Chronique de la quinzaine - 14 août 1862

Chronique n° 728
14 août 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1862.

On nous parle avec pompe, dans la nouvelle feuille où l’on veut voir le journal du sénat, de l’organisation en France d’un régime conservateur et libéral. C’est la résurrection d’un accouplement de mots, d’une devise qui a depuis longtemps perdu sa fraîcheur. Les résurrections sont rarement heureuses. Le principal malheur de celle-ci est d’être un prodigieux anachronisme. Libéral ! mais l’édifice n’est pas encore couronné ; mais la liberté politique fait défaut par la plupart de ses garanties nécessaires et de ses instrumens obligés : elle manque à la presse, aux associations, aux élections, et les plus optimistes l’attendaient, il y a quelques jours, comme une surprise, de la fête de demain. Conservateur ! mais ce mot ne jure-t-il pas avec la situation même au milieu de laquelle on le prononce ? L’Europe est-elle dans un état où il soit possible de faire de la politique conservatrice ? « Qui dit politique, — c’est une remarque excellente de M. Thiers dans son dernier volume, — dit respect et lent développement du passé ; qui dit révolution au contraire dit rupture complète et brusque avec le passé. » Ne sommes-nous pas à peu près partout en Europe dans une de ces époques de radicales et violentes ruptures avec le passé ? C’est un des sens malheureusement trop nombreux donnés au mot révolutionnaire que de l’appliquer à ces situations qui ne sont point régies par la déduction régulière d’un système et l’enchaînement logique des faite, à ces situations où au contraire tout dépend d’un accident imprévu, et quelquefois des résolutions capricieuses ou énergiques, mais non moins inopinées, de telle ou telle personnalité puissante et populaire. Certes le mot de politique conservatrice produit un plaisant effet au moment où il suffit d’une fantaisie passionnée de Garibaldi pour jeter le trouble dans la plus importante entreprise de cette politique. À quel spectacle assistons-nous depuis huit jours ? Nous sommes là haletans après les dépêches qui nous annonceront ce qu’a fait ou ce qu’a dit l’impétueux guerillero Italien. À propos de ces télégrammes sibyllins, les journaux ne semblent plus avoir d’autre métier que de nous dire la bonne aventure. Combien d’étranges questions s’est-on adressées sur les projets de Garibaldi et sur ses moyens d’action ? Où veut-il réellement aller ? Les plus rusés devins l’envoyaient en Orient ; ceux qui, dans la complication des affaires italiennes, craignent toujours d’être dupes en prenant les choses dans leur sens naturel voulaient que ces manifestations imprudentes couvrissent une entente secrète, politiques ridiculement profonds qui avaient oublié le mot du régent à Dubois dans une mascarade où le favori prenait envers son maître d’excessives licences : « Coquin, tu me déguises trop ! » Ah ! messieurs les nouveaux conservateurs libéraux, vous voudriez vous balancer noblement dans l’éther du juste-milieu ; la réalité révolutionnaire ne vous permet pas un si bel essor, elle vous saisit au collet et vous pend aussi bien que le commun des mortels au fil électrique ; la curiosité publique vous ordonne de lui expliquer les secrets, les incidens, les surprises de l’équipée garibaldienne. Quand vous seriez les plus éloquens des théoriciens politiques, aujourd’hui qui en aurait souci ? Pour avoir l’oreille de la foule, bornez votre ambition : tachez d’être de bons sorciers.

Quant à nous, qui n’avons point d’ailleurs envers le public les mêmes obligations, si l’on nous demandait comment il se fait que Garibaldi ait pu réunir auprès de lui des centaines et des milliers de volontaires à l’insu ou devant l’inaction du gouvernement italien, jusqu’à quel point on a pu se tromper sur ses intentions véritables et s’amuser de la pensée qu’il préparait une expédition pour l’Orient ; s’il veut en réalité se jeter immédiatement sur le territoire romain, ou s’il ne songe pas plutôt, sous le couvert de Rome, à imprimer d’abord à l’Italie une commotion révolutionnaire ; s’il aura pour lui non-seulement le sentiment, mais le concours des masses ; s’il créera un grand courant d’enthousiasme national dans lequel viendra se confondre l’armée régulière du royaume d’Italie ; si le gouvernement italien aura le courage et la force de disperser ses adhérens et de l’arrêter lui-même ; s’il cédera aux représentations prudentes de son roi, et même, dit-on, de ses amis politiques ordinaires ; s’il rentrera à Caprera satisfait d’avoir donné cette violente secousse à la politique italienne et cet énergique avertissement à la politique européenne ; si, dépouillé de moyens d’action, déjoué dans ses combinaisons, il culbutera dans un dénoûment ridicule ; si enfin il ira à l’encontre de nos soldats braver à Rome une fin tragique : — plutôt que de nous perdre dans ce dédale d’explications ou de conjectures, nous aimerions mieux donner tout de suite notre langue aux chiens. C’est un souci sincère et non une vaine curiosité que nous inspire l’état présent de l’Italie, et ce souci, c’est pour la France que, nous le ressentons. Nous ne voulons point nous occuper de l’issue probable des plans de Garibaldi, nous ne cherchons même pas à savoir s’il ira plus avant dans l’exécution de ces plans ; quand les choses en resteraient là, l’impétueuse équipée de Garibaldi nous fait entrevoir une série de difficultés et de périls pour la politique française, et c’est sur ces difficultés et ces périls que nous avons le droit d’appeler l’attention la plus sérieuse des esprits réfléchis.

La responsabilité de la France est profondément engagée dans le sort actuel de l’Italie. Ce n’est pas en une seule fois, c’est par des actes successifs que nous avons contracté, étendu, renouvelé cette grave responsabilité. Dès le principe, nous avons, pour notre compte, vu toute la portée des engagemens auxquels la France se liait. Aussi, et avant la guerre de 1859 et dans chaque occasion où la France a eu la faculté de limiter ou d’étendre ses responsabilités dans ces momens solennels où nous avions le choix des conduites, où nous étions maîtres encore de la conserver ou de l’aliéner, où il était sage d’hésiter et de bien peser les partis que l’on allait prendre, nous avons plus d’une fois pressé vivement notre gouvernement de conserver sa liberté d’action et de s’arrêter devant des résolutions décisives. C’est une terrible chose dans les affaires humaines que de susciter arbitrairement par son initiative, et en recourant à l’un des deux engins de la force, la guerre ou la révolution, des questions formidables que l’on aurait pu abandonner à l’élaboration pacifique des agens libres et à l’action mûrissante du temps. Il y a une grande distinction à faire entre ceux qui ne reculent point devant la responsabilité de créer les questions et de les imposer à leurs contemporains et ceux qui, devant les questions une fois posées, appliquent et consacrent la logique de leurs principes et la constance de leurs opinions au développement des événemens et des situations ainsi provoqués, ou amenés par la volonté des audacieux où par la force des choses. Il peut se faire que ce soit une témérité coupable d’introduire dans les affaires humaines la fatalité en recourant à la révolution ou à la guerre ; c’est du moins une faute de ne pas prévoir les conséquences nécessaires de ces périlleux appels à la force : la réparation ou l’expiation de cette faute, c’est d’accepter fidèlement jusqu’au bout ces conséquences que l’on n’avait pas prévues, ou de les subir en victimes résignées. Par contre, ce peut être un acte honnête de s’efforcer, quand il en est temps encore, de détourner la guerre et la révolution, d’en éloigner les conséquences violentes et fatales, même lorsqu’elles semblent devoir servir la cause à laquelle on est attaché par ses affections et ses idées ; mais il est honnête aussi celui qui demeure fidèle à ses principes et à ses sympathies même lorsque sa cause a été engagée par les procédés qu’il avait cru devoir blâmer d’avance, et compromise en des conséquences dont il aurait voulu pouvoir prévenir la précipitation violente. La politique, qu’on en soit sûr, a, elle aussi sa morale, et cette morale est en grande partie dans la distinction que nous venons d’indiquer. S’il nous était permis de parler de nous-mêmes en un débat si vaste et de justifier la suite de nos appréciations touchant les affaires d’Italie, nous dirions que c’est cette morale que nous nous sommes appliqués à pratiquer. L’on nous a plus d’une fois accusés d’inconséquence et de contradiction, parce que nous avons blâmé certains actes dont nous devions aimer les suites, tandis qu’après avoir exprimé les réserves et les conseils de la prudence à propos de résolutions décisives qui pouvaient ouvrir précipitamment toute une série d’événemens graves, obligés de prendre parti sur ces événemens à mesure qu’ils s’accomplissaient, nous n’avions voulu, ni à un dépit passager ni à un esprit de taquinerie puérile, rien sacrifier des principes supérieurs et des sympathies naturelles du libéralisme.

Rappelons sommairement, — cette récapitulation est en ce moment opportune, — les circonstances décisives où l’on était libre de s’engager ou de ne pas s’engager dans la question italienne et les séries de conséquences nécessaires qui ont découlé des résolutions prises.

La guerre de 1859 a eu sans doute des causes naturelles dans l’état d’exaspération où la domination odieuse de l’Autriche avait depuis si longtemps poussé les Italiens. Cependant on ne saurait contester que la guerre, en tant qu’elle a eu lieu à cette date et non à une autre, a été voulue. Ou pouvait ne pas la faire alors ; on pouvait l’ajourner. Ceux qui la résolurent furent sans doute des hommes rares par le courage de la volonté, des hommes d’une supériorité marquée. Ils avaient bien le sentiment de l’ascendant qu’ils pouvaient exercer sur les destinées de leurs contemporains. M. W. de La Rive, dans le livre si intéressant, tout rempli de curieuses confidences, qu’il vient de publier sur la vie de son illustre ami et parent M. de Cavour, cite un mot prononcé à Plombières dans ces entretiens où la guerre à bref délai fut décidée, un mot qui prouve bien la confiance qu’avaient en eux-mêmes les suprêmes acteurs. « Voici, dit-il, une anecdote qui a le mérite de l’authenticité ; elle est du séjour de Plombières, et renferme aussi un élément inconnu. — Savez-vous, dit un jour l’empereur à Cavour, qu’il n’y a en Europe que trois hommes, nous deux, puis un troisième que je ne nommerai pas ? » N’essayons pas de dégager l’inconnu ; la courtoisie nous permet peut-être de supposer que ce mystérieux troisième homme de l’Europe est lord Palmerston : nous n’en voudrions pourtant pas. jurer. Tout ce que nous voulons induire de l’anecdote, c’est que les éminens interlocuteurs de Plombières, dans leurs hardies préméditations, ne doutaient point d’eux-mêmes. Personne assurément ne nie leurs droits à une telle assurance. Toutefois nous sommes de ceux qu’un scrupule arrête devant ces grandes initiatives : il nous semble qu’au temps où nous vivons il ne faudrait pas que deux ou trois hommes, si grands qu’ils soient, si autorisés qu’ils puissent être à se considérer comme n’ayant pas leurs égaux, prissent sous leur seule responsabilité de si gigantesques déterminations ; il nous semble que les nations intéressées dans les conséquences d’actes si graves devraient être consultées de très près, et que les initiateurs n’auraient qu’à gagner à soumettre leurs plans au débat préalable le plus large et le plus sincère. C’est cette réserve que nous avons maintenue pour notre compte jusqu’au moment où la guerre a été déclarée.

La guerre de 1859 n’ayant pas été le résultat inévitable de la force des choses, ayant été voulue, il faut avouer que ses auteurs ont dû consentir d’avance aux conséquences logiques de cette guerre. Nous n’insisterons que sur deux de ces conséquences qu’il était impossible de se dissimuler à soi-même. Il était certain que la guerre d’Italie serait une crise pour le pouvoir temporel de la papauté ; il était certain que la guerre d’Italie exigerait l’emploi de quelques élémens et de quelques moyens révolutionnaires. Comment eût-il été possible de fermer les yeux sur l’ébranlement que la guerre donnerait à la souveraineté du saint-siège ? Le procès italien avait été commencé au congrès de Paris en 1856. Or aux dépens de qui l’avait-on ouvert ? Aux dépens surtout du gouvernement pontifical. Ce ne fut pas l’Autriche que les plénipotentiaires français, anglais et sardes mirent directement en cause devant le congrès ; ce fut le gouvernement romain surtout, et un peu aussi le gouvernement des Deux-Siciles. Après de telles prémisses, lorsqu’on allait réaliser les espérances que le congrès de 1856 avait données aux Italiens, lorsqu’on allait réformer par les armes l’état politique de l’Italie, comment eût-on pu se figurer de bonne foi que le pouvoir temporel de la cour de Rome traverserait impunément cette épreuve et y survivrait ? Voilà donc une conséquence de la guerre dont on devait, suivant toute logique, avoir pris son parti d’avance. Il en est de même de la seconde des conséquences que nous avons indiquées, l’emploi des élémens révolutionnaires. Quel fut justement l’argument de l’ultimatum autrichien qui motiva la guerre en donnant au dernier moment à l’Autriche l’apparence et la maladroite attitude de l’agression ? Il y a un singulier intérêt à rappeler aujourd’hui cette circonstance : ce fut l’organisation en Piémont des corps de volontaires recrutés sur tous les points de l’Italie. L’Autriche somma le cabinet de Turin de dissoudre cette organisation révolutionnaire. Or cet enrôlement des volontaires avait été une des préparations à la guerre que M. de Cavour avait eues le plus à cœur. Un jour, c’est encore à M. W. de La Rive que nous empruntons ce souvenir, « le valet de chambre du ministre entra dans le cabinet où Cavour travaillait. — Il y a là un homme, dit-il, qui demande à voir monsieur le comte. — Quel est son nom ? — Il n’a pas voulu le dire. Il a un gros bâton et un grand chapeau ; il prétend que monsieur le comte l’attend. — Ah ! reprit Cavour en se levant, faites entrer. » Celui que le valet de chambre appelait « un homme, » ce gros bâton, ce grand chapeau, c’était Garibaldi, arrivant, sur l’invitation de M. de Cavour, de son rocher de Caprera. Cavour, à ce que raconte M. de La Rive, avait toujours eu du goût pour Garibaldi depuis le temps où le condottiere commençait ses aventures à Montevideo. Il aimait à le défendre contre les gens du métier, qu’offusquait la renommée d’un général dont la promotion n’était inscrite sur aucun annuaire. « En 1859, dit M. de La Rive, Cavour avait, pour désirer le concours de Garibaldi, deux raisons : l’une purement politique, tenant à la position de chef de parti du défenseur de Rome, l’autre provenant d’une juste appréciation des services que rendrait un soldat habile et brave jusqu’à la témérité… De là l’organisation des volontaires ; mais il fallut toute la fermeté et surtout le pouvoir de Cavour pour vaincre les obstacles que cette organisation rencontra de la part du ministère de la guerre, qui y voyait un élément de désordre militaire, et de la part de la diplomatie, qui y voyait un élément de désordre politique. Je me rappelle avoir, en avril 1859, à maintes reprises, entendu Cavour se plaindre de ne pouvoir obtenir les uniformes, les munitions, les fusils, qu’on avait promis de lui livrer pour les volontaires. D’ailleurs il faisait grand fonds sur ces corps irréguliers. » L’ancien secrétaire de M. de Cavour, M. Artom, rend le même témoignage. « Une nuit, le général vint s’asseoir au chevet du comte de Cavour, et accepta le rôle dans lequel il devait peu de temps après accroître avec tant de bonheur sa juste renommée. Quant au comte de Cavour, il ne songea pas même aux embarras, aux préoccupations que devait lui attirer ensuite cette alliance avec le parti avancé. Et lorsqu’au milieu des crises des deux années suivantes on le blâmait d’avoir prêté des forces à ce parti en rappelant sur le théâtre de l’action le héros de Montevideo, il répondait nettement qu’il était loin de s’en repentir, si grande était la nécessité de transformer en armée d’Italie la brave armée du roi de Sardaigne, et de faire que le plus grand nombre possible d’Italiens prît part à la guerre nationale. » Ainsi les grandes difficultés du présent, la question romaine, les volontaires, Garibaldi, étaient visibles dès l’origine même de la guerre de 1859. « Qui veut la fin veut les moyens, » dit le bon sens populaire. N’est-il pas aussi juste de dire que quand on a voulu les moyens, il faut vouloir la fin ?

Il ne s’est écoulé que trois années depuis la guerre de 1859, temps bien court, lorsqu’on songe qu’il a suffi pour développer les conséquences extrêmes de la révolution italienne. N’y a-t-il pas eu dans cette période et parmi les péripéties diverses de la crise des momens où l’on aurait pu ralentir au moins un mouvement si rapide, et choisir des haltes où l’on aurait trouvé quelque moyen de mûrir les questions avant d’en essayer les solutions improvisées ? Nous croyons que de tels momens ont existés et nous avons pris soin de les noter au passage. Malheureusement tous les partis qui ont été pris en ces occasions importantes ont eu pour effet de faire peser plus lourdement sur la question romaine le courant et l’effort de la révolution italienne.

La paix de Villafranca fut une déviation au programme de la guerre. Cette paix, cela n’est douteux pour personne, a improvisé l’unité italienne. Il est certain que, si le programme de la guerre eût été exactement observé, si l’Italie eût été délivrée, des Alpes à l’Adriatique, l’essai d’une confédération italienne eût été possible. Nous ne disons point que la confédération eût longtemps réussi : les déchiremens auxquels sont aujourd’hui en proie tous les systèmes fédératifs ne sont pas faits pour inspirer une grande confiance dans la force et la vitalité des combinaisons de ce genre. L’on se serait du moins ménagé une situation transitoire, pendant laquelle on aurait eu le temps de préparer et de mûrir des arrangemens plus raisonnables. La confédération eût prolongé le bail de la papauté avec la puissance temporelle. Les conventions de Villafranca réglementées par le traité de Zurich n’ont pas été appliquées. Certes la France eût pu facilement en imposer l’exécution par la force. Si, lorsque nous avons évacué l’Italie, une portion de notre armée eût opéré son retour par la Toscane et escorté le grand-duc à Florence, aucune résistance matérielle ne nous eût été opposée ; mais ce n’est pas nous qui blâmerons le gouvernement français de n’avoir point fait un tel emploi de sa puissance, d’avoir reculé devant une solution repoussée par les populations italiennes, solution étroite, car elle n’aurait donné d’autre résultat à la guerre que d’ajouter une province au royaume de Sardaigne, solution oppressive qui n’eût ni organisé ni pacifié l’Italie. On dut renoncer à l’exécution du traité de Zurich. Là se présenta une occasion de marquer, un temps d’arrêt à la révolution italienne. Pour mettre cette occasion à profit, il fallait consentir à l’union des provinces septentrionales sans imposer à cette union aucune condition qui pût affaiblir auprès des Italiens l’autorité modératrice de la France. Tout le monde sait que les provinces du nord de l’Italie, arrivées au même degré de civilisation, animées d’un égal patriotisme, ont d’étroites affinités, et peuvent aisément s’assimiler entre elles dans une commune fusion. À l’Italie du nord satisfaite dans ses vœux immédiats, on eût pu demander l’ajournement indéfini d’aspirations plus ambitieuses. L’Italie du nord eût pu prendre patience et employer utilement et noblement son temps à organiser par la législation, par les finances, par l’administration, son unification partielle. La dynastie napolitaine, la cour de Rome surtout, eussent obtenu par là un répit : nous ne savons si elles auraient justifié l’espoir que la diplomatie a si longtemps entretenu de les voir se réformer ; en tout cas, les populations soumises à leur autorité eussent toujours gagné quelque chose à l’influence d’exemple exercée sur la péninsule par l’Italie du nord, et si celle-ci était destinée à s’incorporer un jour l’Italie méridionale, elle n’eût du moins accompli cette conquête qu’après avoir établi dans son propre sein des ressources plus grandes et des moyens de gouvernement plus efficaces. Au lieu de cela, que s’est-il passé ?

Nous avons mis un prix au consentement de la France dans l’affaire des annexions italiennes ; nous avons voulu pour compensation Nice et la Savoie. Nous n’avons plus à discuter si nous avons eu tort ou raison au point de vue français. Ce qui n’est plus maintenant contestable, c’est que, par le fait des annexions françaises, l’Italie a perdu une occasion de s’arrêter dans sa marche, et que la révolution italienne a reçu une nouvelle et plus violente impulsion. C’est alors qu’a eu lieu l’expédition des mille, et que Garibaldi a conquis Naples en menaçant Rome. Nous ne savons si, en donnant le royaume de Naples à l’unité italienne, Garibaldi a rendu à son pays un aussi grand service que l’imagination populaire se l’est figuré au premier moment. La publication des documens diplomatiques nous a révélé depuis que, lui aussi, il avait mal pris son temps. À cette époque, la France allait retirer ses troupes de Rome, d’accord avec le pape, qui ne voulait plus demander sa sécurité, qu’à la petite armée formée par le général de Lamoricière. Si Garibaldi ne se fût point tant hâté de partir pour Naples, la France eût évacué Rome et n’y serait plus revenue. Vraisemblablement il n’y aurait plus aujourd’hui de question romaine ; mais les progrès, des volontaires dans le royaume de Naples et surtout les déclamations de Garibaldi contre notre occupation nous obligèrent à la maintenir au moment même où nous allions la cesser. Quoi qu’il en soit, l’expédition napolitaine, conséquence des annexions dont nous avions profité, devint la cause d’une perte nouvelle pour le pouvoir temporel. Sous prétexte d’arrêter Garibaldi et en réalité pour lui donner la main, l’armée piémontaise s’empara des Marches et de l’Ombrie. Nous-mêmes sanctionnâmes implicitement cette réduction nouvelle de l’état romain en traçant une limite à l’invasion, en nous contentant d’interdire aux armées italiennes l’accès de la Comarque et de Rome. À partir de ce moment, on peut dire que la question romaine a été résolue en principe, sinon entièrement, contre le maintien du pouvoir temporel, et que la France a tour à tour, par son initiative ou par son abstention, moralement accepté cette solution. Pourquoi donc tardons-nous tant à laisser s’achever dans les faits cette conséquence nécessaire et suprême de la guerre de 1859 et de la révolution italienne ? Pourquoi, par une temporisation excessive, nous exposons-nous à exciter les ardeurs du parti d’action italien, à grandir dans la péninsule ces élémens révolutionnaires qui ont pris nécessairement part à l’œuvre entreprise en 1859 ? Pourquoi enfin nous laisser enchaîner par la prise que nous donnons sur notre point d’honneur aux provocations de ces impatiens, dans une situation pleine pour nous d’obscurités, de contradictions et d’ennuis ?

Rome, capitale de l’Italie, est devenue, par une suite d’incidens qui ont découlé de notre initiative et auxquels nous avons directement et indirectement concouru, l’achèvement nécessaire de la guerre de 1859 et de la reconstitution de l’Italie. Voyez ce que l’aspiration à Rome est pour les Italiens. Rome, capitale de l’Italie, c’est pour eux l’expression la plus haute de l’idée de la nationalité rendue à la vie et à la gloire. Ce n’est pas seulement une idée, c’est une condition de gouvernement. Rome coupe l’Italie en deux ; l’aliment incessant que la privation de Rome donne aux protestations du patriotisme ne permet pas l’apaisement des élémens révolutionnaires. Il est pratiquement impossible d’opérer l’unification de l’Italie, si ce n’est pas de Rome que part la promulgation des lois constitutives de l’unité. Sans Rome, les anciennes divisions reparaissent en dépit des efforts des bons citoyens : Naples est rebelle à l’impôt et demeure déshonorée par le brigandage ; la Sicile honnête et découragée déserte le parlement ; aucun ministère fort ne peut s’établir ; si le ministère a pour chef Ricasoli, on dit : « C’est un cabinet de Toscans ; » s’il a Rattazzi à sa tête, on dit : « C’est un cabinet piémontais. » La triste lutte des influences étrangères paralyse la vie politique : celui-ci est la personnification de l’influence française, cet autre représente l’influence anglaise ; le parlement et les ministères vivent de petites condescendances mutuelles et usent lentement leur force et leur considération. Une nation renaissante, qui aurait besoin de sève et d’élan, est exposée ainsi à s’user au début même de sa nouvelle existence dans un marasme stérile. Enfin Rome capitale n’est pas seulement une idée, une condition de gouvernement, c’est une passion nationale qui s’est incarnée dans un homme à la fois exalté et naïf, dans Garibaldi. Pourquoi la France demeure-t-elle en péril de se commettre avec ce fou, si Garibaldi n’est qu’un démagogue vulgaire, ou de se heurter à un vivant symbole du patriotisme italien, si Garibaldi est le véritable héros d’une passion nationale ?

Quelle occasion attendrons-nous pour quitter Rome ? Nous le reconnaissons, il est impossible à la France de céder à une sommation de Garibaldi, et c’est là le mal dont nous nous plaignons, qu’une provocation insolente ait ce pouvoir de nous attacher à une situation fausse ; mais espère-t-on qu’une occasion purement diplomatique vienne s’offrir de nous dégager de cette occupation ? Une telle espérance nous paraîtrait mal fondée. L’occasion diplomatique s’était présentée en 1860, mais en des circonstances qu’il n’est plus au pouvoir de personne de ramener. Alors le pape pouvait espérer qu’il organiserait une force militaire suffisante pour sa protection. Depuis ce temps, il a perdu les deux tiers de ses possessions, il n’est plus capable de se défendre lui-même ; nous ne pouvons compter qu’il nous dégage, comme il l’avait fait en 1860, de la charge que nous remplissons à Rome. Cette année même, une occasion plus grande s’était offerte : nous voulons parler de la manifestation des évêques accourus à Rome à propos de la canonisation des martyrs japonais. Les évêques, dans leur adresse au pape, avaient élevé le débat dans la sphère des principes : ils avaient, avec une singulière franchise, revendiqué le pouvoir temporel au nom d’idées que répudie la civilisation actuelle, au nom d’un droit qui est la négation radicale du droit moderne. C’était le bon moment pour décliner toute solidarité avec de telles doctrines ; mais l’on a laissé passer cette occasion, et l’on ne sait si nous n’avons pas été encore une fois dérangés dans quelque conception diplomatique par l’incartade de Garibaldi.

Par justice autant que par courage, nous devons dire où est la difficulté. Nous ne sommes pas retenus à Rome par un principe ; nous avons reconnu le royaume d’Italie, et, comme toutes les puissances qui ont ainsi donné leur sanction au régime nouveau, nous l’avons reconnu après la déclaration solennelle du parlement italien qui a proclamé Rome capitale de l’Italie. Nous ne sommes donc à Rome que par la continuation d’une position prise, par un sentiment de sympathie pour la personne du saint-père, en un mot par un simple accident de notre volonté. Nous ne pouvons quitter Rome que de deux façons, ou par un simple changement de volonté, ou après l’affirmation éclatante des principes modernes qui condamnent la confusion théocratique des deux pouvoirs. De ces deux manières d’en finir avec nos compromissions romaines, quelle est la plus sûre et la plus digne ? Évidemment c’est la seconde, c’est celle que M. de Cavour avait adoptée. Ce sagace et libéral esprit avait compris qu’il fallait, en retirant le pouvoir temporel au pape, compter avec les consciences catholiques si nombreuses, accoutumées à voir dans la souveraineté temporelle la garantie de l’indépendance de leur foi ; il avait compris qu’il ne fallait pas brutaliser ces consciences honnêtes, quoique égarées, qu’il était injuste, au moment où on leur apprenait que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre, de ne point leur démontrer que c’est la terre qui tourne autour du soleil ; qu’en un mot il fallait faire entrer dans leur esprit que la garantie de la liberté religieuse réside dans la liberté civile et politique, et non dans un misérable petit despotisme théocratique. Frate, frate, libera chiesa in libero stato, ce furent presque les derniers mots de ce grand libéral, ceux qu’il adressait à cet honnête père Jacques qui lui administrait les derniers sacremens. Nous nous expliquons loyalement les hésitations, les répugnances qu’éprouve l’empereur, à porter le dernier coup à la papauté temporelle par une décision qui n’aurait l’air d’être qu’un acte de sa volonté. Il se peut qu’il n’y ait en Europe que deux hommes (Cavour étant mort), et il se peut que l’empereur soit un de ces hommes ; mais, à quelque hauteur qu’un homme puisse être placé au-dessus de ses semblables, nous concevons le trouble honnête de sa conscience lorsqu’on lui demande d’imprimer, par sa seule initiative personnelle, un ébranlement définitif à la conscience de tant de millions d’hommes. Quant à nous, nous trouverions que la responsabilité d’une telle décision serait bien lourde pour un seul homme ; ce fardeau ne peut être porté que par la conscience collective d’une nation s’éclairant par la discussion la plus libre et prononçant son arrêt par l’organe de ses libres représentans. Ah ! si lorsque l’adresse des évêques a été publiée, il y eût eu dans le plus grand des pays catholiques une chambre populaire investie du droit d’interpellation et d’initiative parlementaire, le gouvernement eût été facilement affranchi des responsabilités de la question romaine. Pas un homme dans une telle assemblée ayant au cerveau quelque flamme de 1789, dans les veines quelques gouttes de sang révolutionnaire, n’eût laissé passer sans protestation le manifeste de ces idées théocratiques dont la révolution a voulu nous affranchir ; mais alors aussi nous aurions eu l’état libre, et nous aurions pu offrir, avec un sincère esprit de conciliation et de justice aux catholiques la libera chiesa in libero stato, c’est-à-dire l’indépendance et la paix des consciences dans la pleine possession de leurs droits. Quand on est convaincu, comme nous le sommes, que la France trouverait dans la liberté la seule solution honorable et efficace de la question romaine, on n’a guère le cœur d’accuser les Italiens des soucis qu’ils nous donnent et d’exhaler sa mauvaise humeur en conseils ou en objurgations stériles à l’adresse du cabinet de Turin ou des partisans de Garibaldi.

La situation aux États-Unis n’a point changé depuis les grands combats du mois dernier ; mais les partisans du sud en Europe, ceux qui voulaient que la France et l’Angleterre offrissent leur médiation aux parties belligérantes, ceux qui au fond voudraient amener les puissances occidentales à consacrer le déchirement de l’Union en reconnaissant la confédération séparatiste, ne semblent point découragés par la stérilité de leurs efforts. On s’explique difficilement la fausse idée que les adversaires de l’Union se font de l’état des choses en Amérique. Quand on réfléchit à la position respective du nord et du sud, on aperçoit aisément ce qui rend la paix impossible entre ces deux fractions de l’ancienne république, et l’on ne voit pas ce qui la rendrait possible avant longtemps. Que l’on suppose qu’au lieu d’être deux groupes d’un état en guerre civile, la république du nord et celle du sud forment deux nations différentes et deux états distincts, — avant d’en venir à la paix, les deux républiques auraient à combattre longtemps encore. Des deux côtés, des intérêts de vie ou de mort poussent à la guerre. Le sud, avec l’esclavage pour pierre angulaire de sa constitution sociale, est obligé de faire la guerre jusqu’à ce qu’il se soit incorporé tous les états à esclaves et qu’il ait obtenu des territoires assez étendus pour y pouvoir développer le travail servile ; mais le nord ne peut, sous ce rapport, accorder au sud ce qui est nécessaire à l’existence de celui-ci sans courir à une ruine certaine. Les états du nord-ouest, ces grands exportateurs de blé et de substances alimentaires, n’ont d’autre issue pour leurs produits que le Mississipi. Ils ne peuvent pas laisser le débouché du grand fleuve en des mains étrangères, et par conséquent pouvant devenir ennemies. Si le nord perd la possession du Mississipi, le nord-ouest est perdu pour lui. Les états situés au nord de l’Ohio servent de lien entre l’est et l’ouest ; ils ne pourraient pas demeurer étranglés entre le Canada et le Kentucky sans que la communication essentielle de l’est et de l’ouest fût exposée à être interrompue par des puissances hostiles. Enfin la possession de la Virginie est nécessaire pour couvrir Washington, la seule capitale possible des États-Unis tant qu’il y aura des États-Unis. Si par miracle la paix pouvait se faire en ce moment sur le principe de ce que l’on appelle en diplomatie l’uti possidetis, c’est-à-dire les deux parties gardant respectivement les positions qu’elles occupent, la sécession ne pourrait pas vivre. Le gouvernement fédéral occupe en effet la Nouvelle-Orléans, le cours du Mississipi, les états du Missouri, du Kentucky, une partie du Tennessee et de la Virginie. Ces positions seules enlèveraient à la république tous les moyens d’expansion qui sont nécessaires à son existence. On voit donc que dans un tel état de choses la paix n’est pas possible avant longtemps, et que ceux qui l’invoquent au nom des intérêts matériels de l’Europe ont été bien inconséquens, lorsqu’ils se sont réjouis des derniers succès du sud.

E. FORCADE.


LITTÉRATURE MUSICALE.

MENDELSSOHN ET SA CORRESPONDANCE.[1]

Il y a un an paraissait à Leipzig un recueil de lettres de Félix Mendelssohn. Ces lettres intimes, adressées aux divers membres de sa famille pendant un long voyage que fit l’illustre compositeur, ont été accueillies en Allemagne avec faveur. Nous venons de les lire aussi avec un certain plaisir, et comme elles contiennent de nombreuses révélations sur les travaux, sur les idées, les sentimens et les vues de ce musicien éminent mort à la fleur de l’âge, comme Mozart, nous avons pensé que les lecteurs de la Revue nous sauraient gré de les entretenir d’un homme qui occupe une si grande place dans l’histoire de la musique moderne.

On sait que Félix Mendelssohn-Bartholdy est ne à Berlin le 3 février 1809, d’une famille israélite qui était dans le commerce. Moïse Mendelssohn, le philosophe platonicien, était son grand-père. De très bonne heure, le jeune Mendelssohn montra d’heureuses dispositions pour la musique ; il fut confié aux soins de Zelter, un maître ingénieux qui lui donna des leçons d’harmonie et de contre-point. L’élève si bien doué fit des progrès rapides, devint un pianiste excellent, et il eut une enfance épanouie et pleine d’enchantement. Ses succès dans le monde furent précoces et éclatans, et tout ce qui l’entourait lui présageait une carrière brillante. Dès l’année 1824, Mendelssohn publia quelques œuvres de sa composition, et il renouvela cette tentative avec plus d’efforts en 1827, où il fit représenter à Berlin un opéra en trois actes sur le sujet des Noces de Gamache. Cette forme de la musique dramatique, qui n’a cessé de préoccuper Mendelssohn, ne devait jamais lui être favorable. C’est en 1829 que Mendelssohn, âgé de vingt ans, quitta sa ville natale et l’excellente famille où sa noble nature était heureusement éclose, et qu’il entreprit un long voyage à travers l’Allemagne, l’Italie, la France et l’Angleterre pour connaître le monde et développer ses instincts. Ce sont les impressions de ce voyage qui dura trois ans que racontent avec charme les lettres qui vont nous occuper. Nous suivrons Mendelssohn et ferons ressortir, dans ses confidences et ses épanchemens, les traits qui nous paraîtront révéler un coin curieux de la personnalité aimante de ce grand artiste.

La première lettre est écrite de Weimar, où il arrive dans le mois de mai 1830. Mendelssohn est reçu par Goethe avec la bienveillance souveraine qui caractérisait ce grand génie. Le jeune Mendelssohn plaît beaucoup au poète, qui, tous les matins, lui fait jouer du piano devant lui. « Il me questionne beaucoup, écrit Mendelssohn, sur le caractère et la date du morceau que j’exécute, et il faut que je lui réponde immédiatement et avec précision. Il ne voulait d’abord rién entendre de Beethoven ; mais, après que je lui eus joué la première partie de la symphonie en ut mineur, il me dit : « Cela émeut, cela est grand… imposant ! » Et après avoir essayé de redire entre ses dents un des motifs de la symphonie : « C’est très grand ! ajouta-t-il, et on devrait craindre que le développement d’une pareille idée ne fit écrouler la maison où on l’exécute. » — « Il est plein d’aménité pour moi (nous laissons encore parler Mendelssohn). Tous les jours je dîne à sa table, et après le dîner il m’emmène dans son cabinet, où il me questionne sur mes projets d’avenir. Il me parle d’art, de théâtre, de poésie, de l’Hernani de Victor Hugo, de Lamartine, et beaucoup des jolies femmes. — Jeune homme, me dit-il un soir, il faut vivre avec les femmes, il faut chercher à leur plaire. »

Quelques jours avant que Mendelssohn partît de Weimar, Goethe lui donna une page de son manuscrit de Faust avec ces mots de sa main : « A l’aimable Félix Mendelssohn, maître souverain du piano, souvenir d’amitié, par un beau jour du mois de mai 1830 ! »

Après avoir quitté Weimar et traversé rapidement Prague, Munich, Presbourg, Mendelssohn arrive à Venise au commencement du mois d’octobre 1830. Il pousse un cri de joie en voyant pour la première fois cette ville unique qui a été le rêve de sa vie « depuis qu’il a l’âge de raison, » écrit-il à ses deux sœurs. — Et savez-vous devant quelles œuvres le jeune musicien berlinois, l’élève gourmé de Zelter et de Sébastien Bach, tombe en extase ? Devant les tableaux de Titien, dont l’Assomption de la Vierge surtout excite son ravissement. Quel singulier contraste entre la nature intime de cet artiste de l’Allemagne du nord, de ce Juif, enfant d’une race qui n’a jamais su rire, dit M. Renan, de cet esprit morose, occupé de métaphysique et de rêverie, et le goût de l’artiste pour les œuvres éclatantes et splendides du plus grand peintre de l’école vénitienne ! N’existe-t-il point à Paris un peintre justement fameux, dont la verve fiévreuse s’est épanchée dans des tableaux pleins de fracas et d’émotions violentes, et qui professe, dans ses causeries spirituelles et parfois dans ses remarquables écrits, une admiration sincère, dit-on, pour les maîtres et les théories de l’art classique ? Les oppositions de ce genre sont plus fréquentes qu’on ne le croit dans la vie des hommes illustres, et je connais un compositeur immortel qui n’aime pas que l’on compare son génie à celui de Titien, dont il a pourtant l’éclat, la passion et la magnificence.

Mendelssohn est plus fidèle aux penchans du peuple auquel il appartient par son amour sincère de la nature, dont il comprend les beautés mystérieuses. Il est ravi de l’aspect de l’Italie, et il décrit avec complaisance ses campagnes sereines, comme les habits soyeux des contadini. Dans une lettre qu’il adresse à son maître, le vieux Zelter, Mendelssohn parle avec une juste sévérité d’un peu de musique qu’il a entendue dans une église de Venise. À l’appui de son blâme, Mendelssohn transcrit quelques mauvais accords plaqués que l’organiste a tirés d’un instrument délabré, et cela devant les plus beaux chefs-d’œuvre de la peinture vénitienne. Ce contraste le frappe avec juste raison, et il se demande comment un peuple qui a produit de si grandes merveilles dans les arts plastiques des siècles passés a pu tomber aussi bas et se contenter de la musique misérable qu’on exécute chaque jour dans les plus belles églises du monde.

Dans la même lettre, Mendelssohn fait part à son maître des projets de composition qui l’occupent, — un choral à quatre voix, une chanson, un psaume, une ouverture qu’il se propose de mener à bonne fin. Mais c’est à Rome, où Mendelssohn arrive dans le mois de novembre 1830, qu’il faut le suivre et qu’il faut l’entendre exprimer les sentimens que lui inspirent les hommes et les choses de la ville éternelle. Un Allemand, un Juif, un musicien rompu à la dialectique du contre-point, un disciple de Sébastien Bach et un contemporain de Hegel, de quelle manière jugera-t-il les monumens de ce vieux monde de la forme, de la ligne et de la pensée profonde, mais claire et saisissable ? Comment une imagination rêveuse et chargée de brouillards, comment un esprit réfléchi et laborieux, dont l’œuvre péniblement enfantée porte la trace des efforts qu’elle lui a coûtés, jugera-t-il un simple rayon de soleil fixé sur la toile par une main inspirée, la grâce naïve d’une fille de l’Ombrie, une mélodie divine entourée de quelques accords boiteux ? D’abord le jeune Mendelssohn est fort étonné qu’on connaisse à Rome l’œuvre très sérieuse d’un musicien allemand du XVIIIe siècle, la Mort de Jésus, de Graun, et qu’il se trouve dans la ville de Palestrina un vieil abbé Santini, savant archéologue, qui désire ardemment connaître la partition de la Passion de Sébastien Bach, une œuvre considérable d’un musicien protestant. Mendelssohn avoue même que les chanteurs italiens n’ont pas trop mal interprété la musique de Graun, qui dans son temps n’a été qu’un lourd imitateur des maîtres ultramontains. Enfin Mendelssohn s’oriente dans cette grande nécropole de l’histoire. Il voit les hommes, les monumens, les merveilles de toute nature qui s’y trouvent accumulés, et il en parle avec un enthousiasme sincère et éclairé. Il se loue beaucoup de l’abbé Santini, qui lui communique avec libéralité les raretés historiques de sa bibliothèque, et il prie sa famille de lui envoyer d’Allemagne un recueil de six cantates de Sébastien Bach pour en faire hommage au savant abbé.

« Hier (écrit-il malicieusement à sa sœur Fanny), je suis allé chez M. de Bunsen, où j’ai entendu un musicien allemand. Hélas ! hélas ! j’aurais voulu être Français. Après dîner, nous avons vu arriver Catel, Egger, Senf, Wolf et autres peintres. On m’a prié de faire de la musique et de jouer du Bach, ce que j’ai fait, à la grande satisfaction des auditeurs. Je leur ai parlé aussi de la possibilité d’exécuter à Rome la Passion du grand Sébastien ; mais les chanteurs de la chapelle du pape ont déclaré, après avoir examiné la partition, qu’elle était inchantable. Je pense tout le contraire. » Dans cette même lettre, Mendelssohn parle de l’abbé Baini, le savant historien de Palestrina. « Je lui ai été présenté, dit-il, par M. de Bunsen. Je suis heureux d’avoir fait la connaissance de cet homme distingué, dont le savoir me sera très utile pour éclaircir beaucoup d’énigmes. » Il ajoute quelques lignes plus bas : « Je t’envoie, ma chère Fanny, pour le jour de ta naissance, une composition que je viens d’achever. C’est un psaume pour chœur et orchestre, — Non nobis, Domine. — Tu en connais déjà la partie vocale. Il s’y trouve un air dont la conclusion te plaira, j’espère. Maintenant je vais achever une ouverture qui est sur le métier depuis longtemps, et puis, si Dieu me prête vie, j’aborderai une symphonie. Je projette aussi le plan d’un concerto de piano que je réserve pour le public de Paris. »

Mendelssohn se plaint beaucoup de l’inaptitude des musiciens d’orchestre. « Les orchestres de ce pays-ci, écrit-il à sa sœur, sont au-dessous de tout ce que l’on peut imaginer. Les concerts que donne la Société philharmonique ne sont accompagnés qu’au piano, et lorsque tout récemment on a voulu, aborder la Création d’Haydn, il a fallu y renoncer, parce que les musiciens de l’orchestre ont déclaré ce chef-d’œuvre inexécutable. » Dans une autre lettre pleine de vivacité et de douce ironie, où Mendelssohn fait le récit d’une promenade au Monte-Pincio, il dit : « Je suis entré vers le soir dans l’église la Trinità-dei-Monti, où j’ai entendu chanter deux nonnes françaises d’une manière admirable,… car je deviens tolérant ici, et j’écoute les choses les plus incroyables avec une suprême indifférence. Cependant la voix de chacune de ces deux femmes n’était pas mauvaise, et j’ai même conçu le projet d’écrire expressément pour elles un morceau de musique religieuse, que je leur enverrai sans me faire connaître. L’idée d’entendre chanter par deux pieuses catholiques la composition d’un barbaro Tedesco me fait sourire. J’ai déjà dans la tête le plan de ce morceau, ainsi qu’un choral de Luther pour la semaine sainte. Après le our de l’an, je veux m’occuper de musique instrumentale, écrire aussi quelque chose pour le piano et terminer peut-être l’une ou l’autre des deux symphonies que j’ai commencées. » On voit que Mendelssohn ne perdras son temps, et qu’au milieu de tant de merveilles et des nombreuses distractions qu’il trouve à Rome, il pense à l’avenir, et il édifie son œuvre. Introduit chez M. Horace Vernet, qui dirigeait alors l’école française, Mendelssohn parle de ce peintre célèbre en termes fort aimables.

« Il faut, ma chère mère, écrit-il le 17 janvier 1831, que je te fasse part d’une bonne fortune qui vient de m’arriver et qui te fera aussi bien plaisir. J’ai été l’autre jour chez Horace Vernet, où j’ai joué du piano devant un petit nombre de personnes qui se trouvaient dans son salon. Il m’avait dit, avant que je ne me misse au clavier, qu’il avait une grande admiration pour le Don Juan de Mozart. J’eus alors l’idée de changer le morceau que je me proposais de lui faire entendre, et qui était le Concert-Stuck de Weber, et je me mis à improviser sur différens motifs du chef-d’œuvre de Mozart. Il fut ravi de mon intention et m’en témoigna chaudement sa gratitude. Un instant après il me dit : « Faisons un échange, car, moi aussi, je sais improviser. » Comme je paraissais désireux de connaître son talent en ce genre : « C’est un secret, » me répondit-il, et il disparut. Revenant à moi quelques minutes après, il me conduisit dans une autre chambre, où il me montra une toile toute préparée pour recevoir des couleurs. » Si vous avez un peu de temps à perdre, me dit-il, je fixerai vos traits sur cette toile, et vous pourrez la rouler ensuite et l’envoyer à vos parens. » J’acceptai avec joie sa proposition, et je ne puis vous exprimer tout le bonheur que j’ai éprouvé en me voyant accueilli avec tant de bienveillance par un tel artiste. » Il ajoute quelques lignes plus bas : « Le soir, on se mit à danser, et il fallait voir alors Mme Louise Vernet, suspendue au bras de son père, bondir sur un rhythme de saltarelle ! Elle se dégage soudain, prend un tambourin sur lequel elle frappe des coups périodiques et s’élance comme une muse de la Grèce. Ah ! que j’aurais voulu être peintre pour fixer une si charmante image ! » On sait que Mme Louise Vernet, dont parle ici Mendelssohn, est devenue Mme Paul Delaroche, dont tout Paris a pu admirer la rare distinction.

Parmi les artistes étrangers avec qui Mendelssohn se trouva en relation à Rome, il mentionne deux jeunes compositeurs français, deux lauréats de l’Institut. Le nom de ces messieurs a été probablement effacé par l’éditeur des lettres ; mais j’ai reconnu l’un d’eux au jugement très juste qu’en porte le musicien allemand. « Les deux Français dont je t’ai déjà parlé, écrit-il à sa sœur le 29 mars 1831, sont venus encore aujourd’hui me proposer une flânerie. Ce sont deux originaux peu amusans, dont la conversation est ou profondément triste, ou d’une vulgarité désespérante, selon le degré de sérieux qu’on accorde à leurs paroles. M. *** respire, digère et dort sans posséder une étincelle de génie et de talent. Il se drape, il se pose fiérement comme un homme qui porte un monde nouveau dans sa tête. Il parle avec exubérance de Schiller, de Goethe, de Beethoven, et il écrit les choses les plus misérables. Il est rempli d’une vanité si ridicule et il s’exprime avec tant de dédain sur Haydn et sur Mozart, que je doute fort de son prétendu enthousiasme pour Beethoven et pour Gluck, dont il me fatigue sans cesse les oreilles[2]. » Je ne doute pas que les lecteurs de la Revue n’aient reconnu l’original de ce portrait fidèle. Mendelssohn, Robert Schumann, tous les musiciens d’un mérite incontestable, l’ont jugé comme nous l’avons fait bien souvent ici.

Une lettre très intéressante pour l’objet qui nous occupe est celle du 4 avril 1831, où Mendelssohn rend compte des cérémonies de la semaine sainte et du chant qu’il a entendu à la chapelle Sixtine. C’est ici qu’il importe de ne pas oublier que c’est un Allemand qui parle, un Allemand du nord nourri de la forte harmonie de l’école des Bach, et dont l’oreille est habituée aux plus vastes combinaisons de la fugue et du contre-point. Encore une fois, c’est un scolastique moderne, un dialecticien juif et protestant qui va juger la grâce enfantine d’un Pérugin, l’onction attendrissante d’un Fra-Angelico, l’harmonie divine, mais simple et consonnante, d’un Palestrina ; enfin c’est un blond Germain élevé dans la forêt sombre où il a entendu le cor enchanté de la légende, c’est une imagination à la Shakspeare que les fées ont bercée sur leurs genoux, une âme remplie d’échos mystérieux et de divins pressentimens, c’est l’auteur du Songe d’une nuit d’été et de la Walpurgisnacht qui va juger les monumens d’une civilisation lumineuse, profonde mais précise, et révélant l’infini sous une forme belle, simple et accessible à tous.

Voilà Mendelssohn dans la chapelle Sixtine, où, pendant plusieurs jours de suite, il assiste aux belles cérémonies qui s’accomplissent dans ce sanctuaire magnifique de la papauté et du catholicisme triomphant. « Je ne vous parlerai pas en détail de tout ce que j’ai vu et entendu, écrit-il le 4 avril 1831, je veux seulement essayer de vous donner une idée de l’ensemble de ce beau spectacle, sur lequel je n’avais aucune notion. » Il décrit ensuite les évolutions des ministres de Dieu, la distribution des palmes, la marche du pape, qui, précédé de ses cardinaux, s’avance vers le trône qu’on lui a préparé. Le chœur à l’unisson qu’on chante pendant ce défilé de la cour pontificale, entonné d’abord avec force, s’amortit peu à peu par l’éloignement des chanteurs qui suivent le cortège. Un second chœur éclate tout à coup dans la chapelle, qui fait écho à celui qui s’est éloigné, et les deux théories se réunissent ensuite et forment un ensemble qui frappe Mendelssohn. « On dira ce qu’on voudra, dit-il, mais cet effet est beau, quoiqu’on puisse le trouver un peu monotone. » Il parle aussi avec un sentiment assez juste du chant des psaumes et de celui des Lamentations de Jérémie, dont il apprécie bien la monotonie solennelle. Quant au fameux Miserere d’Allegri, sur lequel Halévy a écrit des naïvetés, Mendelssohn en loue la haute simplicité. « Les premières mesures de ce morceau célèbre, dit-il, qu’on chante pianissimo, ont produit sur moi une vive sensation. Le reste m’a paru médiocre, mais ce commencement est d’un effet saisissant » Dans une lettre adressée à son maître, le vieux Zelter, Mendelssohn revient sur les cérémonies de la semaine sainte, et il entre dans plus de détails sur la musique et le chant de la chapelle Sixtine. « Les psaumes sont chantés par deux chœurs de voix d’hommes qui alternent et se répondent comme deux coryphées. Les paroles de chaque verset sont déclamées rapidement, excepté la dernière syllabe, sur laquelle la voix s’arrête pour conclure, et cette sorte de déclamation syllabique à l’unisson se termine par un doux accord parfait qui surprend agréablement l’oreille. Après le psaume 70, où tout le monde se lève pour réciter tout bas un Pater noster, on commence à chanter, d’une voix murmurante et contenue, les Lamentations de Jérémie, musique de Palestrina. Lorsque cette composition est rendue par des voix de soprano et de ténor, et qu’elle se développe lentement d’un accord à l’autre, l’effet en est vraiment divin (ganz himmlisch !) »

À la bonne heure ! Tu sens donc la grâce ineffable de la religion du Christ et de l’art qu’elle a inspiré, ô fils de Jacob et de Sébastien Bach, disciple du Talmud et de la synagogue ! Tu es assez heureusement doué pour comprendre la sublimité de celui qui a dit : « Laissez venir à moi les petits enfans, » paroles saintes et fécondes qui ont restauré le cœur humain et divinisé l’amour dans la vie comme dans l’art. » La première fois, ajoute Mendelssohn quelques lignes plus bas, que j’entendis les leçons sur les psaumes d’après le traité de saint Augustin, je fus frappé de la singularité de l’effet. Une voix seule expose d’abord le sujet dans une espèce de récitatif d’une allure lente et solennelle, en faisant ressortir nettement chaque mot et en s’arrêtant selon la ponctuation de la phrase. Viennent ensuite les psaumes, et puis les antiennes. C’est alors qu’on commence à éteindre successivement les lumières de l’autel et que l’obscurité envahit le sanctuaire. Le chœur tout entier entonne alors avec beaucoup de force et à l’unisson le canticum Zachariœ, et pendant la durée de ce cantique on achève d’éteindre les autres lumières. Le fortissimo du chœur qui éclate dans l’obscurité profonde où l’on se trouve tout à coup produit un effet magique. Le chant de ce chœur, écrit dans le ton de ré mineur, est charmant. Tout cela (ajoute Mendelssohn après avoir signalé d’autres détails de la cérémonie et de l’exécution) est du plus grand intérêt. Le Miserere que j’ai entendu le premier jour est celui de l’abbé Baini, composition sans caractère et sans force comme toute la musique du savant abbé. Le second jour, j’ai entendu celui d’Allegri, dont le commencement me fait toujours plaisir. En général cependant toute cette musique est un peu monotone. C’est par les nuances infinies de l’exécution, par les embellimenti que les chanteurs y ajoutent presque à chaque accord, qu’elle acquiert un mérite réel. Ces embellissemens, paraît-il, sont tous de tradition, et les chanteurs en font un mystère. Je ne pense pas cependant que ces nuances et ces modifications que les chanteurs de la chapelle Sixtine ajoutent aux morceaux qu’ils interprètent soient d’une date bien ancienne. »

Je ne suivrai pas Mendelssohn dans l’analyse minutieuse de quelques passages et de quelques formes étranges du plain-chant grégorien, dont il ne semble pas bien comprendre l’esprit et la vague tonalité. On sent que, dans un pareil sujet, Mendelssohn n’est pas à l’aise, et que son oreille, habituée aux modulations ardentes de la musique moderne, a de la peine à se faire aux formes solennelles de la mélopée ecclésiastique. Toutefois je ne puis résister au désir de mettre sous les yeux des lecteurs un passage curieux de cette même, lettre à Zelter, où Mendelssohn juge la grande question de la musique religieuse au point de vue de l’art moderne. « Je ne puis le cacher, j’ai souvent souffert d’entendre les plus belles paroles de la Bible défigurées par une mélodie vague, monotone et sans accent. Ils répondent à ce reproche : « C’est du canto-fermo, c’est du plain-chant. » Eh ! que m’importent le nom et l’antiquité de la chose ? Si dans le siècle barbare de saint Grégoire on sentait comme cela, ou si on n’a pu mieux s’exprimer, ce n’est pas une raison pour que nous suivions les erremens du passé. J’ai été bien souvent indigné d’entendre à la chapelle Sixtine le mot pater orné d’un gruppetto, et le pronom meum surmonté d’un trille. Est-ce là de la musique religieuse ? » Mais il dit aussi à ce même Zelter : « J’ai assisté à la cérémonie touchante de l’adoration de la croix. On place un christ au milieu de la chapelle, et tout le monde, après avoir ôté sa chaussure, va se prosterner aux pieds du symbole divin et l’embrasse. Pendant que s’accomplit cet acte de foi, le chœur chante les improprii de Palestrina. Après avoir entendu plusieurs fois cette composition exquise, il me semble que c’est ce que Palestrina a fait de mieux. L’exécution en est parfaite et d’une douceur pénétrante. Les chanteurs font ressortir chaque nuance sans interrompre le cours harmonieux de l’ensemble. Ce chant dure pendant toute la cérémonie, qui s’accomplit dans le plus grand silence. C’est vraiment très beau (wirklich herrlich). »

Ainsi parlé de la musique de Palestrina un jeune et grand artiste allemand que son éducation n’avait pas préparé à comprendre des effets d’une si sublime simplicité, il se loue d’avoir éprouvé dans la chapelle Sixtine, pendant l’exécution de ces improprii de la pénitence, l’émotion profonde qu’avait ressentie Goethe à la fin du XVIIIe siècle. Osons dire ce que ni Mendelssohn ni Goethe peut-être n’auraient voulu admettre : c’est que le génie de Palestrina et la forme naïve et sereine où il s’est révélé à la fin du XVIe siècle sont, devant Dieu et devant les hommes, bien supérieurs aux profondes et vastes combinaisons de Sébastien Bach. Quel que soit l’état de dépérissement où se trouvent aujourd’hui l’art religieux à Rome et surtout la musique de la chapelle Sixtine, ces débris vénérables d’un passé glorieux méritent encore d’exciter l’intérêt des connaisseurs. Une femme distinguée, dont je n’aime guère cependant ni l’esprit ni la piété, fastueuse et aristocratique, Mme Swetchine, parle en ces termes de la musique qu’elle a entendue sous les voûtes peintes par Michel Ange : « Vous me demandez si j’ai été contente de la semaine sainte ? J’en ai admiré la pompe ; mais l’imagination devine ou dépasse, si aisément tout ce qui est de la magnificence, que la surprise n’a rien ajouté à mon admiration, si j’en excepte la musique, dont le caractère solennel et religieux et l’étonnante exécution sont au-dessus de tout éloge. Cette musique fait rêver avec Pythagore à l’harmonie des corps célestes et à toutes les merveilles qu’on leur attribue dans les premiers âges du monde. C’est vraiment sublime, et le sublime du langage des anges. »

Après un assez long séjour fait dans la capitale du monde catholique, Mendelssohn va à Naples, dont il admire seulement le climat et la situation. Il ne parle du théâtre de Saint-Charles, de son orchestre et des opéras qu’on y exécute qu’avec dédain. Il s’exprime très légèrement sur le talent de Donizetti, qui n’avait pas encore produit alors ses œuvres les plus charmantes, et il ne mentionne que rarement le nom de Rossini, sans jamais l’accompagner d’une épithète louangeuse. Pauvre Mendelssohn ! il n’était pas né pour comprendre le génie de l’auteur du Barbiere di Siviglia, et ce ne sont pas les hommes de sa nation ni ceux de sa race qui ont inventé l’art d’exprimer la gaité et les passions vives et profondes du cœur humain. Nous verrons plus tard comment Mendelssohn juge à Paris Guillaume Tell et Robert-le-Diable. Revenu un instant à Rome, Mendelssohn la quitte pour la seconde et dernière fois, se rend à Florence, traverse Gênes et s’arrête un instant à Milan, où il fait l’heureuse rencontre d’une femme distinguée, Mme Ertmann, une élève chérie de Beethoven, à qui le grand maître a dédié la sonate pour piano en la majeur. Il fut accueilli avec beaucoup de grâce par Mme Ertmann, qui exécuta, immédiatement devant lui la sonate en ut dièze mineur et celle en ré mineur de son illustre maître. Mendelssohn eut aussi l’occasion de connaître à Milan le fils aîné de Mozart qui portait avec dignité le nom d’un si grand homme. Dans une lettre qu’il écrit de cette ville à l’auteur dramatique Édouard Devrient, Mendelssohn lui demande : « Si tu connais un homme qui sache écrire un poème d’opéra, nomme-le-moi, je t’en conjure, car je ne cherche pas autre chose. En attendant que je trouve ce libretto tant désiré, je compose des chants religieux sur le texte de la Bible, comme le faisait Sébastien Bach. J’ai aussi écrit un grand morceau de musique que je crois destiné à réussir : c’est la Walpurgisnacht de Goethe. J’ai commencé cette composition, parce que le sujet me plaisait et sans me préoccuper des moyens d’exécution. Maintenant que je l’ai terminée, je crois qu’elle produira de l’effet dans un grand concert. Je vais bientôt partir pour Munich, où l’on me propose d’écrire un opéra. Je serais bien heureux, si je rencontrais dans ce pays le poète que je cherche. »

Mendelssohn n’a cessé de caresser l’idée de composer un opéra sur un sujet de son choix, et jamais son vœu n’a pu se réaliser complètement. Nous laisserons encore une fois le voyageur parcourir lentement et pédestrement la Suisse, où son cœur, son imagination et ses instincts poétiques trouvent amplement de quoi se satisfaire. Il décrit avec-amour et un enthousiasme sincère tous les sites pittoresques qu’il aperçoit, dessine au crayon les chalets qu’il visite, compose des chansons sans paroles, et lit avec ravissement le Guillaume Tell de Schiller sur les lieux mêmes où se passa la scène de ce beau drame. « Aujourd’hui, écrit-il d’Engelberg, j’ai composé dans ma tête le morceau symphonique que l’orchestre devrait jouer à la fin du premier acte de la pièce de Schiller. Il m’est survenu bien d’autres idées encore, que je voudrais pouvoir exécuter. Il y a tant de choses nouvelles à faire dans ce monde ! » Il écrit encore à un ami, Guillaume Taubert : « J’ai une envie démesurée de composer un opéra, et je n’aurai de repos que lorsque ce désir sera satisfait. Je suis tellement attiré vers cette idée, que, si j’avais un libretto sous la main, l’opéra serait fait demain. »

À Munich, où Mendelssohn se trouve pour la seconde fois en octobre 1831, il donne des concerts où il fait entendre plusieurs œuvres de sa composition, entre autres le Songe d’une Nuit d’été, et un concerto pour piano et orchestre qu’il exécute lui-même. Il obtient le plus grand succès comme compositeur et comme virtuose. « Lorsque je me mis au piano, dit-il, pour improviser sur le thème de l’air Non più andrai que m’avait donné le roi, j’eus un peu d’émotion. Dès la fin du concert, je commençai à penser que c’est une folie de se produire ainsi devant le public, et j’ai pris la résolution de ne plus tenter la fortune de cette sotte manière. »

C’est dans les derniers jours de l’année 1831 que Mendelssohn arrive à Paris. Ce fut pour sa carrière d’artiste un moment décisif. Accueilli avec empressement par tous les musiciens et par tous les hommes distingués de la capitale, Mendelssohn eut à choisir entre les différentes voies qui s’offraient à lui pour conquérir la gloire qu’il ambitionnait. Restera-t-il à Paris, s’établira-t-il à Londres, les deux plus grands foyers de la civilisation du monde, ou bien retournera-t-il dans sa chère Allemagne, où l’attirent ses souvenirs, ses affections de famille et ses instincts de poésie ? Telle est la question qu’il se pose pendant qu’il obtient de si beaux succès à la Société des Concerts et dans les plus grands salons de Paris. Comme l’avait fait Mozart un siècle avant, dans des conditions bien moins heureuses, Mendelssohn tranchera la question en faveur de sa patrie, et il dédaignera les faveurs d’un public séduisant qui cache un si grand goût et un si grand sens sous des apparences de frivolité. En attendant, le jeune compositeur allemand, qui parle le français comme il parle l’anglais et l’italien, court partout, à la chambre des pairs, à la chambre des députés, dans les musées, dans les théâtres, et il se plonge dans le bruit joyeux de la grande ville. Il s’étonne qu’on s’occupe autant de politique dans la capitale d’un grand pays qui vient de subir une révolution, et qu’on y parle d’autre chose que de musique. O naïveté d’un noble et grand artiste ! « Je vis, écrit-il à sa sœur Rebecca, comme un païen. Le soir et l’après-dîner je suis constamment dehors. Aujourd’hui j’ai été chez Baillot ; après-demain je vais chez les Fould, mardi chez Hiller, mercredi chez le peintre Gérard, et ainsi de suite pendant toute la semaine. J’ai rendu visite aussi au grognon Cherubini et à l’aimable Henri Herz. A propos, s’écrie-t-il, dois-je me faire lithographier des pieds à la tête comme on me le propose ? Tu diras ce que tu voudras, mais je n’en ferai rien. J’ai juré depuis longtemps qu’on ne verrait jamais ma figure accrochée à la vitrine d’un marchand d’estampes… Hier j’ai passé une délicieuse soirée chez Baillot. Cet artiste, qui joue admirablement du violon, réunit autour de lui un public d’élite. On y a exécuté mon quatuor en mi majeur avec une rare perfection. On a demandé ensuite une sonate de Bach, et nous avons choisi celle en la majeur ; puis j’ai improvisé sur le piano avec assez de bonheur. »

Dans une autre lettre adressée à sa sœur Fanny, Mendelssohn revient sur les incidens de la vie parisienne, et il peint avec assez de vérité l’état où se trouvaient les arts en ce moment difficile de crise sociale et politique. « Le théâtre de l’Opéra-Comique a fait banqueroute. Le dernier ouvrage qu’on a donné à l’Opéra, c’est l’Armide de Gluck, réduite en trois actes. L’institution musicale de Choron est fermée, la chapelle royale s’est éteinte ; on ne peut pas entendre une messe en musique dans aucune église. La Malibran quitte Paris la semaine prochaine. » Il écrit à un ami qui habite Düsseldorf, Charles Immermann : « On donne depuis quelque temps à l’Académie royale de Musique Robert-le-Diable de Meyerbeer, dont la musique a beaucoup plu. C’est un grand spectacle où sont employés tous les artifices de la mise en scène. Le sujet est romantique, mais ce n’est après tout qu’une très mauvaise pièce, où il n’y a que deux belles scènes de fantasmagorie ; l’ensemble ne produit aucun effet. Je ne puis comprendre qu’on fasse de la musique sur un pareil sujet ; aussi celle de Meyerbeer ne me satisfait pas. Je la trouve froide, dépourvue d’action et de sentiment ! (kalt und herzlos !) » Bravo, voilà qui est jugé en bon Allemand, en digne ami de Robert Schumann, qui en a dit autant du chef-d’œuvre de Meyerbeer ! Pauvre Mendelssohn ! il a bien fait de ne pas se fixer à Paris et d’aller écrire dans le pays des Bach les amusantes jérémiades de Paulus et d’Élie.

Quant au Guillaume Tell de Rossini, Mendelssohn l’abandonne au mauvais goût des Français, et il lui préfère presque, savez-vous quoi ? le Faust de Spohr, qui sera joué sur le grand théâtre de Londres, et que « les Parisiens considèrent, dit-il, comme un chef-d’œuvre classique. » Je vous le dis en vérité, quand un Allemand ne s’appelle pas Goethe, Herder, Mozart, Humboldt, Heine, il ne faut pas lui permettre d’avoir un avis sur les actes et la sociabilité des peuples de l’Occident, où l’on sait rire et pleurer à bon escient. Voyez Lessing jugeant les tragédies de Racine, voyez Beethoven appréciant à la simple lecture le Barbier de Séville de Rossini ! Homère, Dante, Michel-Ange ne seraient pas plus étonnés en lisant le Mariage de Figaro que ne l’a été l’auteur de la Symphonie pastorale en parcourant du regard un chef-d’œuvre de charme et de gaîté humaine. De là je conclus que plus le génie est sublime et puissant, moins il lui est facile de sortir de l’idéal qu’il s’est créé et de comprendre ce qui n’est pas lui. Mendelssohn, qui n’avait pas cette excuse pour être exclusif et sourd, expiera l’étroitesse de son esprit et de son organisation monotone en échouant au théâtre et dans la musique dramatique, où il s’est vainement essayé toute sa vie.

« Je ne saurais trop me louer des artistes de ce pays, écrit Mendelssohn à un membre de sa famille. Avant-hier on a exécuté à la Société des Concerts l’ouverture du Songe d’une Nuit d’été, ce qui m’a fait un plaisir infini. Dans l’un des prochains concerts, on la redira, et l’on exécutera en même temps ma symphonie. Je dois jouer aussi pour mon compte le concerto en sol majeur de Beethoven. Je ne crois pas qu’il soit possible d’entendre une exécution aussi parfaite que celle de la Société des Concerts… Je vois avec bonheur que mon nom ici est partout bien accueilli. Le monde sait enfin que j’existe et que je puis quelque chose. Les éditeurs me font des visites et me demandent à acheter de mes œuvres. J’ai tant fait de musique depuis quelque temps que je ne sais plus où j’en suis. Je sors d’une répétition du Conservatoire où tout a été à merveille. Si le public de demain partage l’enthousiasme que les musiciens m’ont témoigné aujourd’hui, je serai au comble de la joie. Habeneck a harangué son orchestre en mon honneur ; il lui a recommandé d’être attentif et soigneux des nuances. Après la répétition, Baillot a fait exécuter dans sa classe mon ottetto, et s’il existe au monde un homme qui sache encore jouer du violon, c’est lui ; il a été admirable, ainsi qu’Urban, Norblin et les autres, Le 7 de ce mois (avril 1832), Baillot donne un grand concert où je jouerai quelque chose de Mozart, et le lendemain je prends la poste et je m’embarque pour Londres. »

En effet, Mendelssohn arrive à Londres pour la seconde fois dans le mois d’avril 1832 ; il se fait entendre dans plusieurs concerts publics. Il obtient un très grand succès aussi bien comme compositeur que comme pianiste. C’est à Londres qu’il apprend la mort de son vieux maître Zelter, et cet événement douloureux pour son cœur le décide à quitter l’Angleterre et à retourner dans sa patrie après trois ans d’absence. Arrivé à Berlin dans le mois de juin 1832, Mendelssohn se consulte et refuse la succession de Zelter comme directeur de l’école de chant qu’il avait fondée et qui subsiste encore aujourd’hui. Après d’autres hésitations, Mendelssohn se décide à accepter, je ne sais trop à quelle date, la direction de la Société philharmonique de Leipzig, et c’est en cette ville savante que, dans l’espace de cinq ans qui lui restent encore à vivre, il conquiert par des œuvres solides et nombreuses la réputation d’un grand musicien de l’Allemagne et de tous les pays.

J’ai suivi Mendelssohn dans ses pérégrinations à travers l’Europe. Dans sa correspondance si vive, si franche et si remplie de doux épanchemens, j’ai noté et fait ressortir les traits qui pouvaient le mieux nous révéler son âme délicate et sa souple intelligence. Ce Germain enté sur un Juif a été ébloui par l’Italie. En cela, il est resté fidèle aux traditions de sa race, qui a toujours aspiré vers les contrées bienheureuses où fleurissent les citronniers. Venise et sa gloire passée l’ont étonné, la magique couleur de Titien lui a donné le vertige. Il a compris la grandeur de Rome, où se trouvent les débris de la civilisation du monde ; il a senti la sublimité de Raphaël, il a été touché, pénétré par l’onction divine de Palestrina. Il a marqué d’une croix rouge l’impuissance héroïque de M. Berlioz et il a manqué de justice envers Donizetti, qu’il a jugé avant l’heure. À Paris, où Mendelssohn a été accueilli avec tant de bienveillance, il n’a pas su voir que, sous l’activité fiévreuse de la nation et sous la frivolité apparente du public français, il y a un bon sens admirable et un goût si sûr que ses jugemens donnent la vie ou la mort. Il n’a rien compris au grand drame de Meyerbeer, et il a méconnu le plus grand musicien qui se soit produit au théâtre depuis la naissance de l’opéra. Enfin, après s’être fait un peu d’illusion sur la portée des succès qu’il avait obtenus à Londres, Mendelssohn est retourné dans son pays, où, après quelques années de pénibles labeurs, il s’est courbé sous le poids du jour comme une fleur qui a exhalé ses parfums.


P. SCUDO.


V. DE MARS.

  1. Leipzig, chez Hermann Mendelssohn.
  2. Voyez page 120.