Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1860

Chronique n° 679
31 juillet 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1860.

Il est dans l’histoire des époques où il semble que le libre arbitre humain ait la principale influence dans les affaires de ce monde ; il en est d’autres où au contraire une nécessité invincible courbe toutes les intelligences et toutes les volontés. Dans celles-ci, les faits donnent à chaque instant des démentis aux vœux et aux conclusions de la raison. La raison, qui ne perd jamais ses droits, voit bien ce qui est juste, ce qui est logique, ce qui est conforme aux intérêts de l’humanité ; mais les événemens, comme doués de ces aveugles forces qui régissent la matière, se précipitent suivant des lois nécessaires, et la force libre de l’homme est impuissante contre la terrible action qui en conduit l’enchaînement. Ce sont de dures épreuves pour l’esprit humain que ces momens où le juste et le sage sont d’un côté, l’inévitable et le nécessaire de l’autre. La frivolité et la bassesse recrutent alors au fatalisme politique d’innombrables adhérens. Pour les uns tout l’art, pour les autres toute la prudence est de deviner ce qui arrivera inévitablement et de servir ce qui triomphera nécessairement. Aux yeux des foules, qui, comme la physiologie du suffrage universel nous l’a fait voir en ces derniers temps, mettent leur orgueil à être moutonnières, c’est être un sot que de ne pas se ranger non-seulement du côté du fait accompli, mais encore du côté du fait qui va s’accomplir. Il ne manque pas de beaux esprits qui cèdent au même fatalisme, dans la crainte enfantine d’être ainsi stultiftés par les événemens vainqueurs. Pour ceux qui ne prennent pas leur parti de s’abandonner les yeux fermés au courant, pour ceux qui veulent continuer à voir et à comprendre le terrible contraste qui s’établit entre ce que la raison et la liberté humaine conseillent et ce que l’entraînante brutalité des faits exige, ce sont en vérité, nous voudrions le dire en évitant toute emphase, de petits Prométhées condamnés à de douloureuses perplexités et à des déchiremens cruels. Ils ont pourtant raison de persévérer dans la courageuse et fière clairvoyance qui fait maintenant leur supplice. Vigies obstinées, ils auront infailliblement un jour le mérite et la gloire de discerner et de saisir le moment où commencera l’apaisement ou la défaillance de la fatalité qui emporte les événemens européens, et de faire rentrer en maîtresses, au moins passagères, dans la vie politique, qui est leur domaine légitime, la raison, la liberté, la justice.

Nous ne ferons pas de difficulté d’avouer, pour la consolation de nos ennemis les fatalistes, que l’aurore de ce jour ne semble pas près de luire encore. La politique européenne est à l’heure qu’il est de plus en plus livrée au jeu des fatalités. Lord Palmerston parlait l’autre jour de nuages amoncelés à l’horizon, en avouant qu’on ne savait sur quel point éclaterait l’orage. Il n’y a certes pas de lieu commun plus usé en politique que celui dont il s’est servi pour peindre l’incertitude de la situation de l’Europe ; mais qui n’a remarqué dans la vie que les images les plus fripées et les plus fanées reprennent, lorsqu’on se trouve dans l’état de l’âme dont elles sont le juste reflet, une fraîcheur et une saveur soudaines ? Il semble que ce soit la première fois qu’on en sente la vérité : on en est frappé comme d’une révélation. Avec sa vieille métaphore d’horizon politique et de nuages, dont un écolier n’aurait pas voulu, lord Palmerston a touché juste. Seulement le noble lord, malgré son grand âge, se pique peu de philosophie, et n’a pas achevé d’expliquer la cause des anxiétés présentes. On ne sait où éclatera l’orage ; mais ce que l’on ignore surtout, c’est la façon dont on y pourra résister. On ne sait où éclatera l’orage, parce qu’il peut en effet éclater en plusieurs endroits. On ne sait comme on y résistera, parce que les garanties qui ont pendant quarante ans assuré la paix de l’Europe ont disparu. C’est là surtout que l’on demeure à la merci du hasard.

Des complications qui mettraient aux prises les plus grands intérêts européens peuvent naître en Italie, en Orient, et, comme la décomposition italienne et orientale agit directement par l’Autriche sur la confédération germanique, il est permis de dire aussi en Allemagne. Autrefois, contre des difficultés de cette nature, l’on était protégé par ce qu’on appelait le concert européen, et surtout par l’entente cordiale entre la France et l’Angleterre. Armé de ces deux principes de transaction et de paix, on avait le sentiment que toutes les difficultés pouvaient être prévenues ou arrangées sans commotion générale. Il y a longtemps que le concert européen a cessé. Quant à l’entente cordiale, lord John Russell en annonçait la fin, il y a trois mois, à l’occasion des annexions de la Savoie et de Nice. Il parlait sérieusement, il y paraît au récent discours de lord Palmerston. C’est une énormité inouïe que de justifier, comme l’a fait le premier anglais, les fortifications et les armemens extraordinaires de l’Angleterre par la crainte, fondée ou non, — c’est une question que nous discuterons plus tard, — mais en tout cas affichée, des tendances de la France. Un tel procédé prendrait les proportions de l’aberration la plus extravagante, si on le tenait pour compatible avec le maintien de l’entente cordiale. « Je suis votre ami, et j’arme en défiance de vous et contre vous. » Les armemens n’étant que trop réels, la seconde proposition biffe la première. Ainsi voilà l’Europe, pour aborder les complications imminentes que tous prévoient, que tous redoutent, revenue à l’état de nature : chacun pour soi, des canons rayés pour tous !

Faisons une rapide reconnaissance des nids à procès qui sont suspendus sur l’Europe.

Il y a d’abord l’Italie. L’Italie, il n’y a que trop de raisons de le craindre, est désormais en proie à cette fatalité irrésistible que nous dénoncions tout à l’heure. Mouvemens de multitudes, emportement des passions, effacement et désarroi des pouvoirs réguliers, expansion et déchaînement des influences irrégulières, voilà en ce moment l’Italie. Tout le monde voit où va ce périlleux désordre. Le terme n’est pas le renversement du roi de Naples, la fin n’est pas l’envahissement des États-Romains. Au bout, il y a une collision avec l’Autriche. La dernière enchère de la popularité sera « la délivrance de la Jérusalem des lagunes, » comme parle Garibaldi. On a beau dire qu’après avoir révolutionné l’Italie, on s’arrêtera devant le Mincio. Quand les téméraires d’aujourd’hui devraient être les circonspects de demain, de la masse exaltée il sortira toujours des sectaires pour engager la partie, pour aller insulter l’Autriche dans ses dernières possessions italiennes, pour compromettre et entraîner la nation tout entière : il est impossible qu’une révolution recule devant l’objet qu’elle s’est donné, et dans lequel elle a placé sa légitimité. Nous qui n’avons aucune objection routinière contre l’unité de l’Italie, nous qui avons regardé la convention de Villafranca comme une trêve, et non comme la paix véritable de la péninsule, nous prendrions notre parti de cette extrémité, si nous pouvions raisonnablement espérer que l’Italie, attaquant l’Autriche dans les circonstances actuelles, sortît victorieuse de la lutte ; mais évidemment tout ce qui précipitera la révolution intérieure en Italie, tout ce qui rapprochera le moment où la révolution se croira obligée d’affronter l’Autriche diminuera les chances de l’Italie. Nous nous rappelons les sages réflexions à l’aide desquelles les patriotes italiens les plus sensés, nous pourrions dire aussi les plus illustres, se consolaient du déboire de Villafranca : « Du moins, disaient-ils, le nouvel arrangement de l’Italie permettra au Piémont et aux duchés réunis de consolider leurs forces par la pratique des institutions libérales, et de se rendre dignes, par une laborieuse préparation, des chances que l’avenir offrira à l’Italie… » Nous en sommes restés, quant à nous, à ces sérieuses idées. Craignant qu’une attaque prochaine et révolutionnaire de l’Autriche ne fût suivie d’un prompt et terrible désastre, nous regardons toute accélération hâtive de l’unification absolue de l’Italie comme un malheur pour ce pays, et tout retard au contraire comme devant tourner à son profit. Mais le mouvement peut-il être arrêté ? Pour que cela fût possible, il faudrait que le gouvernement constitutionnel pût s’établir à Naples ; il faudrait qu’il y eût à Turin la volonté et le pouvoir de modérer et de contenir la révolution ; il faudrait du moins, si la volonté et la force n’étaient suffisantes ni à Naples ni à Turin, que la France et l’Angleterre s’unissant prêtassent le concours de leur puissance morale aux gouvernemens du nord et du sud de la péninsule pour les aider à se sauver et détourner les catastrophes qui les menacent : trois vœux, hélas ! qui en ce moment ne sont peut-être déjà plus que trois chimères.

Du côté de Naples d’abord, une chose est dès à présent certaine : c’est la scission du royaume des Deux-Siciles. On ne peut plus songer à maintenir en un seul état la Sicile et Naples. Les haines, les sentimens d’exécration et de vengeance qui animent les Siciliens dépassent la question dynastique : ce n’est pas par le roi seulement, c’est aussi par le royaume de Naples que la Sicile s’est sentie opprimée ; c’est l’annexion de la Sicile à Naples qui a été brisée par la révolution. Quoi qu’il puisse advenir de la Sicile ceux qui croient à l’utilité de la conservation du royaume de Naples feront bien d’en prendre leur parti, et de renoncer au maintien d’un royaume des Deux-Siciles. Quant à Naples, il est visible qu’au sortir du dur régime qui a précédé la crise actuelle, tout est demeuré engourdi. Il y existe assurément des partis, il y en a même deux dans la cause libérale : les partisans de l’annexion, les fusionisti, et les constitutionnels, qui veulent conserver l’autonomie avec l’alliance du Piémont, les partisans de la lega. Des deux, le plus faible est malheureusement le parti constitutionnel. Le caractère commun aux partis napolitains, c’est l’indécision, le défaut d’initiative ; ouverts aux plus mobiles impressions, ils sont enclins à les exagérer. Au lieu de décider eux-mêmes de leur sort, ils attendent tous du dehors l’arrêt de leur destinée. Les fusionistes, exagérant les difficultés de la lega avec le Piémont, grossissant les soupçons qu’ils nourrissent sur la loyauté du roi et les craintes qu’ils éprouvent à l’endroit des réactions militaires attendent qu’il ait plu à Garibaldi d’accorder l’armistice qu’on lui demande, ou de poursuivre sur la terre ferme sa campagne unitaire. Les constitutionnels, qui sont les moins portés aux amplifications, exagèrent pourtant les difficultés qui les entourent, afin de justifier la faiblesse de leurs résolutions. Que pourra le Plémont, se demandent-ils, et que permettra la France ? Il n’y a pas d’initiative propre à attendre des partis napolitains et de Naples même. Le ministère s’efforce d’assoupir les difficultés par des mesures en quelque sorte passives : il fait sortir de Naples, mais n’envoie qu’à une petite distance les mutins de la réaction militaire ; il éloigne les membres de l’ancienne camarilla, il se résout à l’évacuation de la Sicile, en attendant le dernier mot des négociations de Turin. Sans doute cette politique expectante et débile n’est point faite pour arrêter la démoralisation qui ravage l’état-major de l’armée : on dit que cette démoralisation agit principalement sur la marine, et que le refus qu’auraient fait les officiers de la flotte de continuer la campagne de Sicile a, autant que les exigences du Piémont, décidé le ministère à évacuer les dernières places siciliennes. Quoi qu’il en soit, ce défaut d’initiative, qui semble général à Naples, cette disposition à attendre le signal des influences ou des événemens du dehors, autorisent à penser que le succès de l’essai constitutionnel ne serait point impossible. Pour que la tentative réussisse, il faut d’abord que le Piémont le veuille, ensuite qu’il ait le pouvoir de contenir Garibaldi et les élémens révolutionnaires qui l’entourent.

Nous ne mettrons pas en doute la bonne volonté du Piémont. En ce moment même, le roi Victor-Emmanuel fait l’épreuve de ce qu’il peut avoir conservé d’ascendant sur Garibaldi. Il est vrai que l’appel du roi de Piémont au héros de la cause unitaire est plus froid et plus réservé qu’on n’eût pu l’attendre de la part d’un compagnon d’armes, et surtout d’un souverain. Il faut souhaiter que les avis verbaux que le roi envoie au général soient plus pressans que les termes de sa lettre. Nous ne supposons pas que, malgré la facilité de son humeur et sa gouailleuse bravoure, le roi Victor-Emmanuel puisse contempler sans souci la direction actuelle du mouvement italien. Nous en dirons autant de M. de Cavour. Le premier rôle a échappé au ministre qui, de 1856 à l’année dernière, avait conduit, dans la sphère de la diplomatie, avec tant de finesse et d’entrain les affaires italiennes. Les étranges et injustifiables procédés dont M. La Farina a été l’objet de la part de Garibaldi ont montré qu’il n’y avait plus d’entente entre le meneur politique et le meneur militaire du mouvement italien. Or, comme la fortune des événemens est aujourd’hui livrée à l’action, une telle rupture rejette M. de Cavour au second plan.

Les conséquences fâcheuses de ce divorce sont surtout appréhendées par ceux qui connaissent le caractère du général Garibaldi. Le chef des volontaires passe pour un esprit faible et qui se défend mal contre les influences qui l’entourent. Son patriotisme chevaleresque, sa vaillante passion pour les combats expliquent et justifient la fascination que Garibaldi exerce sur les imaginations, le prestige qu’il a conquis non-seulement dans son pays, mais auprès des masses à travers l’Europe. C’est bien là une idole populaire parlant aux rêves et aux entraînemens des multitudes. Malheureusement les qualités de Garibaldi profitent plus à ceux qui le manient qu’à lui-même. C’est un esprit politique sans force ; on a pu en juger par la mobilité des actes de sa dictature en Sicile. Il a perdu beaucoup à exercer pendant quelques semaines le pouvoir politique, et même à Milazzo, s’il a en effet ordonné lui-même les horribles fusillades qui ont suivi le combat, il faut convenir que l’on ne retrouve plus en lui cette généreuse galanterie militaire par laquelle il séduisait même ses adversaires politiques. Les gens bien informés ne croient pas que Garibaldi soit en ce moment le véritable dictateur de la Sicile. Sous son nom, derrière l’idole, d’autres têtes dirigent le mouvement qu’il sert de son bras et de son prestige. Des comités et des sociétés révolutionnaires gouvernent la Sicile, et jettent leur réseau sur le royaume de Naples pour donner à la république unitaire les conquêtes du général. On sait les étranges recrues qui vont grossir la révolution militante en Sicile : on va jusqu’à dire que le docteur Bernard, qui fut compromis dans le procès d’Orsini, est du nombre ; on raconte que la casaque rouge aurait supplanté en Sicile et dans la révolution militante la croix blanche de Savoie. Il est possible que ces récits soient exagérés sur quelques points : ils sont vrais quant à la redoutable évolution qu’ils signalent. On a défini récemment par un mot très juste le caractère du mouvement qui s’accomplit depuis l’expédition de Sicile : ce n’est pas le Piémont qui s’annexe des provinces italiennes, c’est l’Italie qui est en train de s’annexer le Piémont. Le mot est d’une vérité cruelle : au lieu d’un gouvernement prêtant à une nation progressivement émancipée la puissance d’une organisation régulière, nous sommes exposés à voir le Piémont lui-même disparaître submergé sous les flots d’une révolution désordonnée et tumultueuse.

Le gouvernement piémontais doit mesurer mieux que nous les conséquences inévitables d’un tel entraînement. Il est plus intéressé que nous à y résister. La première épreuve qu’il est appelé à faire de sa force pour son honneur et pour son salut est dans la question napolitaine. S’il peut arrêter Garibaldi en Sicile, la cause du développement régulier est sauvé ; elle est compromise, si l’on ne veut ou ne peut empêcher que l’irruption des volontaires n’emporte le trône de Naples. Ce serait jouer un jeu désespéré que de tout sacrifier à l’œuvre de l’unité, même la paix prochaine du monde, en se fiant aux responsabilités que la France a contractées envers l’Italie. Nous aurions voulu que ces responsabilités eussent été épargnées à notre pays ; mais, puisque la guerre de 1859 et les annexions récentes nous les ont imposées, nous n’avons certainement point la pensée de les récuser. Nous verrions cependant avec douleur, lors même que la France serait désintéressée dans ces questions, les hommes qui ont pris la mission de conduire l’Italie persévérer dans l’un des vices les plus malheureux de la politique italienne, et compter sur l’appui d’une intervention étrangère pour braver la crise qu’ils appelleraient eux-mêmes sur leur pays. Un des écrivains les plus éloquens et les plus probes, qui est en même temps un des meilleurs patriotes de l’Italie, s’élevait récemment avec fierté et avec tristesse contre cette tendance commune à ses concitoyens, aussi bien aux libéraux qu’aux rétrogrades. M. N. Tommaseo termine, par ces nobles paroles, un curieux article sur l’annexion de la Corse à la France et sur les deux Corses qui jouèrent dans un sens opposé les rôles principaux dans cet événement, le respectable Paoli et Buttafuoco, article publié dans le dernier numéro de l’excellent recueil florentin, l’Archivio Storico d’Italia : « On ne peut songer sans douleur à la destinée des hommes remarquables de l’Italie, à la destinée des peuples italiens, se glorifiant de combattre sous les drapeaux étrangers, ou invoquant avec ostentation l’appui des armées étrangères. En faire un reproche aux seuls évêques de Rome, c’est un manque de mémoire et une pédanterie, quand tous, guelfes et gibelins, dévots et adversaires de la religion, amis de la liberté et amis de la tyrannie, ouvrent la bouche à de telles invocations et crient à la trahison, s’ils ne sont pas exaucés. Ayons, par respect pour nous-mêmes, un peu moins et un peu plus de mémoire, et ne donnons pas à nos adversaires l’exemple que nous leur reprochons de suivre. » Les Italiens se trouveront mieux de pratiquer cet honnête conseil que des raffinemens subtils de la politique qui provoque témérairement des dangers en spéculant sur l’aide de la France pour les déjouer. Certes il est attristant pour la France de voir l’état où se trouve l’Italie un an après la bataille de Solferino. Ce qu’elle a voulu faire pour l’Italie, et les périls auxquels elle est encore exposée à cause de ce pays, lui donnent le droit d’exiger que le Piémont fasse un effort sincère pour contenir la révolution. Il serait de l’intérêt du Piémont et de l’Italie autant que de la France que l’Angleterre voulût, dans cette circonstance, joindre son action morale à la nôtre ; mais le concours de l’Angleterre, qui pourrait être si efficace dans cette œuvre d’ordre et de pacification, nous fait défaut.

Les difficultés de l’Orient, les Italiens impatiens ne doivent pas l’oublier, pourraient susciter des diversions qui seraient funestes à leurs desseins, s’ils osaient attaquer l’Autriche avant d’être assez forts pour soutenir la lutte sans alliés. Les affreux massacres de la Syrie et de Damas ont profondément ému l’opinion de l’Europe, et ne lui ont plus permis de fermer les yeux sur l’état de l’empire ottoman. Le mal qui s’est révélé en Syrie par une horrible crise existe à peu près partout en Turquie, et l’on ne peut savoir si au premier jour il ne se manifestera pas ailleurs par de semblables horreurs. Le mal de la Turquie, c’est l’excessif affaiblissement de l’autorité du sultan sur les provinces dont il est le souverain nominal, et même à Constantinople, au centre de l’empire. De là une anarchie universelle, une décomposition générale ; sans parler des maladies morales de cet empire, cette fois ce sont les premiers ressorts matériels du gouvernement qui font défaut. La Porte, épuisée d’argent, ne paie ni ses fonctionnaires ni ses troupes. Les officiers et les soldats, privés de solde, depuis plusieurs mois, se font brigands Les pachas et les beys, ne touchant pas d’appointemens, imposent des taxes à leur profit, lèvent des contributions arbitraires sur les populations, et méconnaissent les ordres de la Porte. Le sentiment d’une crise imminente est partout et chacun, pour y faire face, prépare à sa façon ses moyens de défense. À Constantinople même, sous les yeux du gouvernement, des comités s’organisent pour cet objet ou sous ce prétexte parmi les Grecs, les Européens et même les Turcs. Dans un tel état de choses, il faut s’en remettre au hasard du maintien d’un ordre quelconque, et regarder comme un miracle de ne point recevoir chaque jour par le télégraphe la nouvelle de quelque trouble, de quelque émeute, de quelque scène de désordre et de sang. Le miracle continuera-t-il longtemps ? On est réduit à le souhaiter, et l’on n’a guère le droit de l’espérer. Lorsque d’ailleurs l’on songe aux élémens qui composent les populations de la Turquie, lorsqu’on se rappelle que dans cette terre les alluvions de l’histoire de vingt siècles sont demeurées à côté les unes des autres sans se mêler et se confondre, que sur chaque coin de cette terre et dans cette sorte de détritus humain toutes les races, toutes les langues, toutes les religions se coudoient en se méprisant, en se détestant, en nourrissant les unes contre les autres des levains séculaires d’envie et de vengeance, on est effrayé de l’épouvantable mêlée qui se produirait le jour où sonnerait pour l’empire ottoman l’heure du jugement dernier. Si enfin la pensée se tourne vers les rivalités auxquelles l’héritage de l’empire ottoman donnerait lieu parmi les puissances européennes, on comprend mieux encore la gravité des problèmes qui s’agitent sur cet empire, dont la fin violente ferait éclater d’effroyables maux, et que l’on ne sait pourtant comment faire vivre

Les événemens et ce que l’on peut appeler la question de Syrie nous fournissent un exemple des inextricables difficultés attachées à la vie et à la mort de l’empire ottoman. Certes, s’il était une question qui parût devoir dominer les rivalités des puissances européennes, c’était celle-là, tant l’intérêt d’humanité y dominait les autres préoccupations. Dans toute l’Europe, l’élan de l’opinion a été le même : il fallait aller arrêter l’effusion du sang chrétien, protéger des vies menacées par le brigandage et le fanatisme, obtenir en faveur des victimes les plus justes redressemens, infliger aux coupables les expiations les plus méritées. Si des considérations politiques devaient se mêler à cette œuvre, elles semblaient ne pouvoir que confirmer les prescriptions dictées par l’humanité. Tous les cabinets connaissent l’état de la Turquie, ils savent tous que les diverses parties de cet empire sont exposées aux calamités qui ont affligé la Syrie. Une intervention prompte et puissante de l’Europe vigilante et unanime eût été un avertissement qui eût profité à tout l’empire ottoman. Les plus grandes puissances, la France et la Russie, mais nulle dans une proportion aussi considérable que l’Angleterre, comptent sous leur domination des populations musulmanes. Toutes savent combien sont contagieuses les émotions de l’islamisme, et les révoltes de l’Inde ont appris assez chèrement à l’Angleterre avec quelle rapidité redoutable elles se propagent. Il y avait donc, pour les états qui possèdent des populations musulmanes, un intérêt de sécurité à ne pas laisser ériger en exemple impuni les exploits du fanatisme en Syrie, et à en tirer un châtiment immédiat et saisissant. Eh bien ! il est pénible de voir que la France seule dans cette circonstance ait obéi spontanément à l’impulsion généreuse, et n’ait réussi par son initiative qu’à soulever contre elle de tristes défiances. Sans doute, il fallait ménager, dans cette indispensable intervention, les droits de la souveraineté ottomane et définir avec soin l’importance, le caractère et la durée de l’intervention ; mais ne pouvait-on pas se mettre bientôt d’accord sur ces questions de détail ? Le concert commandé à l’Europe devait-il être si lent à vaincre les objections de la Porte et à obtenir son consentement ? Les autres puissances ne pouvaient-elles réellement pas, dans cette expédition, joindre leurs drapeaux au drapeau français ? Était-il besoin de conférences si nombreuses et de tant de télégrammes échangés pour régler les dispositions nécessaires ? L’explication de ces retards douloureux est dans un seul mot : au lieu de rester uniquement une question d’humanité, la question de Syrie est devenue pour les puissances une question de politique, et chacun y a trahi ses ambitions et ses jalousies. Le résultat, c’est que la France enverra seule des troupes en Syrie, et que son corps d’armée ne sera que de six mille hommes. Nous retrouvons là encore un des effets du refroidissement de l’alliance anglaise. Dieu fasse que les chrétiens de Syrie n’aient point à souffrir de ces retards ! Dieu fasse surtout que la crise finale de l’empire ottoman soit ajournée ! Que n’aurait-on pas à redouter de l’explosion des rivalités auxquelles l’Orient donne lieu, puisque l’on a eu tant de peine et qu’il a fallu tant de précautions pour les contenir dans une circonstance où la voix de l’humanité parlait si haut !

Les problèmes, Dieu merci, ne sont point aussi brûlans et aussi redoutables en Allemagne qu’en Italie et en Orient ; pourtant le pays de l’Europe où les récentes secousses de la politique extérieure ont eu le plus de retentissement est l’Allemagne. La raison en est que l’Allemagne ne se sent point en possession de son organisation définitive, et que, l’ère des remaniemens de territoires ayant paru recommencer, chez aucun peuple ce phénomène politique ne pouvait soulever plus de craintes ou d’espérances, ouvrir une plus large carrière aux rêves de l’esprit de système qu’au sein du peuple allemand. Les événemens de l’année dernière et le peu d’initiative que nos institutions nous accordent dans les questions intérieures ont mis à la mode parmi nous les questions de politique étrangère. C’est une fort triste mode, si l’on en juge par les écrits auxquels elle a donné naissance, par les rêves dangereux qu’elle a encouragés dans certaines classes, par les inquiétudes qu’elle a excitées et entretenues dans la portion la plus saine de l’opinion, par les provocations gratuites qu’elle a fournies à la presse des pays voisins, et par l’aggravation qu’elle ajoute aux difficultés, déjà suffisamment périlleuses, qui existent dans les choses. Nous avons eu en France une vraie Babel d’écrits de ce genre, — gageures d’esprit, spéculations sur l’émotion du moment, billevesées chimériques, pédantesques niaiseries, ignorantes bévues, absurdités extravagantes, — dont le moindre inconvénient n’était pas de se présenter comme des témoignages de confiance et des tributs d’adulation offerts au pouvoir. Cela s’appelait Carte de l’Europe, Frontières du Rhin, Question irlandaise, Mac-Mahon roi d’Irlande, etc. Les Allemands avaient trop de choses à dire sur eux-mêmes, sur nous et sur tout le monde, pour ne pas suivre un si bel exemple. Des nuées de brochures sont écloses parmi eux. Un bien petit nombre révèlent un esprit politique ; mais il est curieux d’en étudier l’ensemble pour connaître les préoccupations et les tendances de l’esprit allemand, les ravages qu’a faits chez ce peuple intelligent la maladie du jour, la manie des questions extérieures et des problèmes qui ne peuvent se résoudre que par la guerre. Il est inutile de dire que la jalousie de la France fait les frais de la plupart de ces écrits : c’est l’Alsace et la Lorraine allemande, la France devant le tribunal de l’Europe ou la Question des frontières, le Bonapartisme et ses dangers, etc., où l’on répond, par la revendication de nos provinces allemandes, au cri des frontières du Rhin poussé parmi nous. Les brochures qui nous sont favorables sont rares. Il y en a cependant ; mais, sauf un écrit hardi de M. Frédéric de Thielau, la Question allemande, les productions qui nous sont bienveillantes sont remarquables par la bizarrerie des conceptions qu’elles révèlent. Nous en signalerons deux de ce genre, émanées d’un personnage mystérieux et singulier, qui, sous le nom du père Athanase, a esquissé un projet de remaniement de la carte de l’Europe dans les Neuf Points cardinaux pour régler les affaires de l’Europe conformément aux inspirations d’en haut et d’après les lignes de démarcation des nationalités, et dans un autre écrit, rédigé sous forme de dialogue, où trois anges décident des destinées de l’Europe. Ce père Athanase était, dit-on, diplomate du temps du congrès de Vienne. Les scrupules de conscience qu’il apportait dans la politique ne pouvant s’accommoder à son gré avec les nécessités de sa carrière, il entra dans les ordres, devint évêque, et, toujours poursuivi par les mêmes délicatesses de conscience, quitta la mitre pour le froc. Ce saint homme, qu’un Français prendrait volontiers pour un mystificateur, veut d’abord faire rentrer les Turcs en Asie ; il enlève à l’empereur François-Joseph ses possessions allemandes, qu’il donne à la maison de Hohenzollern, élevée à l’empire d’Allemagne, sacre François-Joseph empereur de Constantinople, rétablit la Pologne, la Hongrie, et rend la terre sainte aux chrétiens, tout cela par la vertu pacifique d’un congrès. À côté du mysticisme du vieux diplomate enfroqué, les vues d’un des chefs de la démocratie allemande, M. Arnold Ruge, font une étrange figure. M. Ruge vient de tracer son programme de politique extérieure dans une brochure publiée en Angleterre : les Trois Peuples et la Légitimité, ou les Italiens, les Hongrois et les Allemands devant la chute de l’Autriche. Le titre de son livre indique assez la pensée du démocrate allemand. Il prévoit l’explosion prochaine d’une guerre nouvelle entre l’Autriche et l’Italie, et veut que la démocratie allemande saisisse l’occasion pour aider les Italiens et les Hongrois à s’affranchir définitivement, dissoudre la monarchie autrichienne, et réformer la confédération par la médiation des princes des états secondaires. Un grand nombre de ces brochures allemandes proclament la nécessité d’un changement de régime en Autriche, la plupart demandent que l’Autriche sorte de la confédération germanique, et que la maison de Hohenzollern se place à la tête de l’unité allemande. Le plus souvent la pensée qui inspire ces tendances unitaires est une pensée de défiance et de jalousie contre la France : c’est contre nous que l’on veut constituer une Allemagne unie et puissante. Les brochures les moins nombreuses épargnent l’Autriche, mais c’est toujours le même sentiment d’appréhension à notre égard, c’est toujours la crainte du péril extérieur qui les anime et qui porte les auteurs à demander la ferme union des deux grandes monarchies allemandes. Certes le désordre de ces publications, la dangereuse fermentation d’idées chimériques, violentes ou révolutionnaires qu’elles révèlent ou qu’elles entretiennent, ne peuvent pas plus échapper aux hommes qui gouvernent à Berlin et à Vienne que les autres dangers de la situation de l’Europe. On comprendra, après avoir traversé cette confusion des langues, que le prince de Prusse et l’empereur d’Autriche aient dû considérer comme un devoir de s’unir et de raffermir l’Allemagne par le témoignage de leur alliance resserrée. C’est sans doute un des plus importans objets de l’entrevue de Tœplitz. L’avenir dira si un accord sérieux et fécond s’est réellement formé entre les deux têtes de la confédération.

C’est en ce moment, où plus que jamais l’Europe aurait besoin d’entendre des paroles qui pussent dissiper ses craintes et d’être rassurée par des actes éclatans, que du côté de l’Angleterre nous sont venues les étranges déclarations dont lord Palmerston a cru devoir accompagner la présentation de la mesure relative aux fortifications du royaume-uni. Nous faisons la part des sollicitudes que doit éprouver un grand pays pour tout ce qui concerne les intérêts de sa sécurité et le soin de sa défense ; nous trouvons donc naturel que l’Angleterre ajoute à ses arsenaux et à ses ports militaires les fortifications qui lui paraissent nécessaires. Nous ne sommes pas surpris non plus que, le courant des politiques et des esprits ayant été porté par de hardis desseins et des événemens retentissans vers les entreprises extérieures, l’Angleterre se soit laissée entraîner à la manie militaire, qui était si éloignée de son caractère et de ses goûts, et, la base de sa puissance étant la marine, qu’elle ait armé une flotte de guerre assez formidable pour écarter toute pensée d’agression contre ses côtes. Nous irons plus loin : nous admettrons, et nous n’avons pas attendu les circonstances présentes pour le regretter, qu’il n’ait pas été toujours fait chez nous un cas suffisant des avantages de l’alliance anglaise, et qu’on n’ait pas assez tenu compte des nécessités attachées à cette alliance. Nous ne pouvons cependant nous empêcher de regarder comme faux et dérisoires les prétextes sur lesquels lord Palmerston s’est appuyé pour justifier quelques-unes des craintes alléguées au nom de l’Angleterre. Dénoncer nos armemens maritimes comme une menace contre l’indépendance du peuple anglais, c’est se jouer étrangement des faite les mieux établis, et prendre cruellement au mot les tristes forfanteries de quelques-unes des brochures qui ont été publiées en France. L’Angleterre est sur le point d’avoir soixante vaisseaux à vapeur de combat, et la France n’en aura quarante que dans sept ans. Il est maladroit de nous contraindre à porter notre attention sur un tel contraste. C’est bien nous, s’il ne fallait pas en finir avec ces récriminations qui aigrissent les deux peuples du monde les plus intéressés à demeurer unis, c’est nous qui aurions le droit de dire que, devant une telle disproportion de forces, nous existons commercialement par tolérance. Si nous imitions les Anglais en ce moment, nous aurions à tenter du côté de la marine un effort artificiel analogue à celui par lequel ils se sont donné une, armée de volontaires. Lord Palmerston a dépassé le but. Où ira-t-on dans la voie de cette concurrence guerrière et avec ces surenchères d’armemens entre la France et l’Angleterre ? Pour détourner les périls de cette paix armée qui déroute et fatigue les peuples, il faut que quelque grand acte change dans les deux pays le courant des idées et accomplisse une bienfaisante révolution morale. Nous ne reconnaissons une pareille efficacité qu’à des résolutions conformes au génie et aux mœurs des deux pays, et qui ramèneraient l’Angleterre dans la voie des économies financières et la France dans la carrière trop longtemps interrompue du développement de ses libertés intérieures.

Dans tous les troubles d’esprit et de politique de l’Allemagne, la vieille querelle avec le Danemark au sujet des duchés n’a pas toujours la première place : elle s’éclipse quelquefois, elle dort, si l’on veut, puis elle reparaît selon les circonstances, et elle se manifeste par de petites tempêtes de discussions, de notes diplomatiques, qui voyagent de Copenhague à Berlin et dans tous les journaux d’outre-Rhin, On se souvient peut-être qu’il s’est élevé, il y a quelque temps, dans les chambres de Berlin une discussion de plus ou une manifestation au sujet de ces éternels droits des duchés, qui seraient éternellement violés par le Danemark, Le parlement prussien fut assez vif sur le Slesvig comme sur le Holstein. On disait même en son nom, avec une certaine naïveté, que, « sans les duchés, on ne saurait imaginer une protection efficace des côtes baltiques de l’Allemagne, et que si ces côtes appartenaient à un état hostile, tout le nord de l’Allemagne serait ouvert à une invasion ennemie. » Le ministre des affaires étrangères du prince-régent, M. de Schleinitz, déclarait d’ailleurs sans détour qu’il partageait entièrement la manière de voir de la chambre, sans faire la moindre distinction entre le Slesvig et le Holstein. Il faisait même particulièrement du Slesvig le boulevard de la nationalité et de la civilisation allemandes. Le gouvernement danois ne pouvait manquer de ressentir le coup et de se plaindre ; il l’a fait, il y a quelque temps, par une note modérée dans la forme, très ferme au fond. La grande question est dans cette confusion du Slesvig, qui est purement et exclusivement danois selon le droit public, et du Holstein, qui relève de la confédération germanique. En ce qui touche le Holstein, la Prusse, pomme organe de l’Allemagne, peut avoir un droit de représentation ; pour le Slesvig, elle n’a aucun titre, et cette confusion permanente ne contribue pas peu à paralyser tous les efforts d’organisation de la monarchie danoise. M. de Schleinitz a répliqué à son tour d’un ton piqué, parlant un peu de haut au ministre des affaires étrangères de Danemark, M. Hall, lequel n’est point resté court. Il en est résulté un échange de notes assez vives, qui n’ont guère avancé la question. La Prusse a fini pourtant par s’adoucir un peu dans une récente communication ; elle discute, elle discutera longtemps encore, et l’on en sera toujours à attendre une solution qui ne vient pas.

Il ne serait peut-être pas inutile, au point de vue même de la situation générale de l’Europe, d’observer les faits qui peuvent donner la mesure des dispositions des principales puissances vis-à-vis de l’Allemagne et du Danemark. Sous ce rapport, le changement tout récent du ministre résident d’Angleterre à Hambourg n’est pas sans importance. L’ancien ministre anglais, le colonel Hodges, avait joué un certain rôle comme médiateur, en 1848, dans l’insurrection du Slesvig, et, sans laisser voir aucune espèce d’inclination danoise, il avait montré de l’impartialité. Le nouveau ministre, M. Ward, était consul-général à Leipzig. Il a vécu longtemps au milieu de l’Allemagne, et paraît être fort imbu des idées allemandes. Déjà, il y a deux ans, il remplit dans le Slesvig une mission d’observation, et il passe pour avoir transmis à son gouvernement les impressions qu’il avait reçues lui-même du parti holsteinois. Il n’est donc pas impossible que ce petit changement de personnes, sans importance politique apparente, signifie que la politique anglaise se rapproche de la Prusse sur ce point comme sur d’autres, et au besoin ferait bon marché des intérêts danois. Pendant ce temps, un air de bonne amitié et de cordialité circule dans les royaumes du Nord. Le roi de Danemark Frédéric VII et le nouveau roi de Suède Charles XV échangent des témoignages de sympathie et se visitent réciproquement. Les deux princes ont les mêmes goûts et se plaisent fort ensemble ; ils aiment et recherchent la popularité. Après la mort du roi Oscar, le roi Frédéric se rendit en personne à Stockholm. Le roi Charles XV, à son tour, est allé voir le souverain danois au château de Kronborg, près d’Elseneur. Depuis, ces visites se sont renouvelées encore. Récemment le roi Frédéric VII est allé passer quelques jours en Scanie, au camp de la Bruyère de Bonarp, où les deux princes paraissent s’être comblés d’attentions mutuelles. Ces entrevues pleines de cordialité, même sans avoir eu un but ou un caractère politique immédiat, ne peuvent que resserrer les liens des deux pays par les bons rapports des deux rois et être une garantie de plus pour l’avenir des états Scandinaves.

Des fêtes occupent les esprits en Suède et en Norvège. C’était, il y a deux mois, le couronnement du nouveau roi Charles XV à Stockholm ; en ce moment même peut-être a lieu son couronnement en Norvège, à Throndhiem. Cette dernière cérémonie ne sera pas sans importance politique, venant après les discussions qui se sont élevées cet hiver entre les deux royaumes-unis. Charles-Jean (Bernadotte) est le seul roi qui depuis 1814 jusqu’à ce jour se soit fait couronner en Norvège ; encore dut-il subir mille contrarié, tés. Oscar, son fils, ne trouva pas la chose plus facile. Tantôt c’était l’évêque de Throndhiem qui ne consentait pas à couronner une reine catholique, tantô t la disette et le choléra qui faisaient retarder le voyage ; puis vinrent les révolutions de 1848, qui ne remettaient pas en grand honneur de telles fêtes ; finalement Oscar y renonça. Charles XV reprend hardiment les anciennes coutumes, et il sera le bienvenu en Norvège.

L’attachement de la Norvège à l’union avec la Suède ne saurait être suspect. Qu’était la Norvège à la veille du traité de Kiel ? Une province danoise fort négligée et fort inconnue. Qu’était-elle à la veille de la convention de Moss ? Une province cédée en vertu d’un traité par le Danemark à la Suède, mais s’insurgeant contre cet acte de son souverain légitime, se donnant en toute hâte à elle-même une constitution fort libérale, entreprenant de soutenir sa révolte par les armes, se voyant vaincue, mais rencontrant un vainqueur qui, pressé lui-même par certains dangers, acceptait, pour en finir promptement, la constitution qu’elle s’était donnée. Depuis lors, la Norvège a fort habilement étendu et confirmé les libertés qui lui avaient été d’abord reconnues, et, grâce à l’union avec la Suède, de province humble et dédaignée qu’elle était, la voici devenue un royaume autonome et libre. Encore une fois, l’attachement de la Norvège à l’union ne saurait être suspect : elle en a trop largement profité pour ne pas espérer qu’elle en profitera encore ; elle y tient, sinon par reconnaissance, au moins par intérêt. La Norvège n’est pas moins dévouée à la dynastie royale dans laquelle se personnifie l’union. Bien plus, en ce moment surtout, et après l’éclat des derniers dissentimens, on la verra, nous n’en doutons pas, loin d’accueillir avec froideur le couronnement, acclamer le nouveau roi de Norvège, comme on dit au-delà de la frontière suédoise, et se montrer bien plutôt disposée à accaparer la dynastie, si cet accaparement ne ruinait pas l’union, qu’à y renoncer au profit d’on ne sait quelle fausse et trompeuse indépendance dont elle n’aurait pas longtemps à s’applaudir.

Le roi Charles XV a d’ailleurs des titres personnels au bon accueil qu’il doit rencontrer en Norvège : avant d’être appelé à la régence par suite de l’état de maladie du roi son père, il a été vice-roi à Christiania ; il s’est fait connaître et aimer des Norvégiens. Dans le dernier débat entre les deux royaumes, non forcé encore de prendre une résolution définitive, il a conservé une sorte de neutralité qui n’a pas porté atteinte à ces sentimens d’affection. Il est permis de compter sur lui pour amener, après des querelles dont le moindre effet serait d’entraver le développement de chacun des deux pays, une heureuse issue fort souhaitable. Ce qui semble le plus pressé est de fixer la situation et de bien déterminer quels doivent être les rapports mutuels. Il faut, pour y réussir, une révision de l’acte d’union. Le document qui porte ce titre dans l’état actuel des choses, rédigé en toute hâte, est singulièrement incomplet, et ne contient aucune des dispositions nécessaires. Il faut qu’un autre acte d’union soit débattu de concert par le storthing norvégien et la diète suédoise, adopté par les représentans et par le roi commun des deux pays, et qu’il devienne la règle imprescriptible et sûre des relations mutuelles, la charte des devoirs et des droits réciproques. Il faut de plus, puisque les lois ne sont rien sans les mœurs, que chacun des deux pays apporte dans l’union de la condescendance et de la libéralité. Nous avons la conviction que l’une et l’autre exigence peuvent être satisfaites. L’union ne saurait subsister, cela est sûr, mal fixée comme elle l’est aujourd’hui, engendrant de continuelles difficultés, qui mettent obstacle à tout progrès dans la législation douanière, dans l’échange des communications, dans toutes les questions industrielles et commerciales où se trouve engagé l’intérêt le plus pressant des deux royaumes. Puisque la Norvège tient à l’union, elle ne s’opposera donc pas à une révision du pacte, et de plus elle y apportera de la bonne volonté. La Suède elle-même a témoigné dès longtemps d’une grande mansuétude dans cette affaire ; elle témoigne aujourd’hui d’une véritable intelligence de la question en travaillant par des essais pratiques à diminuer la distance qui la sépare de la Norvège au point de vue du libéralisme des institutions ; la diète suédoise vient de discuter certaines propositions ayant pour but d’arriver à une réforme de la représentation, et c’est un bon signe pour un prochain avenir.

En présence de la question qui vient de préoccuper les esprits en Scandinavie, nos vœux, conformes, nous le croyons, aux vœux bien entendus de l’Europe, sont partagés. La Norvège nous rendra la justice de reconnaître que nous avons applaudi à sa précoce virilité : elle a donné, par sa vive préoccupation de là liberté politique, un noble et utile exemple ; mais la Suède, elle aussi, a fait dans les derniers temps de généreux efforts, suivis de succès, dans la même voie. Elle ne mérite pas de trouver dans l’état de choses inauguré en 1814 une cause d’affaiblissement. L’Europe enfin a besoin d’une Scandinavie intimement unie et forte ; elle demande ce résultat à l’autorité morale que confèrent dans le passé des actes glorieux, dans le présent une modération libérale, aux souverains de Suède et de Norvège. e. forcade.




ESSAIS ET NOTICES.

LA PRINCESSE DACHKOF.

Rulhière et, tous les biographes venus servilement à sa suite ont représenté la princesse Dachkof comme une femme d’une conduite équivoque, d’abord amie intime de Catherine II par intérêt, puis devenue par dépit son adversaire acharnée. Ils l’ont mêlée, presque sans réserve, à tous les désordres de son époque. Elle avait au contraire un cœur généreux, un esprit aussi profond que délicat, ennemi de la galanterie, exempt de toutes les bassesses qu’on peut légitimement reprocher à la société corrompue et sceptique qui l’entourait. C’est du moins ce qui semble pleinement ressortir de ses mémoires, tracés sans apprêt, avec une franchise que n’ont pu étouffer les leçons d’une malheureuse expérience. Sans tomber dans cette louange grossière qui vaut presque une injure, elle s’y montre toujours fidèle à Catherine en même temps qu’aux principes libéraux qu’elle croyait prêts à être adoptés par cette souveraine, lorsqu’elle plaça sur sa tête la couronne de Russie. Si le sentiment chrétien tient peu de place dans ces mémoires, il n’y est toutefois jamais blessé et la religion y est reconnue comme le meilleur soutien de toute misère humaine. Imprimés en Angleterre il y a dix-neuf ans, ces mémoires, riches de piquans détails, étaient devenus introuvables. La Bibliothèque russe et polonaise vient de les publier pour la première fois en français, en y joignant quelques lettres de l’impératrice Catherine qui peignent bien l’esprit enjoué de l’amie de Voltaire[1]. Il doit nous être permis, en signalant à l’attention ces confidences de la princesse Dachkof, de concourir à une réhabilitation qui ne nous paraît ni exagérée ni difficile ; en même temps ce sera indiquer peut-être tout ce qu’il faut espérer d’un pays qui dans ses jours les moins sereins n’a pas cessé de produire des esprits d’élite.

Catherine Vorontzof, fille du comte Roman[2] Vorontzof, naquit à Pétersbourg en 1744. Elle eut pour marraine l’impératrice Elisabeth et pour parrain le futur tsar Pierre III, qu’elle devait détrôner. À l’âge de deux ans, elle perdit sa mère, et le grand-chancelier Vorontzof, son oncle, lui fit partager l’éducation de sa fille unique, qui devint dans la suite comtesse Strogonof. « On nous enseignait, dit-elle, quatre langues différentes ; nous parlions couramment le français, un conseiller d’état nous apprit l’italien ; et M. Bechtief nous donnait des leçons de russe quand nous daignions les prendre. Nous fîmes de grands progrès dans la danse, et nous avions quelques notions de dessin. Qui aurait pu s’imaginer qu’avec de telles prétentions et un extérieur agréable, notre éducation fût incomplète ? Cependant qu’avait-on fait pour diriger les dispositions et éclairer l’intelligence de l’une ou de l’autre de nous ? Rien absolument. » Alors comme aujourd’hui les Russes se contentaient d’imiter l’Occident au lieu de se faire les artisans de leur régénération, et de puiser en eux-mêmes les élémens d’une civilisation qui leur fût propre.

Il y avait dans la nature de la jeune Catherine une fierté profonde, mêlée à un fonds peu commun de tendresse et de sensibilité qui la portait à désirer ardemment d’être aimée de tous ceux qui l’entouraient. Devenue jeune fille, ces sentimens acquirent tant de force, que, tout en aspirant à grandir dans l’amitié de ceux qu’aurait pu lui attacher son caractère enthousiaste, elle se figurait ne pouvoir être payée de retour ni par la sympathie ni par l’affection. Elle devint mécontente et se considéra comme un être isolé. Cette propension lui inspira de la répugnance pour le monde, et lui fit rechercher dans un âge précoce cette compagnie fidèle, familière et respectueuse qui se trouve toujours auprès de nous sans nous importuner, qui garde le silence sans se plaindre, qui nous entretient sans nous lasser, qui enfin nous avertit de nos fautes, nous fait remarquer toutes nos imperfections et nos faiblesses sans nous mécontenter et nous déplaire, je veux dire la compagnie des livres. Boileau, Montesquieu, Voltaire, mais non Jean-Jacques, furent les premiers auteurs qui lui révélèrent que le temps passé dans la solitude n’est pas celui qui pèse le plus, et la même sensibilité qui lui avait fait chercher le succès auprès des autres l’amena à se replier sur elle-même, à cultiver ces dons naturels qui peuvent nous placer toujours au-dessus des événemens, quand même ils ne parviennent pas à les diriger. Tranquille et satisfaite au milieu de ses livres, elle avait réussi, en sacrifiant toute parure, à en rassembler jusqu’à neuf cents, chiffre considérable pour l’époque et le pays, et elle ne se trouvait malheureuse qu’aux heures où elle était obligée de quitter sa bibliothèque. Ce goût pour les lettres fit d’abord sa fortune, puis sa consolation. La grande-duchesse Catherine s’intéressa à elle et l’honora de son estime. « En retour, dit la princesse, elle m’inspira un enthousiasme et un dévouement qui me jetèrent dans une sphère d’action à laquelle, dans ce temps, je ne songeais guère, et qui exercèrent sur le reste de ma vie une certaine influence. Je ne craindrai pas d’affirmer qu’à ce moment il n’y avait pas deux femmes dans l’empire, excepté la grande-duchesse et moi, occupées le moins du monde de lectures sérieuses. De là entre nous une attraction mutuelle, et quand ses manières charmantes étaient irrésistibles pour ceux à qui elle voulait plaire, quel ne devait pas être leur effet sur une jeune créature comme moi, à peine âgée de quinze ans et si disposée à en subir le pouvoir ? »

À seize ans, elle épousa un jeune officier aux gardes, le prince Dachkof. Ce mariage la rapprocha de la cour, et par conséquent de sa chère grande-duchesse. « L’impératrice habitait le palais de Peterhof, où une fois par semaine la grande-duchesse avait la permission de voir son fils, le grand-duc Paul. En revenant de faire cette visite, elle avait l’habitude de nous inviter à l’accompagner jusque chez elle pour y passer le reste de la soirée. Quand ces réunions ne pouvaient avoir lieu, elle m’écrivait pour m’en prévenir, et telle fut la source d’une correspondance intime et confidentielle continuée après son départ de la campagne, et qui fortifia encore un dévouement auquel il n’y avait pas d’autres limites que mon amour pour mon mari et mes enfans. »

Cet entraînement lui inspira, au risque de porter sa tête sur l’échafaud, l’idée du coup d’état qui éleva Catherine au trône. Dès qu’elle apprit, en décembre 1761, que la fille de Pierre Ier n’avait plus que quelques heures à vivre, quoique gravement indisposée elle-même dans ce moment, elle se rendit à minuit chez la grande-duchesse. « Celle-ci, raconte-t-elle, qui savait que j’étais souffrante et qui ne pensait guère que je voulusse m’exposer au froid d’une nuit si rigoureuse, put à peine en croire ses oreilles quand elle m’entendit annoncer. — Pour l’amour de Dieu ! s’écria-t-elle, si réellement elle est ici, qu’on la fasse entrer tout de suite. — Je la trouvai au lit ; mais avant qu’il m’eût été possible de prononcer un mot : — Ma très chère princesse, dit-elle, attendez que vous vous soyez réchauffée pour m’apprendre ce qui vous amène à une heure aussi extraordinaire. En vérité, vous ne vous souciez pas assez de votre santé, qui est si précieuse pour le prince Dachkof et pour moi. — Alors elle m’ordonna d’entrer dans le lit, et après avoir bien enveloppé mes pieds, elle me permit enfin de parler. » Et c’est dans ce lit, les pieds bien enveloppés, que la jeune conspiratrice, préalablement d’accord avec l’archevêque de Novgorod, ayant appris de la grande-duchesse qu’elle n’avait encore formé aucune espèce de plan, combina celui qui, juste six mois plus tard, parvenait, sans effusion de sang, à faire de son amie une impératrice de toutes les Russies. Il faut lire dans ses mémoires toutes les péripéties de ce drame, dont on peut conclure, comme elle l’a judicieusement observé, qu’il n’est pas moins fatal au pouvoir des rois de baisser dans l’opinion publique que d’exercer la plus capricieuse tyrannie ; « d’où vient, ajoute-t-elle, que j’ai toujours considéré une monarchie tempérée, où le souverain est subordonné aux lois et en quelque sorte comptable vis-à-vis du sentiment public, comme une des plus sages institutions humaines. »

Cette aspiration sincère, car elle se fait souvent jour, vers une monarchie sagement pondérée, grandit le rôle que s’était imposé la princesse Dachkof dans une révolution terminée malheureusement par un crime auquel elle a si peu participé que le dégoût qu’il lui inspira et qu’elle ne sut pas dissimuler fut l’origine de sa disgrâce : je veux parler de la fin tragique de Pierre III, « Je fus tellement pénétrée d’indignation, dit-elle, à la nouvelle de cette catastrophe, qui souillait notre glorieuse révolution, que, tout en repoussant l’idée que l’impératrice se fût le moins du monde associée au crime d’Alexis Orlof, je ne pus prendre sur moi de mettre le pied au palais avant le lendemain. J’y trouvai l’impératrice, l’air abattu et visiblement préoccupée. Voici quel fut son langage : « L’horreur que me cause cette mort est inexprimable, c’est un coup qui me renverse. — Madame, lui dis-je, c’est une mort trop soudaine pour votre gloire et pour la mienne. — Je n’avais plus d’autre pensée, et dans le cours de la soirée j’eus ce qu’on peut appeler l’imprudence de dire, dans l’antichambre et devant un grand nombre de personnes, que j’espérais bien qu’Alexis Orlof sentirait maintenant plus que jamais que nous n’étions pas faits pour respirer le même air, et que j’avais l’orgueil de croire que désormais il n’oserait pas s’approcher de moi, même comme simple connaissance. À partir de ce jour, tous les Orlof devinrent mes ennemis implacables. » Ils lui nuisirent en effet auprès de l’impératrice, et comme si elle avait eu du sang autrichien dans les veines, elle ne récompensa les immenses services que lui avait rendus la princesse Dachkof que par le cordon de Sainte-Catherine, ne vint pas à son aide lorsque, restée veuve à vingt ans, elle fut réduite à élever ses enfans avec 500 roubles de revenu, et ne l’autorisa qu’après des instances réitérées à voyager à l’étranger.

Le récit que la princesse nous a laissé de ses voyages n’est pas la moins curieuse partie de son journal. À Dantzig, elle éprouva un accès de patriotisme, comme beaucoup de Russes lorsqu’ils ont dépassé les frontières de leur pays, à la vue de deux tableaux qui ornaient une salle à manger d’auberge. Ces tableaux représentaient une défaite des soldats russes dont on voyait les cadavres amoncelés, ou qui étaient peints à genoux et demandant grâce aux Prussiens vainqueurs. Trop pauvre pour se donner le plaisir de les lacérer, elle courut acheter quelques couleurs à l’huile, obtint de se reposer dans cette salle, s’y barricada, et passa toute la nuit à regagner les batailles perdues en changeant le bleu et le blanc des vainqueurs contre les uniformes verts et rouges des soldats russes.

Dans un premier séjour à Paris, Mme Dachkof y vécut fort retirée, sous le pseudonyme de Mme Mikhailof, et ne vit que Diderot. Un de ses entretiens avec le philosophe roula sur la grande question actuellement à l’ordre du jour en Russie, et il peut être rapporté ici avec quelque à-propos. « Une fois, je m’en souviens, nous parlions de ce qu’il appelait l’esclavage des paysans russes. — Vous voudrez bien reconnaître, lui dis-je, que si je n’ai pas l’âme d’un esclave, je n’ai pas non plus celle d’un tyran : je puis donc sur ce point avoir quelque titre à votre confiance. Comme vous, j’ai pensé que la liberté pourrait être appliquée à nos paysans ; j’ai songé en conséquence à répandre le bonheur parmi eux, dans la mesure de mes moyens, en les rendant plus libres. L’expérience m’a bientôt démontré que l’unique effet de semblables mesures était de mettre les paysans à la merci de la couronne, ou plutôt à celle de tout petit commis qui entreprendrait de se livrer sous le masque officiel au pillage et à la malversation. La richesse et le bonheur de nos paysans, voilà les élémens mêmes de notre prospérité. On doit donc taxer de folie celui qui agirait de manière à tarir cette source de notre fortune. Les nobles sont les intermédiaires entre la couronne et les serfs ; il nous est par conséquent avantageux de défendre ceux-ci contre la rapacité des gouverneurs de province et des inspecteurs. Sur ce sujet d’ailleurs, je ne puis m’expliquer comme je le voudrais, bien qu’il ait été souvent l’objet de mes méditations. Dans ce moment, mon imagination se représentait un aveugle-né placé sur un rocher au milieu des plus effrayans précipices. Son infirmité naturelle lui fait seule ignorer les dangers de sa position ; il est gai, il mange, il boit, il dort, il écoute le gazouillement des oiseaux dont les chants sont d’accord avec l’épanouissement de son cœur innocent et satisfait. Tout à coup apparaît un oculiste qui, sans avoir réfléchi au danger de cette guérison, lui ouvre la paupière et lui rend la vue. Qu’arrive-t-il alors ? Un flot lumineux vient frapper son intelligence pour lui révéler seulement son malheur ; désormais il ne chante plus, il ne dort plus, il ne mange plus ; il est absorbé dans la contemplation des précipices et des torrens qui l’entourent, et qu’il lui est impossible de franchir. Il perd tout à coup son insouciance : je jette un dernier regard sur lui-même, et je le vois tomber victime du désespoir à la fleur de son âge. — Diderot s’élança de son siège comme par un mouvement mécanique, tant il avait été frappé à l’improviste par cette petite esquisse de mes sentimens. Il parcourut sa chambre à grandes enjambées ; puis soudain s’arrêtant et crachant avec une sorte de rage sur le parquet, sans se donner le temps de reprendre haleine : Quelle femme vous êtes ! s’écria-t-il. »

On ne saurait méconnaître qu’elle voyait juste, car ses désirs et ses craintes sont encore ceux de tous les penseurs russes, comme on peut s’en convaincre en lisant les Études sur l’Avenir de la Russie, publiées à Berlin sous le pseudonyme de Schedo-Ferroti.

La princesse Dachkof revint à Pétersbourg en 1782. Les succès qu’elle y obtint auprès des beaux esprits du temps ne furent pas étrangers à sa nomination comme directeur de l’académie des arts et des sciences, et l’année suivante comme président de la nouvelle académie russe. Moins elle avait brigué le singulier honneur de ces emplois, plus elle mit de modestie, d’application et de scrupule à les remplir. Elle ne voulut paraître à l’académie des sciences que sous les auspices du célèbre Euler. La publication des mémoires de cette académie était interrompue par le manque des caractères nécessaires ; son premier soin fut d’y pourvoir. En peu de temps, deux volumes, composés presque entièrement par Euler, furent publiés ; de nouvelles chaires furent érigées, et le chiffre des élèves fut considérablement augmenté. C’est surtout à la littérature russe qu’elle rendit un inappréciable service en la dotant, en moins de douze ans, d’un dictionnaire étymologique, auquel elle coopéra elle-même par la rédaction de trois lettres. Outre ces graves travaux, qui occupèrent dès lors tous ses loisirs, elle a laissé plusieurs traductions et diverses compositions, tant en vers qu’en prose. Cette situation académique rétablit ses rapports avec l’impératrice, mais ne lui rendit jamais entièrement ses bonnes grâces. Devenue craintive depuis les excès de la révolution française au point d’ôter de son cabinet le buste de Voltaire, Catherine en voulait à son ancienne confidente de ne pas confondre les abus de la liberté avec la liberté elle-même, et ne cherchait qu’un prétexte pour rompre de nouveau. Ses courtisans ne le lui firent pas longtemps attendre. La veuve de Kniajnin, poète tragique, demanda à l’académie l’autorisation d’imprimer, au profit de ses enfans, la dernière tragédie de son mari. Inspirée par le Brutus de Voltaire, cette pièce était intitulée Vadim de Novgorod. Kniajnin y faisait dire à son héros conspirant pour la liberté de son pays :

… Un roi
Joint les faiblesses d’un homme à la puissance d’un dieu.

Ce vers suffit pour faire brûler la tragédie par la main du bourreau et disgracier celle qui n’en avait point été choquée. La princesse Dachkof fut obligée de prendre un congé et de se retirer dans une propriété près de Moscou. Elle y passait ses journées entre le jardinage et la lecture, lorsque la nouvelle de la mort de l’impératrice vint l’y surprendre. Elle en ressentit une sincère douleur, aggravée par le pressentiment que des jours néfastes étaient arrivés. Bientôt en effet il n’y eut pas une famille qui ne déplorât parmi ses membres quelque victime confinée dans une forteresse ou exilée dans les déserts de la Sibérie. Le foyer domestique même n’était pas exempt de dénonciateurs. La princesse ne tarda point à savoir que l’empereur Paul l’avait destituée de tous ses emplois, et l’engageait à méditer dans la solitude de la campagne sur la journée du 27 juin 1762. À ce conseil, la princesse répliqua que le souvenir de cette journée ne lui avait jamais causé le moindre remords. Mécontent de cette réponse, Paul, qui n’en pouvait endurer aucune, lui enjoignit de fixer immédiatement sa résidence dans le nord du gouvernement de Novgorod, et d’attendre là son bon plaisir. L’intervention de l’impératrice Marie, de très douce mémoire, abrégea cet exil ; il lui fut permis de retourner dans sa terre du gouvernement de Kalouga, et peu de temps après, l’empereur, par un de ces brusques retours qui lui étaient si familiers, lui fit dire qu’elle était libre de visiter ses domaines, de changer de séjour, de venir même dans la capitale quand la cour en serait absente. Elle n’eut ni le temps ni le désir de profiter de ces adoucissemens avant la catastrophe du 12 mars 1801, qui mit un terme à la vie de l’empereur. Dès qu’Alexandre fut monté sur le trône, il l’invita à reparaître à la cour. « Mais j’étais, dit-elle, trop valétudinaire, trop désabusée, et je prévoyais que la bonté de l’empereur et les principes de justice et d’humanité qui lui avaient été inspirés ne le préserveraient pas de donner aveuglément sa confiance à ceux qui l’approchaient. » Elle craignit de nouvelles déceptions et préféra consacrer ses dernières années à l’amélioration du sort de ses paysans, au milieu desquels elle s’éteignit, le 4 janvier 1810, à l’âge de soixante-sept ans.

Quelque temps avant sa mort, elle écrivait à miss Wilmot, l’amie qui nous a conservé ses souvenirs : « J’ai fait tout le bien qui était en mon pouvoir ; je n’ai nui à personne ; l’unique vengeance que j’ai tirée de l’injustice, des intrigues et des calomnies dirigées contre moi à diverses époques a été l’oubli ou le mépris ; j’ai rempli mes devoirs dans toute l’étendue que j’ai pu leur donner ; avec un cœur honnête et des intentions pures, j’ai eu à supporter de poignans chagrins, sous lesquels ma trop grande sensibilité m’eût fait succomber, si je n’avais eu le témoignage consolant d’une bonne conscience ; je vois enfin sans crainte et sans inquiétude approcher le terme de ma vie. » Peu de femmes de la cour de Catherine II ont eu le droit de prononcer de telles paroles au lit de mort.


Pce AUGUSTIN GALITZIN.


Récits de l’Histoire Romaine au Ve siècle. — Derniers temps de l’Empire d’Occident, par M. AMEDEE THIERRY[3].

Nos lecteurs connaissent déjà la plupart de ces belles études, où M. Amédée Thierry, à la fois disciple intelligent et émule heureux de son illustre frère, a raconté quelques-uns des principaux épisodes de la chute de l’empire d’Occident. Parmi les livres d’histoire publiés depuis quelque temps, il n’en est pas dont la lecture soit plus instructive, plus attachante, et je dirais volontiers plus amusante. Je risque à dessein cette dernière épithète, en dépit du caractère de sévérité gourmée et de majesté froide qu’on a trop longtemps aimé à prêter à l’histoire, car il n’est jamais permis d’être ennuyeux, même dans les sujets les plus graves, et celui-là n’est pas digne du nom d’historien qui ne sait pas parvenir à amuser son lecteur, étant donné la richesse des matériaux et des moyens qu’il possède. L’auteur des Récits Mérovingiens n’aurait pas récusé cette épithète, et je suis sûr que M. Amédée Thierry ne la récusera pas. À force de patience et d’étude, il s’est tiré avec un bonheur parfait des difficultés en apparence insurmontables que présentait le but qu’il s’était proposé. Il a reculé devant la pensée de tracer un tableau général de cette vaste et féconde catastrophe, il s’est contenté modestement d’en exposer quelques épisodes, et cependant (il nous le dit dans sa préface) il a voulu qu’en lisant ces épisodes le lecteur eut présent à l’esprit le tableau général et l’ensemble de la dissolution de l’empire. Pour cela, il fallait que les épisodes choisis n’eussent rien de trop anecdotique, de trop individuel, qu’ils n’eussent pas une existence trop distincte, et ne pussent jamais se séparer, dans l’esprit du lecteur, d’un vaste ensemble historique qu’on devait sentir sous chaque ligne, sous chaque détail. Il fallait en outre que ces épisodes pussent se rattacher et se relier étroitement les uns aux autres, de manière à permettre de suivre la marche croissante de la catastrophe générale. L’auteur a donc choisi quelques-uns des épisodes les plus caractéristiques de l’histoire romaine entre l’assassinat de Majorien par Ricinier et la défaite d’Odoacre par Théodoric. Chacun de ces récits, qui ne porte que sur un point de l’espace, fait comprendre cependant ce qui se passait au même moment sur toute l’étendue de l’univers romain. Le voyage de Sidoine Apollinaire à Rome nous explique l’état de la société lettrée et cultivée à la veille de la catastrophe. La peinture de l’état lamentable de la Norique pendant l’inondation barbare nous fait sentir les souffrances de toutes les autres provinces, et nous donne en abrégé l’histoire de la dissolution générale des grands corps romains. D’autres encore, tels que l’expédition contre Genséric, illuminent, comme la flamme d’un incendie, le vaste tableau des deux empires, et nous font assister simultanément à la double histoire de l’Orient et de l’Occident. Le livre est donc excellemment composé, et répond à merveille à la pensée de l’auteur ; chacun de ces récits existe par lui-même et peut se lire séparément ; tous, réunis par un lien chronologique, peuvent tenir lieu d’une histoire générale.

Ces réflexions se pressent dans l’esprit pendant cette lecture instructive, abondante en détails et en quelque sorte suggestive. Nul autre livre ne permet aussi bien au lecteur de s’expliquer comment se sont produites l’invasion barbare et la chute de l’empire. Il n’y a pas là de coups de théâtre, de grandes machines dramatiques, de catastrophes surnaturelles ; l’invasion se fait pour ainsi dire jour par jour, heure par heure, et la chute de l’empire apparaît comme la chose du monde la plus naturelle et la plus inévitable. On voit les infiltrations barbares miner lentement le sol romain ; nulle furie, nulle audace forcenée, nulle irrésistible agression chez ces barbares : ce qui étonne au contraire, c’est en quelque sorte leur inertie et leur passivité. On les repousse sur un point, ils s’éloignent, mais les lieux de leur passage portent la marque de leurs campemens et de leurs déprédations inévitables. À peine le désastre est-il réparé, qu’ils sont là de nouveau. Peu à peu on s’habitue à eux ; on emploie leurs forces pour la guerre, pour l’intrigue, pour la vengeance, pour la trahison politique ; peu à peu ils enserrent le monde romain, qui les a pris à son service, qui a bientôt besoin d’eux, et qui enfin ne peut plus s’en passer. Leurs chefs commandent les armées romaines, portent les titres de patrice, récompense des services rendus, et lorsque s’ouvrent les récits de M. Thierry, on voit le monde gouverné par trois barbares qui font et défont les empereurs : Ricimer en Italie, Aspar à Constantinople, Genséric en Afrique. La civilisation politique et matérielle est la proie des Barbares. Une suprême ressource reste à la civilisation morale, l’église et le secours de ces âmes divines qui seront le sel de la terre pendant les noirs siècles qui séparent la chute de l’empire de l’établissement féodal. Saint Séverin, le défenseur de la Norique, est le type de cette race d’hommes d’où vont sortir les Boniface, les Colomban, les Augustin et les Adalbert. Il faut lire dans M. Thierry l’histoire de ce saint personnage ; elle réconcilie avec la nature humaine et enseigne les ressources étonnantes que contient notre âme contre la barbarie et le mal.


EMILE MONTEGUT.


DU CARACTÈRE NOUVEAU DE LA GÉOGRAPHIE CONTEMPORAINE.
Géographie universelle de Malte-Brun, entièrement refondue et mise au courant de la science par Théophile Lavallée, 6 vol. grand in-8o jésus ; Paris, Furne, 1850-1860.

Lorsque les hommes des premiers âges abandonnaient les plateaux de la Haute-Asie pour se répandre par tous les chemins dans les diverses régions du monde, ils allaient décider à leur insu de l’avenir de leurs descendans par la situation des lieux qu’ils choisiraient pour s’y établir. Aux fils de ceux que le hasard des migrations jetait sur les bords de l’Océan, l’avenir promettait les grandes prospérités qu’apporte la mer. S’ils fixaient leurs vagabondages dans des régions compactes et mal découpées, la civilisation ne devait les éclairer que de reflets tardifs et pâles. D’autres, favorisés entre tous, furent emmenés par leur fortune dans des régions de vie et de clarté que leur position prédestinait à devenir le foyer des nations futures. C’est ainsi que, dans ses dernières convulsions, notre globe semble avoir marqué, par les formes qu’il imposait aux diverses régions, l’avenir de chacune d’elles, et cette géographie dessinée par la nature a préparé l’histoire. Voilà ce que l’expérience moderne nous a enseigné, et c’est une telle manière d’envisager la géographie qui lui donne l’attrait si puissant et si nouveau qu’elle nous fait ressentir. Nous savons aujourd’hui que ce vieux mot si longtemps synonyme de nomenclature aride, de statistique incertaine, d’énumération barbare a pris une signification plus élevée, qu’il peut se traduire par description intelligente de la terre, et qu’il nous livre enfin l’idée philosophique qu’il renfermait. C’est en effet l’étude du sol, considérée dans ses rapports avec le passé, qui souvent nous donne raison des phénomènes inexpliqués de l’histoire, et c’est elle encore envisagée dans ses relations avec les besoins croissans des hommes, avec leurs découvertes, avec les instrumens puissans dont leur activité disposé qui nous entr’ouvre des perspectives et nous permet d’essayer quelques conjectures raisonnables sur l’avenir.

Ce n’est qu’à la suite d’efforts lents et souvent interrompus que les études géographiques ont accompli ces progrès ; avant d’en arriver à dégager son essence philosophique, à laisser voir quelle influence elle exerce sur les sociétés, et comme elle se mêle aux intérêts humains, la géographie, pour retenir un public indifférent, avait essayé de se faire descriptive. Malte-Brun résume cette période, et la popularité qui s’attache encore à son nom fait voir que le succès a généreusement payé ses efforts. Quand ce savant fit succéder aux indigestes compilations de ses prédécesseurs un vaste ouvrage méthodique, bien disposé, dans lequel l’agrément du récit prêtait un charme inconnu aux enseignemens d’une érudition sérieuse, le public montra, par l’empressement avec lequel il accueillit cette nouveauté, que s’il n’avait pas paru plus tôt s’intéresser à l’histoire de la terre et aux descriptions de régions lointaines, c’était moins la faute de la géographie que des géographes mêmes. Cependant, malgré ses mérites, l’ouvrage de Malte-Brun ne devait pas tarder à vieillir ; la science à laquelle il consacrait ses labeurs est essentiellement changeante : ce sont des découvertes qui élargissent le champ des connaissances humaines, des conquêtes qui assurent à l’homme des domaines nouveaux dans des contrées longtemps incultes et sauvages ; des villes qui naissent ou qui tombent, des divisions politiques qui se modifient, des chemins qui s’ouvrent, et partout, sous la main de l’homme, qui la dompte, la nature laissant entrevoir des horizons qu’on ne soupçonnait pas. Depuis Malte-Brun, nous avons exploré les pôles, compté les peuples qui vivent sous l’équateur ; les États-Unis ont décuplé leur population, et l’Océanie s’est couverte de villes commerçantes.

Ce nouvel état de choses appelait un remaniement presque complet de l’œuvre de Malte-Brun ; c’est ce qu’a entrepris un des hommes qui ont le mieux mérité de la géographie contemporaine, et dont le nom se trouve heureusement associé aux plus récens progrès que cette science a faits parmi nous. En entreprenant de refondre et de renouveler l’œuvre du maître, M. Théophile Lavallée est resté fidèle à la méthode et aux principes qu’il avait précédemment émis et fait si heureusement valoir dans sa Géographie physique et militaire. Dans ce livre, il prenait pour base, avant l’homme, la nature, étudiant la terre en elle-même et d’après les grands traits inaltérables de sa surface avant de la considérer comme théâtre de l’activité humaine et suivant les divisions que les caprices ou le besoin des gouvernemens ont établies. » C’est que là en effet est le vrai point de départ, et que les configurations du sol ont exercé sur les destinées de l’homme une influence durable et manifeste. Ce principe, accueilli dès son apparition avec une extrême faveur, pouvait, s’il était introduit dans un grand ouvrage d’ensemble, sorte de synthèse géographique, rendre le service de déraciner de vieux préjugés, d’enlever à l’enseignement ses habitudes routinières, et de communiquer à un plus grand nombre d’hommes l’attrait que les esprits distingués ressentent de nos jours pour la géographie. C’est ce que M. Lavallée a essayé de faire en abritant son nom sous le patronage populaire du grand nom de Malte-Brun. De l’œuvre primitive, il reste dans les détails peu de chose ; mais l’ensemble, le plan général et l’intérêt sont les mêmes : c’est la géographie de Malte-Brun transportée, à cinquante ans de distance, sur un théâtre agrandi, auquel des découvertes et des inventions qu’il y a un demi-siècle on ne pouvait pas prévoir ont apporté des perspectives et des combinaisons pleines d’un intérêt nouveau. L’Europe entière a été refondue ; la France, qui comporte une grande étendue, un volume sur six ; l’Allemagne, l’ Italie, l’Espagne, ont été décrites d’après des relations et des documens précis et récens. Les faits marchent de notre temps avec une telle rapidité qu’un ouvrage publié aujourd’hui risque, lorsqu’il s’arrête aux lieux où se débat la politique et où s’agite l’activité contemporaine, de n’être plus entièrement exact demain : c’est ce qui est arrivé ici pour l’Italie et même pour la France ; mais l’auteur et les éditeurs ont manifeste l’intention de tenir, à l’aide de cartons et de supplémens, leur public au courant des modifications effectuées et de celles qui pourront survenir. De même, tandis que ce vaste et bel ouvrage complétait lentement ses recherches et sa rédaction, l’activité anglo-saxonne, débordant sans cesse, peuplait de colonies tout un monde, et pour le chiffre de leur population, la somme de leurs importations et de leurs produits, leur importance et leur nombre, les villes de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande ont accompli de bien grands progrès depuis les deux ou trois années qui se sont écoulées entre la rédaction de cette nouvelle géographie et la publication définitive.

Si nous signalons ces sortes de lacunes, ce n’est pas pour faire à l’auteur un reproche qui ne saurait lui être adressé avec justice ; c’est plutôt pour avoir encore une occasion de signaler l’importance et l’intérêt que la géographie a pris de nos jours. Quel spectacle en effet plus admirable et quel plus grand récit que celui des conquêtes incessantes de l’homme sur la naturel Qu’on prenne une mappemonde : l’histoire entière de l’humanité s’y trouve inscrite avec les vicissitudes du passé et les grandes perspectives de l’avenir ; c’est autour de cette mer enfermée de toutes, parts, semée d’îles, dont les baies et les golfes pénètrent au sein des terres, et sur laquelle s’allongent de l’orient à l’occident trois péninsules destinées à un si glorieux avenir, que naissent et se développent les premières civilisations de la moitié du monde. Cependant les temps ont marché ; les sociétés se sont transmis de l’une à l’autre le flambeau civilisateur ; de nouveau-venus, curieux, avides, intelligens, sont descendus des froides contrées de l’est et du nord ; il faut que le foyer s’élargisse : la Méditerranée ne suffit plus, avec son riche littoral, au déploiement de l’activité humaine. À l’Atlantique maintenant ; de même que la mer qui leur sert de bassin, les régions civilisées s’élargissent et s’accroissent ; heureuses alors les nations qui peuplent les rivages prédestinés par leur situation à la grandeur : l’Espagne, la France, l’Angleterre et ses grandes colonies de l’Amérique ! Mais la civilisation marche et s’étend toujours ; les deux bouts du monde se rejoignent ; voici que de nouvelles régions se peuplent, que l’extrême Orient, si longtemps silencieux, s’habitue à nous renvoyer l’écho de nos bruits, que les deux océans tendent à se rejoindre. Et qui sait, dans ce conflit des hommes, dans ce mélange de toutes choses, si ce n’est pas aux bassins du Pacifique qu’appartient la plus grande part de l’avenir ?


ALFRED JACOBS


V. DE MARS.

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  1. 4 volumes format elzevirien ; Paris, chez Franck.
  2. Et non Robert, comme le veut le traducteur : ce dernier nom n’existe pas dans le calendrier russe.
  3. 1 volume in-8o Didier.