Chronique de la quinzaine - 14 août 1901

Chronique n° 1664
14 août 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août.


Nous avons parlé, plusieurs fois déjà, de l’expiration prochaine des traités de commerce de l’Allemagne avec diverses puissances, et des projets du gouvernement impérial à cet égard. Nos lecteurs n’ignoraient pas que les gouvernemens confédérés élaboraient depuis quelque temps de nouveaux tarifs, et que ces tarifs devaient être très élevés. Un vent de protectionnisme souffle sur le pays : il vient des provinces de l’Est, c’est-à-dire des vieilles provinces prussiennes où le parti agrarien est tout-puissant. On s’attendait donc que les tarifs s’inspirassent d’un esprit qui n’aurait rien de commun avec les principes de l’économie politique orthodoxe : mais, si l’attente générale n’a pas été trompée, elle a été dépassée. Les tarifs préparés sous l’influence directe de M. le comte de Bulow sont plus protectionnistes encore qu’on ne l’avait imaginé. On a beaucoup attaqué M. Méline à propos de ceux dont il nous a gratifiés autrefois. M. Méline est presque un libéral, en matière commerciale, à côté du chancelier de l’Empire ; il a trouvé dans ce dernier plus protectionniste que lui. Reste à savoir si le Reichstag sera à son tour aussi protectionniste que M. de Bulow, car c’est à lui qu’appartiendra le dernier mot dans cette affaire. Il serait extrêmement téméraire de prophétiser à ce sujet. Le gouvernement impérial usera de toutes ses ressources, et elles sont grandes, pour faire accepter son projet. D’autre part, la résistance sera énergique, vigoureuse, passionnée. L’émotion, en effet, est dès aujourd’hui extrêmement vive dans les provinces de l’Ouest. Il faut s’attendre à des luttes acharnées. Enfin, en dehors de l’Allemagne, tous les pays qui ont avec elle des relations économiques, la Russie, l’Autriche-Hongrie, l’Italie, l’Amérique, etc., font entendre des protestations alarmées et menaçantes. Nous sommes au début d’une campagne semi-politique et semi-économique dont le résultat nous échappe. Quant à la France, elle est intéressée, elle aussi, dans l’œuvre qui se prépare, mais à un moindre degré que d’autres puissances ; et, comme le traité de Francfort lui assure avec l’Allemagne le traitement de la nation la plus favorisée, elle sera parmi les mieux traitées. Ce n’est pas beaucoup dire. Quoi qu’il en soit, elle profitera de ce que les autres auront pu obtenir, si les autres obtiennent quelque chose.

L’alerte a été donnée par un petit journal démocratique de Stuttgart, le Beobachter, qui a obtenu, par une voie encore ignorée, des renseignemens sur le travail de la commission fédérale chargée de la préparation des tarifs. Il a publié un beau matin la nomenclature des principaux chiffres auxquels on s’était arrêté. Quoi ! le Beobachter ? Et qu’est-ce que le Beobachter ? Ce journal était jusqu’à ce jour peu connu en dehors du Wurtemberg, et ne paraissait destiné, ni par son importance, ni par le caractère de ses opinions, à recevoir des confidences particulières. C’est ce qu’on s’est empressé de dire en lisant les tarifs dont il apportait au monde la révélation anticipée. L’exagération de ces chiffres a paru telle, au premier moment, qu’on cherchait des motifs de ne pas y croire ; et, malgré tout, on y croyait. On avait beau répéter qu’il y avait là quelque chose d’invraisemblable, on sentait confusément que cela pouvait être vrai. Les complaisances de la chancellerie impériale à l’égard des agrariens étaient connues : nul ne savait jusqu’où elles pouvaient aller. L’inquiétude était dans tous les esprits. C’est alors que le gouvernement a cru devoir sortir de la réserve qu’il avait gardée jusqu’à ce moment. La divulgation opérée par le Beobachter, quelle qu’en fût l’origine, avait produit un tel effet qu’on n’avait plus intérêt à rien cacher ; il valait mieux tout dire ; et qui sait si, comme beaucoup de personnes l’ont pensé, l’indiscrétion du journal de Stuttgart n’avait pas été machinée en haut lieu pour aboutir à ce dénouement, le préparer, et avoir l’air de le rendre obligatoire ? En conséquence, le Moniteur de l’Empire a publié officiellement les tarifs auxquels la commission fédérale s’était arrêtée, et on a pu constater qu’ils étaient à peu de chose près ceux du Beobachter.

Dès ce moment, les esprits ont été fixés, mais non pas rassurés. On se trouvait en présence d’une entreprise protectionniste analogue à celle que le prince de Bismarck avait autrefois imposée à l’Allemagne, et qui l’avait mise en conflit commercial avec toute l’Europe, Depuis la chute du grand chancelier, une politique économique plus modérée et plus douce avait prévalu dans les conseils du gouvernement. Le général de Caprivi avait eu l’honneur de l’inaugurer. Des traités de commerce avaient pu alors être conclus avec plusieurs puissances. Ce sont précisément ces traités qui sont maintenant en cause : il s’agit de savoir si les tarifs nouveaux ou futurs, — à supposer qu’ils soient votés, — permettront de les renouveler. C’est une question redoutable : on comprend fort bien qu’elle cause une grande anxiété en Allemagne. Il n’est pas douteux, en effet, que la politique des traités de commerce y avait produit les plus satisfaisans résultats. En huit années, de 1892 à 1900, les exportations allemandes avaient augmenté de plus de 30 p. 100. Si l’on prend une période de dix années, de 1890 à 1900, le commerce extérieur, qui était de 7 480 millions de marks au point de départ, s’est élevé à près de 10 290 millions au point d’arrivée. L’épreuve paraissait donc concluante : il était difficile de soutenir qu’elle avait mal tourné. Le régime économique de l’Allemagne lui avait été salutaire. C’est à lui, sans nul doute, qu’est dû en grande partie le prodigieux essor économique du pays, dans un laps de temps si court que la relation de l’effet à la cause ne saurait être contestée. Tout le monde a admiré cet essor ; quelques-uns même s’en sont effrayés. Il était impossible de visiter l’Allemagne sans être frappé d’étonnement à la vue de la transformation et du développement de l’outillage industriel dans les provinces de l’Ouest. Cela tenait du miracle. On voyait partout des usines nouvelles s’ouvrir, des hauts-fourneaux s’élever, les gares de chemins de fer s’élargir, les ports devenir insuffisans pour les navires qu’ils devaient contenir et les, marchandises qui y transitaient. Jamais encore on n’avait assisté à une croissance aussi rapide, à une poussée qui donnât une aussi grande impression de force. Et ce n’était là qu’un côté des choses. Si l’on allait au dehors, non seulement en Europe, mais au-delà des mers les plus lointaines, on trouvait partout le commerce allemand en rivalité souvent heureuse avec le commerce britannique. On se demandait où s’arrêterait cette puissance d’expansion, qui opérait avec autant de méthode et de patience que d’énergie et d’activité : et l’opinion universelle, soit de ceux qui admiraient, soit de ceux qui commençaient à craindre l’invasion des marchés du monde par les marchandises allemandes, était que le régime économique du pays n’avait pas été étranger à la fécondité de son effort.

Aussi n’était-on pas surpris d’entendre l’empereur Guillaume parler de politique « mondiale. » Il lui fallait effectivement le monde entier, et ce n’était pas trop des deux hémisphères pour l’écoulement des produits de son industrie. Si cet écoulement venait à se ralentir ou à s’arrêter, il était à prévoir que la crise, sans être mortelle assurément, serait grave et amènerait beaucoup de souffrances. L’Empereur cherchait donc avec un intérêt passionné des débouchés nouveaux. De là, la hardiesse et la ténacité avec lesquelles il s’est engagé dans les affaires chinoises. Comprenant qu’il y avait dans l’immensité du continent jaune des marchés dont la capacité d’absorption ne serait pas de sitôt épuisée, il a voulu prendre pied sur ce continent et il y a réussi. C’est encore à cette préoccupation, si naturelle de sa part, qu’il faut attribuer ses grands projets maritimes. Tout cela se tient, tout cela est logique, on y sent l’influence d’une pensée très intelligente, consciente du but qu’elle poursuit et constante dans son effort. Telle a été, du moins jusqu’à ce jour, l’impression générale : pour la première fois, en présence des tarifs projetés, on se prend à hésiter et à douter. N’y a-t-il pas une contradiction évidente entre la politique générale du gouvernement impérial et la politique douanière qu’il inaugure ? Si l’Allemagne ferme son territoire aux produits étrangers, il est à croire qu’on usera de réciprocité à son égard ; et, sans examiner pour le moment les conséquences politiques de la guerre de tarifs qui se prépare, les conséquences économiques en seront sans nul doute pour l’industrie allemande ce ralentissement, ou même cet arrêt dans l’écoulement de ses produits que nous avons présenté comme si dangereux pour elle. Ce n’est plus là de la politique mondiale, mais bien de la politique locale, strictement, étroitement locale. Et dès lors il faut se demander si l’industrie allemande, au jour où nous sommes, est à même de subir l’épreuve qui va lui être imposée.

La question est déjà résolue, non pas par des argumens que l’on peut toujours contester ou réfuter, mais par des faits. L’Allemagne industrielle traverse aujourd’hui même une crise très pénible, et, pour peu que la politique nouvelle s’établisse et se maintienne, on doit s’attendre non pas à une amélioration, mais à une aggravation de cette crise. D’où vient-elle, en effet ? Il ne peut guère y avoir à ce sujet deux opinions. Si tout le monde a été frappé du développement de l’industrie allemande, elle-même en a été éblouie. Le grand et légitime succès qu’elle a eu à l’Exposition universelle de l’année dernière a été, en quelque sorte, son apogée. L’Allemagne, comme on l’a fait remarquer, a profité de ce qu’elle est venue tard, et à l’heure propice, dans le domaine de la grande industrie. Elle n’a pas eu à faire les écoles que d’autres avaient faites pour elle. Elle a pu s’adapter et s’assimiler, sans hésitation ni tâtonnemens, les dernières découvertes de la science et se procurer un outillage tout neuf, atteignant les derniers degrés de la perfection comme jusqu’à ce jour. Si l’on ajoute que l’Allemand est lui-même très inventif en matière d’applications scientifiques, on ne s’étonnera pas de ses progrès. Au moment de l’Exposition universelle, il s’est montré supérieur dans toutes les industries qui se rattachent à la chimie et à l’électricité. Sa puissance parlait aux yeux : il n’y avait qu’à regarder pour s’en convaincre. Mais il a cru que cette puissance était sans limites. Il a produit, produit sans cesse, comme s’il était sûr de trouver toujours à placer sa marchandise. N’avait-il pas des voyageurs qui parcouraient l’univers et qui sauraient lui ouvrir de nouveaux débouchés ? Son œuvre n’était-elle pas conduite avec une méthode infaillible ? Quoi qu’il en soit, l’industrie allemande allait de l’avant ; rien n’arrêtait ni ne modérait sa fécondité créatrice jusqu’au moment où, tout d’un coup, elle s’est aperçue que ses produits ne s’écoulaient plus aussi facilement qu’autrefois. Ils restaient en partie dans les magasins ; ils ne se vendaient plus avec la rapidité nécessaire à la rémunération des capitaux engagés. La crise a commencé aussitôt à se faire sentir. Un pays qui aurait eu des réserves pécuniaires plus considérables s’en serait sans doute tiré avant d’avoir eu le temps d’en souffrir ; mais ce n’était pas le cas de l’Allemagne. Ces capitaux dont nous parlons, qui avaient été engagés dans la grande industrie, étaient le plus souvent en partie empruntés à l’étranger. Il y avait disproportion entre l’élan un peu vertigineux de l’industrie allemande et les réserves financières qui devaient lui permettre de traverser les momens difficiles. Ce qui devait arriver arriva : la crise industrielle et commerciale s’aggrava d’une crise financière. Le premier symptôme a été le krach de la banque de Leipzig, suivi bientôt d’un certain nombre d’autres. On a compris alors où était le danger ; mais il était trop tard pour y échapper complètement. C’était une expérience désagréable pour l’Allemagne : saurait-elle du moins en profiter ? Les projets douaniers du gouvernement impérial ont fait craindre le contraire. En vérité, ce n’était pas au lendemain d’une crise à la fois industrielle et financière, ou plutôt au fort même de cette crise, qu’il convenait d’annoncer au monde l’ouverture prochaine d’une guerre de tarifs ! Le moment était mal choisi pour faire, à ce sujet, des confidences au Beobachter de Suttgart, et pour en confirmer officiellement l’exactitude dans le Moniteur de l’Empire.

C’est aux agrariens de l’Est que le gouvernement a surtout songé : il a voulu les contenter, même au prix des plus grands sacrifices, et il y serait parvenu si les agrariens n’étaient pas insatiables. Nous avons, il y a quelque temps, essayé de faire la psychologie de ce parti. Profondément réactionnaire et rétrograde ; composé d’hommes honorables, mais qui, vivant exclusivement de la terre, sont naturellement portés à croire qu’en elle est toute la richesse d’un pays inquiet et jaloux de la richesse, croissante des industriels de l’Ouest, le parti agrarien est convaincu qu’il est la charpente solide et en quelque sorte l’ossature de l’Allemagne, comme autrefois de la Prusse. En lui est la source intarissable de fonctionnaires, d’officiers, de diplomates, dans laquelle le gouvernement trouve toujours à puiser. Il y a là une force à entretenir et à ménager, nul ne le nie ; mais les agrariens le croient eux-mêmes avec une exagération à laquelle l’Empereur n’est pas éloigné de participer. Quant au comte de Bulow, ses origines le rattachent au parti agrarien, et il a pour lui une inclination naturelle : toutefois, comme chancelier de l’Empire, ses vues doivent s’étendre plus loin. Sa carrière diplomatique l’a mis aux prises avec d’autres intérêts : il s’affranchirait doucement, mais résolument, des liens qu’on cherchait à lui imposer. Lorsque M. de Miquel, il y a quelques semaines à peine, a quitté le ministère, on a cru qu’il y avait là un premier indice de cet affranchissement. M. de Miquel, en effet, d’ultra-radical qu’il était à l’origine, avait évolué continuellement vers la droite réactionnaire et féodale, et avait fini par lui appartenir tout à fait. Il passait, dans le ministère, pour le représentant des intérêts agrariens. C’est sans doute pour d’autres motifs qu’il en est sorti, puisque, après son départ, le même esprit a continué d’y régner, au moins à ce point de vue. M. de Miquel n’aurait pas fait des tarifs plus protectionnistes que ceux de M. de Bulow.

Faut-il croire à l’authenticité d’une conversation qu’un ami de ce dernier aurait eue avec un rédacteur du Pester Lloyd ? D’après cet ami, le chancelier de l’Empire aurait des préoccupations beaucoup plus profondes que celles qu’on lui attribuait. Il s’agissait bien, en vérité, de satisfaire quelques agrariens ! Non : la portée du projet douanier était tout autre. L’empire allemand repose sur son armée ; l’armée a besoin de beaucoup de soldats ; pour qu’elle ait beaucoup de soldats, il faut que les agriculteurs, qui composent la grande masse de la population, soient assez riches pour faire et pour élever beaucoup d’enfans. Est-ce là, comme le croit le rédacteur du Pester Lloyd, la pensée secrète de M. de Bulow ? On nous permettra d’en douter. D’abord, il n’est pas prouvé que les paysans aient plus d’enfans à mesure qu’ils sont plus riches. Ensuite, ce ne sont pas les paysans que les tarifs douaniers peuvent enrichir, mais un petit nombre de propriétaires. Enfin, personne en Allemagne ne craint, pour le moment, de voir la population se raréfier. Les soldats ne sont pas sur le point d’y faire défaut : ils y sont même si abondans, chaque année, qu’il a fallu réduire la durée du service militaire dans l’infanterie pour arriver à incorporer la totalité du contingent. Si l’ami du comte de Bulow avait dit au rédacteur du Pester Lloyd que le chancelier se préoccupait surtout du maintien des classes ou des catégories sociales où se recrutent les officiers, sa conversation aurait été plus vraisemblable. Mais nous ne voulons pas entrer dans une analyse détaillée et complète des motifs qui ont déterminé le gouvernement impérial. Les agrariens de Prusse sont une espèce d’institution d’État, et l’une des plus anciennes. Quel que soit le vif intérêt que l’Empereur porte au développement de l’industrie et du commerce, il a une faiblesse pour les agrariens, parce qu’il voit en eux une force indispensable et d’un caractère quasi historique. Partagé entre les traditions anciennes de sa race et de sa dynastie, et les tendances personnelles qui l’entraînent vers les nouveautés du monde présent, il oscille des unes aux autres, moitié féodal et moitié moderne, tourné tantôt du côté du passé, tantôt du côté de l’avenir, et s’efforçant de tout concilier dans sa personne et dans sa politique. Mais il est difficile de concilier deux choses aussi opposées que le développement industriel et commercial d’une part, et de l’autre un régime protectionniste à toute outrance. M. de Bulow est un habile diplomate : nous craignons pourtant qu’il n’ait de la peine à y réussir.

Le premier effet des nouveaux tarifs, lorsqu’ils ont été connus, a été de provoquer une protestation générale au dehors. Il fallait s’y attendre, et M. de Bulow s’y attendait certainement : peut-être même a-t-il voulu donner à cette explosion inévitable le temps de se produire et d’épuiser sa première violence avant de soumettre les tarifs au Conseil fédéral et au Reichstag. En Russie, en Autriche, en Hongrie, en Italie, en Amérique, en Suisse, partout enfin, on s’est plaint et on a annoncé l’intention d’user de représailles. La Russie avait pris les devans. On n’a pas oublié la note officieuse qui a paru récemment dans un journal, et qui s’exprimait en termes véhémens, menaçans, arrogans, sur les projets que l’on attribuait déjà à la chancellerie impériale. La paternité de cette note a été attribuée à M. de Witte, qui ne l’a pas désavouée. M. de Bulow s’en est expliqué devant le parlement : il a déclaré que, quels que fussent les ménage mens qu’il aurait toujours envers les pays et les gouvernemens amis, il continuerait de placer au-dessus de tout les intérêts de l’Allemagne, et n’en sacrifierait jamais une parcelle à qui que ce fût. On a dit néanmoins, — et en vérité nous ne savons pas pourquoi, — que les nouveaux tarifs ménageaient la Russie. La surélévation des droits sur les céréales est peut-être un peu moins grande que sur le bétail ou la viande ; mais elle reste très considérable, et elle portera une atteinte sensible aux intérêts russes. Les menaces de M. de Witte ont donc été inefficaces et impuissantes.

L’Allemagne, il faut d’ailleurs le reconnaître, en a pris encore plus à son aise avec ses alliés. Envers eux, elle n’a pas cru avoir à se gêner. Et pourquoi l’aurait-elle fait ? Au moment même où s’élaborait mystérieusement l’œuvre de la chancellerie impériale, M. le comte Goluchowski professait doctrinalement, dans son discours aux Délégations, que les relations politiques et les relations commerciales étaient choses tout à fait distinctes et qui, dans un gouvernement bien ordonné, devaient rester indépendantes les unes des autres. Un aveu aussi précieux n’a pas été perdu à Berlin. M. le comte Goluchowski ne parlerait peut-être pas aujourd’hui dans les mêmes termes ; mais qu’importe ? il serait trop tard. Quant à la presse autrichienne et hongroise, elle a été unanime à condamner les tarifs projetés. Eh quoi ! l’Allemagne ne tenait donc aucun compte des intérêts vitaux de ses meilleurs amis ? Elle les maltraitait sans pitié ? Elle les sacrifiait sans remords ? Il n’est pas jusqu’à la Nouvelle Presse libre, journal germanophile par excellence, qui ne se soit montrée émue de tant d’ingratitude, et qui n’y ait répondu par des remontrances sévères. Quant à l’Italie, aile n’est pas mieux traitée que l’Autriche-Hongrie, et ses vins, aussi bien que ses soies, ne sont pas moins menacés que les produits autrichiens ou russes. Ce n’est pas que M. Prinetti ait commis la même imprudence de langage que M. le comte Goluchowski : au contraire, il a affecté de ne pas se prononcer sur le renouvellement du traité d’alliance, et a laissé entendre que la manière dont l’Italie serait traitée en matière commerciale pourrait bien influer sur ses déterminations ultérieures. Mais la réserve du ministre italien n’a pas eu plus de succès que l’abandon du ministre austro-hongrois. Cela vient peut-être, — nous permettra-t-on de le dire ? — de ce qu’on n’a pas cru beaucoup k ses hésitations, et qu’on est resté persuadé à Berlin qu’il renouvellerait le traité d’alliance quoi qu’il arrivât : et c’est, en effet, un sentiment assez général en Europe que les traités d’alliance seront renouvelés en tout état de cause. Quant aux traités de commerce, ce sera plus difficile avec les nouveaux tarifs. Il est vrai qu’ils ne sont pas encore acceptés par le Conseil fédéral, ni votés par le Reichstag. Nous ne sommes pas encore en face d’un fait accompli, et il n’est pas impossible que la campagne qui est déjà commencée en Allemagne et au dehors porte finalement quelques fruits.

La situation du comte de Bulow est difficile. Quoi qu’il fasse, il n’arrivera pas à satisfaire tout le monde : c’est un rêve que nul n’a encore réalisé en pareille matière, et qu’il ne réalisera pas le premier. Pour le moment, il n’a satisfait personne. Quoi ! dira-t-on : pas même les agrariens ? Il faut le croire, si on les écoute. Ils se montrent, en effet, aussi mécontens que qui que ce soit, protestant qu’on les a dupés une fois de plus, que les tarifs en cause sont tout à fait insuffisans et ne feront qu’achever leur ruine. Les agrariens sont-ils en cela bien sincères ? Est-ce par tactique ou par conviction qu’ils tiennent ce langage ? Nous ne nous chargerons pas de le dire. Étant donnée l’étroitesse de leur conception économique et politique, peut-être sont-ils convaincus : mais alors qui les satisfera jamais ? A mesure qu’on leur fait une concession, ils en demandent, ils en exigent une autre, et leur désir va toujours bien au-delà de ce qu’on leur accorde. Si l’on a cru se les concilier par les tarifs nouveaux, on s’est trompé. Peut-être M. de Bulow a-t-il espéré qu’à force de condescendance il désarmerait l’opposition intraitable qu’ils ont faite jusqu’ici aux fameux projets de navigation intérieure auxquels l’Empereur s’est attaché avec tant d’ardeur. Mais rien n’est plus douteux. Les agrariens allemands sont les plus logiques des hommes. Ne voulant pas l’introduction chez eux des marchandises étrangères, ils trouvent tout à fait inutile et compromettant d’en faciliter l’importation par des chemins de fer ou par des canaux. Ils ne sont pas, comme l’Empereur, en proie à des aspirations contradictoires ; la simplicité, l’unité de leur pensée est absolue ; ils savent ce qu’ils veulent et s’y tiennent obstinément. C’est là d’ailleurs ce qui fait leur force, et ce qui donne à leur parti une importance qu’il ne saurait tirer du nombre de ses membres. Les gens qui ont l’humeur chagrine et le caractère exigeant deviennent très puissans, surtout lorsqu’on croit ne pas pouvoir se passer d’eux. C’est ce qui arrive aux agrariens. Critiquant tout, s’opposant à tout, demandant tout, ils ont fini par imposer leurs prétentions à la chancellerie impériale : reste à savoir s’ils seront aussi heureux ailleurs. C’est une tâche laborieuse que s’est donnée M. le comte de Bulow, de mettre d’accord tant d’intérêts divergens. S’il y réussit, il aura sans doute accompli un tour de force dont peu de ministres seraient capables à sa place ; mais aura-t-il vraiment servi les intérêts de l’Allemagne ? Aura-t-il rendu les classes rurales plus heureuses et plus riches en augmentant pour elles le prix des principaux objets indispensables à la vie ? Aura-t-il préparé à l’industrie un avenir meilleur en risquant de lui fermer un certain nombre de débouchés ? Aura-t-il rassuré les capitaux étrangers qui avaient montré une si grande confiance dans la fortune économique de l’Allemagne, mais que les derniers incidens ont un peu inquiétés ? A toutes ces questions, nous nous abstiendrons de faire une réponse, laissant aux faits eux-mêmes le soin de l’apporter. L’Allemagne revient aujourd’hui à la politique douanière du prince de Bismarck : ce n’est pas celle qui a fait le plus d’honneur au génie de l’illustre chancelier. On en a vu autrefois, on en reverra bientôt les conséquences.

Signalons, en terminant, une tendance, qui ne se manifeste pas seulement en Allemagne, et qui consiste à consacrer à des œuvres sociales le produit de l’augmentation des tarifs douaniers. M. de Bulow a déclaré, paraît-il, que les plus-values sur lesquelles il compte seraient employées à la fondation d’établissemens hospitaliers. On assure que M. le docteur Kuyper, qui vient de former un nouveau ministère en Hollande, et qui, au cours de la campagne électorale dont il est sorti victorieux, avait promis des droits protecteurs, a annoncé également que les plus-values qui en résulteraient seraient affectées à une caisse des retraites ouvrières. Il est impossible de mieux marquer que, si l’on augmente les tarifs, ce n’est pas dans un intérêt fiscal, ni même dans un intérêt exclusivement économique, mais dans un intérêt politique. On semble vouloir que les ressources qu’on se trouve amené à réaliser ainsi ne se confondent pas avec les autres. A certains égards, cette préoccupation est légitime. Le premier résultat d’une augmentation des droits est, nous venons de le dire, un renchérissement des objets nécessaires à la vie. Si ce renchérissement n’est pas très sensible sur les grosses bourses, il l’est beaucoup plus sur les petites. C’est l’ouvrier, presque toujours, c’est le paysan qui sont appelés à en souffrir davantage : le résultat direct est peut-être favorable à d’autres, mais non pas à eux. En ce qui concerne, par exemple, les droits que le gouvernement allemand propose d’établir, ce ne sont pas ceux qui travaillent la terre et la cultivent de leurs propres mains qui seront-appelés à en bénéficier. Ils devront, au contraire, payer plus cher le pain et la viande qu’ils mangent, à supposer qu’ils mangent de la viande, ce qui n’est pas toujours vrai. Dans le système protectionniste, ce qu’on donne aux uns, on le prend aux autres. L’idée d’une restitution à ceux-ci se présente donc assez naturellement ; mais sous quelle forme l’appliquer ? Il n’est pas facile de trouver la meilleure, et le plus sûr serait encore de ne pas augmenter artificiellement le prix de l’existence pour les humbles et les pauvres. Quoi qu’il en soit, c’est un fait significatif que cette préoccupation, qui s’impose en même temps à deux hommes aussi divers que M. le comte de Bulow et M. le docteur Kuyper, au sujet de bénéfices dont la source, un peu inquiétante et suspecte, a besoin d’être purifiée par l’emploi qui en est fait. Nous ne voyons que deux inconvéniens à ce procédé. Le premier est qu’il y a toujours quelque chose d’arbitraire dans la manière dont cette espèce de restitution s’opère, et que ce ne sont pas toujours ceux qui ont le plus souffert de l’exagération des tarifs douaniers qui profitent des œuvres sociales fondées avec le produit des douanes. Le second est qu’il est contraire au principe de l’unité du budget de le diviser en plusieurs compartimens, et d’alimenter par exemple une caisse des retraites, non pas avec les recettes générales, mais avec une recette spéciale qui doit en rester distincte. Cette question de comptabilité mise à part, on ne peut qu’approuver la tendance que nous venons de signaler. Elle présente le protectionnisme comme un peu honteux de lui-même, et désireux de se faire excuser par les bonnes œuvres qu’on accomplit en son nom. Sans doute il y a en tout cela une question de mesure, et la protection du travail national contre une concurrence qu’il est incapable de soutenir est très défendable, ne fût-ce qu’à titre d’expédient. Mais, lorsqu’il s’agit de satisfaire une clientèle politique, ou de favoriser spécialement une classe sociale, comme c’est bien le cas en Allemagne, la question change de face et on s’explique les solutions nouvelles qui interviennent. Elles sont, en tout cas, un signe des temps.

M. Crispi vient de mourir après une longue agonie. La place nous manque pour parler du rôle qu’il a joué ; mais en occupera-t-il une plus considérable dans la postérité ? Que restera-t-il de sa vie si agitée, si bruyante, si turbulente et si brouillonne ? Elle n’a certainement profité ma son pays, ni à l’Europe. Sa politique n’a laissé que des ruines. Nous lui rendons la justice qu’il a aimé passionnément l’Italie ; il aurait voulu la faire grande et puissante ; et c’est pour ce motif que tant de I compatriotes, et la monarchie elle-même, ont cru en lui et l’ont suivi jusqu’au bord de l’abîme. Il a flatté, en cela, l’imagination italienne. Mais il n’avait pas les qualités d’un homme d’État, dont la première consiste à mesurer son effort aux moyens dont on dispose pour le soutenir. C’est surtout en politique qu’il est vrai de dire que le bon sens est le fond du génie : c’est pourquoi M. Crispi n’a pas été un homme de génie. Les habitudes et les procédés du conspirateur et de l’aventurier, qu’il avait été dans sa jeunesse ont toujours persisté en lui. Lorsqu’il a été maître du pouvoir, il a recherché pour son pays et pour lui-même des victoires militaires : il en éprouvait le besoin jusqu’à l’obsession maladive. Comprenant d’ailleurs fort bien que la Triple-Alliance n’était qu’un poids très lourd, une charge très onéreuse pour l’Italie, si elle ne servait pas à la guerre, il a fait tout ce qui dépendait de lui pour la rendre belliqueuse ; mais le gouvernement allemand entendait rester le maître de sa politique, et maintenir l’Italie dans sa fonction de satellite. La paix européenne n’a pas été troublée. M. Crispi a cherché alors une compensation en Afrique : il a abouti au désastre d’Adoua. La mort, du même coup de faux, vient d’enlever le ministre qui avait conçu l’aventure, et le général Baratieri qui avait été chargé de l’exécuter. Un succès éclatant pouvait seul justifier M. Crispi ; un revers devait précipiter sa chute. Elle a été profonde et irrémédiable. Une politique nouvelle a remplacé celle qui avait si mal réussi. M. Crispi a survécu quelques années ; mais il n’était plus que l’épave d’un naufrage. L’histoire, sans doute, lui sera sévère. Devant une tombe qui n’est pas encore fermée, son jugement serait prématuré : nous nous contenterons de constater la grandeur du rêve, l’inefficacité des moyens, la tristesse et l’amertume de la déception.


FRANCIS CHARMES.