra la ligne tracée par ce devoir d’aussi près que possible. Il fallait enlever tout prétexte à ceux qui préparaient et proclamaient la séparation des états du sud ; le prétexte allégué par les partisans de la séparation était le dessein qu’ils attribuaient au parti républicain arrivé au pouvoir d’imposer violemment aux états du sud l’abolition de l’esclavage. M. Lincoln, la suite l’a fait voir, éprouvait assurément la répugnance de tout esprit éclairé et de toute conscience droite contre cette institution de l’esclavage que les fanatiques du sud ne craignaient point d’ériger depuis tant d’années, une institution de droit divin ; mais le devoir simple, direct et par conséquent supérieur du président des États-Unis était de conserver l’Union avant de travailler à l’abolition, d’être unioniste avant d’être abolitioniste. M. Lincoln se montra donc prêt, si l’Union était conservée, à laisser à ses adversaires toutes les chances des compromis honorables sur la question de l’esclavage. Combien cette modération ne lui fut-elle pas reprochée alors ! Aux yeux des uns, c’était l’affaiblissement de la cause du nord, le désaveu des sympathies généreuses du monde acquises au gouvernement qui entreprendrait franchement et radicalement l’œuvre de l’abolition ; aux yeux des autres, c’était une politique oblique et perfide, qui dissimulait son objet final par des manœuvres procédurières. La guerre éclata, les impétueux Caroliniens chassèrent du fort Sumter la petite garnison fédérale et insultèrent les stars and stripes du drapeau national. La masse du peuple américain ressentit avec une émotion profonde cette injure ; les états du sud proclamèrent la séparation, et la lutte fut engagée. M. Lincoln résista encore aux entraînemens d’une situation si violente ; il maintint pendant de longs mois la cause de l’Union au-dessus de la cause de l’abolition, voulant laisser le plus longtemps possible une porte ouverte à la conciliation. Ce fut plus d’une année après, et quand les chances de la guerre étaient le plus contraires à la cause des États-Unis, que M. Lincoln se décidait à décréter l’abolition à titre de mesure de guerre et de légitime défense, et non encore comme un effet du droit souverain que son gouvernement se serait arrogé contre les droits particuliers des états du sud. En se plaçant ainsi dans l’accomplissement de son devoir le plus étroit, M. Lincoln, — cela ne fait pas moins d’honneur à sa sagacité qu’à sa probité, — sentait bien qu’il était sur le terrain le plus national et par conséquent le plus inexpugnable. Il s’est trouvé en définitive que l’observation persévérante du plan de conduite le plus simple a été en même temps la plus sage et la plus heureuse politique. Les dissentimens de sectaires sont venus se perdre dans le développement de cette politique simple et large à la fois, et les bonnes causes qui devaient collatéralement profiter du triomphe de l’Union n’ont rien perdu, ont au contraire tout gagné à demeurer subordonnées au plus clair et au plus considérable des intérêts nationaux. Il est évident que M. Lincoln trouva une forte sécurité d’esprit et un grand repos de conscience dans cette politique étroitement mesurée pour lui par la ligne du devoir. On en a eu la preuve dans la suite des événemens ; aucun revers ne l’avait pu abattre, aucun succès ne l’enivra. La tranquillité de son âme se manifestait dans la familiarité de son attitude et de son langage, dans cette bonne humeur qui lui était particulière, dans ces proverbes et ces innocens jeux de mots qu’il semait parmi sa conversation, et que le bon sens populaire comprenait si bien. Il y a de lui mille anecdotes et mille mots où se montre un esprit qui n’a cessé de se posséder au milieu d’une crise sans égale, et qui a toujours vu avec pénétration son chemin au milieu des circonstances confuses et périlleuses qu’il traversait. Sa fermeté simple et sereine était accompagnée d’une modération à laquelle ses contempteurs et ses ennemis d’autrefois s’empressent aujourd’hui de rendre justice. On ne l’a jamais vu téméraire et enflé dans ses prédictions, irrité ou chagrin contre ses agens malheureux, essayant d’amuser ou d’entraîner le sentiment populaire par des attaques contre les personnes ou contre les gouvernemens étrangers dont l’Amérique avait le droit de se plaindre. Il mettait par sa circonspection un soin consciencieux à éviter de grossir le nombre des périls ou des ennemis qui auraient pu menacer son pays. Après les derniers et décisifs succès militaires du nord, ses premières pensées, ses premiers mots, comme ceux aussi de l’homme que les haines politiques ont voulu lui donner pour compagnon dans la mort, M. Seward, ont été pour la clémence, pour la paix au dedans et au dehors. En peu de temps, en quatre années, cet homme, dont l’esprit et le caractère étaient une énigme pour tous au commencement de 1861, avait acquis ainsi un ascendant immense sur ses compatriotes et avait gagné toute leur confiance. On en eut la preuve retentissante dans la dernière élection présidentielle ; on en voit le poignant témoignage dans la douleur-inquiète et fiévreuse qui s’est emparée du peuple si ardent et si nerveux des États-Unis a la nouvelle de sa fin tragique.

Il faut laisser s’épancher dans ses manifestations imposantes et touchantes le vaste chagrin qui environne la mémoire de cet homme d’état fidèle a son devoir jusqu’à la mort. L’Europe a tressailli de cette douleur. Les gouvernemens despotiques du continent s’y sont associés par des témoignages officiels adressés aux représentans des États-Unis. Les peuples libres, l’Angleterre, l’Italie, s’y unissent par les démonstrations de leurs parlemens et de leurs corporations municipales. Une telle explosion de sentiment humain n’est pas seulement un hommage imposant rendu à une noble victime ; elle est un gage de sympathie donné par le monde aux États-Unis : elle marque d’un caractère ineffaçable dans la conscience de l’humanité la signification et la portée de la lutte intérieure que cette république vient de soutenir ; elle est un conseil imposant donné au gouvernement américain de persévérer dans la voie d’humanité, d’apaisement et d’indulgence où M. Lincoln était entré ; elle est en ce sens par elle-même un grand événement. Quand on considère la nature de l’émotion partout suscitée par le meurtre de M. Lincoln, il semble que l’on ait le droit d’espérer que ce funeste événement n’aura pas les conséquences politiques désastreuses que l’on a redoutées au premier moment. Des destinées comme celle de M. Lincoln, couronnées par une sorte de martyre, prêchent la clémence. Les États-Unis n’ont pas de meilleure manière d’honorer cette grande victime que de demeurer fidèles à son esprit. Le peuple américain ne tournera point en sentiment de vengeance contre le sud, qui est à ses pieds, la juste horreur que lui a inspirée un crime infâme. On a élevé des controverses déplacées sur la question de savoir à quelle opinion appartient l’assassin de M. Lincoln. Si cet assassin est bien celui qu’on a cru reconnaître, le comédien Wilkes Booth, il est difficile de douter qu’il ne fût un sécessioniste exalté. On affirme en effet que ce Booth, lors de la tentative de l’abolitioniste John Brown, qui inspira aux Virginiens, il y a quelques années, une frayeur devenue si cruelle, s’enrôla dans la troupe qui prit Brown, et qu’il fut du cortège des fanatiques inexorables qui conduisirent au gibet le malheureux fermier pensylvanien. Il y aurait une sorte de fatalité féroce dans la coïncidence qui ferait de l’un des fauteurs du supplice de Brown l’impitoyable meurtrier de M. Lincoln ; mais, quel que soit le fanatisme qui ait animé l’assassin, il y aurait une injustice odieuse à traiter comme les complices d’un meurtre les populations qui avaient fourni à Stonewall Jackson et à Robert Lee leurs héroïques soldats. Le peuple américain ne commettra point cette injustice. On s’est effrayé de voir passer, en de telles conjonctures, le pouvoir présidentiel aux mains du vice-président, M. Andrew Johnson. On a rappelé les antécédens du nouveau président, l’emportement de ses opinions, son attitude peu convenable le jour de son inauguration comme président du sénat. Les imputations dirigées jusqu’à présent contre M. Johnson ont dû être bien exagérées. Au moment de l’inauguration du 4 mars, la presse américaine et les informateurs de la presse européenne étaient bien peu disposés à l’égard d’un tel homme, nous ne dirons pas à l’indulgence, mais à l’impartialité. Il ne faut pas oublier que M. Johnson est un homme qui a déjà fourni une longue carrière. Son existence est aussi une de celles qui résument en quelque sorte en elles le progrès de plusieurs générations. Lui aussi n’avait dans son enfance fréquenté aucune école ; lui aussi a débuté par le travail manuel, et c’est en écoutant la lecture des discours de Chatam, de Burke, de Fox, de Sheridan, de Pitt, qu’il conçut sa première ambition, l’ambition d’apprendre à lire. C’est dans le livre qui contenait ces discours qu’il apprit tout seul à épeler, puis il quitta sa ville natale de la Caroline du Nord, et alla s’établir, il y a près de quarante ans, dans le Tennessee. Il prospéra par le travail et gagna peu à peu par son bon sens et son énergie la confiance des habitans de sa ville, de son comté et de son état. Successivement alderman, maire, membre de la législature de l’état, il devint plus tard gouverneur du Tennessee et membre du sénat fédéral. Il est impossible qu’un pareil homme ait pu, dans le pays de la concurrence politique par excellence, s’élever ainsi patiemment, laborieusement, par degrés, sans avoir donné la preuve d’aptitudes sérieuses. M. Johnson appartenait autrefois au parti démocrate, au parti à l’aide duquel le sud a si longtemps maintenu sa supériorité artificielle sur la confédération. Son état, le Tennessee, est un de ces border-states où régnaient de, puissans intérêts esclavagistes. Le sud avait espéré entraîner le Tennessee dans la séparation ; mais M. Johnson, quoique ancien démocrate, voulut demeurer fidèle à l’Union, et contribua par sa vigueur à retenir dans la grande patrie l’état qu’il fut chargé de gouverner. Il n’est pas surprenant qu’un homme placé dans des conditions semblables ait amassé sur lui les haines des fauteurs de la séparation, et ait été chargé par eux des couleurs les plus noires. Le pouvoir, avec ses intuitions particulières, ses grâces d’état et le sentiment de responsabilité qu’il éveille dans les âmes honnêtes, ne peut manquer de modérer ce qu’il a pu y avoir jusqu’à présent d’excessif et de violent dans les opinions et le caractère de M. Andrew Johnson. Cette mâle créature de la démocratie hésitera sans doute à compromettre son honneur dans une politique brutale qui ferait de lui un indigne successeur de M. Lincoln. Quelles que soient au surplus les attributions d’un président des États-Unis, ce magistrat suprême est toujours contenu par les liens de patrie, par l’influence des membres de son cabinet et par le contrôle des chambres. L’Union a depuis quatre ans victorieusement traversé tant et de si regrettables accidens que nous comptons bien qu’elle subira avec non moins de bonheur l’épreuve de la transmission du pouvoir dans les circonstances actuelles.

Selon nous, une fois la part faite a l’émotion causée par le double meurtre qui a frappé M. Lincoln et M. Seward, la réflexion doit revenir sans désespoir à la situation créée par les derniers épisodes de la guerre. Quel beau spectacle les États-Unis donnaient au monde avant la diversion horrible tentée par l’assassinat politique ! Quelle noble fin couronnait la grande guerre de la Virginie ! Les deux armées avaient donné des preuves de vertus militaires dont la nation réconciliée avait le droit de s’enorgueillir. Les deux généraux en chef s’étaient montrés grands hommes de guerre. Lee avait épuisé tout ce que l’art et l’intrépidité peuvent fournir de ressources à une longue défense. Grant, après avoir essayé en vain toutes les impétuosités de l’attaque, avait demandé un succès moins rapide, mais plus certain, à la patience et à une résolution inflexible ; il avait dessiné cette vaste campagne qui faisait traverser le cœur de la confédération en démontrant l’inanité de ses ressources intérieures, et qui enlevait successivement aux séparatistes toutes les issues extérieures ; puis, l’heure venue de frapper le dernier coup, il avait manœuvré et combattu, il avait débordé son adversaire, et l’avait rejeté hors de Richmond et de Petersburg en lui faisant perdre la moitié de son armée. Reprenant la promptitude et la vigueur offensive qu’il avait montrées au début de la campagne, il avait atteint et débordé encore une fois l’ennemi dans sa retraite, et pouvait l’écraser dans un dernier combat. Alors, avec une générosité d’âme qu’on ne saurait trop louer, avec un admirable sentiment de l’opportunité politique, il était allé au-devant de Lee et lui avait offert de mettre bas les armes en des termes et à des conditions qui devaient impérieusement transformer une capitulation militaire en une réconciliation patriotique. La correspondance échangée durant quelques jours entre les généraux Grant et Lee sera une des belles pages de l’histoire. Quelle simplicité, quelle droiture, quels ménagemens discrets et attentifs pour l’honneur, d’un ennemi malheureux ! Quel empressement à reconnaître et à appeler à soi un digne concitoyen dans l’adversaire politique réduit à l’impuissance. Et dans cette générosité nul faste, nulle emphase, rien qu’une fermeté franche et sobre, un sentiment de respectueuse estime pour le vaincu. Jamais, dans l’histoire d’aucun peuple, victoire aussi dignement portée par le vainqueur n’avait mis fin à une guerre civile, et, sans rien enlever au général Grant du mérite qui lui appartient dans ce beau mouvement, la justice veut que l’on dise que le général n’a été dans cette circonstance que l’interprète heureux des sentimens du peuple américain. Jamais les Américains du nord n’ont porté dans cette guerre d’hostilité implacable contre leurs adversaires : Les Américains du nord ne voulaient point croire à la sincérité de la passion séparatiste du sud. Ils croyaient dans les premiers temps de la guerre que l’insurrection ne cachait qu’une manœuvre politique, et ils attendaient avec une naïveté curieuse le retour des rebelles à l’Union. C’est cette illusion, dont le mérite était du moins d’écarter les violences de la passion, qui, dans les premiers temps, a empêché le nord de faire des efforts proportionnés à la grandeur de la lutte. Même après que le nord se fut imposé tous les sacrifices que réclamait la grandeur de la guerre, l’ancienne illusion a contribué à y modérer les sentimens violons que la guerre fait naître. Aussi, quand nous ne pouvions prévoir les boucheries accomplies au théâtre de Washington et dans la maison de M. Seward, nous étions sûrs et nous annoncions ici que le nord étonnerait le monde par sa générosité envers les rebelles vaincus. La correspondance de Grant et de Lee commençait à nous donner raison ; nous ne cessons pas d’espérer qu’il ne sera point au pouvoir de quelques scélérats vulgaires de faire perdre à un peuple libre l’équilibre de sa raison et de sa magnanimité.

Devant les terribles scènes que les derniers courriers d’Amérique ont mises sous nos yeux, les petites affaires courantes dont s’occupe notre Europe paraissent bien mesquines et bien froides. Comment, en quittant les États-Unis, aurait-on le courage de s’occuper de l’affaire des duchés de l’Elbe et des prouesses de M. de Bismark ? Il faut entrer là dans l’infiniment petit d’un procès de mur mitoyen. Dans cette question, qui a passionné un grand peuple au point de lui faire commettre une injustice contre une nation faible, dans cette question où retentissait le mot sonore de nationalité, on en est venu maintenant à discuter et à définir avec la lenteur et les distinctions propres aux chancelleries allemandes les droits de co-possession ! Cette phase de la co-possession menace de durer longtemps et de fournir une longue étape aux desseins de lente invasion de la Prusse. Le gouvernement prussien envoie une escadre a Kiel. Grand émoi de tous côtés. Kiel sera donc un port prussien ! Que deviennent les droits du futur et hypothétique duc de Holstein, et ceux de la diète fédérale, et ceux de l’Autriche, qui s’est jointe à la Prusse pour faire la conquête des duchés ? La lente Autriche, dont les ministres dans ces derniers temps se sont montrés plus lents qu’en aucune circonstance passée, l’Autriche s’émeut et demande des explications à la Prusse. Voilà M. de Bismark bien heureux ! Il tient le sujet d’une de ces controverses transversales qui ont pour lui un prix infini, car elles font gagner du temps et ajournent la solution principale. M. de Bismark se retourne donc vers l’Autriche. « Vous commettez, lui dit-il, une étrange méprise, si vous vous imaginez que je fais de Kiel un arsenal prussien parce que j’y envoie une escadre. Vous pourriez vous tromper sur les apparences, si j’envoyais toute ma flotte à Kiel ; mais je n’en fais entrer qu’une partie dans cette belle rade. Je fais simplement acte de co-possesseur ; vous et moi, nous sommes co-possesseurs des duchés ; je le suis autant que vous, vous l’êtes autant que moi. Entendons-nous ensemble, si vous le voulez, sur la façon dont nous devrons co-posséder. » Le débat est en train ; quand finira-t-il ? Probablement pas avant qu’il ne plaise à quelque grosse puissance de chercher dans les empiétemens de la Prusse l’occasion et le prétexte de satisfaire quelque part son appétit. Les peuples allemands aiment les États-Unis, y émigrent, y fondent des cultures et des villes. Quand on voit les misères dans lesquelles ils sont traînés par leurs pompeux hommes d’état aux grands uniformes constellés de plaques, on se demande s’ils ne feraient pas mieux de réaliser chez eux les États-Unis, au lieu d’aller les chercher au-delà de l’Atlantique.

En Angleterre, si l’on ne rencontre pas toujours le brillant et l’éclat, on évite du moins l’absurde et on tombe souvent sur le bon sens et la solidité. Le parlement a fini ses vacances de Pâques, et la chambre des communes a eu cette solennité annuelle qui s’appelle l’exposé financier du chancelier de l’échiquier. M. Gladstone a présenté avec son talent accoutumé la revue des finances anglaises. Le résultat du dernier exercice financier lui fait honneur, ainsi qu’à son pays. Les dépenses ont été inférieures aux prévisions ; les recettes tout au contraire ont dépassé de beaucoup l’estimation primitive. M. Gladstone se trouve ainsi, en clôture d’exercice, maître d’un excédant disponible supérieur à 100 millions de francs. En parcourant les divers articles de recettes, M. Gladstone y trouve, suivant son habitude, la matière d’une histoire intéressante du commerce anglais durant l’année écoulée ; mais l’intérêt d’un pareil exposé en Angleterre n’est point là précisément : il est surtout dans l’emploi pratique que l’on devra faire de l’excédant de ressources dont on dispose. Un tel excédant, le fameux surplus des chanceliers de l’échiquier, fournit le moyen de dégrever les taxes. Là commence la bataille des taxes, qui, à l’envi l’une de l’autre, demandent la faveur du dégrèvement, et chacune d’elles a de chauds avocats dans les partis et les intérêts économiques représentés à la chambre. M. Gladstone a fort bien dépeint cette lutte des taxes par un vers virgilien :

Circumstant fremitu denso, stipantque frequentes.

Il n’y aurait pas de discours financier parfait en Angleterre sans une citation latine bien amenée. M. Gladstone a éconduit la taxe sur le malt, patronnée par les tories, mais il a parfaitement accueilli le droit sur le thé et l’income-tax, qu’il a favorisés de réductions notables et entre lesquels il a partagé son magique surplus. Ainsi, chose curieuse, tandis que dans le reste du monde la dépense va toujours plus vite que le revenu et que chacun s’endette et emprunte, l’Angleterre résout sous nos yeux ce problème unique d’opérer des réductions importantes sur le capital et les arrérages de sa dette, de réaliser chaque année des excédans de recettes, et de les appliquer à de fécondes réductions des impôts directs et indirects. Singulière infériorité du gouvernement parlementaire ! Quand nous demandons sur le continent à nos pouvoirs absolus de nous accorder la liberté, ils nous disent que nous ne sommes point dignes encore de la liberté anglaise. Que notre vengeance soit de leur répondre : Et vous qui nous donnez de si haut des leçons si humiliantes, essayez du moins de mettre vos finances à la hauteur des finances anglaises ; vous aurez beau faire, jamais vous n’y réussirez sans la liberté !

Un pays que les difficultés d’un enfantement politique trop récent empêchent encore d’avoir des finances bien réglées, quoiqu’il ait des institutions libérales, c’est l’Italie. Ne pouvant aspirer encore à équilibrer ses revenus avec ses dépenses, le gouvernement italien, tout en remaniant l’impôt de façon à le rendre plus productif, fait appel aux ressources extraordinaires et à l’emprunt, et assure ses recettes pour deux ans. A mesure que l’opinion en Europe se familiarisera davantage avec les affaires italiennes, on comprendra plus facilement que l’Italie est en état de faire face aux engagemens qu’elle contracte, et ne tardera point à sortir de la période laborieuse des emprunts. C’est ce qu’a parfaitement démontré le comte Arrivabene dans une brochure qu’il vient de publier sous la forme d’une lettre adressée à lord Stratford de Redcliffe. Mais un incident religieux plus piquant qu’une question de finances occupe en ce moment l’attention de l’Italie et de l’Europe. Nous voulons parler de l’ouverture que le pape a faite au roi Victor-Emmanuel relativement à l’administration des diocèses italiens, ouverture qui a motivé la mission de M. Vegezzi à Rome. Nous n’avons point la pensée d’exagérer l’importance de ces premières relations engagées entre la cour de Rome et l’Italie. Il n’est pas cependant interdit aux politiques les moins téméraires d’y voir avec plaisir la fin de l’état violent où Rome et le gouvernement italien se trouvaient vis-à-vis l’un de l’autre. L’avenir nous apprendra ce que le bon sens du pape et la finesse italienne pourront tirer de ce premier échange de paroles et d’idées. Nous persévérons, quant à nous, dans l’opinion que nous avons plus d’une fois exprimée ici ; nous sommes convaincus que l’Italie et le pape, lorsqu’ils se trouveront face à face et qu’il n’y aura plus d’étrangers, sauront s’entendre et pourront résoudre d’une façon imprévue la question romaine. Nous avertissons ceux de nos amis que l’opinion libérale ne peut voir sans étonnement se vouer à la défense du pouvoir temporel qu’ils sont exposés de ce côté à de curieuses surprises, et courent le danger de se réveiller un jour plus papistes que le pape.

L’empereur est parti pour l’Algérie. Aucune explication officielle n’ayant été donnée sur l’objet politique et la convenance de ce voyage, nous croirions nous rendre coupables d’indiscrétion, si nous cherchions à feu deviner le sens et à en expliquer d’avance la portée.


E. FORCADE.


Lorsque M. Thiers, avec son éminent esprit et sa vive éloquence, exposait récemment dans la discussion de l’adresse les conditions d’un bon gouvernement, c’est-à-dire d’un gouvernement libre, il nous a proposé, entre autres modèles d’un régime vraiment constitutionnel, l’exemple de ce qui se fait en Espagne. L’honorable M. Thiers, qu’il nous permette de le dire, était trop modeste, et nous avons bien le droit d’avoir une plus haute ambition : il a réjoui l’orgueil du ministre de l’intérieur de Madrid, M. Gonzalez Bravo, qui a pu se parer de ce bienveillant certificat de libéralisme ; mais M. Thiers a pris une circulaire pour la réalité, ou tout au moins il s’est trompé de date dans l’histoire de la politique espagnole actuelle. La situation de l’Espagne n’est malheureusement ni aussi brillante ni aussi enviable ; depuis quelque temps même, elle retombe à vue d’œil dans une de ces crises qui font tout aussitôt courir en Europe les bruits d’une révolution ou d’une émeute à Madrid. Après six mois d’existence du ministère Narvaez, voilà où en est l’Espagne : des coups de fusil dans la rue, l’agitation extérieure retentissant dans le parlement, les passions rallumées, les affaires allanguies et comme nouées. A qui la faute ? comment se fait-il qu’en pleine possession d’une majorité parlementaire habilement conquise, au milieu d’un pays qui ne demande qu’à vivre à l’abri des commotions, qui a besoin de la paix et qui le sent, comment se fait-il qu’ainsi placé le gouvernement se trouve conduit tout à coup à une de ces échauffourées sanglantes que rien n’explique ni ne motive ? — C’est la faute de l’opposition, dira-t-on ; c’est la faute des révolutionnaires et des démagogues : le ministère n’y est pour rien, il n’a fait que défendre l’ordre et le principe d’autorité. — Le ministère est pour beaucoup au contraire dans les dernières scènes de Madrid, ou, pour mieux dire, dans l’épaisse confusion qui règne au-delà des Pyrénées, et il subit aujourd’hui la conséquence de la situation qu’il s’est créée par les déviations de sa politique ; il voit se relever contre lui tout ce qu’il a dit, tout ce qu’il a fait, la raison de son origine, les attestations qu’il s’est données à lui-même dans la première partie de sa carrière, et sous ce rapport c’est certainement une des crises les plus instructives du moment présent.

Chose remarquable en effet, lorsque le cabinet du général Narvaez s’est formé il y a sept mois, il est entré au pouvoir porté en quelque sorte par un courant de libéralisme et de conciliation, et cette idée d’une politique largement tolérante, il l’avouait ostensiblement. Il levait les amendes qui pesaient sur la presse, il élargissait le cercle des discussions publiques, il laissait une certaine liberté électorale ; il écrivait enfin ces circulaires qui ont eu la bonne fortune de retentir jusque dans les débats de notre adresse. Les difficultés de toute sorte, extérieures et intérieures, dont le ministère recevait le lourd héritage, n’étaient point résolues par cela même ; mais ce simple mot de libéralisme dit d’un certain accent suffisait pour donner au nouveau cabinet une aisance qu’il n’aurait point eue sans cela. C’est ce qui lui permettait d’aborder, non sans courage, certaines questions au moins épineuses, de proposer, au risqué de froisser l’amour-propre national, l’abandon de Saint-Domingue, de mettre à nu les navrantes détresses du trésor espagnol. Jamais la paix intérieure n’avait paru plus complète, et le ministère en faisait justement honneur à son système. Laissez s’écouler quelques mois : l’incertitude a recommencé, un véritable malaise envahit tout, et le sang coule dans les rues de Madrid. Que s’est-il donc passé dans l’intervalle ? Il y a eu simplement ceci, que la politique des premiers jours a dévié, que l’antagonisme qui existait au sein de ce gouvernement entre les instincts d’un libéralisme rajeuni et les traditions d’immobilité s’est dénoué à l’avantage de ces dernières, et que le ministère a versé encore une fois dans cette ornière de routine et de réaction où vont se perdre les pouvoirs qui vivent d’expédiens. Voilà justement le contraste entre les deux systèmes, — l’un détendant une situation, produisant une paix momentanée, l’autre ramenant à sa suite la confusion et la lutte. Nous ne disons pas, bien entendu, que cette politique des premiers temps, appliquée avec une ferme et persévérante résolution, eût échappé à toutes les crises et qu’elle n’eût ses difficultés ; ce qui est certain, c’est que l’expérience qui a été faite valait la peine d’être continuée, c’est que dans tous les cas il n’aurait pu arriver pire que ce qui est arrivé, et que le ministère espagnol, en se laissant détourner, s’est engagé dans une voie où il ne peut plus guère ni avancer ni reculer.

Il y a, il est vrai, à Madrid un ministre, M. Gonzalez Bravo, qui est un esprit fertile en ressources et qui vous prouvera que tout est pour le mieux, que rien n’est changé dans le ministère. Effectivement le général Narvaez est toujours président du conseil, et M. Gonzalez Bravo est toujours ministre de l’intérieur. Seulement il s’est trouvé que, par une série de mouvemens dont la situation actuelle révèle le sens, il s’est opéré un déplacement complet. Cette évolution a commencé de se laisser entrevoir, il y a quelques mois, dans une circulaire qui tendait à faire prédominer certaines influences restrictives dans l’enseignement ; elle ne se manifestait pourtant encore qu’avec timidité. Elle s’est affirmée depuis par une multitude de symptômes, notamment par un nouveau projet de loi sur la presse qui n’était point certes ce qu’on pouvait attendre, qui égalait en rigueur tous les précédEns, qui créerait même de nouvelles entraves, s’il était accepté, et par une circonstance curieuse de plus c’est au moment même où M. Gonzalez Bravo célébrait les heureux effets de la politique conciliante par laquelle il avait signalé son avènement, lorsqu’il constatait la tranquillité du pays au milieu d’une liberté plus étendue de discussion et de réunion, c’est à ce moment qu’il proclamait avec une singulière logique que l’heure était venue de relever les barrières, un instant abaissées par une sorte de condescendance ! — Le pays n’avait eu nullement à souffrir des libres polémiques des journaux, donc il fallait revenir à l’exécution rigoureuse d’une loi sur la presse dont on avait vingt fois signalé les duretés choquantes, — C’était par trop avouer qu’on avait joué la comédie pour les élections et même un peu pour l’Europe, à qui on envoyait des circulaires. M. Gonzalez Bravo a relevé les barrières en effet, et il en est résulté cette situation où M. Llorente, qui représentait à l’origine dans le cabinet l’élément le plus nettement opposé à toute réaction, a été le premier à se retirer, où bientôt après la fraction libérale du parti ministériel qui siège dans le parlement, et qui a dans la presse le Contemporaneo pour organe, s’est détachée à son tour, tandis que le cabinet s’est trouvé du même coup rapproché des vieux débris du parti conservateur, du comte de San-Luis, mieux encore, de M. Nocedal, qui lui a promis l’appui de ses sermons absolutistes dans le congrès. M. Llorente a montré un coup d’œil d’homme d’état en se retirant à propos ; il a été habile en restant conséquent. M. Nocedal, à son point de vue, n’a point été sans habileté en saisissant l’occasion de donner à ses fantaisies absolutistes l’apparence d’un rôle. Le ministère, lui, a trouvé l’impuissance en tout cela. Aussi, depuis six mois, qu’a-t-il fait ? Il n’a rien fait à peu près, et le peu qu’il a essayé porte la marque d’une politique embarrassée, dénuée de tout esprit d’initiative.

De toutes les questions que le ministère trouvait devant lui à sa naissance, quelle est celle qu’il a résolue ? Elles sont là encore, pendantes et pressantes. Nous ne parlons pas même des grandes questions extérieures, telles par exemple que les rapports de l’Espagne avec l’Italie. Il est convenu que l’Espagne n’a rien à faire avec l’Italie, qu’elle ne la connaît pas et la reconnaît encore moins. Les hommes d’état de Madrid ne sont pas pressés : ils auront une opinion quand elle ne servira plus à rien, quand ils auront bien laissé s’attarder leur pays dans une abstention puérile ; mais il est d’autres questions qu’il n’était pas aussi facile d’éluder. Il y a plus de quatre mois déjà que l’abandon de Saint-Domingue a été proposé. C’était là certainement une de ces affaires qui exigent une solution prompte, en quelque sorte spontanée, par l’accord du gouvernement et des chambres. Qu’on remarque en effet ce qu’il y a d’étrange et de pénible dans un retard qui laisse une armée sur un sol lointain, en face d’un ennemi qui n’est plus un ennemi, et avec cette conviction qu’elle ne défend plus un intérêt du pays, qu’elle va d’un jour à l’autre replier son drapeau. Notez de plus que pendant ce temps il meurt vingt ou vingt-cinq hommes par jour de la fièvre, et néanmoins la question va du gouvernement au congrès, du congrès au sénat, et c’est à peine si elle va toucher définitivement à son terme. D’un autre côté, le ministère avait à remédier à une situation financière devenue désastreuse, surchargée de déficits et aggravée encore par les mauvaises conditions où se trouve le crédit espagnol sur les places de l’Europe. Qu’a-t-il fait pour dégager cette situation ? Deux ministres se sont succédé dans la direction des finances, M. Barzanallana et M. Alejandro Castro. L’un a proposé une anticipation d’impôts, l’autre propose une négociation de 300 millions de billets hypothécaires qu’on cherchera à faire souscrire le mieux possible, et qui, faute de souscriptions volontaires, seront prélevés sur les plus hauts contribuables. Ce ne sont là évidemment que de vains palliatifs, et nous ne savons jusqu’à quel point cet embarras peut être diminué par le don qu’a fait la reine de son patrimoine, don généreux sans doute, mais qui d’un côté ajoute à la masse de biens nationaux à vendre, et de l’autre crée au trésor la nécessité de payer immédiatement à la reine le quart de la valeur de ses propriétés. Avec tout cela, le trésor espagnol fera une étape, et la question est manifestement éludée faute d’un esprit résolu à entreprendre les réformes économiques nécessaires. L’essentiel eût été de procéder hardiment dès le premier jour à une liquidation sincère et complète, de voir clair dans cette confusion de déficits accumulés qui retombent sans cesse sur le trésor, de rendre enfin à la situation économique du pays toute son élasticité par la création de ressources régulières, et par le rétablissement du crédit. Il y a peu de temps, le ministre des finances, M. Castro, faisait en plein congrès une déclaration assez superbe. Il avouait que le crédit espagnol subissait aujourd’hui un véritable blocus en Europe, et il ajoutait que tant que le blocus durerait, l’Espagne ne pouvait entrer en transaction. C’est fort bien ; il est clair seulement que l’Espagne perd chaque jour à soutenir cette gageure, et qu’il lui en eût coûté beaucoup moins à s’arranger équitablement dès l’origine avec ses créanciers. Plus d’un ministre a cru à la nécessité d’un arrangement de ce genre, aucun n’a osé le proposer ; ils préfèrent tous recourir à des expédiens, à des négociations onéreuses. rien de semblable ne fût arrivé, si cette réorganisation des finances et du crédit se fût liée à un vrai mouvement libéral qui eût fait la force du gouvernement en appelant la confiance du pays.

Le malheur de ces situations faussées, c’est de commencer par l’impuissance et d’arriver quelquefois à la violence sans qu’on s’en doute. C’est là en définitive l’origine des scènes qui ont eu lieu récemment à Madrid, et qui ne sont en réalité que la manifestation d’une politique fort peu sûre d’elle-même. Il y a à Madrid un jeune professeur, M. Emilio Castelar, qui occupe une chaire à l’université depuis dix ans déjà. M. Emilio Castelar est un homme de savoir, d’imagination surtout et d’éloquence, qui professe avec succès ; mais il a le malheur d’être démocrate, et il a écrit récemment dans le journal la Democracia un article assez vif sur le don du patrimoine royal. C’est de là qu’est venue la guerre. Le ministère s’est ému de cet article et a voulu faire acte d’autorité. Il y avait cependant, ce nous semble, un système bien simple à suivre : déférer l’article aux tribunaux, si on le croyait punissable, et attendre l’arrêt de la justice. Point du tout : le ministère a voulu cumuler les moyens de répression ; il a déféré l’article aux tribunaux, et, sans plus de retard, il a mis le recteur de l’université en demeure de procéder académiquement à la suspension et à la révocation du professeur. Or il était au moins douteux que le conseil académique pût légalement prononcer sur un acte accompli en dehors de l’enseignement. Le recteur, M. Montalvan, qui est un homme estimé, s’est retranché dans une résistance passive. Mors le ministère a destitué le recteur pour arriver à la révocation de M. Castelar. Ce n’est pas tout. Les étudians ont voulu fêter par une sérénade le recteur destitué, et on leur a donné d’abord l’autorisation, puis on la leur a retirée. Il en est résulté que la foule s’est attroupée dans les rues, que les passions se sont animées, et tout cela un soir a fini par un déploiement imprévu de force publique, par une véritable chasse à coups de fusil qui a tué dix personnes et en a blessé cent soixante, sans qu’il y ait eu réellement autre chose que des cris et tout au plus quelques pierres lancées par la foule. Ce qu’il y a de curieux, c’est que quelques-unes des victimes sont des amis du gouvernement. Des sénateurs eux-mêmes ont été assaillis dans les rues et ont été obligés de chercher un refuge dans des lieux qui ne sont pas précisément des succursales du sénat. L’opinion s’est émue, on le conçoit, de cette exécution. sommaire, de ce sang versé, et les chambres n’ont fait que-répondre à cette émotion très réelle en évoquant ces événemens douloureux.

Voilà donc où en est arrivé le ministère, — à une répression sanglante fort peu motivée. Il a cru avoir devant lui une vaste conspiration, une révolution, et pour justifier un acte d’impatience, il est obligé de tenir encore le pays sous le poids de cette crainte d’une révolution. A part les malheureuses victimes qui sont tombées pour ne plus se relever, le plus blessé politiquement, sans nul doute, dans cette triste échauffourée, c’est le ministère lui-même, qui ne s’en relèvera probablement pas, qui reste dans tous les cas fort menacé. S’il n’avait pour se défendre que le nouveau ministre de l’instruction publique, M. Orovio, qui a succédé à M. Alcala Galiano, mort récemment, il n’irait pas bien loin. S’il n’avait que l’habileté financière de M. Castro, il serait encore fort en péril ; mais il a pour le mener au feu le ministre de l’intérieur, devant lequel le général Narvaez disparaît quelque peu. Il est certain du moins que M. Gonzalez Bravo, laissé presque seul sur la brèche, se défend depuis quelques jours avec une fécondité d’esprit et une habileté singulières ; il a prononcé plus de dix discours dans les deux chambres à l’occasion de ces malheureux événemens du 10 avril, et on peut dire qu’il est resté maître du terrain, au moins pour l’instant, sans persuader personne, peut-être sans se persuader lui-même. Seulement M. Gonzalez Bravo tend trop visiblement à se croire le pontife de l’ordre et du principe d’autorité. C’est pourtant dommage. Si M. Gonzalez Bravo avait mis à être conséquent et à soutenir la politique libérale des premiers jours la moitié du talent et du courage qu’il met à se contredire et à soutenir une politique opposée, il eût probablement réussi à placer le ministère dans des conditions bien autrement durables. Pour le moment, ce ministère est dans une impasse, et ce n’est pas M. Gonzalez Bravo qui le sauvera ; il peut tout au plus aggraver le péril, et à tant parler de conspirations, de révolution, on pourrait un de ces jours se réveiller en face d’une de ces explosions où il ne suffirait plus de jouer de la parole, et où l’épée même du général Narvaez serait un peu rouillée pour couvrir ce qui devrait être couvert. Qu’une crise sérieuse commence aujourd’hui au-delà des Pyrénées, cela n’est guère douteux, puisque tout le monde y travaille, ne fût-ce qu’en la prévoyant. La meilleure chance pour l’Espagne serait tout simplement de revenir à la politique libérale que le cabinet Narvaez avait laissé entrevoir à son début comme une promesse séduisante, car enfin on a essayé de bien des choses, il n’en est qu’une dont on n’a pas essayé : une volonté énergique et résolue se mettant au service d’un libéralisme sincère, intelligent et confiant.

CH. DE MAZADE.




Nous ne voulons pour aujourd’hui que constater un immense succès. L’Africaine, représentée enfin cette semaine à l’Opéra, vient de répondre à tout ce qu’on était en droit d’attendre d’une œuvre depuis si longtemps annoncée, et dont les innombrables vicissitudes, en augmentant la curiosité du public, avaient dû accroître aussi ses exigences. Cette représentation avait pris depuis quelques jours les proportions d’un véritable événement, à ce point qu’en présence d’une telle responsabilité Meyerbeer eût tremblé, lui si défiant de ses propres forces, si ému de nature chaque fois qu’il s’agissait d’aborder le public. Pourtant, si le maître eût pu douter, ses amis ne doutaient pas, rassurés qu’ils étaient depuis cette terrible épreuve d’une répétition générale avec costumes et décors donnée devant la salle remplie jusqu’aux combles d’une foule moins préoccupée de l’intérêt de l’ouvrage qu’affolée de spectacle, et dont l’opinion, au cas où le hasard eût voulu qu’elle ne fût pas favorable, aurait pu, en se répandant le lendemain, tout compromettre. Nous croyons que Meyerbeer vivant se fût opposé à une mesure si complètement en dehors des usages ; mais combien de choses, hélas ! que Meyerbeer n’eût point souffertes, et qui, bon gré malgré, se sont passées ! N’importe, l’épreuve qui pouvait tourner contre le chef-d’œuvre assura d’avance la victoire, et tout Paris savait le lendemain qu’on allait avoir affaire non-seulement à une partition splendide, mais à l’un des plus brillans, des plus fameux succès qui se soient vus à l’Opéra. Toutes les promesses de la répétition générale, la représentation de vendredi les a tenues, et cette partition, qui commence par une scène au moins équivalente à la bénédiction des poignards du quatrième acte des Huguenots, s’est maintenue jusqu’à la fin dans la mesure de progression qu’un si dangereux point de départ lui imposait. Citons, avec cette prodigieuse scène du conseil d’état, le duo et le septuor du second acte, le chœur à double partie sur le navire, tout le quatrième acte, d’une nouveauté, d’une splendeur éblouissantes. Au cinquième, l’orchestre a dû recommencer deux fois la ritournelle de l’air du mancenillier. On n’applaudissait plus, on acclamait. Nous aborderons cette œuvre magnifique aussitôt que nous aurons eu le temps de nous rendre compte à nous-même de nos propres impressions ; mais nous ne voulons pas laisser s’écouler une quinzaine avant de constater au moins le triomphe. De pareils événemens sont, hélas ! désormais trop rares chez nous pour qu’on ne les salue pas à l’instant. L’exécution est remarquablement belle. M. Faure, M. Naudin, Mme Marie Sax, ont fait des prodiges de voix et de talent ; le maître serait content d’eux. Du reste on eût dit que son inspiration animait ce soir-là tout le monde, les chanteurs, l’orchestre, le public. Et le formidable enthousiasme de la salle s’est détendu soudain en une émotion de respect affectueux, presque d’attendrissement, lorsque, après le spectacle terminé, on a vu le rideau se relever sur le buste de Meyerbeer, autour duquel se groupaient, comme en famille, tous ces valeureux artistes encore échauffés des flammes de son génie.

H. B.


ESSAIS ET NOTICES.

UN LIVRE RÉCENT SUR LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE[1].


L’opportunité pour le gouvernement du second empire d’opter entre les tendances politiques qui se disputent la direction du pays, la nécessité d’affermir l’esprit public par un système fixe et définitif qu’il puisse comprendre, et auquel il puisse concourir en connaissance de cause, l’urgence enfin de fortifier la constitution par des développemens qui la complètent dans le sens de la liberté, tel est l’objet principal que M. de Carné traite dans le nouveau volume qu’il vient de publier. Cependant, comme, selon lui, l’omnipotence instituée au dedans a soulevé au dehors les questions les plus périlleuses, comme le problème européen, ainsi attaqué par intervalles, n’en reste pas moins couvert d’une obscurité qui semble s’épaissir de plus en plus, M. de Carné s’est vu entraîné à examiner l’une après l’autre les questions internationales, et, les jugeant à son point de vue, il s’est demandé si elles ont été ouvertes à propos, si elles n’auraient pas pu être abordées d’une autre manière, dans un autre ordre, avec moins de danger et plus de résultat. Les lecteurs de la Revue savent quelle est la compétence de l’auteur en ces matières, et sur quelles études historiques, publiées ici même, sont fondés tous ses travaux relatifs aux institutions libres et conservatrices, ainsi qu’aux intérêts de l’équilibre européen : il est de ceux qu’on peut, avec une égale satisfaction, suivre ou combattre. Aussi allons-nous choisir, dans ces deux ordres de considérations, celles qui nous paraissent les plus importantes et les plus opportunes, et en nous attachant spécialement pour l’intérieur à la question libérale, pour le dehors à la question italienne, nous serons avec lui sur la première, et contre lui sur la seconde.

Trois systèmes en ce moment s’efforcent, selon M. de Carné, d’entraîner le gouvernement. Le premier voudrait le rejeter dans les voies à peu près abandonnées de la dictature, en arrière même du décret du 24 novembre 1860. La théorie de ce parti, c’est que la démocratie, fait purement social, ne peut agir politiquement qu’en se concentrant dans un pouvoir unique qui en résume toute la force et tout le droit, que la liberté pondérée, la division des pouvoirs et le partage des responsabilités ne sont possibles que là où une aristocratie a survécu et reste assez puissante pour faire équilibre par elle-même à l’élément démocratique, que le seul but légitime de la révolution française, qui était le nivellement social, est atteint, et qu’il n’y a plus rien à demander depuis la nuit du 4 août 1789. Dans ce système, les héritiers de l’empereur exerceraient, par une sorte de droit imprescriptible ; pour ne pas dire divin, une autorité populaire déléguée dont ils ne seraient pas en fait plus responsables qu’un père de famille ne l’est devant ses enfans. Le second système est celui qui, espérant se faire du pouvoir actuel un instrument et une transition, ajourne toute expansion de la liberté, et accorderait volontiers l’absolutisme au dedans, pourvu qu’on lui donnât la guerre au dehors, la révolution européenne, et une avance notable dans le sens des idées et des mœurs qui mènent au socialisme. Le troisième enfin, bornant ses prétentions à ramener tout simplement la monarchie administrative et militaire dans les voies de la véritable monarchie constitutionnelle, pense que « le fondateur d’un grand gouvernement ne saurait vouloir ériger le trône d’une dynastie sur un ponton rasé, » et que la politique de nivellement a suffisamment accompli son travail. Si l’ancienne royauté française l’a si longtemps suivie, c’est qu’alors les obstacles venaient d’en haut ; du moment qu’il n’y a plus ni castes ni privilèges, il n’y a plus lieu d’abaisser, et quand les périls viennent d’en bas, c’est plutôt de relever qu’il doit être question. C’est donc à la liberté qu’il appartient d’organiser la démocratie : seule, la liberté peut la préserver de l’aplatissement et de la brutalité qui accompagnent la satisfaction exclusive des besoins matériels ; seule, combattant l’égoïste préoccupation des intérêts privés et agrandissant la pensée de chacun par la pensée publique, elle réveillera dans tous les hommes les sentimens de responsabilité et de solidarité morale sans lesquels il n’y a pas plus d’honneur pour les citoyens que de vie durable pour les nations.

Il est évident que ce dernier système est le seul qui puisse offrir à l’empire aussi bien qu’à toute autre forme de gouvernement les conditions de force et de durée que toute société réclame. Qu’y aurait-il donc aujourd’hui à faire pour atteindre ce but définitif ? Rien de nouveau, dit M. de Carné ; suivre seulement le chemin déjà ouvert par le décret du 24 novembre 1860, l’élargir, y appeler le mouvement avec la sécurité. Cet acte additionnel à la constitution de 1852, aussi habile qu’opportun, n’a pas été, ajoute l’auteur, bien compris en son temps par le public. Il serait né, selon lui, de la question d’Italie, qui, à la fin de 1860, semblait toucher à une crise décisive. Soit que le cabinet de Turin, exalté par les succès de l’année précédente, se jetât sur la Vénétie, ou que le torrent l’entraînât vers Rome, la France était menacée d’en recevoir le contre-coup, — au dehors, s’il s’agissait de l’Autriche, — au dedans, si la question romaine surexcitait les inquiétudes religieuses. De nouvelles responsabilités allaient donc peser sur le gouvernement français ; il devenait nécessaire qu’il en partageât la charge trop lourde et qu’il « substituât aux soudainetés périlleuses d’une initiative solitaire un système de débats approfondis et de concessions mutuelles. » Cela peut être ; cependant M. de Carné n’aurait-il pas dû ici, pour rendre pleine justice à cet acte, en faire honneur aussi à l’esprit de la constitution, qui a reçu de la prévoyance de son auteur la faculté de s’assouplir ou de se dilater selon le besoin ou l’opportunité des circonstances ? Quoi qu’on puisse penser de cette création de 1852 et des vues qui l’avaient inspirée au lendemain d’un coup d’état, ce ne lui était pas un mérite ordinaire que d’avoir répudié les prétentions absolues et immuables de nos constitutions et chartes antérieures, de s’être donnée non comme parfaite, mais comme perfectible, d’avoir ainsi rompu avec les théories de métaphysique politique et les créations à priori qui furent la faute originelle et si funeste de la révolution française. Sans doute les développemens n’arrivent qu’à l’occasion de telle ou telle circonstance, mais il ne s’ensuit pas qu’ils ne soient que des expédions ; c’est la marche naturelle de la perfectibilité d’obéir aux influences qui la sollicitent, et son mérite est précisément d’y pouvoir obéir.

Quoi qu’il en soit, l’acte du 24 décembre, si on l’analyse et si on en déduit les conséquences, contient virtuellement déjà, selon M. de Carné, tout un gouvernement qui ne sera pas, si l’on veut, le gouvernement parlementaire, puisque ce mot semble si fort répugner, mais un gouvernement qui, avec quelques différences, contiendra les élémens essentiels d’un régime libre. Il n’y aurait qu’à laisser courir la sève et s’épanouir cette végétation si longtemps comprimée, pour que le tronc ébranché se ranimât tout entier et reprit son couronnement et son attitude naturelle. La discussion de l’adresse en présence de ministres siégeant au conseil et « donnant aux chambres, selon la teneur même du décret, toutes les explications nécessaires sur la politique intérieure et extérieure de l’empire, » voilà une prérogative rendue qui en rendrait beaucoup d’autres, et qui entraînerait, par les conditions mêmes des choses, le droit du pays de faire prévaloir sa pensée, car « il serait moins blessant pour de grands corps politiques de demeurer, comme ils l’ont été durant dix ans, étrangers au gouvernement et aux relations diplomatiques du pays que de voir leurs indications considérées comme non avenues après avoir été solennellement réclamées. » M. de Carné n’a pas de peine à faire sortir de là, en fait, une responsabilité ministérielle quelconque, alors même qu’en principe les ministres ne dépendent que du chef du gouvernement, — ensuite, seconde conséquence, une position pour eux d’autant plus forte dans le conseil même de l’empereur que leur politique sera mieux soutenue par l’adhésion des deux grands corps de l’état, — enfin, troisième conséquence, une diminution correspondante de la responsabilité du chef de l’état. Si ces conséquences ne sont pas encore réalisées, elles sont désormais dans la nature des choses, elles y sont enveloppées et s’y nourrissent insensiblement par la force même de la perfectibilité. Il ne s’agit donc plus que de laisser une situation virtuelle devenir une réalité explicite : ce sera sans doute l’œuvre de la même sagesse qui, voulant organiser une constitution vivante, lui a donné un principe d’expansion et de croissance, mais à la condition que l’esprit public, lui aussi, par une pression constante, fasse sentir sa présence, son besoin, sa maturité, et qu’on puisse juger, à sa résistance, qu’il peut être un appui.

Jusqu’ici les considérations exposées par M. de Carné en ce qui concerne notre situation intérieure et les virtualités qui l’agitent n’offrent rien que l’on ne puisse accepter comme l’expression du moment présent et de son effort vers l’avenir. Ces bons conseils et ces sages avertissemens sont bien pris au fond des choses et dans leurs lois naturelles ; mais si maintenant nous passons à la politique extérieure, et particulièrement à la guerre d’Italie, qui est l’événement capital du règne, notre accord va cesser, nous allons nous séparer tout à fait, et autant l’éloge a été sincère, autant la critique sera franche.

Sur cette grande et brûlante question de la guerre d’Italie, la pensée de M. de Carné peut se résumer en cette courte citation : « la guerre de 1859 est issue de la volonté des hommes plus que du cours naturel des choses ; aucun événement contemporain n’engage donc à ce point la responsabilité de ses auteurs. En jouant cette partie si fortement liée, le comte de Cavour a conservé jusqu’au bout sur ses partenaires une supériorité incontestable, car seul il a fait tout ce qu’il a voulu, puisqu’en reconnaissant au lendemain de sa mort l’unité italienne, la France a semblé capituler devant son cercueil. » J’avoue que cette pensée de M. de Carné m’étonne et me déconcerte. Un aussi énorme événement serait-il donc sorti presque exclusivement de la volonté des hommes, et dans l’une des plus fécondes révolutions qui aient remué l’Europe l’habileté d’un ministre aurait-elle fait tout ce qu’elle a voulu ? Les travaux historiques antérieurs de M. de Carné, si solidement établis sur la prépondérance des causes générales, ne me faisaient pas attendre une telle assertion : ceci me paraît un peu de l’histoire comprise à l’ancienne mode, alors qu’on n’y voyait autre chose que l’intrigue des cabinets et les desseins des politiques. Un coup d’œil jeté sur l’événement dans son ensemble et surtout dans ses antécédens aura bientôt, je crois, démontré que si des hommes habiles et résolus ont ici leur grande part dans la conduite des choses, celles-ci pourtant avaient déjà en elles-mêmes leur mouvement très déterminé, qu’ici comme ailleurs l’homme a pu modifier, régulariser, accélérer ou ralentir, mais non créer, qu’enfin si le comte de Cavour a bien joué sa partie, si ses partenaires ont été amenés après sa mort à reconnaître les conséquences de ses actes, c’est que ces conséquences avaient leur force en dehors de lui, et qu’il n’avait agi que dans le sens où elles allaient marcher.

Comment serait-il donc possible de juger la guerre d’Italie sans tenir compte des dix années qui l’avaient précédée, de la situation du Piémont vis-à-vis de Rome et de l’Autriche pendant ces dix années ? Par son statut, le Piémont s’était placé dans ce que nous appelons les principes modernes. A moins de rétrograder et d’abdiquer cette conquête, il fallait qu’il la complétât, qu’il y coordonnât sa législation civile, qu’il effaçât les anomalies et les contradictions qu’entraînaient une réforme inachevée et une situation incohérente. De même que la France, organisée civilement par le consulat et l’empire, avait dû, en 1814, s’achever par une organisation politique concordante, ainsi le Piémont, dont la marche avait été inverse, après avoir fondé sa liberté politique, ne pouvait se dispenser d’en assurer la base par l’égalité civile et les droits individuels. Or le premier de ces droite selon les principes et les nécessités de la vie moderne, c’est la liberté de la conscience, de la discussion et des cultes ; mais sur ce point le Piémont rencontrait immédiatement l’opposition de Rome. Qui ne se souvient des troubles, des excès, des représailles, des excommunications et des refus de sacremens, des exils d’évêques, de l’agitation croissante qui, à partir des lois Siccardi, ne cessèrent d’exaspérer les passions contraires et de placer ce pays entre une réaction soutenue par l’étranger et une révolution anarchique ? Que voulait pourtant le Piémont ? Un état ecclésiastique analogue à celui de la France. Que voulait Rome ? Un concordat dans l’esprit de celui qu’elle devait bientôt conclure avec l’Autriche. Pour comprendre le sens profond de cette lutte, il a fallu chez nous bien du temps il a fallu qu’une récente encyclique vînt l’expliquer en flétrissant comme une « peste » le libéralisme catholique et en désignant presque nominativement ses contagieux propagateurs ; mais le gouvernement du Piémont n’avait pas tardé si longtemps à comprendre qu’il y avait là une guerre de principes incompatibles. Il avait jugé, d’après l’expérience de bien des siècles, qu’en ces matières on n’obtient que ce qu’on peut prendre ; il ne se laissa donc pas leurrer par la temporisation romaine et fit ce qu’eût fait le premier consul, ce qu’est forcé de faire au Mexique en ce moment même l’empereur Maximilien.

Encore s’il ne s’était agi que de ces controverses intérieures ; mais il y avait bien autre chose. L’Autriche était alors dans cette période de réaction énergique qu’avait si vivement inaugurée le prince Schwarzenberg et que M. Bach continuait. Les dangers récens qu’elle avait courus chez elle-même, sa situation particulière en Italie, sa nature propre, qui lui imposait un pouvoir fort pour retenir les nationalités antipathiques qu’elle enserre, sa tradition non encore interrompue, qui l’investissait de la fonction de protéger l’ancien régime, tout cela l’associait alors plus que jamais à la politique romaine ; bien plus encore que sous Grégoire XVI, le système du pouvoir absolu était redevenu le lien réciproque de l’Autriche et de Rome. L’Autriche pesait donc sur le Piémont, dont les principes envahissaient ses états par toutes les voies invisibles de l’esprit, et la tenaient sous le coup d’une perpétuelle menace. Déjà par ses garnisons elle occupait les Marches, Ferrare, Plaisance, le duché de Modène, la Toscane ; par les traités, elle pouvait intervenir dans les duchés sans même qu’on l’y appelât ; elle dominait Naples par la même influence. Maîtresse de l’Italie, moins Rome occupée par les Français, elle serrait étroitement le Piémont le long des Apennins et sur la frontière lombarde. Le Piémont, avec sa foi libérale, se sentait donc déchiré au dedans par le principe absolutiste en même temps qu’il le voyait au dehors suspendu sur sa tête ; Rome en portait la doctrine, l’Autriche en tenait l’épée. Était-ce une raison pour que le petit royaume vaincu à Novare reniât le drapeau qu’il y avait porté ? Les idées qui l’avaient convaincu depuis si longtemps, que tant d’hommes distingués avaient écrites dans leurs livres, qui s’étaient gravées dans toutes les âmes, que Charles-Albert avait réalisées en partie, devaient-elles s’effacer devant des menaces ? Non, le canon de Novare ne les avait pas atteintes ; et ce petit peuple courageux et militaire, pour les avoir à son tour écrites avec son sang, ne les en aimait pas moins. D’ailleurs, les abandonner, ce n’eût pas été seulement s’assujettir à l’Autriche comme les autres princes d’Italie, c’eût été éteindre dans la péninsule le seul foyer qui restât à la liberté régulière pour en livrer le flambeau à Mazzini, qui en eût fait une torche incendiaire. Après avoir si laborieusement et à si grands frais essayé de désarmer la révolution par la réforme, on eût de nouveau, en étouffant la réforme, armé la révolution. Le Piémont persista donc dans ses principes. Il était bien faible en présence de l’Autriche ; mais précisément il se fiait à ses principes mêmes comme étant puisés dans le courant des choses, il comptait sur les raisons d’équilibre qui nous forceraient à le défendre et sur l’impression qu’il produirait en Europe par sa persévérance et par son audace. Si, à mesure que les dix ans de trêve approchaient de leur terme, il parut devenir provocateur, s’il donna l’alarme au sein même du congrès de Paris, si, pendant que l’Autriche fortifiait Plaisance, qui n’était pas à elle, il se mit à fortifier Alexandrie, qui était bien à lui, s’il transféra la marine militaire à La Spezzia, si enfin au dernier moment « il donnait à l’Autriche les apparences d’une agression qu’il avait su rendre inévitable, » ces provocations n’étaient après tout que des précautions ; c’était la situation elle-même qui véritablement provoquait et rendait le choc inévitable.

C’est là de l’histoire bien récente ; mais c’est celle qu’on oublie le plus vite, et il n’en est que plus nécessaire de la ramener souvent sous nos yeux dans son entier et avec tous ses élémens. Il n’y a donc pas ici en présence quelques hommes seulement, avec leurs ambitions et leurs conceptions individuelles ; il y a deux systèmes, deux grands ensembles de choses ; qui se pressent en sens contraire, et qui se rattachent chacun de son côté au mouvement de l’histoire générale. Il y a une question déjà séculaire de nationalité : l’Autriche et l’Italie ne peuvent plus tenir sur le même sol. Cette première question s’enveloppe dans une autre, celle des deux régimes sociaux et politiques : l’ancien résiste, et le nouveau perce à travers pour se faire sa place dans le monde. Enfin cette dernière question à son tour est comprise dans une troisième bien plus vaste, qui exprime la crise religieuse dont l’esprit humain se tourmente et dont ce siècle cherche la solution. La question italienne, la question libérale et la question romaine formaient donc un tout étroitement enchaîné ; la guerre d’Italie n’a fait qu’y imprimer un choc qui aurait pu venir d’ailleurs : elle a eu pour objet, autant que cela était encore possible, d’arracher la révolution aux révolutionnaires ; mais la révolution était là depuis longtemps. Sans doute l’intérêt français au point de vue de l’équilibre, et même l’intérêt italien au point de vue national, auraient pu se contenter d’une libération jusqu’à l’Adriatique ; mais alors même les deux autres questions auraient-elles été closes ? Qu’on le demande à la récente encyclique de Pie IX ; elle répond fermement : non. Ainsi le traité même de Zurich n’eût rien terminé ; il eût, par un ajournement plus ou moins long, perpétué un déchirement moral qui n’a que trop duré, et la convention du 15 septembre, tant discutée en paroles, n’est susceptible que d’une seule interprétation sérieuse, qui est celle que les faits lui préparent.

Le gouvernement français n’a donc point capitulé devant le cercueil du comte de Cavour ; après avoir sauvegardé son intérêt le plus direct, il s’est abstenu pour le reste devant la nécessité. Cet homme d’état d’ailleurs, à qui quelques reproches peuvent être justement adressés, mais qu’on charge volontiers de tout, avait-il jamais songé à diriger à lui seul le cours de la destinée ? En pouvait-il avoir conçu la pensée ? Ses actes, ses discours, les renseignemens publiés sur sa vie intime et familière, montrent-ils en lui autre chose qu’un homme pratique, sans prétention grandiose ni subversive, un ouvrier politique habile et ingénieux, ne travaillant qu’avec les matériaux qu’il a sous la main ? Si cette époque décisive de l’Italie depuis 1852 est à lui, c’est seulement par la manière dont il l’a comprise, acceptée et dirigée ; mais il n’en est point le seul auteur. Loin de vouloir tirer les événemens de son fond et de s’échauffer aux initiatives hasardeuses, il avait reçu de la nature et développé par l’étude des sciences positives l’aptitude à voir les faits comme ils sont, à écarter les images confuses qui égarent la passion, et à se tenir toujours au plus près de la pratique en toute circonstance. De là, d’une part, une grande faculté de voir clair dans les situations et de toucher les questions à leur point juste, et de l’autre une tendance réaliste qui ne s’élevait pas au-dessus d’un certain niveau. Il dédaignait les problèmes philosophiques, avait peu de goût pour les arts, et se vantait même d’ignorer les langues de l’antiquité. Sa prédilection était pour les mathématiques ; l’économie politique était son fort. On sent tout cela dans ses discours parlementaires : vous y trouvez la méthode ou plutôt l’absence de méthode des orateurs anglais, de la diffusion, une simplicité monotone, plutôt de l’habileté que de l’art, plutôt de la solidité que de l’éloquence, plutôt de la hardiesse mesurée que de l’élévation ; mais moins il semblait orateur à la manière française, plus il apparaissait homme d’état, homme d’activité, compréhensif, ayant dans l’esprit tout à la fois beaucoup d’ensemble et une infinité de détails. Il tenait compte de tout et se pliait à tout : point de répugnances personnelles, ni de jalousie envers ses rivaux, ni de rancune ; il appelait au pouvoir M. Ratazzi qui l’avait vivement attaqué, se servait de Garibaldi qui l’injuriait. C’est parce qu’il était simple, parfois même indiscret, qu’on le croyait si rusé. « Je vais, disait-il, par les grands chemins, disant ce que je pense, » et à cause de cela même on lui supposait toute sorte d’arrière-pensées et de chemins de traverse. Aussi tous ses plans politiques n’annonçaient que l’intention constante de suivre pas à pas la marche des choses, de ne la presser qu’au besoin, de ne cueillir que des fruits mûrs. Quoique sceptique et parlant volontiers du clergé avec une nuance voltairienne, il ne voulait pas de l’incamération des biens ecclésiastiques. La pensée de « l’église libre dans l’état libre, » qui avait toujours, depuis 1868, reposé au fond de ses opinions, ne sortit de cette incubation qu’à la fin de sa carrière ; celle de Rome capitale ne lui est venue que par le développement de la situation. Plus conservateur et plus attentif que ses successeurs aux traditions et aux habitudes italiennes, il voulait que l’enseignement fût libre, abandonné au zèle spontané et à l’émulation des provinces, des villes, des corporations, des églises. La centralisation administrative lui paraissait incompatible avec la diversité du génie italien, et il adoptait le système des régions de MM. Farini et Minghetti, laissant aux communes le soin de gérer leurs biens et d’élire leurs magistrats sous la seule surveillance d’un conseil de province. Tel était, sans idées neuves, sans forte initiative, mais avec un esprit constamment appliqué au réel comme point de départ du, possible, cet homme d’état éminemment pratique, qui a communiqué une si forte impulsion aux affaires de son pays, mais qui n’a commandé le mouvement qu’en obéissant à la pente.

Un jour l’histoire, jugeant à distance, fera mieux que nous ne le pouvons aujourd’hui les justes parts entre les hommes et les choses. Elle ne négligera certes point l’appréciation morale des faits qui procèdent de la volonté de l’homme ; elle saura condamner les actes coupables, les infractions au droit, les violences, et tout ce que les passions exaltées apportent de scandales et de folies sur la scène des révolutions ; mais elle ne confondra point ce drame humain, éternellement le même, avec le fond fatal des événemens : elle distinguera des accidens passagers et des aberrations individuelles ce qui appartient à l’irrésistible impulsion des causes générales et historiques. Alors les idées hostiles à la révolution italienne changeront, comme ont déjà changé chez nous les idées hostiles à la révolution française. Il y a quarante ans à peine, nos royalistes voyaient-ils 89 autrement qu’à travers 93 ? Mais aujourd’hui que le temps a effacé les détails en éloignant la perspective, et que les grandes masses, les résultats fondamentaux se dessinent à leurs yeux, leurs fils ne jurent plus que par les principes de 89. L’Italie obtiendra de l’histoire une justification pareille, mais elle aura versé moins de sang, elle aura fait moins de ruines que nous ; elle aura montré des qualités politiques que nous pourrions déjà lui envier peut-être, et qui devraient tout au moins inquiéter notre amour-propre et stimuler notre émulation.


LOUIS BINAUT.


UN PHILOSOPHE SICILIEN[2].


Ce n’est pas un des moindres bienfaits de la révolution italienne que cette facilité donnée aux habitans des provinces les plus reculées du nouveau royaume de faire connaître leurs titres de gloire à leurs compatriotes, et même dans toute l’Europe aux esprits curieux. Jusqu’alors le désir d’une publicité qui franchît d’étroites frontières n’avait guère tenté des âmes abattues, amoindries par l’absolutisme. Imaginez le découragement qui devait s’emparer des écrivains et des professeurs, lorsqu’ils voyaient leurs paroles et leurs livres soumis à la censure, abrégés, corrigés par elle, perdant toute leur force, toute leur saveur primitive, et n’obtenant la permission, de se faire connaître qu’au prix de mutilations qui les rendaient peu dignes d’être connus ! Pour ne parler aujourd’hui que de la Sicile, elle se vante d’avoir des orateurs, des poètes, des historiens, des érudits, des philosophes, en un mot toute une littérature. Qu’en connaissent cependant l’Europe et l’Italie même ? Un nom, un seul a réussi à percer ces profondes ténèbres, celui du poète Meli, si original et si remarquable sous son doux parler sicilien, qu’il ne lui a manqué que d’écrire dans la langue commune de l’Italie pour être égalé aux plus illustres poètes de notre temps. Quelques personnes prononcent le nom de Rosario di Gregorio, savant et prudent historien qui, vers la fin du siècle dernier, exposait l’histoire de la Sicile dans des leçons publiques où toutes les puissances du monde étaient respectées à l’excès ; mais les Considérations sur l’histoire de la Sicile ne donnent qu’une faible idée du talent et des succès de ce professeur applaudi : l’autorisation ne lui fut accordée de publier ses leçons qu’à la condition d’en supprimer les parties trop vives, et l’investigation de la censure alla si loin dans le détail, qu’on raya, entre mille autres mots réputés dangereux, celui de notables, parce qu’on y voyait une allusion à l’assemblée qui ouvrit la révolution française.

La philosophie n’obtenait pas plus de faveur que l’histoire, et pourtant, jusqu’à une époque peu éloignée de la nôtre, les ecclésiastiques seuls osaient ou pouvaient s’occuper de ces matières. Il y avait, au XVIIIe siècle, à Monreale, dans cette malpropre, mais étrange et curieuse ville si pittoresquement perchée sur les dernières pentes de la montagne, au-dessus de Palerme, un groupe de philosophes que les Siciliens appellent avec emphase l’école de Monreale, nom déjà donné à une école de peinture dont, au XVIIe siècle, Pietro Novelli fut le chef. Scinà, l’abbé Rivarola, le chanoine Di Carlo et M. César Cantù ont plus ou moins longuement fait mention de cette philosophie sicilienne ; toutefois le chef dont elle s’honore, Vincenzo Miceli, ne figure même pas dans nos principaux catalogues biographiques. Ses ouvrages sont, pour la plupart, restés inédits, et, sans doute par un souvenir toujours vivant des persécutions dont la pensée fut l’objet sous le règne des Bourbons, les personnes qui possèdent les manuscrits de Miceli refusent de les publier, de s’en dessaisir, d’en laisser prendre des copies, et même, faut-il le dire ? le plus souvent de les communiquer. C’est seulement dans ces dernières années qu’un savant sicilien, M. Vincenzo di Giovanni, a pu obtenir que ces précieux papiers fussent laissés quelque temps entre ses mains. Une étude attentive, d’ingénieux rapprochemens avec les ouvrages de Miceli qui ont vu le jour soit de son vivant, soit après sa mort, ont permis à M. di Giovanni de faire connaître les doctrines de ce philosophe, sinon en publiant les textes mêmes, du moins en composant trois dialogues à la manière antique, dans lesquels Miceli discute avec Guardi et Zerbo, ses deux principaux disciples, dont les écrits ne font guère, paraît-il, que reproduire assez fidèlement les opinions du maître. On pourrait douter que M. di Giovanni ait pris le meilleur moyen de faire connaître son auteur ; mais il faut se rappeler que l’autorisation n’a encore été donnée à personne de publier les œuvres inédites de Miceli. Qui sait même si des écrits de ce genre trouveraient dans le texte original ou dans une traduction assez de lecteurs pour qu’on fasse jamais les frais d’une telle publication ? Après tout, si M. di Giovanni a commis par endroits de légères inexactitudes, peu de personnes, j’imagine, sont en état de les relever, et par cette exposition comme par la notice biographique dont elle est précédée le savant interprète a plus fait pour la mémoire de Miceli que ses précédens admirateurs. Il a trop fait peut-être : nous devons nous tenir en défiance contre cet enthousiasme excessif pour tout ce qui est sicilien. En voyant M. di Giovanni écrire que « la Sicile, déjà illustre du temps des Grecs, ne le cède encore aujourd’hui à aucun pays du monde, » on peut se demander s’il faut le croire quand il nous assure que Miceli, mieux connu, serait l’honneur de l’Italie. Heureusement les détails qu’il nous donne permettent de reconnaître que ses assertions méritent le plus souvent confiance et de discerner sans trop de peine ce qu’il y a d’exagération dans ses éloges.

Miceli, né en 1733 à Monreale, d’une humble et obscure famille, avait pris la seule voie qui fût ouverte à cette époque aux enfans du peuple dont l’intelligence paraissait supérieure à leur condition : il était entré au séminaire et y avait reçu les ordres. Il devint successivement curé d’une paroisse, puis modérateur des études au séminaire de Monreale ; mais il n’occupa que cinq ans ces dernières fonctions, car, d’une santé depuis longtemps altérée, il mourut âgé de quarante-huit ans, en 1781. Sa vie s’écoula dans le calme qui convient aux hommes d’étude, et ne fut signalée que par son enseignement et la composition de ses ouvrages. Les deux principaux, encore inédits, sont un Saggio scientifico, essai inspiré des œuvres de Leibnitz et de Wolf et rédigé à vingt-cinq ans, puis une Prefazione o saggio istonco di un sistema metafisico. Dans ce dernier travail, Miceli entreprenait de montrer les difficultés que rencontrent tous les systèmes de philosophie sur la cosmologie, la psychologie, le droit naturel, la théologie révélée ; le sien seul lui paraissait naturellement triompher de toutes les objections, et cela, merveilleux privilège ! sans se mettre en désaccord avec la révélation, les mystères, l’organisation hiérarchique et même liturgique de l’église.

Les deux ouvrages de Miceli qui ont vu le jour sont loin d’avoir la même importance, ou du moins le même intérêt, pour qui veut connaître la doctrine de ce philosophe ignoré. L’un, publié de son vivant, est intitulé Institutiones juris naturalis ; l’autre, imprimé seulement après sa mort, est le fruit peu mûri de trois jours de loisirs passés à la campagne. Ce dernier travail porte un titre bizarre : Ad canonicas institutiones Isagoge scientifico-dogmatica ; ce n’est qu’une espèce d’introduction en quelque sorte improvisée aux institutions canoniques. Ni la matière ni les efforts de l’auteur pour la féconder ne nous permettraient de nous associer aux éloges dont M. di Giovanni se montre si prodigue, et comme il ne reste maintenant à faire mention que d’un dernier ouvrage, intéressant tout au plus pour les ecclésiastiques (Sposizione mislica e morale del santissimo sacrificio della messa), on est bien forcé de reconnaître que Miceli n’a pas assez fait pour percer l’obscurité dont son nom demeure enveloppé ; mais enfin il est un chef d’école, il est un de ces hommes, rares après tout, qui, médiocrement pressés d’écrire, déposent leurs doctrines dans la mémoire fidèle de leurs disciples. Socrate est le chef de cette famille, et de nos jours nous avons vu un modeste professeur de philosophie dans un de nos collèges former, durant trente années et sans jamais prendre la plume, des élèves qui prétendent représenter ce qu’ils appellent eux-mêmes l’école de Lyon.

M. di Giovanni fait honneur à Miceli d’avoir exposé le premier les idées qui ont prévalu en France et en Allemagne cinquante ans plus tard. Nous n’avons garde d’entrer dans ces querelles de priorité. Qui peut dire l’heure où ont commencé les plus modernes écoles ? Ne les retrouve-t-on pas dans l’antiquité parfaitement reconnaissables, et le neuf dans ces matières n’est-il pas le plus souvent du vieux longtemps oublié et rajeuni après bien des siècles ? Mais si l’on considère que Miceli était prêtre, qu’il voulait être orthodoxe et qu’on le tenait pour tel, on trouvera piquant sans doute de voir M. di Giovanni, avec une sincérité qui l’honore, attribuer au philosophe de Monreale des doctrines où le moins clairvoyant des hommes reconnaîtrait le panthéisme.

Il ne paraît pas que le cartésianisme ait jamais obtenu beaucoup de succès en Sicile, quoiqu’on l’y ait enseigné, comme dans tout le reste de l’Europe. Dès qu’apparut la doctrine de Leibnitz, les Siciliens l’embrassèrent avec empressement. Nicolo Cento la prit le premier pour sujet de ses leçons, et Tommaso Natale s’en fit le poète, comme Tommaso Campailla avait été celui de la philosophie cartésienne. A Palerme Vincenzo Flores, à Catane Lionardo Gambino, à Cefalù Simone Judica répandirent les principes de Leibnitz, tandis qu’Agostino de Cosmi les propageait dans les villes de l’intérieur. Tous ces philosophes, fort renommés de leur temps, furent cependant effacés par Miceli, non-seulement à cause de son talent, mais aussi parce qu’il donnait l’exemple, après avoir renversé l’édifice de la science, de le reconstruire à nouveaux frais et de ses propres mains. Toutefois, il faut l’avouer, les matériaux de cette reconstruction n’avaient pas été extraits par Miceli d’une mine nouvelle, ni même taillés par lui : M. di Giovanni reconnaît que ce prêtre si calme, si régulier dans sa vie, si orthodoxe dans ses croyances ou du moins dans ses volontés, a la même ontologie que l’aventureux Giordano Bruno. Or qu’enseigne ce hardi penseur, si habile à revêtir les idées les plus abstraites des formes les plus poétiques ? Sur cette terre d’Italie où s’étaient acclimatées les doctrines les plus diverses, celle de Pythagore dans l’antiquité, celle d’Aristote au moyen âge, celle de Platon et de ses disciples d’Alexandrie du XIVe au XVIe siècle, Giordano Bruno soutient le panthéisme d’Elée en le revêtant de formes néoplatoniciennes ; il combat sans relâche l’école, l’église, le christianisme, dont il attaque même les fondemens. Pour Bruno, le monde est un animal immense, infini, le ciel est partout, c’est le cercle de Pascal. Il n’y a jamais aucune interruption dans l’être, tout est bon en soi, la mort n’est et ne peut être qu’une transformation, une apparence, une relation des parties, puisque le tout est parfait.

À ces idées, qui conduisirent l’infortuné Bruno au bûcher, comparons celles de Miceli. Suivant lui, hors de la trinité de l’être vivant, qui est toute-puissance, sagesse et charité, il n’y a rien, car tout est en elle. L’être unique est dans une continuelle action qui se termine par des manifestations extérieures et toujours nouvelles de la toute-puissance. C’est comme l’habit dont Dieu se recouvre ; les âmes sont « les modes de la connaissance expérimentale de la sagesse, » tout en soi est bon, le péché est relatif à l’ordre établi. La trinité de Miceli est, dit M. di Giovanni, une reproduction de celle qu’avaient imaginée Plotin et Proclus. Quand Miceli représente par une roue l’être vivant et agissant, ne rappelle-t-il pas encore Giordano Bruno, pour qui la naissance était une expansion du centre, la vie la durée de cette expansion, et la mort le retour des rayons au foyer ? Miceli est optimiste quand il parle du monde, Bruno l’était aussi quand il disait que l’être a la capacité de toutes les formes qui peu à peu deviennent visibles dans le monde. La différence entre ces deux philosophes, c’est que le dieu de Bruno ne peut exister sans le monde, n’est sans le monde qu’une abstraction, tandis que le dieu de Miceli existe indépendamment du monde, qui n’est plus pour lui qu’un amusement et, répétons-le, qu’un vêtement qu’il prend et reprend à son gré, en sorte qu’il est et reste un Dieu personnel, libre, parfait en soi. C’est par ses manifestes tendances vers le mysticisme que Miceli se laisse entraîner au panthéisme. Tout ce qui a été créé ne lui paraissait rien auprès de Dieu ; il croyait que donner une substance aux choses ce serait en faire des êtres existant par eux-mêmes, et il se confirmait dans ses idées en relisant l’Écriture, les pères, les docteurs, les théologiens, pour qui les choses créées sont en face de Dieu comme si elles n’étaient pas, des ombres fugitives qui se dissipent comme des songes. C’est pourquoi il les appelait phénomènes, modes, jeux de la Toute-Puissance, disant et répétant qu’il n’y avait rien de réel que la Trinité. Ce qui est de la nature est dans la Toute-Puissance, ce qui est hors de la nature est dans la Sagesse et la Charité. Il semble que ce soit bien là le panthéisme. On essaie pourtant de soutenir que Miceli n’est pas tombé dans cette doctrine ; on dit qu’elle consiste à considérer Dieu comme étant tout, tandis que le philosophe sicilien soutient seulement que tout est en Dieu, Saint Paul n’a-t-il pas dit : In Deo vivimus, movemur et sumus ? Pour Schelling et pour Lamennais, au temps de sa farouche orthodoxie, la nature est-elle autre chose que l’ombre de Dieu jetée dans le temps et dans l’espace et se dilatant sans fin ?

Nous n’entreprendrons pas ici, on le croit sans peine, de mesurer l’épaisseur du cheveu qui sépare le panthéisme de l’orthodoxie ainsi entendue, nous ne chercherons même pas à deviner ce que veut dire M. di Giovanni quand il déclare que si le panthéisme de l’Allemagne rappelle celui de l’Orient, le panthéisme de la France et de l’Italie sait se tenir à un Dieu personnel et intelligent. C’est sans doute cette alliance d’idées si opposées que poursuit et prétend soutenir une école toute moderne qui donne à ses adeptes le nom peut-être exact, mais dans tous les cas énigmatique pour la plupart des hommes, de panthéistes chrétiens. M. di Giovanni ne parvient pas à nous faire comprendre ce qui nous paraît si obscur, ou, pour mieux dire, il ne l’entreprend guère. Sauf quelques affirmations vagues comme celles qu’on vient de voir, il se borne à déclarer que Miceli est tout ensemble panthéiste et catholique, philosophe hardi qui ne recule pas devant les témérités de Bruno, et croyant zélé au point de méconnaître dans le mariage le contrat civil et de n’y voir qu’un sacrement. Nous sommes persuadé que la congrégation de l’Index trouverait dans les opinions du penseur sicilien pour le moins autant d’hérésies philosophiques qu’on trouve d’hérésies politiques condamnées dans le fameux syllabus dont le pape Pie IX a fait suivre sa dernière encyclique ; mais ce n’est point là notre sujet.

Ce qui aurait dû éveiller l’attention de Miceli sur l’impossibilité de concilier son panthéisme avec la foi catholique, ou simplement avec la doctrine de la personnalité humaine, c’est qu’il ne put pas ou ne voulut pas, dans son ouvrage sur le droit naturel, être conséquent à ses doctrines. Comme il avait l’âme sensible, au lieu d’appliquer à cet ordre d’idées sa théorie d’un être unique, dieu à l’intérieur, monde visible à l’extérieur, il ne parvint pas à confondre ou, pour mieux dire, à annuler les existences finies dans le sein et la nature de l’infini. Dans les matières de droit naturel, il admet que tendre vers Dieu, c’est-à-dire vers le bonheur, est la raison de l’existence. Dès lors le bien moral n’est autre chose que le lien de la volonté, humaine avec la volonté divine ; en d’autres termes, il consiste dans la religion, qui est naturelle, si l’on considère Dieu comme auteur de la nature, et surnaturelle, si l’on voit en lui l’auteur de la grâce. C’est cette inconséquence qui fait toute l’originalité du livre de Miceli sur le droit naturel. Quand il parle des devoirs de l’homme envers lui-même, envers ses semblables et envers Dieu, il ne fait guère que reproduire les préceptes des philosophes antérieurs.

Il ne saurait donc occuper un rang bien élevé parmi ceux dont s’honore la pensée moderne. Sans compter qu’il ne reste catholique et humain qu’au prix d’une infidélité manifeste à ses opinions les plus chères, dans les matières philosophiques il marche toujours derrière quelqu’un : disciple de Bruno pour l’ontologie, de Leibnitz dans la théorie de la monade, de Spinoza en fait de méthode, il aurait besoin d’être un écrivain de premier ordre pour faire oublier ce manque absolu d’originalité. Or, s’il pouvait à cet égard briller même au second rang, il est probable que les détenteurs de ses manuscrits eussent surmonté leurs scrupules et communiqué ces ouvrages inédits au public ; il est certain du moins que M. di Giovanni, qui les a lus avec soin, n’aurait pas manqué de louer l’art d’écrire dans l’auteur dont il a pris à cœur la renommée. Miceli est donc surtout un maître savant et doux, qui a eu sur ses disciples une action réelle, forte, durable, par l’autorité de sa parole et la gravité de son caractère ; M. di Giovanni, sans s’en apercevoir, assigne au penseur et au philosophe une place assez modeste en le déclarant l’égal de Gerdil et de Genovesi.

Les dialogues dans lesquels sont exposées ou résumées les doctrines de Miceli offrent une lecture agréable et facile. Le dessein d’imiter la forme antique est manifeste dans le début même de chaque entretien. A l’exemple des personnages de Platon et de Cicéron, Miceli et ses disciples commencent par des discours où éclate un sincère enthousiasme pour les beautés de la nature et des arts en Sicile. On aura beau en rabattre, c’est par cet amour profond, exagéré même, de leur pays que les Italiens se montrent surtout dignes des hautes destinées que semble leur réserver l’avenir.


P.-T. PERBENS.


V. DE MARS.

  1. L’Europe et le second Empire, par M. le comte de Carné, de l’Académie française ; 1 vol., Douniol.
  2. Il Miceli, ovvero Dell’ Ente uno e reale, dicdoghi tre, seguiti dallo Spécimen scientificum V. Micelii, non mai fin qui stampato, par Vincenzo di Giovanni. Palerme 1864.