Chronique de la quinzaine - 13 juillet 1896

Chronique n° 1542
13 juillet 1896


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



13 juillet.


La réforme des contributions directes a avorté. Cet avortement a pris la forme d’un ajournement, mais personne ne peut se tromper sur son caractère vrai. La Chambre a décidé qu’elle reprendrait aussitôt que possible, dans sa session extraordinaire d’automne, la discussion qu’elle était obligée d’interrompre : en fait, le temps lui manquera pour la reprendre utilement, de même qu’il vient de lui manquer pour la poursuivre et la mener à terme avant la session des conseils généraux. Rien ne sert de courir, il faut partir à temps ; il ne suffit même pas de partir à temps, il faut ne pas se surcharger d’un bagage trop lourd, trop encombrant, lorsqu’on veut faire rapidement une route difficile. Dès le premier jour où le projet du gouvernement a été déposé, on a été frappé de son ampleur et de sa complexité. Il comprenait plus de quatre-vingt-dix articles, et touchait à un si grand nombre de questions que non seulement des semaines, mais des mois, peut-être même des années auraient été nécessaires pour les résoudre avec une attention suffisante. Il est vrai de dire que la plupart de ces questions avaient été traitées maintes fois, qu’elles avaient été mises et remises à l’étude, qu’elles avaient exercé déjà la patience des assemblées ; mais cela ne veut pas dire qu’elles avaient été sérieusement élaborées, ni qu’elles étaient arrivées à ce point de maturité où il ne reste plus qu’à cueillir le fruit du travail antérieur. M. Waldeck-Rousseau, dans un discours récent, parlait avec une juste appréhension de cette prodigieuse quantité de matière qui est jetée sous la meule parlementaire, et que celle-ci ne parvient pas à broyer. On croit volontiers qu’une question est prête à recevoir sa solution parce qu’on en a entendu parler pendant longtemps. Mais lorsque, en effet, on veut conclure et soumettre à la précision d’un texte législatif les idées générales et confuses qui alimentaient les conversations, et même les discussions parlementaires, on s’aperçoit que rien de tout cela n’avait été digéré, et on rencontre sur tous les points des difficultés ou des obstacles. C’est ce qui vient d’arriver une fois de plus, et la leçon a été particulièrement instructive. A peine avait-il été mis en discussion, on s’est aperçu que le projet du gouvernement touchait à tout et ne résolvait rien. Les objections venaient de tous les côtés de l’horizon, tantôt de la gauche, tantôt de la droite, tantôt du centre. Que serait-ce lorsqu’on aborderait le projet article par article, et qu’il faudrait répondre à tous les amendemens qui ne manqueraient pas de se produire ? II en est résulté un découragement en quelque sorte préalable. Chacun a eu le sentiment de l’impuissance finale à laquelle on marchait. A quoi bon un si laborieux effort puisqu’il ne devait pas aboutir ? On avait fait un faux départ ; ne valait-il pas mieux s’arrêter tout de suite, revenir en arrière, et chercher une autre voie plus simple et plus directe ? C’est le parti qu’on prit, et il n’y en avait pas un autre à prendre.

Nous avons dit que le projet du gouvernement était beaucoup trop compréhensif et touffu. Il présentait en bloc un ensemble de réformes dont chacune aurait rempli toute une session parlementaire. Le tort du ministère est d’avoir pris trop au sérieux les votes précédens de la Chambre, et de les avoir regardés comme un point de départ obligé, comme une base d’opérations solide, sans tenir assez compte de ce qu’ils avaient eu de contingent et de fugitif. Ainsi le ministère Bourgeois avait fait voter par la Chambre la suppression de l’impôt des portes et fenêtres et de l’impôt personnel mobilier. Cette suppression se rattachait à tout un système que la Chambre n’avait, en somme, ni accepté ni repoussé. Il n’y avait eu là rien de définitif. Le ministère en a jugé autrement ; il a supprimé l’impôt des portes et fenêtres et l’impôt personnel mobilier. A la vérité, le second a été aussitôt rétabli sous un autre nom ; il devait s’appeler dorénavant taxe d’habitation ; mais quoique l’ancien impôt fût très reconnaissable sous ce nouveau vocable, il présentait des particularités nouvelles dont chacune était de nature à provoquer des discussions à perte de vue. On peut ne pas toucher à notre vieil édifice fiscal ; on peut encore, si on y touche, le faire avec beaucoup de ménagement et de discrétion ; mais dès qu’on porte la main sur une ou sur plusieurs des colonnes principales qui lui servent d’assises, le monument est ébranlé dans son ensemble. Le projet du gouvernement, dans sa hardiesse, ne tenait pas compte de la solidarité qui existe entre toutes les pièces du système. Il ne tenait pas compte, non plus, des problèmes déjà posés sans être encore résolus. Le Sénat, pendant que la Chambre discutait la réforme des quatre contributions, était aux prises avec celle des boissons. Il est saisi, en outre, de la réforme de l’impôt sur les successions. Si on fait le total de toutes ces réformes, et si on cherche à quel chiffre elles correspondent dans le budget, on arrive à un milliard de recettes, qui étaient perçues jusqu’ici avec une facilité et une sécurité merveilleuses, et qui se trouvent mises en question. Il y a là de quoi effrayer. Qui peut répondre de la valeur des systèmes nouveaux ? N’auraient-ils pas d’autre tort, ils ont celui de n’avoir pas été éprouvés. En les adoptant, on mettait une large, une redoutable part d’inconnu dans le rendement de nos budgets futurs. Plus on y réfléchissait, plus l’incertitude et l’anxiété entraient dans les esprits. Mais, comme il arrive souvent, ce n’est pas de cela qu’on parlait le plus, bien que ce ne fût pas à cela qu’on pensât le moins. Le gouvernement avait introduit dans son projet l’impôt sur la rente : cet impôt n’a pas tardé à détourner sur lui et à accaparer l’attention. Le reste du projet est resté dans la pénombre, pendant que toute la lumière de la discussion se concentrait sur la rente et sur l’inconvénient qu’il pouvait y avoir à la taxer.

Le débat a été très brillant. Depuis longtemps la Chambre n’avait pas entendu des discours aussi bien venus que ceux de M. Ribot et de M. Rouvier. L’effet a été des plus vifs et des plus profonds. A dire vrai, il n’a pas tenu seulement à tel ou tel discours, mais à l’ensemble même de la discussion et à la manière dont elle a été conduite par l’opposition, alors que le ministère paraissait de plus en plus étonné, incertain, irrésolu. Au point de vue de la simple tactique parlementaire, c’était une faute de laisser, pendant quatre séances consécutives, se produire des discours dont l’effet allait toujours croissant, sans prendre la parole et sans rien faire pour effacer, ou du moins pour diminuer une impression qui a fini par s’emparer de l’Assemblée presque tout entière. Le ministère s’était-il donc trompé sur les dispositions de la majorité ? Il avait cru celle-ci non seulement prête à voter l’impôt sur la rente, mais désireuse de le faire, afin d’écarter une fois pour toutes une question qui pesait sur elle d’un poids de plus en plus lourd, et qui était devenue une arme entre les mains des socialistes et des radicaux. Était-ce là une erreur ? Oui, si on en juge d’après le résultat ; non, si on se reporte à l’état d’esprit où la Chambre était encore il y a trois semaines. Nous laissons de côté le fond de la question. Parmi ceux qui étaient résignés à l’impôt sur la rente, aucun n’en était un partisan bien enthousiaste. On le regardait beaucoup plus comme une nécessité politique que comme une réforme désirable en elle-même. Mais la disposition à le voter était très répandue sur presque tous les bancs de la Chambre, et si le gouvernement avait su profiter de cette disposition, l’entretenir, la maintenir, il serait sans doute arrivé au résultat qu’il s’était proposé. Il n’en a rien fait. Il est intervenu trop tard dans le débat. Comment a-t-il pu laisser sans réponse immédiate le discours de M. Ribot ? C’est à peine si M. Ribot a occupé la tribune pendant une demi-heure. Il y était monté, a-t-il dit, plutôt pour expliquer son vote que pour se livrer à de longs développemens sur la question. Mais jamais il n’avait eu plus de talent. Il s’est montré simple, concis, grave, ému. Il a rappelé que la rente reposait sur un contrat passé entre l’État et son créancier, et qu’une seule des parties n’était pas maîtresse d’en modifier les termes. Il ne s’est pas contenté de cette affirmation, inspirée par la nature même des choses ; il est remonté aux origines historiques de la rente et a soutenu que des engagemens solennels avaient été pris, d’où résultaient pour elle des immunités et des privilèges particuliers. Que l’on admette ou non sa thèse, M. Ribot l’a exposée avec une puissance de conviction communicative. Le gouvernement n’a rien fait pour combattre l’impression de sa parole, et M. Rouvier, le lendemain, l’a retrouvée tout entière, répandue en quelque sorte dans l’atmosphère de la Chambre, lorsqu’il a prononcé le beau discours qui a porté l’émotion à son comble. M. Rouvier, lui aussi, s’était tu pendant longtemps, pendant plus longtemps que M. Ribot, et pour des causes différentes. C’est une véritable rentrée qu’il faisait sur la scène parlementaire, et cet homme si intelligent, si bien doué par la nature de toutes les facultés qui aident à tout comprendre et à tout exprimer, avait très habilement choisi l’occasion qui se présentait à lui. La Chambre a assisté à une véritable fête oratoire, et presque tout entière elle a éclaté en applaudissemens prolongés. Les parties contestables du discours de M. Rouvier, — car il y en avait, — disparaissaient dans l’ensemble, et le tout était emporté par un souffle d’éloquence qui, lorsqu’il passe sur les assemblées, incline, au moins pour un moment, toutes les têtes. L’effet a été encore augmenté le lendemain par les comptes rendus et par les appréciations des journaux. M. Rouvier a dit sans doute beaucoup de bonnes choses, utiles, courageuses ; mais, dans le nombre, celles qui dénotaient peut-être le plus de courage ou d’indépendance d’esprit se rattachaient à la défense de notre système d’impôts, si attaqué, si calomnié, et qui pourtant, depuis un siècle, a fait ses preuves avec une solidité que rien n’a entamée. Si on juge un système d’après le maximum de rendement qu’il produit, et d’après le minimum de frottement ou de résistance qu’il rencontre, il faut convenir que le nôtre est merveilleusement adapté soit à son but spécial, soit à nos mœurs et à notre caractère. Il nous a aidé à traverser sans faiblir les crises les plus cruelles de notre histoire. Pourquoi donc le changer ? Pourquoi emprunter à l’étranger, tantôt à l’Allemagne, tantôt à l’Angleterre, des parcelles de leur propre système ? Car ce n’est jamais que des parcelles que nous leur empruntons, et pour cause ; nous ne pourrions pas nous plier à une imitation absolue. Mais il résulte de ce mélange quelque chose d’hétéroclite et de bâtard qui ne satisfait ni la raison pure ni la raison pratique. Voulons-nous établir l’impôt sur les revenus, sur tous les revenus, y compris la rente, comme il existe en Angleterre ? Alors, pourquoi laisser subsister une exception au profit des revenus du travail ? On peut théoriquement admettre que les revenus de la rente soient frappés si tous le sont ; mais s’ils ne le sont pas tous, pourquoi ne pas faire bénéficier la rente d’une exemption qui profite à d’autres ? Et si tous les revenus ne sont pas atteints directement, si on maintient ou si on rétablit un impôt qui s’appelait autrefois personnel-mobilier, qui s’appelle dans le projet ministériel cédule ou taxe d’habitation, pourquoi cet impôt ne s’appliquerait-il pas aussi bien au revenu de la rente qu’à celui du travail ? C’est ce que demandaient les radicaux ; c’est ce que proposait M. Doumer. Le gouvernement, faute d’avoir fait un choix résolu et d’avoir adopté un système complet, est resté dans une situation intermédiaire où les coups sont tombés sur lui de toutes parts. Il a paru reconnaître, dès les premiers jours du débat, que cette situation n’était pas tenable, et son attitude s’en est ressentie.

M. le ministre des finances a prononcé trop tard un discours qui, au point de vue purement spécial et technique, ne manquait ni de vigueur, ni de logique : il aurait pu produire un effet utile si la partie, dès ce moment, n’avait pas été déjà à peu près perdue. M. le Président du Conseil est intervenu à son tour ; il a dit des choses excellentes, mais également tardives. Le résultat de la bataille était très douteux. L’attaque, de la part de quelques orateurs du centre, avait été si habile et si véhémente ; la défense, de la part du gouvernement et de ses amis, avait marqué tant d’hésitation et si peu de confiance, que le dénouement paraissait de plus en plus à craindre. Il était bien certain que le projet ministériel ne passerait pas, et que, si on se mettait à le discuter, on n’en sortirait pas ; mais que faire ? Comment obvier à la difficulté qui se présentait d’un côté comme de l’autre, à quelque parti qu’on s’arrêtât ? Heureusement, les radicaux ont sauvé la situation, et les socialistes les y ont aidés, bien qu’ils aient adopté, ceux-ci et ceux-là, une attitude absolument différente. Les socialistes se sont déclarés partisans du projet du gouvernement, sinon dans sa totalité, au moins dans sa partie essentielle qui était à leurs yeux l’impôt sur la rente. Il y avait là un vague parfum de violation de contrats, que la discussion n’avait pas suffisamment dissipé, et qui charmait M. Jaurès. Le député de Carmaux a prononcé un grand discours dans lequel, comme l’a dit M. Méline, il a embrassé le gouvernement, pour mieux l’étouffer. Il a affecté de voir dans l’impôt sur la rente une première, mais redoutable atteinte portée au capital, sous sa forme jusqu’ici la plus sacrée. Il s’est dit heureux qu’un ministère modéré proclamât que l’État ne saurait jamais se lier in æternum, et qu’il restait toujours maître de réviser, c’est-à-dire de violer les engagemens qu’il avait pris. Cette manière ingénieuse de défendre le projet du gouvernement rendait au gouvernement lui-même et à ses amis une partie de leur liberté. On ne pouvait pas admettre, en effet, que le vote du projet pût être présenté comme une victoire des socialistes. Le discours de M. Jaurès a contribué à fixer les dispositions finales de la majorité. Mais encore fallait-il trouver une porte de sortie, et peut-être cela n’aurait-il pas été facile sans les radicaux, et surtout sans M. Doumer, qui s’est montré leur chef dans cette circonstance. A l’inverse des socialistes, M. Doumer s’est déclaré l’adversaire passionné de l’impôt sur la rente. Peut-être espérait-il se réconcilier avec le monde des affaires qu’il a si violemment ému et troublé par son impôt global sur le revenu. Peut-être voulait-il tout simplement faire acte d’opposition. Peut-être aussi avait-il le sentiment plus ou moins distinct que l’impôt sur la rente lui enlèverait un argument pour l’avenir et rendrait plus difficile l’établissement de l’impôt global. Quoi qu’il en soit, il s’est prononcé contre. On a eu beau lui dire que l’impôt sur la rente était certainement compris dans l’impôt général tel qu’il l’avait présenté lui-même et que, sur ce point du moins, le projet de M. Cochery ne faisait pas autre chose que le sien, la seule différence est qu’il le faisait plus ouvertement, M. Doumer n’a voulu rien entendre. S’il s’était borné à critiquer le projet ministériel et à renouveler contre lui, bien qu’à un point de vue différent, les critiques de M. Ribot et de M. Rouvier, peut-être aurait-il augmenté l’embarras du ministère et le désarroi de la majorité. Mais il a voulu faire plus. Il a repris son propre ancien projet, et, après y avoir introduit quelques corrections qui ne l’amélioraient guère, il l’a présenté comme amendement au projet du gouvernement. Il ne pouvait pas rendre un meilleur service à M. Cochery et à M. Méline. Son initiative devait dissiper une équivoque sur laquelle les radicaux vivaient depuis trois mois, à savoir que leur système avait eu, et qu’il conservait in petto la majorité dans le parlement. Était-ce vrai ? Il était bon qu’on le sût avant de se séparer. Mais il était imprudent, de la part de M. Doumer, de le demander. Lorsque lui-même était au pouvoir et que la Commission du budget attaquait son projet, il ne cessait de l’exhorter à en présenter un autre, sachant fort bien qu’aussitôt les coups qui tombaient drus et serrés sur le sien se diviseraient pour le moins, et qu’une partie se détournerait sur la Commission. Celle-ci s’est bien gardée de tomber dans le piège qu’on lui tendait. M. Doumer, emporté par une humeur généreuse et batailleuse, n’a pas été aussi sage. Croyant sans doute retrouver tout entière sa majorité du mois de mars dernier, — elle s’était élevée à 48 voix, — il a déposé hardiment son projet. Aussitôt, la Chambre a un peu oublié celui du gouvernement. M. Méline, dans le discours qu’il a prononcé, discours d’ensemble où il a envisagé toutes les faces de la question et de la situation, a pu glisser sur son propre système pour s’appesantir sur celui de M. Doumer. Cette partie de ses observations a été, de l’aveu général, la plus remarquable, et aussi la plus applaudie. La majorité, un peu troublée, ébranlée par la discussion antérieure, a été heureuse de se reformer contre l’impôt global des radicaux. Il y avait là, pour elle, une occasion et un moyen inespérés de donner au ministère une marque de confiance et de préférence. Peut-être n’aurait-on pas pu l’amener, dans l’état où étaient les choses, à voter l’impôt sur la rente de M. Cochery ; mais voter contre l’impôt global de M. Doumer, elle y était toute prête. Elle l’a fait. La majorité n’a pas été considérable, elle s’est élevée à 29 voix ; mais si on ajoute ces 29 voix en moins aux 48 voix en plus que le projet avait eues à la fin de mars, c’est 77 voix que le projet d’impôt général sur le revenu a perdues en quelques semaines. Encore faut-il dire qu’un certain nombre de députés, liés par leur vote antérieur, n’ont pas osé reprendre tout de suite leur liberté. On a vu par les scrutins qui ont suivi que la véritable majorité gouvernementale était d’environ 90 voix. Le rejet du projet Doumer a permis à la Chambre de trancher la question politique au profit de M. Méline et du cabinet actuel. Il ne restait plus qu’à trouver un moyen d’ajourner une réforme qu’on n’avait plus aucun espoir de faire aboutir en ce moment : après la victoire que le gouvernement venait de remporter sur les radicaux, cela était devenu plus facile. Dès ce moment, tout le monde savait bien qu’on allait à la disjonction, c’est-à-dire à la mise de la réforme hors du budget, et qu’on voterait les quatre contributions des années précédentes. On n’y est pas allé de la manière la plus directe ni la plus simple ; on s’est embrouillé, on s’est égaré, on a fait un certain nombre de fausses manœuvres ; mais, finalement, on a atteint le but parce qu’il était devenu immanquable. Après quoi la Chambre s’est séparée.

C’est ce qu’elle avait de mieux à faire. Il faut pourtant avouer qu’il y a quelque chose de plus en plus décevant dans ce long effort parlementaire, mené avec tant de bruit, au milieu de tant de discours, de tant d’espérances confuses mais ardentes, pour arriver à un résultat purement négatif. Nous n’établissons aucune comparaison entre l’impôt global sur le revenu de M. Doumer et l’impôt par cédules, y compris la rente, de M. Cochery. Le second a servi à éliminer complètement le premier ; mais c’est le seul service qu’il ait rendu, et il semble bien que, de cette lutte où il a vaincu l’adversaire, il soit sorti lui-même épuisé. La Chambre ne désire revoir ni l’un ni l’autre systèmes, bien qu’elle ait voté une résolution par laquelle elle se promet à elle-même de reprendre le plus tôt possible le débat qu’elle s’est vue obligée d’interrompre. Au fond, son impuissance se manifeste de plus en plus. Elle a beau aborder successivement telle réforme, puis telle autre, les difficultés qu’elle rencontre sont toujours plus fortes que son intelligence politique et sa bonne volonté. Il y a dans la Chambre une majorité contre l’impôt global de M. Doumer ; mais peut-être y en a-t-il une aussi contre l’impôt à cédules de M. Cochery. La Chambre a paru successivement accepter soit l’un, soit l’autre, mais à la condition de ne pas en aborder les détails. Le jour où on les aborderait, la débandade serait générale. On verrait se produire, d’abord sur tel article, puis sur tel autre, les plus étranges coalitions. L’ajournement, que presque tout le monde désirait d’ailleurs, a été rendu inévitable par la rencontre, dans un même scrutin, des voix des socialistes, des radicaux et de la droite. Les rencontres de ce genre se produiraient à tous les détours du chemin. Il n’y a pas de majorité au Palais-Bourbon pour une profonde réforme fiscale. Peut-être en trouverait-on une pour une réforme modeste, portant sur un de nos impôts, non pas même pour le supprimer, mais pour l’améliorer. Celui de tous à qui on a fait la plus mauvaise réputation est l’impôt des portes et fenêtres ; on n’a pourtant pas trouvé encore quelque chose de mieux à mettre à la place, et il ne semble pas, au surplus, qu’il soit aussi discrédité dans le pays qu’il l’est, ou qu’il a paru l’être à la Chambre. Il n’y aurait que moitié mal à ce qui vient d’arriver, si la constatation qui s’en dégage nous rendait plus prudent, plus timide même, à promettre et à entreprendre beaucoup. Le gouvernement fera sagement, avant d’arrêter ses nouveaux projets, de consulter sa majorité et de se mettre d’accord avec elle. C’est ainsi qu’on procède en Angleterre, et il y a là une méthode de travail qu’on ne saurait trop recommander. Si on envisage les réformes éventuelles, non pas seulement au point de vue spécial et technique, mais au point de vue politique, les meilleures sont celles qui resserrent la majorité, et les plus mauvaises celles qui la désagrègent et la dispersent. Un ministère doit gouverner avec ses amis, et ne s’engager dans une entreprise quelconque qu’après s’être assuré qu’il sera suivi par eux. Il n’y a pas pour lui de surprise plus fâcheuse que celle qui vient de se produire. Au désagrément d’être combattu par des hommes comme M. Ribot et M. Rouvier, est venu s’ajouter celui d’être défendu, en termes ironiques et narquois, par M. Jaurès et par M. Rouanet. Les épreuves de ce genre sont mauvaises. MM. Méline et Cochery, aidés comme nous l’avons dit par les maladroites manœuvres des radicaux, ont sauvé la situation à force de courage ; mais ils auraient tort de s’exposer une fois de plus à de pareilles aventures. M. Bourgeois a si bien cru la situation mûre pour lui, qu’il a découvert son impatience à ressaisir le pouvoir, et qu’il a sommé M. Méline de poser la question de confiance sur un point quelconque de son projet. M. Bourgeois ne s’est pas fait de bien en prenant cette attitude, mais il ne l’a prise que parce que M. Méline n’avait pas traversé la discussion sans se faire ou sans éprouver quelque mal. Les vacances parlementaires opéreront sur tout le monde comme un calmant. Elles donneront au ministère le temps de mieux combiner ses plans pour la session prochaine. Puisse-t-elle être plus utilement remplie que celle-ci ! Dans vingt mois au plus tard, si elle n’est pas dissoute avant l’heure, la Chambre devra comparaître devant le pays. Que diront ses membres, redevenus simples candidats, lorsque les électeurs leur demanderont ce qu’ils ont fait pendant quatre années et demie de législature ? Ils ont renversé beaucoup de ministres. Ils en ont essayé de très divers, de très différens les uns les autres, depuis M. Charles Dupuy et M. Casimir-Perier jusqu’à M. Bourgeois et à M. Doumer, enfin jusqu’à M. Méline et à M. Barthou. Quand on se rappelle les origines de cette assemblée et les noms de ceux qui y ont présidé, il semble que ce passé d’hier s’éloigne dans le recul le plus lointain. Nous sommes, en effet, fort loin de ces débuts. Des transformations profondes se sont faites depuis lors ; beaucoup d’hommes ont été usés, beaucoup d’idées et de systèmes aussi ; mais où en sommes-nous aujourd’hui, et où trouverons-nous un point d’arrêt provisoire qui nous permette de reconnaître la situation et de respirer un moment ? Nous nous rassurerions si cette mobilité excessive pouvait être confondue avec la marche du progrès ; mais comment se faire à cet égard la moindre illusion puisque rien ne réussit, puisque tout avorte, et que la seule différence entre le lendemain et la veille est un peu plus de fatigue et d’usure ? Il était temps que les vacances arrivassent. Nous avons parlé d’un discours que M. Waldeck-Rousseau a prononcé, il y a quelques jours, à Saint-Mandé, au banquet de l’Industrie et du Commerce parisiens. M. Waldeck-Rousseau n’a indiqué qu’un remède à la maladie dont nous souffrons et dont il a fort bien décrit les caractères, c’est la dissolution. Mais est-ce bien un remède ? Il faudrait, pour le croire, être sûr que le mal n’est que dans la composition actuelle des Chambres, et que la pleine santé est dans le pays : nous ne le sommes pas.


Depuis plusieurs semaines, la situation de l’Orient est troublée par l’insurrection crétoise. La cause en est assez obscure. Le principal grief des insurgés qui ait été porté par les journaux à la connaissance de l’Europe, est la non-observation de la convention d’Halepa. Cette convention, qui a été le-développement et la confirmation du pacte fondamental de 1868, a été faite dix ans plus tard ; c’est dire qu’elle ne correspond peut-être plus exactement aux nécessités actuelles, puisqu’elle date déjà de dix-huit ans ; mais, telle qu’elle est, elle aurait dû être strictement observée par la Porte, et il semble bien qu’elle ne l’ait pas été. Peut-être la responsabilité n’en revient-elle pas à la Porte seule. La convention d’Halepa porte la création d’une assemblée nationale crétoise, qui, si elle s’était réunie et avait fonctionné d’une manière normale, aurait sans doute pourvu à tous les besoins de la situation, au fur et à mesure que celle-ci se serait développée. Mais si la Porte n’a mis aucun empressement à réunir l’assemblée, les Crétois n’en ont pas toujours mis davantage à choisir les députés qui devaient les y représenter ; on cite un certain nombre de districts qui n’ont jamais voulu élire les leurs ; de sorte que, par la négligence des uns ou par l’abstention des autres, l’assemblée est en quelque sorte tombée en désuétude. Les vœux du pays n’ayant pas trouvé à s’exprimer légalement, le malaise est devenu de plus en plus grand et l’insurrection a éclaté. On s’est plaint de ce que le gouverneur de l’île n’était pas un chrétien, En fait, il a été tantôt chrétien et tantôt musulman, et la Porte n’a manqué sur ce point à aucun engagement formel. Au reste, les motifs de l’insurrection ont une importance secondaire. Ceux qu’on donne, ceux qu’on avoue ouvertement, ne sont pas toujours ceux qui agissent le plus. Quoi qu’il en soit, les insurgés ont réclamé dès le premier jour un gouverneur de leur religion et la réunion de l’Assemblée nationale. Ils les ont réclamés par les armes, et il y a eu, de part et d’autre, des actes très regrettables pour l’humanité. Le sang a coulé, ici le sang chrétien et là le sang musulman. Les villes ont été désertées. Sur un point des troupes turques ont été assiégées ; sur d’autres elles ont commis des violences et des massacres. Le mal qui venait de se manifester, — et ce symptôme est plus inquiétant encore que tous les autres, — ne s’est pas localisé et enfermé dans l’île ; il a eu des répercussions immédiates sur divers points de l’Anatolie, où l’insurrection arménienne était à peine éteinte, et de la Syrie, où les Druses se sont livrés aux déprédations dont ils sont volontiers coutumiers. Nous n’avons pas besoin de dire qu’en Grèce l’opinion publique, si facilement inflammable, s’est intéressée passionnément à ce qui se passait en Crète. Quelle que soit la sagesse du gouvernement du roi Georges, les instincts populaires sont difficiles à contenir lorsque la Crète est en ébullition ! Les pays voisins, dans l’incertitude de ce qui peut arriver, prennent aussitôt une attitude d’observation très attentive et même un peu tendue, et l’Europe tout entière ne peut pas se montrer indifférente à un état de choses où la moindre étincelle malencontreuse pourrait faire naître et propager l’incendie.

Toutefois cette situation ne devient vraiment périlleuse que si une grande puissance cherche à en profiter à l’exclusion des autres et à la faire servir à son intérêt particulier. Il est difficile que l’insurrection puisse se soutenir longtemps en Crète, à moins de recevoir quelque encouragement et quelque appui étrangers. On s’est demandé dès le début si le mouvement avait été parfaitement spontané, et dans certains pays, la presse a émis à ce sujet des doutes que rien, il faut le dire, n’est venu confirmer, ni alors ni depuis. Il ne semble pas que l’insurrection ait été le résultat d’un mot d’ordre du dehors. L’attitude de toutes les puissances sans exception a été correcte ; elle n’a d’ailleurs pas tardé à devenir uniforme, et à se traduire par des démarches collectives. Nous avons peut-être fait, nous avons peut-être dit quelques jours avant les autres ce que tous les autres ont dit et on fait presque aussitôt après nous, et, si l’on veut, presque en même temps que nous. Au reste, la conduite à suivre était indiquée par la nature même des choses. Il fallait, tout en adressant aux insurgés des paroles de modération, s’efforcer de dégager de leurs griefs ce qu’ils pouvaient avoir de légitime et en apporter l’expression à la Porte. Il fallait faire entendre en Grèce des conseils de circonspection et de réserve. Il fallait, avant tout, pourvoir à la sécurité de nos nationaux respectifs. C’est ce qui a été fait d’abord séparément par chaque puissance, puis collectivement par toutes, ce qui devait donner à leurs démarches plus d’autorité et d’efficacité. Les puissances ont conseillé à la Porte d’envoyer en Crète un gouverneur chrétien, de réunir sans délai l’Assemblée nationale et de s’inspirer de ses désirs en vue des réformes indispensables, enfin de proclamer une amnistie générale. À ces conditions, il y avait lieu d’espérer que l’insurrection prendrait fin.

Le sultan Abdul-Hamid est trop intelligent pour n’avoir pas compris ce que ces conseils avaient de sage et de désintéressé. La situation était grave ; elle menaçait tous les jours de le devenir davantage. Le désintéressement même de toutes les puissances, qui se manifestait par un accord complet entre elles toutes, ne devait pas être soumis à des tentations trop fortes, c’est-à-dire trop prolongées. Qui sait, en effet, s’il se serait maintenu jusqu’au bout ? Une fausse manœuvre de la part du sultan, une obstination déplacée, un refus d’adhésion inopportun auraient permis aux puissances de reprendre leur liberté. Abdul-Hamid l’a senti, et il a fait droit sur tous les points aux conseils qui lui étaient donnés. Il a commencé par nommer en Crète un gouverneur chrétien ; il a décidé que l’Assemblée nationale serait réunie immédiatement ; il a fait un peu plus de difficultés pour promettre l’amnistie générale, mais enfin il y a consenti. Dès lors, l’insurrection ne pouvait plus se poursuivre sans changer de caractère et sans prendre une allure purement révolutionnaire ; mais, du même coup, elle devait perdre les sympathies qu’elle avait, à certains égards, excitées en Europe. Quelques jours se sont passés, jours de véritable anxiété, pendant lesquels on a pu se demander comment les événemens tourneraient. Il y a dans toutes les insurrections des élémens très divers. S’il y en a de légitimes, il y en a qui ne le sont pas. S’il y en a de politiques, il y en a de violens. A côté des hommes qui se sont armés pour faire respecter leurs droits, il y en a d’autres qui l’ont fait pour violer le droit d’autrui. Les insurgés ont été livrés pendant quelques jours aux conseils des uns et des autres, et les suggestions imprudentes ont pris, comme il arrive toujours en pareil cas, un degré d’énergie de plus en plus pressant au moment décisif. En même temps les agences apportaient à l’Europe occidentale des nouvelles alarmantes. Heureusement, ces nouvelles ne correspondaient pas à la vérité. Soit qu’ils aient été éclairés par leur propre sagesse, soient qu’ils aient prévu l’abandon auquel ils s’exposeraient s’ils passaient outre, les insurgés ont prêté l’oreille aux propositions qui leur étaient faites. Leurs principaux chefs se sont réunis à Fré, dans l’Apokorona, et ils ont arrêté à l’unanimité des résolutions dont ils ont fait part officiellement au doyen du corps consulaire à la Canée, M. Gennadios, consul de Grèce. Une difficulté se présentait au sujet du mandat des membres de l’Assemblée nationale. Ce mandat est ancien. De plus, comme nous l’avons dit, les députés ne sont pas au complet. Ces objections dont on faisait naguère encore tant de bruit ont perdu de leur gravité dès qu’on l’a bien voulu. Les chefs insurgés ne font plus d’opposition à la réunion de l’Assemblée nationale ; ils attendent d’elle des réformes, et des délégués vont être nommés dans chaque district pour en rédiger en quelque sorte les cahiers. Beaucoup de difficultés sont encore à prévoir. Le bruit court qu’un certain nombre d’insurgés refusent de se soumettre, et vont rédiger une protestation contre l’Assemblée de Fré. Les musulmans de leur côté, ou du moins les plus échauffés d’entre eux, se montrent indignés des concessions faites, et un certain nombre refusent de prendre part aux travaux de l’Assemblée. Que seront les vœux exprimés par celle-ci ? Seront-ils accueillis sans délai ni résistance ? Pourront-ils l’être ? Ce sont là des questions qui restent incertaines. Il faudrait exagérer l’optimisme pour croire que tout est terminé en Crète, et que la situation de l’Orient, hier encore si agitée, a retrouvé son calme et son équilibre toujours artificiels. Le premier acte seul est terminé. Il s’est bien terminé parce que l’Europe a été, depuis le commencement jusqu’à la fin, parfaitement unie, et que toutes les puissances se sont mises et sont restées d’accord les unes avec les autres. Si la même prudence, la même réserve, le même désintéressement, la même union président aux actes suivans, ils se termineront bien à leur tour, malgré les tentatives qui ne manqueront pas d’être faites pour en troubler le cours et en changer le dénouement. Quant à dire si ces heureux sentimens continueront d’animer toutes les puissances sans aucune exception, et si le sultan montrera de son côté la même disposition à accepter les transactions nécessaires, tout ce que nous pouvons pour le moment, c’est en émettre l’espoir.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIÈRE.