Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1842

Chronique no 252
14 octobre 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 octobre 1842.


L’attention des hommes politiques doit se fixer en ce moment sur la double direction des armées anglaises dans l’Inde et à la Chine. Ce sont là des faits bien autrement graves, bien autrement importans que ceux dont se préoccupe le vulgaire et qui agitent nos diplomates. Si les témérités du ministère whig eussent été couronnées d’un plein succès, l’Angleterre serait à cette heure aussi redoutable de l’autre côté de l’Indus qu’elle l’est au Bengale ; un agent anglais régnerait en Perse comme jadis un ministre de Catherine à Varsovie ; tous les artifices de la Russie au sujet de l’Inde se trouvant brisés par la force, il ne resterait au czar que la guerre ouverte pour essayer d’arrêter un torrent qui aurait franchi les défilés de l’Afghanistan et dompté la résistance opiniâtre des indigènes. D’un autre côté, le céleste empire aurait subi la loi de la Grande-Bretagne ; il lui aurait livré ses trésors et son commerce. Les Chinois auraient enfin appris que les barbares d’Europe sont plus habiles que les Tartares, qu’ils peuvent subjuguer la Chine sans se faire Chinois, et en exploiter les richesses sans en accepter pour eux-mêmes l’imbécillité et l’impuissance. Maîtres absolus de l’Inde, souverains de fait à Pékin, également redoutés à Constantinople et à Téhéran, possesseurs du Canada, d’une grande partie de l’Australie, du cap de Bonne-Espérance, sans compter toutes leurs possessions dans la mer des Antilles et dans la Méditerranée, les Anglais auraient laissé derrière eux les conquérans les plus renommés ; la moderne Carthage aurait obscurci la gloire de Rome ancienne.

Ces magnifiques résultats ne sont pas réalisés. L’Angleterre a rencontré au-delà de l’Indus une population courageuse, et qui, malgré sa barbarie, ne manque pas d’une certaine habileté ; elle a rencontré sur les côtes de la Chine des difficultés matérielles qui, en paralysant ses premiers efforts, lui ont imposé de nouveaux sacrifices. En présence de ces revers et de ces obstacles, le gouvernement anglais avait un difficile problème à résoudre, un grand parti à prendre. Tout abandonner aurait été une faute et une honte ; poursuivre en même temps deux entreprises gigantesques, c’eût été une folie. On aurait sacrifié la politique à la vanité, et jeté le pays dans de folles dépenses. Il fallait opter entre l’Afghanistan et la Chine, couvrir le désagrément d’une retraite par l’éclat d’une victoire assurée, et pour cela concentrer ses efforts sur un seul point. Nous sommes convaincus que c’est là le parti auquel le gouvernement anglais s’est arrêté : évacuer l’Afghanistan et envahir la Chine. Il ne proclame pas sa résolution, il n’en fait pas bruit. Rien de plus naturel et de plus juste. Les faits viendront successivement nous la faire connaître. L’Angleterre a des intérêts très délicats à ménager au-delà de l’Indus, des prisonniers à sauver, et une retraite à préparer qui ne doit pas ressembler à une fuite. On conçoit dès-lors que les ordres paraissent compliqués, divers, presque contradictoires ; mais, après tout, l’évacuation nous paraît commandée par les circonstances les plus impérieuses. L’Angleterre n’a pas oublié ce qu’il en a coûté à Napoléon pour avoir voulu en même temps faire la guerre aux deux extrémités de l’Europe.

L’expédition contre la Chine semble vouloir se développer sur une vaste échelle. Soixante navires armés, cinquante bâtimens de transport, seize mille hommes à débarquer, c’est une armée formidable pour un peuple dont le courage opiniâtre, mais passif, n’est secondé que par des moyens insuffisans et presque ridicules. Sans doute les Chinois apprendront un jour l’art de la guerre ; ils auront un jour une artillerie meurtrière et d’autres remparts que des cartons recouverts de hideuses peintures. Toutefois l’apprentissage sera long, car leur orgueil est séculaire, et leurs habitudes sont invétérées. En attendant, les Anglais ne peuvent rencontrer de résistance sérieuse de la part des hommes ; qu’ils dirigent leur pointe sur Nankin ou sur Pékin, ce n’est pas une armée chinoise qui pourra les arrêter. Dix mille Anglais dissiperont sans peine cent mille Chinois ; mais les Anglais résisteront-ils au climat ? En pénétrant dans l’intérieur du pays, trouveront-ils les ressources qui leur seront nécessaires ? S’ils en manquent, les navires anglais pourront-ils les leur apporter en remontant une rivière, un canal ? Les communications seront-elles libres, faciles ? Les Chinois voudront-ils, lorsqu’un point capital de l’empire sera occupé, prêter sérieusement l’oreille à des propositions de paix, et reconnaître la puissance de l’Angleterre, ou bien aimeront-ils mieux se retirer, ravager leur pays, et laisser aux Anglais les embarras d’une victoire inutile ? Ce sont là des questions auxquelles même les hommes les mieux informés sont peut-être hors d’état de faire une réponse complète et satisfaisante. La prise de Chapoo a prouvé que les Tartares ne reculent devant aucun sacrifice ; trois cents d’entre eux, plutôt que de se rendre, se sont laissé écraser sous les ruines d’un temple.

Le nouveau tarif américain paraît devoir porter une rude atteinte aux relations commerciales entre l’Angleterre et les États-Unis. Les Américains ne tarderont pas à s’apercevoir qu’ils ont affaibli une des principales sources de leur richesse, l’exportation de leurs produits territoriaux. Comment peuvent-ils espérer de voir cette branche si essentielle de leur commerce se conserver, s’accroître, s’ils repoussent par des droits exagérés les moyens d’échange ? Nos producteurs de vin devraient être, pour l’Amérique, un enseignement vivant, irrécusable. Nos vins encombrent les caves de la Gascogne, parce que l’étranger ne peut nous apporter ses moyens d’échange. Ce qui arrive de nos vins arrivera dans une certaine mesure pour le riz, le tabac, de l’Amérique. Tous les sophismes échouent contre la force des choses. On peut repousser la vérité ; c’est en vain qu’on se flatte de l’obscurcir par de pitoyables raisons. Qu’on veuille ne pas faire d’échanges et s’isoler complètement, soit ; mais il est stupide d’imaginer qu’on pourra féconder le commerce en repoussant les moyens d’échange. Lorsqu’on entre dans ces étranges théories, il faut avant tout, pour être humain et prévenir de grands malheurs, arrêter la production. On prépare autrement d’horribles catastrophes et un malaise social qui peut devenir incurable. L’Angleterre en fait une cruelle expérience.

Cependant le gouvernement anglais ne perd pas un instant de vue les intérêts commerciaux de son pays ; il négocie sans cesse et avec une rare persévérance en Europe, en Amérique, partout où il peut espérer de s’ouvrir un marché ou de l’étendre. On sait qu’il n’a pas renoncé à ses négociations avec la France, avec l’Autriche, avec l’Espagne. Probablement il rencontrera dans ces pays de grandes difficultés ; les intérêts y sont si compliqués, que tout traité de commerce est un problème qu’on ne sait par quel bout prendre. Il n’y a pas jusqu’à la politique intérieure, jusqu’à la politique personnelle des ministres, qui ne s’y mêle et n’y apporte des entraves. On ne songe pas seulement à la richesse nationale, aux intérêts généraux du pays ; on songe aussi aux intérêts les plus particuliers, à la richesse de tels ou tels. On a devant les yeux l’urne électorale, et plus encore l’urne législative.

L’Angleterre trouvera probablement plus de facilité dans le Nouveau-Monde. L’Amérique du sud est encore un pays essentiellement agricole, un vaste marché de matières premières. Ces nouveaux états ont sans doute besoin de droits de douanes, mais uniquement dans le but de remplir les caisses du trésor. Précisément parce que la douane n’est pour eux qu’une source de revenus, leur intérêt bien entendu leur commande de ne pas exagérer les droits. Ils tariraient la source où ils ont besoin de puiser. Malheureusement, s’il y a beaucoup d’états dans l’Amérique méridionale, il y a peu de gouvernemens, j’entends de gouvernemens paisibles et réguliers. Il n’en est en réalité que deux : celui du Chili et celui du Brésil. Partout ailleurs il n’y a que confusion et désordre. Le gouvernement anglais envoie au Brésil un homme fort habile, M. Ellis, avec la mission de renouveler et d’améliorer, si faire se peut, le traité de 1827. Il est plus que probable que la mission sera remplie à la satisfaction du gouvernement anglais. Nous ne songerons pas à nous en plaindre ; nous désirons seulement que les intérêts du commerce français ne se trouvent pas sacrifiés. Nous aussi, nous avons avec le Brésil un traité à renouveler et à améliorer ; nous aussi, et un peu tard à vrai dire, nous envoyons au Brésil un diplomate éclairé, M. le baron de Langsdorff. Nous aimons à croire qu’il a reçu des instructions propres à garantir les intérêts de notre commerce sur le marché brésilien.

On a parlé, ces derniers jours, de réformes importantes qui auraient été faites par le gouvernement pontifical dans la procédure judiciaire et la législation pénale. Nous ne connaissons pas les deux codes dont on parle : nous ne savons s’ils méritent en effet tous les éloges qu’on leur a départis. Tout le monde sait seulement que, dans l’état actuel des esprits, il n’y a pas, même en Italie, de gouvernement qui osât mettre la main à une réforme et afficher ce grand mot, pour faire en réalité tout le contraire et se jouer du public. Aujourd’hui, ce qu’on peut faire, c’est de laisser subsister le mal, de se refuser à tout changement, de soutenir un édifice vermoulu par des expédiens plus ou moins adroits ; mais on n’entreprend pas, de propos délibéré, la réforme d’une législation pour la refaire aussi mauvaise qu’elle était, ou plus mauvaise encore. L’esprit du temps s’y oppose. Il n’y a pas de gouvernement absolu qui ose braver à ce point l’opinion. On peut ne pas accorder toutes les réformes désirables, s’en montrer avare, glisser du clinquant pour de l’or, vouloir se tirer d’affaire à bon marché : tout cela est possible, probable même ; mais toujours est-il que, si on met la main à l’œuvre, on accorde quelque chose, et le pays obtient après tout une amélioration réelle. Nous sommes donc tout disposés à croire que les deux codes romains sont en effet une réforme, réforme qui était du reste on ne peut plus nécessaire.

Au surplus, il est juste de reconnaître que l’esprit de réforme s’est manifesté, plus ou moins, dans tous les états italiens. Tous ont fait ou font des efforts pour améliorer leur législation civile, commerciale, criminelle. Sous ce rapport, l’Italie a repris les allures qu’elle avait avant la révolution de 1789, lorsque l’esprit de réforme se développait dans la Toscane, à Naples, à Milan. Aujourd’hui, sous l’influence des idées françaises, il est plus général encore ; il a pénétré d’un bout de la péninsule à l’autre. Secondé par la vive intelligence du pays et par cette lumière européenne à laquelle les Alpes n’ont jamais opposé et n’opposeront jamais une barrière insurmontable, il assure, en dépit de tout, à la péninsule italique les bienfaits de la civilisation progressive des temps modernes.

Tandis que l’Italie travaille et se développe régulièrement, une fermentation sourde agite les races chrétiennes enclavées dans l’empire ottoman. Tous ces mouvemens partiels, passagers, désordonnés de la Syrie, de la Bulgarie, de la Macédoine, de la Servie, ne sont pas seulement des accidens et des intrigues. C’est notre civilisation, c’est, pour ainsi dire, l’Europe qui veut pénétrer dans ces provinces et les soustraire au joug de la barbarie. C’est une croisade des idées pour la conquête de ces terres saintes. Si habiles que puissent être les gouvernemens et leurs diplomates, les chrétiens de l’Orient auront, je ne sais sous quelle forme, leur jour de délivrance, malgré les cabinets qui arrangeront alors leurs propres affaires pacifiquement ou autrement, comme ils le pourront. N’oublions jamais cette bataille de Navarin dont personne ne voulait, ni ce royaume de Grèce dont au fond on voulait encore moins, et qui existe pourtant, qui existera, et auquel, nous n’hésitons pas à le croire, en dépit de toutes les perfidies, de toutes les intrigues, un brillant avenir est réservé. Laissons les petits esprits, se donnassent-ils le nom d’hommes d’état, mettre en oubli la Providence : que nous importe, puisque leurs efforts sont impuissans, et que le gouvernement des choses de ce monde ne leur appartient pas ?

Au fait, rien ne s’accomplit de ce que les puissans de la terre imaginent ou désirent. Comme ils avaient dans leur haute sagesse arrangé les affaires de la France, de l’Espagne, du Portugal, de la Belgique, de la Suisse ! Que reste-t-il de leurs œuvres ? Rien. Même là où l’édifice ne s’est pas écroulé avec éclat, le terrain n’est pas solide, des réparations incessantes sont nécessaires, les premiers architectes sont obligés d’y mettre eux-mêmes la main, de réformer leur ouvrage, d’y ajouter, d’en ôter, et à la fin on se trouvera avoir autre chose que ce qu’on avait voulu.

Pour en revenir à l’Orient, le gouvernement de cette malheureuse Syrie, qu’on a eu la prétention de délivrer en l’arrachant à Méhémet-Ali, fait toujours le désespoir de la diplomatie à Constantinople. La Porte, quels que soient ses ministres, tergiverse toujours et se moque de l’Europe. Telle est la puissance de la logique. Le sultan dit aux envoyés de la chrétienté : « Vous m’avez rendu la Syrie parce qu’elle était à moi, que j’en étais le souverain légitime, et que la gouverner malgré moi, ainsi que le faisait le pacha, c’était porter atteinte à mon droit, affaiblir mon indépendance. Je vous en remercie ; mais soyez donc conséquens et veuillez ne pas jouer auprès de moi le rôle de Méhémet-Ali, en me dictant la loi, en m’ôtant le libre gouvernement de mes sujets. » Quoi qu’on en dise, l’argument embarrasse même un diplomate : son langage a besoin de s’envelopper ; sa position en est affaiblie. Il ne peut rien exiger, rien imposer de positif et de direct ; il est forcé de recourir aux voies détournées, aux expédiens, et le moindre inconvénient de cette fausse situation, c’est la lenteur d’une négociation compliquée où personne n’est complètement de bonne foi. La France seule aurait pu prendre un rôle plus élevé et plus net. Elle aurait pu dire à la Porte : « Ce qui vient de se passer en Syrie ne me concerne pas ; je n’y ai pris aucune part, je ne l’ai point approuvé. Elle vous a été rendue ; soit. C’est le rétablissement de l’ancien ordre de choses, je le veux bien. Je reprends aussi mes droits, je reviens aux anciennes coutumes. La protection des chrétiens de la Syrie m’appartient ; ils ne tomberont pas sous le sabre d’un gouverneur turc. Si la Porte persiste dans ses prétentions, une flotte française paraîtra sur les côtes de la Syrie. » Que serait-il arrivé si cette flotte se fût présentée ? Que la guerre eût éclaté entre la France et l’Europe ? La plaisanterie est trop forte. L’Angleterre, l’Autriche, la Russie elle-même, ont autre chose à faire que de commencer une guerre européenne pour donner à la Porte le gouvernement direct et absolu de la Syrie. Elles auraient fait à leur tour ce que nous avons fait, après le traité du 15 juillet, auprès de Méhémet-Ali. Elles auraient agi, pesé sur Constantinople pour lui faire accepter notre ultimatum ; plus habiles que nous, elles auraient su prévenir l’intervention de la force matérielle et représenter la concession du sultan comme un acte arraché en grande partie par leur influence.

Quoi qu’il en soit, le fait qui attire en ce moment l’attention des hommes politiques, c’est la révolution qui vient de s’opérer en Servie. Le prince Michel a été détrôné et remplacé par un descendant de Czerni-George. La Porte paraît accepter le nouveau prince ; les puissances au contraire se disposent, dit-on, à exiger le rétablissement du prince déchu. Il y a là une complication d’intérêts et d’intrigues que nous avons peine à démêler. Ce qu’il y a de frappant, c’est le rôle secondaire, j’ai presque dit subalterne, que l’Autriche paraît jouer dans ces ténébreuses transactions ; telles sont du moins les apparences. On dirait que la Servie est à mille lieues du Danube, et que les affaires de l’Orient ne touchent en rien aux intérêts de l’Autriche. La politique autrichienne semble devenir tous les jours moins active et plus expectante. Nous n’avons cependant pas la prétention de la juger. Certes, considérée dans un certain ordre d’idées, elle a été depuis long temps fort habile. Peut-être son inaction d’aujourd’hui est-elle encore de l’habileté. Du reste, au point de vue qui nous intéresse et nous occupe, la révolution servienne ne peut avoir de fâcheuses conséquences. Si le prince Michel est rétabli, la puissance morale de la Porte en recevra une nouvelle atteinte ; ses sujets chrétiens tourneront de plus en plus leurs regards vers l’Europe, et se confirmeront dans leur mépris de l’autorité du sultan. Si les puissances acceptent la violation des traités et reconnaissent l’usurpation, les Turcs, enivrés du succès, marcheront de folies en folies, et amèneront, par leurs imprudences, une de ces catastrophes que les hommes ne sauraient réparer. Quoi qu’il arrive, la cause du christianisme et de la civilisation doit triompher.

Dans l’intérieur, le calme continue. L’agitation des esprits politiques ne recommencera que dans six semaines, lorsque les salons de Paris ne seront plus si déserts et que le frottement des idées excitera et alimentera les passions des hommes de parti. En attendant, on se prépare au combat, on refait ses forces, on étudie la carte, on aiguise ses armes.

Le cabinet aussi paraît jouir de ce calme général ; mais ce n’est là qu’une apparence. Dans le secret de ses conseils, on le dit fort occupé de son avenir, des projets que le pays attend, et qui pourraient, par leur importance et par leur éclat, contraindre au silence même les adversaires les plus résolus du 29 octobre. Nous croyons sans peine que le ministère ne compte pas, pour sa durée, sur l’inaction. Elle serait pour lui une cause certaine de chute, et la chute serait ignoble. Qu’il préfère les intérêts matériels aux intérêts moraux, ou qu’il s’efforce, chose difficile aujourd’hui, de les concilier : la question n’est pas là. Il faut bien le reconnaître, un ministère peut exister de nos jours, même en rejetant dans l’ombre les intérêts moraux du pays, si en même temps il en développe vigoureusement les intérêts matériels. C’est la faiblesse de l’esprit humain. Les nations, comme les individus, ne développent jamais avec la même énergie deux idées à la fois. La synthèse pratique est au-dessus des forces de l’humanité ; mais les intérêts matériels sont encore plus difficiles à manier que les intérêts moraux. Ils touchent à des points plus sensibles, je dirais presque plus palpables. Que d’hommes qui ne s’inquiètent pas le moins du monde de tous les règlemens qu’on peut faire sur l’éducation de leurs enfans ! Rendez une loi qui les expose à perdre vingt sous : ces mêmes hommes y donneront toute leur attention et en seront furieux. C’est là une vérité que le ministère n’ignore pas. Il sait ce que la loi des chemins de fer lui a coûté, l’an dernier, d’efforts, hélas ! et de faiblesses aussi, et, après tout, peu s’en fallut qu’on ne la vît échouer près du port. Les conservateurs ne sont pas les moins âpres dans le soin de leurs intérêts matériels. L’inviolabilité la plus absolue leur paraît un droit acquis, une conséquence naturelle, nécessaire, du nom qu’ils portent. Comment exiger des conservateurs qu’ils ne conservent pas tout ce qui est, les intérêts matériels comme la paix à tout prix ?

C’est là, nous l’avons déjà dit, l’embarras du ministère. Il sent le besoin d’agir, il s’efforcerait d’en avoir le courage, les projets ne lui manqueraient pas ; mais comment traîner à sa suite son parti ? Que peut-on faire sans lui demander quelques sacrifices ? Et comment espérer qu’il les accorde, lorsque chez nous c’est le parti qui se regarde comme le maître et le souverain seigneur du ministère ? C’est avant tout pour faire ses affaires, et surtout pour qu’on la laisse tranquille à ses champs et à ses ateliers, que la majorité a épousé le cabinet. Le jour où il viendra lui parler de relations commerciales, d’unions douanières, elle le repoussera avec colère ; elle lui reprochera d’être utopiste, faiseur, mauvaise tête. Peut-être aussi que M. Guizot, M. Villemain, M. Duchâtel, seront taxés par messieurs tels et tels, grands personnages au Palais-Bourbon, de légèreté et d’ignorance.

Aussi ne sommes-nous pas surpris d’apprendre, si toutefois nos informations sont exactes, que le conseil est loin d’être unanime sur la question capitale du jour, l’union douanière de la France avec la Belgique. On dit que M. le maréchal Soult, M. Guizot et M. Lacave-Laplagne sont favorables à la mesure, que MM. Martin du Nord, Teste et Cunin-Gridaire y sont opposés, et que M. Duchâtel et M. Villemain hésitent et pèsent avec anxiété le pour et le contre. On ajoute que M. Thiers et M. Molé se montrent ouvertement disposés à seconder de leur influence cette grande résolution. Si ce fait est vrai, c’est là un aiguillon pour le ministère. L’inaction lui est d’autant plus impossible, que d’autres seraient prêts à assumer la responsabilité du projet devant lequel il aurait reculé.

Mais laissons toutes ces considérations de personnes, et tenons-nous au fond des choses et à la situation des partis dans la chambre.

Nous le répétons ; s’il ne s’agissait que d’un traité de commerce, l’opinion publique le repousserait. On y verrait une nouvelle concession faite aux Belges sans compensation suffisante, une faveur que rien ne justifie. Une convention sur deux ou trois articles paraîtra toujours un moyen d’ouvrir à certains producteurs belges un marché de trente-quatre millions d’ames pour un marché de 4 millions, qu’on ouvrirait à quelques producteurs français. L’union proprement dite est autre chose. Au point de vue industriel, il n’y aurait plus de démarcation entre les deux territoires. Travail, capital, richesses naturelles, tout se trouverait de fait mis en commun. Ce serait une grande société, régie par le principe de l’égalité, lors même que les mises seraient différentes. Les bénéfices se proportionnent à l’apport. Notre industrie tout entière, dans toutes ses ramifications, pourrait profiter sans entraves des ressources de la Belgique et réciproquement, chacun dans la mesure de son étendue et de ses forces. Il y aurait quelque perturbation dans plusieurs de nos industries : c’est probable, nous ne voulons pas le nier ; mais pour prévenir toute perturbation de cette nature, il faudrait décidément immobiliser toute chose. Ne dirait-on pas que les industries, que le commerce, sont faits pour ne jamais éprouver de variations, pour obtenir des revenus notoires et constans comme une rente sur l’état ? C’est le contraire qui est exactement vrai, et c’est parce que le commerce et l’industrie sont exposés aux mauvaises chances comme aux bonnes, que des profits de 10, 12, 15, 20 pour 100 sont réputés légitimes, ne sont nullement taxés d’exagération et d’usure. Quelques-uns de ces profits baisseront demain : c’est possible ; mais donnez-nous la moyenne vraie de vos gains annuels, et nous trouverons encore que vous n’êtes pas à plaindre. Il serait sans doute fort commode d’avoir de superbes profits assurés à tout jamais ; mais ce n’est pas là le commerce, ce n’est pas là l’industrie. Les gains du commerce sont aléatoires de leur nature. Le monde doit marcher, et nous serions encore des barbares, si les argumens dont on se targue aujourd’hui avaient eu quelque valeur aux yeux de nos ancêtres ; car il n’y a pas un progrès de l’industrie, pas une extension de marché, pas une découverte de forces naturelles qui ne dérange certains intérêts, qui ne diminue certains profits. Pour satisfaire certains égoïsmes, il faudrait repousser toute incorporation d’un pays avec un autre : que dis-je ? il faudrait démembrer l’état, et faire de la France un vaste groupe de communes, toutes livrées à leurs rivalités et à leurs jalousies. Dieu merci, ce n’est pas là le sentiment national. L’union douanière avec la Belgique est une grande et féconde pensée, c’est une de ces nobles pensées qui plaisent à la France, parce qu’elle y voit aussi un moyen d’agrandir sa puissance politique et morale.

Est-ce à dire que la mesure ne rencontrera pas dans les chambres de violentes oppositions ? que les grands propriétaires, en particulier les propriétaires de forêts, ne se ligueront pas à beaucoup d’industriels pour la repousser ? Nous connaissons assez la nature humaine pour en être certains. La question est de savoir si cette formidable opposition pourra être vaincue. Il ne faut pas se faire d’illusions. La victoire, si elle est possible, sera des plus difficiles ; elle ne serait possible qu’autant que la gauche et le centre gauche, obéissant aux inspirations du sentiment national, oublieraient un instant leur rôle d’opposition.

Le ministère du 29 octobre pourra-t-il obtenir cet acte de dévouement à la chose publique ? Il est permis d’en douter. Le vote dans la question de la régence est un précédent qui décourage. Et cependant quelle différence ! La question de la régence était simple, elle était urgente, et il était généralement convenu qu’elle ne préjugeait en rien la question ministérielle. Malgré cela, la gauche a repoussé le projet. L’animosité politique l’a emporté sur son propre intérêt bien entendu. Pour arriver à l’union commerciale, au contraire, il faut présenter aux chambres un projet de loi vaste, compliqué, plein de difficultés et de détails, un projet qui, quoi qu’on fasse, offrira de toutes parts prise à la critique, à une critique sensée, raisonnable, spécieuse du moins. Et si on considère comment la plupart de nos traités sont rédigés, avec quelle légèreté on manie les affaires les plus graves, on a quelque droit de craindre la discussion du projet dont il s’agit. Que de points difficiles, délicats à prévoir et à régler ! des points qui ne touchent pas seulement aux intérêts financiers, mais aux intérêts et aux droits politiques des deux pays ; car, certes, le ministère n’imagine pas de confier, sans un contrôle efficace et une action immédiate, tout notre système de douanes aux préposés belges. Si la Belgique n’accepte pas à ce sujet et au sujet de nos monopoles des clauses explicites et suffisantes, le traité est impossible. C’est assez dire que le traité sera fort étendu et très varié dans ses dispositions. Dès-lors l’opposition pourra se mettre à son aise, ne pas blesser le sentiment national, ne pas démentir ses doctrines en se montrant favorable à l’adoption du projet ; mais, en même temps, les critiques de détail abonderont, et, encore une fois, ces critiques seront pour le moins spécieuses. La gauche, tout en acceptant le principe, pourra en repousser les applications.

Au milieu de ces difficultés, il est facile de concevoir les hésitations et les perplexités du ministère. Quant à nous, quels que soient les hommes qui le présentent, nous accepterons le projet, s’il renferme effectivement toutes les conditions essentielles aux intérêts de notre trésor et à notre dignité nationale.