Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1842

Chronique no 253
31 octobre 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur



31 octobre 1842.


La question de l’union commerciale franco-belge occupe toujours les esprits. Il serait inutile de répéter, inutile même de démentir tous les faux bruits, toutes les fables qu’on a jetés à la curiosité publique ; dans l’intervalle qui sépare les sessions des chambres, l’imagination des nouvellistes fournit à la presse périodique l’aliment que lui refuse la tribune.

Le fait est que le cabinet se trouve dans une situation des plus compliquées et des plus difficiles. Ainsi que nous le disions, l’action lui est aussi périlleuse que l’inaction. Sans faire entrer ici en ligne de compte des considérations d’une nature toute particulière, on sait que l’union commerciale a pour elle la plupart des hommes politiques ; elle a pour elle en même temps les économistes, les hommes d’affaires éclairés et désintéressés, tous ceux qui envisagent l’intérêt français dans sa généralité, et qui osent songer à la nation plutôt qu’à telle ou telle fraction du pays. Elle a contre elle des intérêts particuliers, moins nombreux qu’on ne le pense, mais puissans, puissans dans les chambres, puissans dans les colléges électoraux, puissans au sein de cette bourgeoisie qui forme la base de notre édifice politique. Par cela même et par cela seul, elle a contre elle ces esprits timorés qui désirent avant tout ne pas chercher les aventures, et qui veulent à tout prix éviter ce qui pourrait en ce moment jeter quelque trouble dans la chose publique. Les projets hardis ne leur paraissent pas de notre temps. Mais reconnaissons que cette pensée est aussi une pensée d’avenir, une pensée politique, mais on peut croire qu’elle accorde trop à la prudence. Sans doute il serait à désirer qu’il n’y eût sous aucun prétexte ni mécontentement, ni agitation dans le camp des conservateurs ; mais si cet accord politique devait être acheté au prix de l’intérêt national, si le gouvernement en était réduit à ne pouvoir jamais, par son initiative, froisser au sein de son parti un intérêt particulier, s’il était interdit à un ministère français de faire ce que le ministère tory a fait de l’autre côté de la Manche, le gouvernement perdrait toute dignité, et le parti conservateur, rabaissé jusqu’à l’égoïsme d’une coterie, ne tarderait pas à déchoir dans l’opinion publique.

Il est vrai que la crainte d’une lutte avec ses amis aurait pu déterminer le cabinet à repousser toute ouverture de la part de la Belgique, à ne pas même entamer la négociation. Cette conduite toute négative, cette politique silencieuse était possible, prudente peut-être. Le ministère ne l’a pas suivie. Quels qu’aient été les motifs de son empressement, il a prêté l’oreille aux propositions de la Belgique ; il n’a pas déclaré dès le début que le projet d’union n’était à ses yeux qu’une utopie. La question s’est trouvée portée devant le public ; le fait de la négociation n’a plus été un secret pour personne ; la presse s’en est emparée ; les intérêts se sont alarmés, et les partis politiques voient s’ouvrir devant eux un vaste champ de bataille qui se prêtera également aux manœuvres les plus savantes et aux plus rudes combats. Le ministère n’est plus seul maître de la situation. Si, comme on l’affirmait ces derniers jours, il s’arrêtait tout à coup et coupait court à une négociation dont il paraissait attendre un succès éclatant, on se croirait fondé à lui reprocher un peu de légèreté d’abord, beaucoup de timidité ensuite. S’il persiste dans son projet, s’il arrive jusqu’à la rédaction d’un traité, s’il ose le présenter aux chambres, il soulève une tempête, il brise son parti, et ne peut espérer d’échapper au naufrage qu’à l’aide d’hommes qu’il n’aime pas et dont certes le dévouement ne lui est pas acquis. S’il les met à cette épreuve, il rendra à leur patriotisme un hommage des plus flatteurs. Mais seront-ils bien empressés de le mériter ? Voudront-ils livrer une grande bataille dans l’intérêt du cabinet et en quelque sorte sous son drapeau ? Disons plus ; ce fait eût-il lieu, le cabinet pourrait-il réellement en profiter pour consolider son existence ? Est-ce autour des chefs de ce cabinet que se rallierait alors l’armée parlementaire ? Est-ce sur eux que rejaillirait l’éclat de la victoire ? Qu’on ne cite pas la loi des fortifications : c’est un de ces précédens qui éblouit plus qu’il n’éclaire ; les analogies ne sont qu’apparentes. Le ministère a déjà reçu, à l’occasion de la loi de régence, un secours dont probablement il aurait mieux aimé se passer, et qui pèse encore sur lui ; un secours de même nature pourrait l’écraser.

Dans ces circonstances, nous concevons les embarras du cabinet, et ses incertitudes, et les dissentimens qui altèrent, dit-on, pour lui la douceur des vacances parlementaires ; mais ces dissentimens, nous en sommes convaincus, ne sont pas de nature à compromettre la vie du cabinet. Le cabinet ne se suicidera pas ; il subordonnera la question à sa propre existence et non son existence à la question. Il sait d’ailleurs que, s’il laissait détacher une pierre de son édifice, il s’écroulerait tout entier. S’il a pu à l’instant même combler le vide fait par la mort de M. Humann, il n’ignore pas combien il lui serait difficile de réparer une brèche qui serait le résultat d’un dissentiment politique. C’est là ce qui fait la force des ministres opposans, et ce qui rend dans ce moment M. Cumin-Gridaine l’égal de M. Guizot. Tout dépend de savoir si la question ne pourrait pas, un jour ou l’autre, se trouver posée entre le ministère actuel et un autre ministère possible. Si elle ne peut pas être posée de la sorte, il est à croire que les ministres opposans l’emporteront, et que le projet sera abandonné ; on démontrera alors aux chambres par a + b que ce projet n’est qu’une folie, et que le ministère ne l’a jamais pris au sérieux.

En attendant, le monde marche. Bon gré mal gré, quels que soient les intérêts des individus qui occupent le devant de la scène et les gémissemens des esprits spéculatifs, le monde est tout entier à une idée et ne songe qu’à la féconder et à la développer. C’est l’industrie qui est la reine des nations ; elle maîtrise les esprits, j’ai presque dit les consciences ; la politique, la science, l’art, tout lui est subordonné. Ce n’est pas l’âge d’or, ce n’est pas l’âge de fer ; il n’y a nulle part ni éclat ni vigueur : c’est l’âge de la laine, du coton et de la houille. Si les rapports internationaux étaient dans leur état naturel, si les barrières artificielles ne les avaient partout entravés ou interrompus, tout serait simple et facile : la production se serait distribuée entre les divers pays comme elle se distribue entre les départemens d’un seul et même pays, et la politique n’aurait à se mêler qu’accidentellement et indirectement aux faits économiques. La sagesse humaine en a décidé autrement. Aussi dans tout pays la production vient se heurter contre les barrières de la loi ; des deux côtés, de chaque frontière, au dehors et au dedans, il y a un pêle-mêle effroyable, une lutte cruelle ; les uns veulent détruire ces barrières, les autres les renforcer, et les gouvernemens, pressés, tiraillés, ne sont plus maîtres de la position ; on dirait qu’ils n’ont plus le pouvoir ni de défaire ni de conserver leur propre ouvrage. Ils s’abandonnent au flot qui les pousse dans un sens et dans l’autre ; leur agitation est grande, leur action est presque nulle ; elle n’a du moins rien de décisif, rien qui modifie profondément l’état des choses. Le Zollverein allemand a été le fait de gouvernement le plus remarquable qui ait eu lieu de nos jours en matière économique. S’il n’a pas changé le système, il l’a du moins concilié jusqu’à un certain point avec les intérêts politiques de l’Allemagne. L’Angleterre aussi a fait quelque chose, nais elle étouffe toujours, elle gémit encore sous les étreintes du système prohibitif ; elle cherche partout des issues, des ouvertures ; les traités, la guerre, tout lui est bon, car avant tout il faut vivre. La Belgique n’étouffe pas moins. Si elle ne fait la guerre à personne, c’est que les forces lui manquent. La négociation seule lui reste ; bon gré mal gré, elle finira par se donner à quiconque lui offrira un grand marché, car la Belgique elle-même n’est pas un marché ; elle est un atelier. À des degrés divers, la même maladie afflige tous les pays industrieux : partout le même besoin se fait sentir, le besoin de trouver des consommateurs, de faire des échanges. Partout une législation plus ou moins prohibitive donne au commerce des entraves ; les valeurs sont, pour ainsi dire, en présence sans pouvoir s’échanger. Partout les producteurs demandent au gouvernement l’impossible, je veux dire le maintien des prohibitions et en même temps de nombreux consommateurs étrangers, des acheteurs qui paient et des lois qui empêchent le paiement, et par conséquent les achats. Mais la force des choses finira par l’emporter sur l’absurdité des hommes. Le système prohibitif succombera sous ses propres excès. Après avoir résisté aux arguments de la science, on cédera aux plaintes des victimes que le système a faites. On a enrichi les uns et appauvri les autres ; on a distribué artificiellement, arbitrairement, les faveurs de la fortune, stimulé la population, égaré les capitaux et imprimé aux salaires les oscillations les plus irrégulières et les plus funestes. Les gouvernements ne peuvent plus fermer les yeux sur ces désordres ; les uns en ont déjà ressenti les tristes conséquences, les autres en sont menacés. Tous sont forcés, par cette opinion générale à laquelle rien ne résiste, de s’occuper sérieusement de leurs relations commerciales. L’Angleterre, la Belgique, la Hollande, l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche, ne perdent pas de vue un instant ce point capital de la politique moderne. L’homme d’état qui le négligerait méconnaîtrait les besoins de notre temps, et sa politique ne serait qu’un anachronisme. Notre gouvernement aussi prend en sérieuse considération la situation de notre commerce ; on assure du moins qu’il négocie avec plus d’un état. Quant à l’affaire belge, nous ne connaissons point ses projets : ce qui est certain pour nous, c’est que la Belgique ne peut vivre dans l’isolement où sa révolution l’a placée. Qu’elle traite ou non avec la France, il lui faut un moyen de salut, dût ce moyen lui être suggéré par le désespoir.

N’exagérons rien toutefois. Si les gouvernements ne peuvent pas, ne doivent pas se mettre en opposition avec leur pays et devenir un obstacle au progrès vers lequel se dirigent dans ce moment les efforts communs, ils ne doivent pas non plus seconder le pays dans ce qu’il y aurait de trop étroit et de trop exclusif dans ses tendances et dans ses vues. La mission du gouvernement est plus élevée. Son initiative ne consiste pas uniquement à transcrire mot pour mot les arrêts que l’opinion publique lui dicte. Mieux placé que personne pour observer et pour juger l’ensemble des choses, il doit, tout en la respectant, éclairer l’opinion, l’avertir si elle s’égare, et tempérer par ses conseils et ses directions ce qu’il y a toujours de trop impérieux et d’excessif dans un entraînement général. Se plaindre de l’empire que l’industrie, avec toutes les idées qui s’y rattachent, exerce aujourd’hui dans le monde, serait niaiserie ; mais ce serait pour le gouvernement méconnaître sa mission que de se faire tout à fait peuple en mettant en oubli les intérêts moraux du pays. Il y faut songer d’autant plus, que le public y songe moins ; car c’est l’ensemble de ses intérêts et de ses institutions que la nation confie au gouvernement, et c’est de cet ensemble que l’histoire lui demandera compte, quelles qu’aient été d’ailleurs aux diverses époques les tendances générales du pays. Les faits ont prouvé mille fois que, si les gouvernements se perdent par de folles résistances, ils abaissent et perdent l’état par leur asservissement aveugle à des entraînements exclusifs et par cela même dangereux. Ces mots résument l’histoire de l’Espagne, du Portugal, des républiques italiennes et de tant d’autres pays. Nous désirons que notre gouvernement, tout en s’associant franchement au mouvement industriel de notre époque, ne perde pas de vue nos intérêts moraux, et en particulier tout ce qui se rattache à l’instruction publique. D’ailleurs c’est là une question qui se lie intimement à la question industrielle. Les uns, dominés par l’esprit du temps, feraient bon marché de l’instruction classique et de l’enseignement des sciences morales ; les autres, ne vivant que de souvenirs, ne voudraient rien accorder aux besoins de l’époque, comme si le monde aujourd’hui encore ne demandait aux écoles que des théologiens, des légistes, des philologues et des hommes de lettres. Il y a là un problème qui n’est pas résolu et qui est difficile à résoudre. Il se complique de la question de l’enseignement réglementaire ou libre, question qui elle-même se complique d’autres questions aussi graves que délicates. Espérons que le gouvernement ne tardera pas à nous faire connaître le résultat de son expérience et de ses méditations. M. Villemain en a sans doute le désir. Nous croyons qu’il a toute raison de le désirer, et nous aimons à croire que le cabinet sera heureux de s’associer à ses vues.

L’état des revenus publics prouve que les prévisions de M. le ministre des finances, lors des dernières discussions, étaient fondées. Si, comme tout porte à le croire, la paix générale et la paix publique ne sont pas troublées, ces prévisions se réaliseront de plus en plus les années suivantes. Les finances de la France, malgré nos énormes dépenses, sont dans un état prospère : il n’y a pas une grande nation qui ne puisse nous les envier. Quelles ressources, quelle élasticité dans ce pays auquel on a imposé tant de sacrifices injustes, insensés, inopportuns, et qui cependant, grace à quelques années de paix, se relève riche, puissant, avec le crédit le mieux établi et les finances les mieux réglées de l’Europe ! Certes ce n’est pas là une raison de nous enivrer et de ne tenir aucun compte des chances que l’avenir recèle toujours dans son sein. Une nation, quelque grande, quelque forte, quelque influente qu’elle puisse être, n’est jamais entièrement maîtresse de ses résolutions et de ses mouvemens. Son intérêt et sa dignité lui interdisent tout isolement absolu. Sans engagemens, sans alliances, sans traité, on peut un jour se trouver dans la nécessité d’opter entre l’abaissement et une détermination énergique et coûteuse. Des finances prospères, des revenus libres, un crédit assuré, sont un moyen de prévenir de fâcheuses perplexités et d’allier dans les choses de l’état l’énergie à la prudence. Il est à désirer que les chambres ne nous engagent pas de si tôt dans de nouvelles dépenses. Les fortifications de Paris, le redressement des rivières, l’achèvement des canaux, l’amélioration des ports, les monumens publics, les chemins de fer et tant d’autres dépenses extraordinaires déjà accomplies ou décrétées, nous permettent certes une halte honorable, un intervalle pour respirer et pour achever et régler ce qui est en cours d’exécution. D’ailleurs il ne faut pas multiplier les entreprises au point que, les capitaux réels et les hommes habiles venant à manquer, on soit obligé d’imprimer au pays ce mouvement factice, cette vie artificielle qui a été si funeste à plus d’un état. Ce que nous voudrions, c’est que l’administration s’occupât sérieusement, sincèrement, des moyens d’associer à son œuvre l’industrie et les capitaux des particuliers. Hélas ! par les raisons qu’on a dites mille fois et que tout le monde sait, nous en désespérons presque. Il y a crainte et défiance d’un côté, esprit de corps et habitudes despotiques de l’autre, et le pays centraliste et moqueur applaudit au pouvoir et rit des mécomptes de ceux qu’il appelle les spéculateurs.

La lettre de lord Aberdeen aux commissaires de l’amirauté a quelque peu réveillé la question du droit de visite. Ce document contient des aveux précieux dont sans doute notre diplomatie saura tirer parti, et nous devons vraiment savoir gré au gouvernement anglais des instructions qu’il donne à ses agens. Il fait rentrer dans ses justes limites l’exécution des traités en vigueur, et en même temps il fournit aux gouvernemens qui ont traité avec lui des argumens sans réplique pour exiger une surveillance plus active et de plus solides garanties. Il est possible que lord Aberdeen n’ait considéré sa lettre que comme un moyen de calmer des alarmes, de mettre fin à des réclamations qui pouvaient compromettre l’existence même des traités. Il a fait, dans ce cas, ce qu’un ministre anglais devait faire : chacun son rôle. Voudrions-nous que le pape se fît encyclopédiste, et le grand-turc anachorète ? Il appartient aux autres gouvernemens de voir si les mesures du gouvernement anglais suffisent pour les rassurer et garantir à la fois leurs intérêts et leur dignité.

Quant au traité de 1841, nous croyons qu’il n’en est plus question, qu’il ne peut plus en être question pour nous. Il nous est même difficile de comprendre pourquoi le protocole reste plus long-temps ouvert. Ce n’est pas à la France à demander qu’il soit fermé. Ce protocole est un acte auquel elle est étrangère. On le lui a laissé ouvert ; elle a déclaré qu’elle n’adhérerait pas ; son rôle est achevé. C’est aux signataires du traité à voir s’il est de leur dignité de persévérer dans une attente inutile et de ne pas clore définitivement leur procès-verbal. Nous sommes convaincus que l’une ou l’autre des puissances signataires ne tardera pas à demander la clôture. Quoi qu’il en soit, le traité de 1841 est non avenu pour nous, et il n’y a pas de cabinet qui pût avoir la pensée sérieuse de le proposer à la France.

Ainsi que nous l’avions prévu, l’évacuation de l’Afghanistan paraît un point décidé. En ménageant l’exécution de cette mesure, en évitant toute précipitation, en concluant un traité, le gouvernement anglais atténue l’effet moral de la retraite, il obtient la délivrance des prisonniers et laisse dans le pays des germes qu’il se réserve sans doute de féconder plus tard. L’essentiel pour lui dans ce moment, c’est de liquider le moins mal possible l’héritage qu’il a dû accepter. Pour dégager ses ressources, il simplifie la question aux États-Unis, dans l’Inde, partout où cela est possible. Le revenu du dernier trimestre n’a que trop justifié les résolutions prévoyantes et fermes du cabinet. Il a encore de grandes difficultés à vaincre. Sir Robert Peel a eu le courage de pousser son parti dans des voies contraires à ses intérêts matériels et immédiats. C’est un noble courage. Mais ce qui a été fait ne paraît pas suffire au besoin : le spécifique est bon, efficace ; la dose en est trop faible. Il faudra toucher de nouveau au tarif, et à celui des céréales, et au tarif général. Les négociations, les traités n’aboutiront à rien de décisif. C’est en abaissant ses barrières que l’Angleterre forcera indirectement le monde entier à baisser les siennes. Par ce moyen, le marché anglais s’étendra, il s’étendra pacifiquement, et la douane, réduite à peu près à ce qu’elle doit être, à un impôt, comblera largement tous les vides de l’Échiquier.

On est fatigué d’avoir toujours à répéter qu’il n’y a rien de fait au sujet de l’administration de la Syrie. Les Turcs n’ignorent pas que tout ce qui de près ou de loin paraît toucher à la question d’Orient alarme et embarrasse les puissances européennes plus que la Porte elle-même. Ils profitent habilement de la gêne et de la timidité de la diplomatie chrétienne. Il en sera de même probablement pour la Servie. L’Autriche apporte dans toutes ces questions une lenteur et une prudence extrêmes. La Russie, dans la personne de son empereur, voyage, met la main à beaucoup de choses et n’en fait aucune. On appelle cela habileté, finesse, profondeur : soit. C’est une habileté dont on peut fort bien s’accommoder, pourvu toutefois qu’on ne soit pas sujet russe, surtout sujet catholique.

À l’égard de ceux qui ne veulent pas d’un czar pour pape, il n’y a, à ce qu’il paraît, d’autre habileté en Russie que la force, que la violence. C’est sans doute là un de ces grossiers plagiats dont le gouvernement russe, depuis Pierre-le-Grand, a déjà donné tant d’exemples à l’Europe. On aura parlé d’unité nationale, on aura rappelé Louis XIV, la révocation de l’édit de Nantes, que sais-je ? Le fait est qu’on y est aux prises avec Rome. Rome n’est pas impuissante, même de nos jours, lorsqu’elle a pour elle la raison et le droit. Si la Russie a des baïonnettes, des prisons, des déserts, Rome a dans le monde entier des prêtres, des confessionnaux, des églises ; si la Russie a des journaux, Rome a des chaires. Si les cabinets ménagent la Russie, les peuples écoutent les plaintes du pontife, car aujourd’hui l’opinion publique est impartiale, même à l’endroit de Rome. Ce n’est plus le temps où la philosophie mendiait, par de honteuses flatteries, une protection nullement sincère à Saint-Pétersbourg et à Berlin. Ces pitoyables comédies ne sont plus de saison. Que Rome essaie de nous ramener au moyen-âge, ou qu’elle renouvelle le pacte qu’elle eut le malheur de signer au XVIe siècle avec le pouvoir absolu, l’opinion publique se retire d’elle et fait route à part. Que Rome, au contraire, reconnaisse et sanctifie le développement légitime de l’humanité, qu’elle plaide les droits de la foi et de la conscience, l’alliance de la religion et de la liberté, alors l’opinion publique est avec elle, et se moque de ceux qui voudraient encore l’effrayer avec les mots de prêtre, de superstition, de sacristie. C’est là le vrai.

Au fait, le moment est grave pour Rome. Elle se trouve en présence de deux ordres de gouvernemens, de principes, d’idées, le gouvernement absolu et le gouvernement constitutionnel, chacun avec ses tendances et ses conséquences. Rome, associée, j’ai presque dit asservie, depuis trois siècles au pouvoir absolu, ne s’empressa point de saluer l’ère nouvelle qu’a ouverte au monde la révolution de 1789. Rome lui a été hostile, ou elle n’a fait que la tolérer de mauvaise grace, à contre-cœur. Soyons justes : il était difficile qu’il en fût autrement tant qu’on était dans le feu de la révolution. Aujourd’hui l’ordre est rétabli ; les choses ont repris leur cours naturel et régulier ; les gouvernemens constitutionnels sont la force et la gloire de l’Europe ; la paix du monde est dans leurs mains. Tant que la France et l’Angleterre ne seront pas aux prises entre elles, toute guerre sérieuse est impossible. C’est vers les gouvernemens constitutionnels que se portent l’opinion publique, le vœu et l’espérance des nations. C’est auprès des gouvernemens constitutionnels que le catholicisme trouve respect, justice, protection. L’Angleterre elle-même, malgré la suprématie anglicane de ses rois, a émancipé les catholiques, et des orateurs papistes remplissent de l’éclat de leur éloquence les salles de Westminster. L’avenir de Rome est là, dans son alliance intime avec les gouvernemens constitutionnels. Le pacte du XVIe siècle, malheureux, mais politique alors, serait aujourd’hui à la fois un anachronisme ridicule et une faute énorme. Après avoir, au XVIe siècle, abandonné la liberté, parce qu’elle se mourait, voudrait-on aujourd’hui rester fidèle à l’agonie du despotisme ? C’est là une erreur où Rome ne tombera pas, parce qu’il n’est pas dans sa nature d’y tomber. Il faudrait pour cela qu’elle eût un pouvoir qu’elle n’a pas, le pouvoir de se dénaturer, de renoncer à ses principes, à ses traditions, à sa mission. Rome sait proportionner l’instrument mondain aux temps, aux circonstances, aux besoins. Elle ne se sépare jamais définitivement de l’avenir, et l’avenir aujourd’hui appartient aux gouvernemens constitutionnels.