Chronique de la quinzaine - 14 août 1860

Chronique n° 680
14 août 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1860.

On doit commencer à comprendre, non-seulement en France, mais en Italie, les raisons trop réelles de la sérieuse tristesse que nous inspire depuis quelque temps la marche des affaires de la péninsule. Les questions italiennes sont revenues pour le moment au premier plan parmi les périlleux problèmes qui tourmentent l’Europe. — Naturellement c’est l’intérêt français engagé dans la question italienne qui nous préoccupe avant tout ; mais les intérêts italiens bien entendus nous paraissent se confondre si étroitement dans la circonstance présente avec les intérêts français, que nous ne nous faisons aucun scrupule de nous placer au point de vue même de l’Italie pour appeler l’attention réfléchie des hommes qui ont la responsabilité des destinées italiennes sur l’état vrai des choses et sur les perspectives prochaines vers lesquelles ils ont l’air de marcher les yeux fermés. Certes nous avons le droit de nous inquiéter comme Français de ces perspectives. Les Italiens vont gratuitement, sans nécessité, et l’on peut dire sans préparation, au-devant d’un conflit avec l’Autriche. Engagés dans une lutte aventureuse et prématurée avec une puissance militaire que la France elle-même a trouvée redoutable, s’ils venaient à succomber, comme on est trop fondé à le craindre, ils placeraient la politique française dans la plus triste alternative : ou la France irait à leur secours, ou elle laisserait s’accomplir le triomphe de l’Autriche. Dans le premier cas, la France serait entraînée dans une guerre allumée par une politique qu’elle aurait frappée du blâme le plus formel, provoquée par des idées et des hommes qu’elle aurait hautement désavoués d’avance ; elle assumerait les risques de la lutte contre une coalition européenne, en se mettant à la remorque d’une politique qui aurait rejeté et dédaigné ses conseils ! Dans le second cas, nous ne savons si le danger serait moindre, mais l’humiliation serait plus lamentable : deux ans après avoir gagné la bataille de Solferino, un an après avoir pris Nice et la Savoie comme compensation aux agrandissemens obtenus par le Piémont en dehors et à l’encontre des stipulations de Villafranca, il faudrait donc que la France se résignât à voir l’Autriche se camper à Florence et à Bologne, opérer les armes à la main l’exécution du traité de Zurich, et convoquer un congrès pour prendre l’Europe à témoin de la légitimité de sa défense et de sa modération dans la victoire !

On appelle à Turin, avec une ironie qui ne nous offense point, conseils d’amis les réflexions que nous ont inspirées ces perspectives. Nous n’avons pas eu la fatuité de donner des conseils aux Italiens ; nous pensons pourtant nous être assez montrés, et peut-être quelquefois non sans efficacité, leurs amis pour avoir le droit de leur exposer franchement les perplexités que nous ressentons en les voyant s’abandonner, dans la situation actuelle de l’Europe, à un de ces mouvemens dont la raison et le libre arbitre perdent la direction. Nos sympathies, on le sait de reste, sont depuis longtemps acquises à l’Italie, et nous n’avons d’antipathie pour aucun des hommes qui se sont signalés dans la cause de l’indépendance italienne. Peu d’hommes d’état contemporains nous ont inspiré un goût aussi vif que celui que nous avons éprouvé pour l’esprit net et facile, pour le sang-froid audacieux, habile et malin de M. de Cavour. Nous n’avons pas été froids pour les qualités chevaleresques, sévères pour les étourderies passionnées du général Garibaldi. S’il faut même aller jusqu’au bout de notre pensée, nous avons pu déplorer les excès des idées mazziniennes, sans méconnaître ce qu’il y a de foi et de puissance dans l’ardeur et l’opiniâtreté de M. Mazzini, ce qu’il y a de grand dans la figure de cet indomptable et insaisissable conspirateur. Nous n’avons pas d’objection de principes, pas de préjugé diplomatique contre l’unification de l’Italie. Nous allons plus loin, nous connaissons, et nous en tenons grand compte, les énormes difficultés qui embarrassent ceux que nous tenons pour responsables de la direction actuelle de l’Italie. Nous pouvons le dire avec un douloureux orgueil, nous sommes plus savans en révolutions que les Italiens. Nous avons connu, nous aussi, les époques où l’on fait de l’ordre avec le désordre, nous connaissons celles où l’on fait du désordre avec l’ordre, et l’expérience nous a également appris l’issue des deux systèmes. Nous savons que l’Italie est dans une de ces situations où les esprits les plus sagaces et les plus fermes, submergés par le courant, se croient impuissans à contenir le débordement tumultueux de]la multitude, et jugent inutile tout effort pour redresser l’erreur d’un peuple. Cet inerte fatalisme enveloppé d’un banal enthousiasme nous est connu ; nous savons aussi quelles viles défaillances suivent ces enivremens, avec quelle promptitude les rodomontades enfantent les lâchetés. C’est justement à cause de cela, c’est parce que nous voyons les Italiens livrés à l’un de ces entraînemens où se perd le discernement de la réalité, c’est parce qu’ils nous semblent avoir l’air de croire que nous sommes encore au temps où les murailles de Jéricho tombaient devant une fanfare, c’est parce que personne en Italie ne veut ou ne peut dire sur la situation la vérité sévère, que même en France la presse, énervée et dépouillée de toute initiative, se laisse aller au fil de l’eau, et n’a plus la force de regarder les événemens en face et de tenter de les maîtriser, que nous prenons le parti de dire les choses telles que nous les voyons et telles qu’elles sont. En agissant ainsi, nous devons sans doute nous attendre à déplaire à ceux qui ont nos sympathies. Nous nous y résignons, puisqu’il n’y a plus pour nous d’autre manière de les servir !

Tout le monde est d’accord sur le but du mouvement conduit par Garibaldi ; le grand capitaine aventurier l’a dit assez haut lui-même, c’est l’attaque des Autrichiens en Vénétie. Chaque pas fait par Garibaldi hors de Sicile nous rapproche donc de la crise : c’est à ce point de vue qu’il faut envisager aujourd’hui lé, question napolitaine. Naples est la première étape du mouvement italien dans sa marche annoncée contre l’Autriche. Le coup qui décidera de la destinée du roi de Naples et de l’autonomie de l’état napolitain décidera en même temps et de l’assaut des états pontificaux et surtout de la tentative d’agression prédite contre la domination autrichienne en Vénétie. C’est ce qui donne une importance extraordinaire à la question napolitaine dans la conjoncture actuelle. Si la révolution italienne (nous employons ici le mot de révolution dans le sens général, pour désigner la marche et les procédés de ce que l’on appelle en Italie le parti de l’action, et non avec l’acception particulière que ce mot a prise chez nous dans la langue des partis), si, disons-nous, la révolution italienne peut encore être arrêtée, contenue, modérée, c’est dans sa halte à Naples. Si l’autonomie napolitaine est maintenue, le danger immédiat est ajourné ; il devient imminent au contraire, si l’annexion au Piémont, couverte par la dictature de Garibaldi, prévaut à Naples.

L’opinion publique en Europe étant frappée comme elle l’est de la portée des faits dont le royaume de Naples va être le théâtre, il n’est point extraordinaire que les gouvernemens aient pris ces éventualités en considération, et qu’ils aient concerté des mesures pour y faire face. Nous ne parlerons pas ici de la France et de l’Angleterre : suivant sa lettre à M. de Persigny, l’empereur désire que l’Italie du sud se pacifie « n’importe comment, » mais sans intervention étrangère ; quant à l’Angleterre, le principe de non-intervention est, cela va sans dire, sa règle de conduite. Nous ferons seulement remarquer ici aux Italiens que le principe de non-intervention proclamé par la France et l’Angleterre ne leur donne plus désormais la même protection positive et effective qu’ils en avaient obtenue lorsqu’il s’agissait pour eux d’opérer les annexions du nord. Dans ce cas-là, le principe de non-intervention tenait l’Autriche à l’écart de l’Italie centrale ; pourquoi ? Parce que l’Italie centrale avait déjà fait ses révolutions intérieures, parce qu’elle les avait faites elle-même sans l’intervention et le secours d’une force étrangère, et que le principe de non-intervention ne faisait que lui assurer le droit de disposer elle-même de ses futures destinées. Déjà, si le royaume de Naples était révolutionné par une invasion de garibaldiens, la situation ne serait plus la même. S’il convenait à l’Autriche d’aller brusquer à Naples la lutte dont on la menace, elle n’aurait pas à recourir à de bien grandes subtilités diplomatiques pour démontrer qu’en agissant ainsi elle ne commettrait point un acte d’intervention, qu’elle ne ferait que combattre sur son terrain d’attaque un ennemi qui n’est point à la tête, il est vrai, d’un gouvernement officiel, mais qui a hautement annoncé l’intention de la chasser de la Vénétie, et même de soulever la Hongrie. Malgré les bruits qui ont couru ces jours derniers, nous ne pensons pas que l’Autriche commette la faute d’aller au-devant de Garibaldi jusqu’à Naples, car, comme elle serait, pour cela, obligée de passer sur un territoire devenu, de fait au moins, piémontais, il faudrait qu’elle eût préalablement fait remonter au Piémont la responsabilité des actes de Garibaldi. L’Autriche est payée pour ne point céder à de tels mouvemens d’impatience. Il n’est pas sûr du reste qu’elle regarde comme contraires aux intérêts futurs de sa politique les progrès de la confusion dans les affaires italiennes. Nous croyons donc, comme on nous l’affirme de bonne source, que l’Autriche est résolue à ne marcher ni au secours du roi de Naples, ni au secours du pape, si Garibaldi était assez habile et assez heureux pour passer sur le corps du général Lamoricière. Nous croyons que l’Autriche attendra l’attaque dans la Vénétie ; mais là s’arrête la protection que le principe de non-intervention a jusqu’à présent donnée aux Italiens, en admettant même qu’en droit cette protection puisse s’étendre aux garibaldiens conquérans du royaume de Naples. Arrivés sur les frontières de la Vénétie, les Italiens, devenus agresseurs, le seraient à leurs risques et périls.

Il n’est plus permis de se méprendre sur les dispositions qu’inspirent aux deux autres puissances, la Russie et la Prusse, les perspectives que nous signalons. On connaît les liens anciens qui unissent la cour de Pétersbourg à la cour de Naples. Il y a là une vieille amitié qui s’est cimentée encore aux épreuves de la guerre de Crimée. L’irritation qu’inspirent les événemens de Naples à la cour de Pétersbourg n’est un mystère pour personne. L’irritation ne paraît pas être moins vive à la cour de Berlin. Nous ne discutons pas et nous approuvons moins encore les sentimens de ces cours ; nous remarquerons seulement qu’ils sont conformes à leur situation, et qu’il fallait s’y attendre. Tout est contagieux dans nos sociétés européennes. Comment veut-on que des chefs d’état qui sont assis sur le principe de la légitimité, et auxquels le triomphe du principe des nationalités enlèverait quelques-unes de leurs plus belles provinces, contemplent avec indifférence, ou plutôt ne redoutent pas comme un menaçant exemple, ces expéditions de volontaires s’organisant dans un pays neutre pour aller renverser des trônes, changer des dynasties, et former, sous le prestige d’un général populaire, une sorte d’armée cosmopolite de la révolution ? Il est un droit naturel de légitime défense qu’on ne peut s’attendre à voir abdiqué par aucun pays, par aucune institution, par aucun régime politique. Il est donc puéril de s’abuser volontairement sur ce fait certain, à savoir que la Russie et la Prusse sont hostiles à ce qui se passe en ce moment en Italie, et que, pour s’y opposer, elles profiteront de tous les moyens que le droit des gens établi leur procurera, de toutes les occasions que leur fourniront les événemens.

L’Autriche s’est déjà servie de ces dispositions pour préparer sa politique défensive. Cette préparation a été en très grande partie l’œuvre de la réunion à Tœplitz de l’empereur François-Joseph et du prince-régent. Il paraît que l’Allemagne garantit à l’Autriche la possession de la Vénétie, dans le cas où l’Autriche serait attaquée par le nouveau royaume italien avec le concours d’une autre puissance. Ici encore nous nous bornons à exposer un fait dont nous sommes bien loin sans doute de nous féliciter, mais qui est la conséquence malheureuse, naturelle et prévue de ce qui se passe en Europe depuis deux ans. Les raisons tirées de l’état de l’Italie ne sont pas les seules ni peut-être les principales qui aient motivé cet accord. D’autres considérations y ont influé à coup sûr, et, comme nous l’avons prédit souvent aux Italiens, ils se trouvent, dans cette circonstance, enveloppés à leur détriment dans des questions plus vastes que celles où ils sont directement intéressés. D’ailleurs la garantie donnée par l’Allemagne à l’Autriche pour la possession de la Vénétie ne peut surprendre personne. C’est une vieille idée, ou, si l’on veut, un obstiné préjugé germanique : la ligne du Mincio est nécessaire à la sécurité de la confédération. L’année dernière, l’empereur indiqua la résistance de l’Allemagne sur ce point comme l’une des principales causes qui avaient dû l’arrêter au seuil de la Vénétie. Pendant la guerre d’Italie en effet, les partisans les plus décidés de la neutralité absolue de l’Allemagne et de la Prusse s’accordaient pourtant à regarder l’intérêt de l’Allemagne comme engagé dès que la guerre dépasserait le Mincio. En remontant un peu plus loin dans le passé, on doit se rappeler ce qui arriva en 1848 dans le parlement de Francfort. Un orateur de l’extrême gauche, un des chefs de la démocratie allemande, M. Arnold Ruge, conséquent avec ses principes, eut un jour le courage de faire des vœux pour la défaite des armées du maréchal Radetzky. Le président, M. Henri de Gagern, le représentant le plus populaire alors du parti libéral en Allemagne, s’écria, plein d’indignation et sous un tonnerre d’applaudissemens, que souhaiter la défaite des armes allemandes, c’était commettre un acte de haute trahison ! Et lorsque plus tard le général de Radowitz, avec l’autorité supérieure de son talent et de son savoir, exposa à l’assemblée l’importance de la Vénétie pour l’Allemagne aux points de vue stratégique, politique et commercial, l’extrême gauche, malgré ses sympathies pour la liberté des Italiens, se joignit aux applaudissemens qui accueillirent l’orateur. « La Vénétie, disent les Allemands, et certes nous exposons leur argumentation non comme une démonstration irréfutable, mais seulement comme un fait dont la politique est obligée de tenir compte, la Vénétie couvre l’Allemagne au sud. La perte de Venise entraînerait tôt ou tard celle de Trieste et du littoral illyrien et du Tyrol italien, possessions dont la conservation importe à l’honneur de l’Allemagne, puisqu’elles font partie du territoire fédéral, autant qu’à sa sécurité, puisqu’elles sont ses boulevards naturels. Les boulevards et les défilés qui couvrent nos frontières de ce côté une fois dans une main étrangère, le cœur de l’Allemagne se trouve dégarni et à la merci d’une invasion. Et comment nous défendre de ce côté-là, si nous avions simultanément à combattre sur le Rhin ou la Vistule ? L’Adriatique d’ailleurs forme la voie de communication la plus directe et la plus importante pour notre commerce avec le Levant. Comment serait-il possible à une nation telle que l’Allemagne de se laisser enlever ou de sacrifier de plein gré cette voie et de la livrer à la merci des étrangers ? » Il ne faut pas se faire illusion : à part un petit nombre d’esprits logiques et absolus, telle est en Allemagne l’opinion de la majorité. Le gouvernement prussien la partage de son côté. Ses actes et ses démonstrations de l’an passé en font foi, et les circonstances lui ont paru depuis être devenues encore plus impérieuses. Sans doute la Prusse s’abstiendra de s’immiscer dans les affaires intérieures de l’Italie ; mais nous croyons qu’elle a pris l’engagement positif de soutenir l’Autriche de toutes ses forces, de concert avec l’Allemagne, dans le cas d’une attaque extérieure dirigée contre la Vénétie. On assure que cet engagement a même été clairement formulé à Toeplitz ; on ajoute qu’il faut rapporter au même objet les entrevues que l’empereur d’Autriche a eues depuis avec les rois de Saxe et de Bavière à Pillnitz et à Graefenberg, celle qu’il a eue encore avec ce dernier souverain à Saltzbourg, et enfin les conférences qui viennent d’avoir lieu à Wurtzbourg entre les ministres de la guerre des états secondaires. On va même jusqu’à dire que les stipulations ont déjà prévu le cas où la guerre devrait être faite soit du côté de la Vénétie, soit du côté du Rhin, et que l’on est convenu du partage du commandement des troupes fédérales entre l’Autriche et la Prusse selon les lieux qui deviendraient le théâtre de la guerre. Il est possible que ces bruits soient empreints d’exagération, mais le fait fondamental demeure : la question de la Vénétie est une question brûlante pour l’Allemagne, et y est regardée comme telle par les gouvernemens et les peuples. Non-seulement l’Allemagne ne veut pas souffrir que la Vénétie soit arrachée à l’Autriche, mais elle semble résolue à ne pas admettre que cette puissance s’en dessaisisse soit en échange d’autres avantages, soit gratuitement. « Qu’on nous accuse d’égoïsme, disent les Allemands libéraux, il est des questions vitales dans lesquelles les nations, comme les individus, sont tenues de penser à leurs intérêts. Le principe des nationalités est une très belle chose ; mais, pour le mettre rigoureusement en pratique, il faudrait morceler l’Europe presque entière, au risque d’arriver au chaos. Et puisque par exemple la Russie n’a aucune envie de nous rendre les provinces allemandes de la Baltique, ni la France l’Alsace, ni l’Angleterre l’île d’Heligoland, pourquoi serions-nous seuls condamnés à faire les frais de la réalisation d’un principe abstrait, et nous dépouillerions-nous bénévolement de ce qui nous appartient avec un désintéressement et une bonhomie qui nous rendraient la risée du monde ? »

Telle est la grave situation qui se dessine au bout des exploits de Garibaldi. Nous autres Français, nous avons bien le pénible devoir de prendre en considération les aspects qu’elle présente ; pourquoi les Italiens ne feraient-ils pas comme nous ? Nous croyons pouvoir affirmer qu’ils n’ont pas le droit de compter sur notre concours dans une nouvelle guerre où ils seraient les agresseurs. Certes rien dans les faits connus, patens, ne les encourage dans une telle illusion. L’empereur a expliqué la paix précipitée de Villafranca en disant que, pour continuer la guerre, il eût fallu tenir tête à une coalition et s’associer à la révolution. Or cette double éventualité, qui, toute vraisemblable qu’elle fût, n’était pourtant alors qu’hypothétique, elle la présente aujourd’hui comme une réalité incontestable, et l’on voudrait que l’empereur l’acceptât comme le point de départ d’une nouvelle entreprise en faveur de l’Italie. Aujourd’hui en effet, en recommençant la guerre, il faudrait bien s’associer à la révolution, puisqu’on suivrait l’impulsion de Garibaldi et de ses volontaires, et l’on affronterait une coalition, puisqu’on serait certain de la faire naître, sans pouvoir même espérer qu’elle ne s’étendrait pas de Londres à Saint-Pétersbourg. Les faits n’ont pas manqué en ces derniers temps, qui nous ont avertis que la Russie ne demeurerait point spectatrice bienveillante d’une seconde guerre d’Italie, et nous ne pensons pas que la lettre écrite par l’empereur à M. de Persigny soit de nature à la rendre pour nous une plus complaisante alliée. Pourrions-nous compter sur de meilleures dispositions de la part de l’Angleterre ? Nous le voudrions ; mais comment s’y fier après la façon dont nous venons d’être rudoyés par elle ? Venir nous dire au nez, comme l’a fait lord Palmerston, que l’on arme en défiance de nous et au besoin contre nous, est une forme d’amitié singulière. La lettre que l’empereur a écrite à M. de Persigny fait bien voir la gravité de ce procédé par l’importance d’un tel effort tenté ; pour rétablir les bonnes relations entre les deux gouvernemens. Certes nous ne serons pas soupçonnés d’être des adversaires de l’alliance anglaise. Nous avons assez hautement et assez courageusement, pouvons-nous dire, défendu cette noble alliance des deux premiers peuples du monde, si féconde en bienfaits non-seulement pour ces peuples, mais pour la civilisation générale. Ce n’est pas notre faute si dans le silence que gardent malgré elles, sur la politique courante, les grandes voix du pays, une nuée de publications sottes et folles, s’acharnant à déclamer contre l’Angleterre, à prophétiser sa décadence, à la menacer d’absurdes plans d’invasion, ont trompé le peuple anglais sur les desseins réels de la France. Ce n’est pas notre faute si des actes mal combinés ou mal expliqués ont fait croire à l’Angleterre qu’elle avait besoin de se couvrir d’armemens formidables pour se faire écouter dans les conseils de l’Europe. On accusait notre patriotisme, tandis que nos opinions, si elles avaient prévalu, nous eussent épargné les extrémités dont nous venons d’avoir le spectacle. Ce sont au contraire les fausses tendances et les malencontreuses idées que nous combattions qui ont rendu, nous ne dirons pas nécessaire, mais, à ce qu’il paraît, opportune la lettre de l’empereur à M. de Persigny. Nous n’aurions pas cru, quant à nous, que la situation exigeât ce remède héroïque. Nous ne supposions pas que nous en fussions encore réduits à calmer les jalousies de l’Angleterre à l’endroit de l’Algérie. Du temps du malheureux régime parlementaire, à qui nous devons la conquête de l’Algérie, lorsque cette colonie, à laquelle nous donnions en effet le plus pur de notre sang et de notre or, était sinon une cause d’affaiblissement, du moins une sérieuse entrave pour notre politique extérieure, car la guerre d’Afrique occupait alors l’élite de nos généraux et de nos soldats, bien des esprits sages jusqu’à la timidité regrettaient l’énormité du prix que nous mettions à cette conquête. Un homme d’état de ce temps s’en consolait en disant : L’Afrique est pour la France une école de persévérance ; un autre disait : C’est une école de soldats, et un troisième croyait les mettre d’accord par une spirituelle boutade en reprenant : De toute façon, c’est donc une école. Le morose plaisant a eu tort. Grâce à la persévérance que la France a mise à la conquérir, l’Algérie nous a donné la première armée du monde, et nous ne nous sommes pas sentis affaiblis lorsqu’en Crimée et en Italie nous avons recueilli les victoires dont, pendant vingt-cinq ans, nous avions semé les germes en Afrique.

Quoi qu’il en soit et malgré l’efficacité que devrait avoir la lettre de l’empereur à M. de Persigny, il ne serait pas prudent à la France de s’engager dans une nouvelle guerre sur la foi des bonnes dispositions présumées de l’Angleterre à notre égard. Les Italiens seront sages aussi de ne pas compter sur l’Angleterre pour prendre Venise. Garibaldi, il est vrai, est à la mode aujourd’hui parmi les Anglais. Les écrivains, les jeunes gens, les femmes, — car dans ce pays, en cela plus heureux que la France présente, les femmes animent la politique de leurs généreuses passions ou de leurs charmantes étourderies, — ont fait du héros italien leur lion de cette année. La fille de lady Palmerston, la comtesse de Shaftesbury, patronne la souscription du million de fusils. Ce serait être dupe que de ne pas voir qu’il se mêle à cette popularité anglaise de Garibaldi une taquinerie, une pointe d’hostilité contre la France : les Italiens feront donc bien de ne pas la prendre tout entière à leur compte. Quant à la guerre avec l’Autriche, les sympathies anglaises n’y feront rien pour l’Italie. Si nous nous en mêlions, il n’est pas sûr que lord Palmerston ne nous cherchât point querelle. Si nous ne nous en mêlons pas, lord Palmerston demeurera aussi pacifique devant cette lutte que M. Bright lui-même. Les Italiens sont trop fins pour s’imaginer que lord Palmerston, qui tient tant à la conservation de l’empire ottoman, puisse tenir à la destruction de l’Autriche.

Mais, nous dit-on de Turin, « vos reproches s’appliquent aux fautes que nous pourrons commettre dans l’avenir ; il nous est facile de nous disculper en disant que jusqu’à présent ces fautes, nous ne les avons point commises. » Nous n’adressons pas de reproches, nous montrons les écueils auxquels on va se heurter ; nous prions les Italiens de bien voir où le torrent les mène. Les chefs du gouvernement sarde diront-ils que nous exagérons les conséquences de l’entreprise de Garibaldi ? Mais nous ne faisons que le croire sur parole, et il est si peu chimérique de donner à ses déclarations la portée que nous y attachons, que de grands gouvernemens les tiennent pour si sérieuses qu’ils concertent des mesures pratiques en conséquence. Les politiques de Turin prétendront-ils qu’ils sauront au besoin ne pas se laisser dominer, et que, quand ils croiront le moment venu, ils pourront enlever à Garibaldi la direction du mouvement ? À qui feront-ils croire qu’ils seront plus forts pour arrêter Garibaldi dictateur de Naples qu’ils ne l’ont été pour l’arrêter avant l’expédition de Sicile, qu’ils ne le sont aujourd’hui pour l’arrêter avant le passage du Phare ?

La réponse faite par Garibaldi à la lettre du roi Victor-Emmanuel donne la mesure du peu d’ascendant qu’ostensiblement du moins le roi de Piémont et ses ministres ont conservé sur Garibaldi. Le dictateur, maître de la Sicile, on l’a vu lors du débat sur le vote d’annexion, a entendu faire ses conditions avec le gouvernement piémontais ; il les dictera avec plus de raideur encore, une fois maître de Naples. Dans quelle situation alors se trouvera-t-il vis-à-vis du Piémont ? À la tête d’une armée nombreuse, avec des ressources financières qui lui manquent aujourd’hui, ne traitera-t-il pas sur le pied d’égalité au moins avec le Piémont, avec le Piémont, sur lequel déjà il exerce une telle fascination qu’il en attire à lui, d’un seul regard, des milliers de volontaires ? Quelle sera la puissance du roi Victor-Emmanuel auprès de la puissance de ce nouveau Warwick lui donnant à condition deux couronnes ? Dira-t-on que Garibaldi se modérera et consentira à ne pas attaquer l’Autriche ? Pour qui connaît les révolutions, une telle conversion est-elle vraisemblable ? Même accomplie, à quoi servirait-elle ? Autour de Garibaldi, à sa suite, dans l’ombre, n’est-il pas d’autres enchérisseurs de popularité qui attendent leur heure ? Ne sent-on pas serpenter entre Gênes et la Toscane un invisible Mazzini ? Faut-il donc marcher vers un désastre possible, en comptant sur l’accident, sur le hasard, peut-être sur les diversions des conflagrations révolutionnaires s’allumant dans d’autres parties de l’Europe, comme si ce n’était pas la menace de ces conflagrations qui déjà rallie les adversaires de l’Italie ? Ne serait-il donc pas temps de prendre un grand parti, de rompre des solidarités si périlleuses, d’arrêter le mouvement ?

Non, nous répond-on de Turin, cela n’est pas possible. M. de Cavour dit qu’en lui demandant Nice et la Savoie, on lui a enlevé son prestige, et qu’on l’a contraint à s’allier à la révolution. Toute l’Italie est dans le mouvement garibaldien. Le comte Pepoli a menacé, assure-t-on, M. de Cavour de le mettre en accusation, s’il contractait l’alliance napolitaine. « Qu’on me trouve dix codini, disait M. de Cavour aux envoyés napolitains, avec une bonne humeur qui prouve qu’il a au moins conservé son sang-froid dans cette crise, qu’on me trouve dix codini pour me conseiller l’alliance, et je la signe ! » Puis le Piémont montre ce qui se passe à Naples : un pouvoir qui s’abandonne, qui n’a pas su se défendre, tout le monde à Naples attendant avec impatience Garibaldi, un roi jeune et indécis, dépourvu d’énergie et d’audace, un prince du sang, le comte de Syracuse, manquant à l’honneur de sa famille au point d’adresser au roi Victor-Emmanuel une sorte de lettre de soumission ; seul, le comte d’Aquila, plein de bonne volonté, se multipliant, prodiguant un zèle éclairé, mais trop tardivement mis à l’épreuve, ne s’appuyant que sur une poignée de ministres honnêtes gens, bien intentionnés, mais sans clientèle et sans influence. Les traits de ce triste tableau ne sont que trop vrais ; mais que les hommes éclairés et prévoyans du Piémont, que ceux qui ont assez de vigueur d’esprit et de caractère pour ne pas se laisser engourdir par la torpille révolutionnaire et devenir les jouets inertes des événemens y prennent garde. Ce n’est pas à Naples seulement que ce passif anéantissement de tout ce qui n’est pas « le parti de l’action » existe ou menace de se produire. Cette hébétude, qui est commune dans les temps révolutionnaires, peut gagner le Piémont lui-même. L’inertie du gouvernement piémontais en face de ce mouvement des volontaires désavoué par une lettre publique du roi n’est-il pas un symptôme de cet affaiblissement par lequel se laissent amollir et démonétiser les hommes qui reculent devant les résistances opportunes ? Ce sentiment d’attente passive, cette apathie anxieuse, s’étendent vite, nous en savons quelque chose, sur les classes intelligentes et industrieuses en temps de révolution ; mais nous savons aussi qu’il suffit d’un courageux exemple de résistance, d’un temps d’arrêt imprimé habilement au mouvement, pour commencer la réaction salutaire, pour secouer la léthargie générale, ranimer les courages éteints, faire renaître la confiance. Nous ne doutons pas qu’il n’y eût à Naples un parti constitutionnel, si M. de Cavour avait le courage de signer l’alliance napolitaine. Il y aurait encore une dernière espérance, si l’on obtenait que Garibaldi ajournât son passage sur le continent après que la nation aurait été consultée et le parlement réuni ; mais si rien n’est essayé, si rien n’est osé dans ce sens, il ne nous reste plus qu’à exhorter les Italiens à faire un bon emploi de l’emprunt qui vient d’être souscrit, à dresser, non des volontaires, mais des soldats, à se préparer aux résolutions héroïques que réclament les temps révolutionnaires. Nous nous refuserons jusqu’au dernier moment à croire, comme l’affirment cependant des hommes compétens qui connaissent l’état présent de l’Italie du nord, et qui voudraient écarter de la cause italienne de nouveaux désastres, que l’Autriche, si elle était attaquée dans Venise, aurait aisément raison de la péninsule ; mais nous attendrons l’avenir avec tristesse, en faisant des vœux pour que nos appréhensions soient trompées par l’énergie et la bravoure italiennes.

L’Autriche ne se contente pas, pour se préparer à de nouvelles luttes, de resserrer les liens qui l’unissent à ses confédérés allemands : elle achève de briser le système de centralisation oppressive par lequel elle avait voulu réagir contre les révolutions de 1848, et qui lui a été si funeste. On annonce un prochain manifeste de l’empereur d’Autriche ; une constitution serait rendue à l’infortunée et valeureuse Hongrie. Ainsi que nous l’avions prévu, le conseil de l’empire, dont les attributions avaient été très limitées à l’origine, a été comme une assemblée de notables rendant nécessaire une convocation d’états-généraux, tant toute assemblée politique, quelle qu’en soit l’origine, de quelques restrictions qu’on ait cherché à l’entourer, acquiert vite de puissance quand elle est en communication avec le sentiment public. Le conseil de l’empire n’a pas tardé à obtenir des concessions importantes qui peuvent conduire l’Autriche à une constitution libérale. Avant de connaître les dispositions principales de la constitution promise à la Hongrie, il est impossible de dire si le cabinet de Vienne a des chances de réussir dans l’œuvre de réconciliation qu’il tente enfin. Le système d’après lequel paraissent devoir se développer les nouvelles institutions autrichiennes a une apparence raisonnable. Rendre aux provinces l’usage public de leurs langues, une autonomie administrative, une autonomie politique beaucoup plus large à l’ancien royaume de Hongrie, réunir à Vienne une assemblée composée des délégués des assemblées provinciales qui formerait une représentation générale de l’empire, et réserver au pouvoir central la direction de la diplomatie, de la guerre, c’est-à-dire des intérêts collectifs de la monarchie, voilà l’expérience que va tenter l’empereur François-Joseph. Nous souhaitons que l’événement ne prouve pas que ces concessions ont été trop longtemps retardées, qu’elles puissent rendre à l’empire autrichien la force de cohésion qu’il allait perdre. La dislocation de cette Turquie chrétienne qui s’appelle l’Autriche, venant s’ajouter à la dissolution possible de l’empire ottoman, serait une des plus grandes perturbations qu’eût encore vues l’Europe, le commencement d’une autre guerre de trente ans. Il faut donc désirer que les mesures du cabinet de Vienne soient assez larges et assez sincèrement et libéralement pratiquées pour qu’une telle calamité puisse être conjurée. Il doit être assurément permis d’avoir dans la vitalité de l’empire d’Autriche une confiance au moins égale à celle que lord Palmerston a dans la vitalité de la Turquie. Si l’empire ottoman n’est pas dans une situation désespérée, s’il faut, nous le reconnaissons, s’efforcer de prolonger son existence, lord Palmerston passe un peu les bornes en lui délivrant, comme il vient de le faire, des certificats de bonne santé. Nous souhaitons que les affaires de Syrie, sur lesquelles l’attention se reportera quand nous aurons appris l’arrivée de notre expédition, ne donnent pas lieu à de nouveaux accidens. L’activité et la vigueur déployées à Damas par Fuad-Pacha sont à cet égard une garantie rassurante. Les puissances n’auront pas de peine sans doute à se mettre d’accord sur, les réformes qu’il faut accomplir dans l’administration vicieuse qu’elles avaient donnée au Liban en 1845 ; mais il s’en faut que de nouveaux palliatifs puissent mettre fin à la maladie chronique de la Turquie. Sans parler des causes complexes et profondes du mal moral, comment ne pas s’alarmer du mal matériel qui ronge cet empire, de l’état de ses finances par exemple ? La Porte offre de contracter un emprunt de 75 millions au taux fabuleusement usuraire de 40 pour 100.

Mais lord Palmerston, en avançant vers la fin de cette lente session du parlement, a repris ; les habitudes cavalières, le ton tranchant et les airs d’autorité qu’il avait adoucis singulièrement au commencement de cette année. Nous reconnaissons qu’il en a bien le droit, et nous ne sommes pas surpris que les récens succès de sa politique étrangère lui aient rendu son ascendant. Le premier homme du ministère anglais, au début de la session, dans la lune de miel du traité de commerce avec la France, était M. Gladstone. C’était de son crédit, de son prestige, de l’admiration universelle conquise par l’ampleur de ses combinaisons financières et par son extraordinaire éloquence que vivait le cabinet anglais. La figure triomphante était la sienne ; il rayonnait, et ses collègues étaient l’ombre. À mesure que la session s’est avancée et qu’en même temps se développaient les accidens de politique extérieure qui ont occupé l’Europe depuis six mois, la roue de la fortune ministérielle a tourné. M. Gladstone, l’homme du traité de commerce, M. Gladstone, l’homme des finances arrangées pour dégoûter l’Angleterre des dépenses militaires, M. Gladstone le pacifique perdait peu à peu la faveur du public, et le vieux Pam, l’Anglais pur sang, le surveillant jaloux de la France, le vétéran rompu aux roueries diplomatiques, le malin qui n’est dupe de rien ni de personne, et qui met partout en ricanant la forte main de l’Angleterre, regagnait peu à peu son empire sur les esprits. Sa suprématie est au comble aujourd’hui. Il vient d’en faire l’épreuve il y a huit jours. Une dernière lutte de parti s’est engagée à propos d’une disposition du traité de commerce français où étaient en jeu la grande question du papier et la grande question des chiffons. On sait que M. Gladstone avait aboli le droit d’excisé sur le papier, et que la compensation naturelle de cette mesure était la suppression des droits d’importation sur le papier étranger ; mais la chambre des lords ayant rejeté l’abolition du droit d’excisé sur le papier, lord Palmerston, qui était au fond de l’opinion des lords, n’ayant pas voulu soutenir M. Gladstone dans la lutte où celui-ci aurait voulu engager les communes contre la chambre haute, il fallait revenir sur la question des droits de douane relatifs au papier. Les producteurs anglais ne pouvaient en effet être livrés à la concurrence étrangère complètement affranchie tant qu’ils resteraient soumis eux-mêmes à une taxe de consommation à l’intérieur. Un incident compliquait cette affaire : en donnant l’entrée en franchise à nos papiers, les Anglais avaient espéré avec raison que nous lèverions la prohibition qui pèse chez nous sur la sortie de la matière première de la fabrication du papier, les chiffons. Cette prohibition n’ayant pas été levée par la France, l’opinion qui dominait dans la chambre des communes était qu’il fallait conserver les anciens droits de douane sur le papier, et attendre, pour établir l’égalité de traitement entre les produits des deux pays, que nous eussions effacé notre prohibition. Le gouvernement français, par un louable esprit d’équité et de conciliation, offrait au ministère anglais d’ajourner la solution, si cela entrait dans ses convenances ; mais M. Gladstone, avec une chevalerie de paladin commercial et un dogmatisme économique intraitable, a refusé l’aide que lui offrait la modération de notre gouvernement ; il a voulu établir immédiatement l’égalité entre le droit de douane à l’entrée du papier français et le droit d’excisé payé par le papier anglais. Son obstination généreuse fournissait ainsi une excellente occasion de combat à l’opposition, qui voulait en profiter et était sûre du concours de nombreuses voix du parti ministériel. Un article foudroyant du Times semblait présager la défaite et la chute de M. Gladstone. Lord Palmerston passait pour être peu favorable aux idées de son collègue et peu enclin à se compromettre pour lui. Le sort ministériel de M. Gladstone dépendait de lui. L’éloquent orateur ne devait pas voir s’approcher sans anxiété l’épreuve décisive. Vaincu, évincé du cabinet par un vote parlementaire, lui, avec sa fine nature et son élégance innée, il était réduit à se déclasser, à aller jusqu’à « Manchester, » à jouer dans une opposition radicale la partie de M. Bright. Lord Palmerston a, par un brusque revirement, épargné ce déboire à M. Gladstone. Il a réuni les membres de son parti le jour même où devait avoir lieu le vote, et leur a demandé leur appui, non pas en s’appuyant sur la bonté de la mesure en elle-même, mais au nom de la confiance due, a-t-il dit, à la politique étrangère pratiquée par lui et son noble ami lord John. Les récalcitrans se sont rendus à cette demande de confiance, et M. Gladstone a dû son maintien au ministère non-seulement à son rival, mais à la popularité d’une politique étrangère qui doit lui être antipathique. Avoir à la fois humilié et sauvé un collègue, quel coup de partie pour ce joueur infatigablement heureux qui se nomme lord Palmerston !

Ce serait peut-être le cas de parler de l’injustice des partis ; mais nous avouons qu’il nous répugne de tomber, même pour la défense d’un homme aussi éminent que M. Gladstone, dans ces invectives contre les partis qui sont aujourd’hui à la mode parmi nous. « Heureux enfans, disait-on naguère aux élèves de nos collèges réunis à la distribution du grand concours, vous ignorez encore l’injustice des partis ! » Qu’allaient faire là les partis, grand Dieu ? Quel moyen les partis ont-ils d’être injustes, à moins qu’ils ne soient les plus forts, et enfin quel mal peuvent-ils faire dans un pays où ils n’ont pas d’existence officielle et sont réduits au silence ? Heureux au contraire, dirons-nous pour notre compte, et M. Gladstone, ce glorieux champion des luttes de partis, nous appuierait volontiers, heureux ces chers enfans, s’ils ne devaient pas connaître dans la vie, même dans la vie politique, d’injustices plus cruelles et plus offensantes que celles des partis dans un pays libre !

La Hollande vient d’arriver enfin à la solution d’une question, celle des chemins de fer, qui depuis longtemps faisait diversion dans la politique, qui agitait les esprits, et a même créé récemment une certaine tension dans la seconde chambre des états-généraux. On se trouvait tout à la fois en face de la nécessité d’en finir avec toutes les incertitudes qui ont trop ajourné jusqu’ici pour la Hollande les bénéfices d’un réseau de lignes de fer, et en présence de toutes les divisions d’opinions dans le choix d’un système. Les chemins de fer seraient-ils construits par l’état ? seraient-ils entièrement abandonnés à l’industrie privée ? C’est encore sur ce terrain que s’est engagée dans la seconde chambre une discussion qui, cette fois du moins, a été décisive. Le nouveau ministère, présidé par M. van Hall, s’était prononcé pour le système de la construction par l’état, et il avait présenté un projet qu’il a soutenu jusqu’au bout de la manière la plus pressante. L’opposition à son tour a-combattu pour l’industrie privée : elle a cherché à gagner, sa cause, du moins à détourner une défaite par un amendement dont l’adoption eût conduit encore à ajourner toute décision jusqu’à une session nouvelle, afin de laisser le temps de faire un dernier appel à l’industrie ; mais la chambre, bien que s’étant montrée jusqu’ici peu favorable au principe de la construction par l’état, inclinait évidemment désormais vers la solution la plus prompte. Les difficultés qu’avaient rencontrées les divers essais de concessions atténuaient l’opposition dans bien des esprits. On. sentait aussi d’un autre côté que le rejet de la proposition du gouvernement conduirait à une nouvelle crise ministérielle ou à une dissolution de la chambre. Il en est résulté que le principe du projet a été voté par une majorité relativement même assez forte ; Les propositions ministérielles n’ont été modifiées dans le détail que par l’adoption d’un amendement, de M. van Golstein, tendant à placer à Utrecht le point central des diverses lignes. Ainsi exécution par l’état et concentration, des voies à Utrecht, tels sont les principes adoptés. Ce sont les points décisifs dans une question si grave pour-tous les intérêts du pays.

Elle aussi, la Hollande, s’est trouvée atteinte par les affreux massacres qui viennent d’ensanglanter la Syrie. Elle s’est émue comme : nation chrétienne, et de plus, parce qu’elle a été en quelque sorte directement frappée dans son vice-consul, qui est mort assassiné à Damas. À en croire quelques apparences, l’agent hollandais pourrait bien, en cette circonstance, avoir porté la peine de son intervention active en faveur d’une personne atteinte dans ses intérêts, il y a deux ans, par les événemens de Djeddah. Son zèle eût fait de lui une victime désignée d’avance au ressentiment musulman. S’il en était ainsi, le fait serait d’autant plus grave, qu’il laisserait voir le lien secret de tous ces débordemens du fanatisme musulman en Syrie comme en Arabie, et jusque dans l’Inde, jusque dans les possessions orientales des Pays-Bas. Il deviendrait d’autant plus nécessaire pour le cabinet de La Haye de réclamer une réparation et i des garanties efficaces. C’est ce qui semble résulter d’une discussion ou plutôt d’une manifestation unanime des chambres hollandaises, où le sentiment général de l’Europe a trouvé un écho. Jusqu’ici la Hollande s’est bornée à envoyer quelques vaisseaux de guerre sur les côtes de Syrie ; elle n’a point l’intention d’ailleurs d’entrer dans les combinaisons de la politique européenne : ses forces navales n’ont d’autre destination, pour ainsi dire, qu’un service d’humanité et de protection, comme autrefois, à l’époque de la révolution de Grèce, où la marine hollandaise joua un rôle honorable d’ailleurs, mais indépendant de toute vue politique. e. forcade.

ESSAIS ET NOTICES
LA GUERRE DU LIBAN ET L’ETAT DE LA SYRIE[1]


La guerre qui vient d’éclater dans le Liban n’était pas difficile à prévoir. Les hostilités de l’année dernière n’avaient été que momentanément suspendues, et bien que l’avantage fût resté aux chrétiens, les Druses brûlaient de prendre leur revanche. Et cependant, s’il l’eût voulu, le gouvernement turc eût aisément prévenu la catastrophe qui vient d’avoir lieu. En effet, que sont au fond ces adversaires si acharnés ? Des paysans aux mœurs patriarcales, dont chacun possède, une maison et un verger. Pour troubler la paix, il fallait la malice et la ruse de tiers intéressés à la ruine commune, tandis qu’il suffisait pour la maintenir de la moindre intervention d’un gouvernement bien intentionné, fût-il aussi faible même que celui de l’empire turc. Que les pachas de Damas et de Beyrouth se bornassent à empêcher les deux partis de venir dans ces deux villes acheter de la poudre et des armes, qu’ils eussent à leur disposition deux milliers d’hommes au plus prêts à se transporter dans la montagne au premier signal : ces mesures si simples auraient empêché toute collision sérieuse entre gens qui, après tout, ne vont à la guerre que malgré eux. Sauf quelques gros mots, quelques horions échangés, la paix n’eût pas été autrement troublée, et chacun se fût occupé de moissonner ses orges ou de fumer sa pipe le soir, entouré des siens, sous sa vigne et son figuier.

Au contraire, que fait le gouvernement turc ? De longue main ses agens excitent les Druses contre les chrétiens, et les chrétiens contre les Druses, promettant au faible de l’appuyer contre le fort, au fort de le laisser faire. En même temps les Druses, pendant tout l’hiver, demeurent libres de s’approvisionner d’armes et de munitions, et lorsque les chrétiens, à leur tour, commencent à prendre leurs mesures, on les empêche de sortir des villes avec leurs armes habituelles, sans lesquelles, en tout temps, aucune personne prudente ne s’aviserait ici de voyager ou de prendre l’air. Les Druses ayant enfin terminé leurs préparatifs, le gouvernement retire précipitamment de Syrie toutes les troupes régulières, et. laisse Damas, la capitale, une ville de. cent cinquante raille âmes, sous la garde de moins de trois cents misérables soldats, La guerre alors éclate. Les consuls de France, d’Angleterre, de Russie et des autres puissances s’émeuvent, s’assemblent, délibèrent, font des représentations collectives et isolées au pacha de Beyrouth et au vice-roi de Damas, demandent des garanties pour la vie et les propriétés de leurs résidens et des populations chrétiennes, que le fanatisme musulman, excité par les circonstances, menace d’un massacre général. Les pachas amusent les consuls par des délais ; tantôt ils affirment qu’ils vont prendre des mesures efficaces, tantôt ils prétendent qu’ils ne peuvent rien faire, qu’ils n’ont ni troupes ni argent, tantôt enfin ils répondent que les consuls n’ont pas le sens commun, et qu’un pacha deviendrait fou, s’il était obligé de recevoir toutes leurs visites et de lire toutes leurs missives. Pendant que les consuls déconcertés hésitent, ne sachant à quoi s’en tenir, et peut-être ne s’accordant pas, le gouvernement turc poursuit tranquillement les fins de sa politique en attisant le feu de la guerre, soit par une traîtreuse neutralité, soit par une traîtreuse intervention. Des vaisseaux européens arrivent cependant à Beyrouth et font quelques démonstrations d’urgence ; mais les pachas, qui savent bien que les commandans agissent sous leur propre responsabilité, et n’ont pas eu le temps de recevoir des ordres supérieurs, rient dans leur barbe en les voyant jeter l’ancre, croiser, faire fumer leurs machines, et laissent les massacres se continuer. Le grand secret de la politique turque a toujours été de battre les uns par les autres, et surtout de temporiser. Les Arabes, qui ont eu le temps d’étudier le caractère de leurs oppresseurs, disent proverbialement que « le sultan fait la chasse aux gazelles sur un âne boiteux. »

Les résultats de cette tactique des pachas ne se sont pas fait attendre. D’abord on a vu des districts entiers ravagés par les flammes, et la désolation établissant son règne dans ces vallées naguère riantes, que les premiers efforts de l’industrie et de l’agriculture européennes avaient commencé à enrichir. Puis aux scènes de dévastation ont succédé les scènes de carnage. Les chrétiens, surpris, mal armés, intimidés ou trahis par les Turcs, voyaient tomber successivement au pouvoir de l’ennemi toutes les forteresses sur lesquelles ils comptaient. Chaque défaite était suivie du pillage, de l’incendie et du massacre. Après les premiers revers, la terreur s’emparait des populations entières, qui, abandonnant leurs villages, au risque d’être atteintes et immolées le long des chemins, s’enfuyaient, hommes, femmes, enfans, vieillards, vers Beyrouth et vers Damas. Un grand nombre périssaient avant d’arriver. Bientôt ces deux villes regorgeaient de pauvres fugitifs, aux besoins desquels la charité chrétienne trouvait à peine les moyens de pourvoir. La présence de ces multitudes donnait à la ville de Damas un aspect insolite impossible à décrire : chaque maison chrétienne avait recueilli une ou deux familles de montagnards dont les visages hâlés, les vêtemens de cotonnade bleue et la fière attitude contrastaient singulièrement avec les robes de soie, la peau blanche et la politesse féminine des citadins. Des centaines de malheureux étaient entassés pêle-mêle dans les bâtimens du patriarcat grec, dans les khans et dans les églises. Les rues fourmillaient de mendians. La femme du pauvre et la fille du riche recouraient également à la générosité du passant, et vous donniez peut-être l’aumône, sans le reconnaître, à l’orphelin du scheikh ou du villageois aisé qui naguère, dans vos courses de montagne, s’empressait à la rencontre du mouzafir, et l’invitait à accepter sous son toit le repas et le gîte que l’hospitalité orientale est toujours prête à offrir. Ce que la charité des chrétiens de Damas a fait dans de telles circonstances est énorme. Et cependant, depuis un an environ, le prix des denrées est extrêmement élevé et le commerce nul, en sorte que toutes les classes, principalement parmi les chrétiens, qui presque tous vivent de leur travail ou de leur négoce, ont eu beaucoup à souffrir. La plupart, qui avaient peine à nourrir leurs familles, n’avaient assurément nul besoin de voir arriver chez, eux des bandes de bons amis de la montagne, sans aucune ressource, quelques-uns sans vêtemens, et tous doués d’un excellent appétit. Les fugitifs ont trouvé cependant une réception cordiale. On s’est arrangé de manière à ne pas manquer de pain, et même à tuer le veau gras. Ceux qui étaient nus ont été habillés, et beaucoup semblaient tout étonnés de se voir si bien mis. Pour suppléer d’ailleurs aux lacunes ou aux irrégularités de la charité privée, l’église grecque orthodoxe distribuait chaque jour six mille pains, d’autres aumônes en argent ou en nature, et chacune des moindres sectes suivait cet exemple.

Les devoirs de l’hospitalité chrétienne ne sont pas les seuls soins qui aient préoccupé les habitans de Damas. Les événemens poursuivaient leur marche, et les foules rassemblées en cette ville prêtaient l’oreille d’heure en heure avec une curiosité avide aux renseignemens apportés par de nouveaux fugitifs ou par des messagers de la montagne. Ce n’étaient que récits d’actes de bravoure sanguinaire, de rude générosité, ou de cruauté pure et simple de la part des Druses, de trahison et de lâcheté de la part des Turcs, d’évasions miraculeuses et quelquefois d’héroïsme de la part des chrétiens. On attendait avec anxiété et avec une terreur anticipée les nouvelles de chaque bataille et de chaque siège, et ces nouvelles, uniformément désastreuses, venaient tour à tour faire frissonner la multitude comme les arbres d’une forêt aux approches de la tempête. Kanâkir, Saïda, Rashâya, Deir-al-Kamar, Hasbàya, Zahleh, partout déroute, carnage, ruine complète. Zahleh était tombée la dernière. Zahleh, la fière Zahleh avait, hélas ! bien mérité son sort. L’intolérance religieuse y avait établi son quartier-général. Depuis plusieurs années, Zahleh s’était soustraite à l’autorité du gouvernement turc, et s’était constituée en république théocratique sous la direction des pères jésuites. La religion catholique apostolique et romaine étant la religion de l’état, non-seulement les missionnaires protestans avaient été chassés plusieurs fois, et même tout récemment, de la manière la plus brutale, mais les Grecs eux-mêmes, qui habitent Zahleh et y possèdent des propriétés depuis plusieurs siècles, n’avaient pu rebâtir leur église et rétablir leur école. L’archevêque orthodoxe, Mgr Méthodius, s’étant un jour rendu à Zahleh pour la visite de son diocèse, reçut la nuit suivante la visite des pentarques[2], qui le sommèrent de quitter la ville immédiatement. En vain demanda-t-il un délai, s’excusa-t-il sur l’impossibilité de trouver une monture à pareille heure, et réclama-t-il au moins l’autorisation de laisser son bagage pour le faire prendre le lendemain. Il fut obligé de partir au coup de minuit, à pied, seul et avec sa malle sur le dos. Un voyageur musulman qui traversait Zahleh il y a trois semaines dut mettre pied à terre, comme les chrétiens étaient tenus de le faire en entrant à Damas avant le règne d’Ibrahim-Pacha. Après avoir été pendant plusieurs années le fléau des autres sectes, même catholiques, les Zahliotes trouvèrent le moyen d’envelopper tous les chrétiens dans leur propre querelle avec les Druses. La guerre commença ; mais au lieu de porter secours, pomme ils le pouvaient, à leurs coreligionnaires menacés, ils s’enfermèrent dans leurs murs. Au moment où ils se virent eux-mêmes assiégés par les Druses, l’armée maronite vint à leur aide : ils refusèrent de la laisser entrer, attribuant au général Joseph Kârim des projets de conquête. Au reste, ils n’ont pas été les plus maltraités encore. Ils ont perdu sept cents hommes, mais ils en ont tué quinze cents aux Druses. Leur ville a été prise et brûlée, mais ils ont pu échapper avec leurs familles et leurs objets les plus précieux, et rejoindre l’armée de Kârim, qui avait bien voulu les attendre à quelque distance.

Telle n’a point été la fortune des malheureux habitans de Hasbâya. La population de cette ville se composait des nombreux émirs musulmans de la famille Schahâb, ennemis jurés des Druses, de plusieurs milliers de Grecs orthodoxes, d’un assez grand nombre de Maronites, et d’une communauté protestante cruellement persécutée par tous les autres cultes. Les protestans toutefois, au moment du danger, firent cause commune avec les émirs et leurs concitoyens pour la défense de la patrie. Le vieux Barakât lui-même, aimé et vénéré de toute la montagne, à cause de sa piété, voulut marcher au combat malgré ses soixante-quinze ans, et combattre à côté de son fils Mansour. Ce fut Mansour qui, se frayant seul un passage à travers les rangs des Druses, saisit le drapeau ennemi, trancha la tête à celui qui le portait, et revint, brandissant son trophée, au milieu des chrétiens. Ceux-ci cependant finirent par faiblir malgré l’aide des Turcs, qui, sans faire beaucoup pour eux, se décidèrent à tirer deux coups de canon contre les Druses, et offrirent aux chrétiens vaincus un refuge dans la forteresse à la condition de crier : Dieu rende le sultan victorieux ! et de livrer leurs armes. Environ onze cents hommes acceptèrent cette condition, et Osman-Bey, le colonel turc, signa avec eux un traité par lequel il garantissait la vie des chrétiens sur sa propre tête. Après les avoir désarmés, il les garda environ dix jours dans le château, mourant de faim, car, aux termes du traité, il ne s’était pas engagé à les nourrir, et ils ne pouvaient sortir pour se procurer des vivres. Osman jugea prudent alors d’envoyer les fusils de ses hôtes à Damas sous escorte. Les Druses, bien entendu, dispersèrent le détachement et s’emparèrent des armes, sans coup férir, à une heure de Hasbâya, après quoi, ils vinrent briser les portes de la forteresse, sans qu’Osman ni ses soldats opposassent la moindre résistance, et déclarèrent que leurs chefs voudraient bien se contenter des têtes des émirs et d’un certain nombre de chrétiens dont ils avaient la liste. Cependant Naïfa, la sœur de Saïd-Bey, le général en chef des Druses, avait parmi les chrétiens quelques amis particuliers auxquels elle fit offrir un refuge chez elle. Au nombre de ces derniers était le vieux Barakât, mais parmi ceux dont la tête était demandée était son fils Mansour. Barakât se jeta sur son fils, et, le tenant étroitement embrassé, déclara que rien ne le séparerait de lui. Les Turcs, remplissant le rôle de médiateurs à leur manière, tâchèrent de lui représenter que la chose était impossible, et que la raison voulait qu’il consentît à vivre et abandonnât son fils. Ne pouvant le persuader, ils les laissèrent tous deux aux Druses, qui les mirent immédiatement à mort. Alors commença une scène de carnage dont rien ne peut faire comprendre l’horreur. Mille cinquante hommes désarmés, tant chrétiens qu’émirs, furent massacrés l’un après l’autre, sans qu’on fît aucune distinction entre ceux qui se trouvaient sur la liste de proscription et ceux qui devaient être épargnés. Les soldats turcs présidaient à la boucherie sans y prendre part, se bornant à maintenir l’ordre. Les prisonniers, frappés de stupeur, se laissaient immoler sans résistance et sans chercher à fuir. L’une des premières victimes fut George, le chef civil de la communauté grecque, entre les mains duquel se trouvait l’acte de capitulation signé par Osman-Bey, talisman, hélas ! sans vertu. Le chef de la communauté protestante fut plus heureux. Passant par-dessus les vivans et les morts, il parvint à se frayer un passage jusqu’à une petite chambre de derrière, déjà remplie de chrétiens et d’émirs destinés à être égorgés les derniers. Quand les Druses en furent là, Nâgif se débarrassa lestement de ses habits, se souilla de sang et s’étendit par terre, comme s’il eût déjà été assassiné et dépouillé. Les Druses, trompés par l’apparence, tuèrent sur lui trois ou quatre autres chrétiens, dont les cadavres ne servirent qu’à le mieux dé1 rober à leur attention. La nuit venue, il se leva, se vêtit d’une chemise ensanglantée, d’un large pantalon arabe qu’on avait laissé à l’un des morts, et, ayant fait un trou au mur, passa dans la chambre voisine, où se trouvait un four avec une ouverture qui donnait dans le jardin. Demeurer, sortir était également chanceux : il fallait toutefois prendre un parti sans attendre. Il sauta dans le jardin, et du jardin dans la rue ; puis il se dirigea vers la maison de Nâïfa, marchant de quartier en quartier à la lueur de l’incendie ; mais bientôt il se trouva entre deux maisons en flammes et à quinze pas d’une troupe de Druses. Il s’arrêta, il hésita, puis tout à coup, prenant sa résolution, il se précipita dans les flammes en s’écriant : « Mieux vaut tomber entre les mains de Dieu, qu’entre les mains des hommes ! » Heureusement le feu n’occupait en cet endroit qu’un espace de quelques mètres. Il les franchit rapidement sans savoir où il allait, et se trouva dans une cour déserte d’où il put gagner sain et sauf la maison de refuge. Quelques jours après, Nâgif arrivait à Damas sous la conduite d’un Druse auquel il avait payé une somme considérable pour rançon de sa vie. Bientôt le colonel qui avait assisté au massacre de Hasbâya, Osman-Bey, vint lui-même à Damas avec ses compagnons d’armes, Les dépouilles des vaincus et les ornemens des femmes chrétiennes, que les brocanteurs ne tardèrent pas à vendre à la criée dans tous les bazars, formaient la plus grande partie de leurs bagages. La mitre et la chasuble de l’archevêque de Hasbâya étaient devenues la conquête de l’un des officiers, Moustafa-Bey, dont le retour triomphal fut joyeusement fêté par les cris d’allégresse de ses femmes, qui se faisaient entendre dans tout le quartier voisin de son habitation.

Il faut reconnaître toutefois que la conduite d’Osman-Bey n’avait pas été du goût de tous ses collègues. Le gouvernement ayant proposé au conseil d’état de déclarer que lui et sa troupe n’avaient fait que leur devoir, Rays-Pacha conseilla au divan de ne pas émettre un pareil vote avant d’en avoir pesé les conséquences. Les colonels de la garnison de Damas s’abstinrent de rendre visite à Osman, et l’un d’eux, s’étant trouvé face à face à la parade avec le bey, lui dit : « Il se peut que vous soyez un homme d’honneur ; mais votre sabre est déshonoré. » Osman répondit : « Aucun poids ne m’est plus lourd que celui de Hasbâya ; mais le premier devoir d’un soldat, c’est d’obéir. »

Depuis les massacres qui avaient fait affluer tant de malheureux vers Damas, la population chrétienne de cette ville se sentait de plus en plus menacée. Les tragédies de Marach, d’Alep et de Djeddah étaient dans toutes les mémoires. Personne n’ignore à quelles extrémités peut se porter le fanatisme musulman sur la moindre excitation. Lors de la révolte des cipayes, peu s’en fallut qu’un massacre général des Européens et des chrétiens n’eût lieu en Syrie. Certains bruits, qui s’étaient répandus alors, donneront quelque idée de la façon curieuse dont la population turque apprécie ses rapports avec l’Europe. On disait que les musulmans indiens, avec une célérité digne des chevaliers de l’Arioste, avaient subitement passé la frontière britannique, saccagé la ville de Londres, chassé la reine et ses vizirs, qui, avec les débris de leur armée, s’étaient réfugiés à Constantinople, d’où la Russie sollicitait leur extradition. Le sultan hésitait à déférer aux vœux de la Russie en considération de l’empressement avec lequel la reine Victoria avait envoyé une armée et une flotte au secours de son suzerain lors de la guerre de Crimée, service que le prince des croyans avait d’ailleurs daigné reconnaître en exemptant pour trois ans l’Angleterre, ainsi que la France et la Sardaigne, du tribut annuel dû par tous les grands vassaux infidèles. Cette condescendance d’Abdul-Medjid était l’objet d’un blâme général. Les plus zélés déclaraient que le moment était venu d’exterminer tous les mécréans, à l’exemple de ce qui avait eu lieu dans l’Inde. On s’attendait à cet événement de jour en jour. Il était très peu sûr pour les chrétiens de se montrer hors de leurs quartiers, ou d’aller respirer l’air de la campagne ; le moindre incident, la moindre rixe entre un musulman et un raya aurait pu avoir immédiatement les conséquences les plus funestes. L’affaire de Djeddah arriva sur ces entrefaites, et l’impunité momentanée des auteurs de l’attentat vint augmenter à un tel point l’exaltation musulmane que c’en était fait des chrétiens de Damas, si la nouvelle du bombardement de Djeddah par les Anglais fût parvenue un jour plus tard. Cette nouvelle produisit un effet merveilleux : les musulmans déclarèrent que l’Angleterre était toute-puissante, qu’il n’y avait que l’Angleterre au monde, qu’eux-mêmes étaient Anglais, et leur fanatisme prit tout à coup les dehors de l’affection la plus fraternelle pour tous les chrétiens, de la politesse la plus obséquieuse envers tous les Européens et leurs domestiques.

Malheureusement l’Angleterre ne sut point conserver en Syrie l’ascendant que le tardif et incomplet châtiment de Djeddah avait suffi pour lui conquérir. Au lieu de se faire respecter en Orient, elle parut prendre à tâche de s’y faire assimiler à une puissance secondaire[3]. Les instructions qu’elle donnait à ses agens semblaient être de ne contrarier en rien le gouvernement turc. Il en résulta que les sujets anglais eux-mêmes furent exposés à des vexations que le roi de Naples ne tolérerait pas. L’Angleterre est arrivée de la sorte à détruire en ce pays non-seulement sa propre influence, mais aussi, jusqu’à un certain point, celle des autres nations civilisées, car les Orientaux ne distinguent pas, et il est impossible qu’une puissance européenne perde son prestige à leurs yeux sans que toutes les autres en souffrent. L’impression générale des musulmans en Syrie est que les princes francs, affaiblis ou divisés, intimidés en même temps par la puissance colossale de l’empire turc, sont incapables de protéger réellement leurs propres sujets, à plus forte raison les rayas, en sorte que si un massacre avait lieu, le sultan ordonnerait au pacha de Beyrouth de saluer les pavillons français et anglais, et tout serait dit. Il en résulte que nous vivons de jour en jour et d’heure en heure dans l’attente d’un drame effroyable qui mettra fin aux destinées du christianisme en Syrie, et que l’histoire connaîtra sous le nom du massacre de Damas !

À voir comment les choses se passent dans la montagne, on jugeait qu’un massacre à Damas, suivi de faits analogues dans les autres villes de Syrie, serait non-seulement une éventualité probable, mais une affaire réglée d’avance. Le gouvernement turc trouve que les chrétiens de l’empire, en particulier ceux de Syrie, commencent à se départir singulièrement des conditions auxquelles le Coran leur permet de vivre. Depuis la promulgation du tanzimat et surtout du hatti-howmayoun qui a suivi la guerre de Crimée, les chrétiens osent affirmer et souvent même revendiquer leurs droits aux concessions proclamées à la face de l’Europe, et plus d’une fois les musulmans, tenus en échec par l’influence des consuls, n’ont pu empêcher les chrétiens de se prévaloir du firman et de l’exécuter eux-mêmes à leur profit. Les chrétiens de la nouvelle génération et une partie de ceux de l’ancienne ont dépouillé le turban noir, les vêtemens obscurs et l’air craintif qui étaient l’apanage légal et héréditaire des hommes de leur religion, pour revêtir le tarbouch écarlate des Osmanlis, les robes aux mille couleurs, dont les vrais croyans avaient seuls le droit de se parer. On les voit affecter l’air dégagé des enfans de la Grèce libre. Que dis-je ? certaines femmes chrétiennes osent porter de larges culottes de soie d’un vert aussi éclatant que si elles avaient été taillées dans l’étendard même du prophète ! Il existe un firman en vertu duquel les chrétiens doivent être appelés au service militaire, avec faculté de se faire remplacer. Lorsque le gouvernement prétendit exiger d’eux, au lieu de soldats, un impôt de remplacement cinq fois plus élevé que la capitation qu’ils payaient avant la guerre, ils eurent le courage de déclarer que leurs fils étaient prêts à servir le sultan, mais qu’ils n’avaient pas d’argent à donner. Le résultat de leur persévérance dans cette ligne de conduite a été que jusqu’à ce jour le gouvernement n’a point obtenu leur argent, et n’a point accepté leurs soldats. La population chrétienne d’ailleurs commence à rechercher l’instruction, à s’instruire dans les écoles fondées par les missionnaires protestans et catholiques. Quand on songe que les chrétiens composent la majorité de la population de l’empire, il est facile de voir où doit conduire leur émancipation, et les Turcs ont assez de bon sens pour le deviner. La guerre d’extermination qu’ils ont suscitée dans le Liban, quoiqu’elle ne décèle pas en eux une imagination bien fertile en expédiens nouveaux, montre qu’ils ont compris qu’il y avait quelque chose à faire. Changer pour jamais en désert une nouvelle province après tant d’autres, remplir les provinces voisines de mendians, de veuves et d’orphelins fugitifs, c’est là le moyen administratif qui a toujours réussi à maintenir l’ordre tel que le gouvernement turc l’entend, et sur l’infaillibilité duquel il a compté une fois de plus.

Personne ne peut savoir si un massacre à Damas et dans les autres villes de l’intérieur est aussi dans, la politique des Turcs. Ce que nous savons, c’est qu’il y a deux jours à peine les Druses pouvaient impunément tuer et piller les chrétiens au milieu d’un village musulman à une heure de Damas. Si deux cents Druses entraient dans le quartier chrétien et commençaient le carnage et le pillage, toute la canaille musulmane les aiderait, comme elle le déclare hautement. Le moment est favorable. Jamais aussi nombreuse population chrétienne n’a été agglomérée dans la ville, ou plutôt dans un seul quartier. Les chrétiens sont sans armes, terrifiés, et n’offriraient pas plus de résistance qu’à Hasbâya. Prévenir la catastrophe par la fuite est impossible. Aucune route n’est sûre : les Druses, les musulmans et les brigands sont partout. Nous sommes entièrement à la merci d’une insurrection, et nous n’avons pour nous protéger que mille bachi-bozouks levés à la hâte, plus semblables à des brigands qu’à des soldats, et cinq cents hommes de troupes régulières, parmi lesquels les héros de Hasbâya et leur chef Osman-Bey ! Le pacha a fait ses préparatifs pour s’enfermer avec les troupes dans la citadelle, où il va déjà dormir chaque nuit, en nous abandonnant à notre destinée. On dit cependant qu’Abd-el-Kader, qui depuis quelques années vit retiré à Damas, se propose de nous défendre en cas de besoin avec les mille soldats qui l’ont suivi dans son exil.

Il faut espérer que les grandes puissances prendront sans retard des mesures efficaces, qu’elles pourvoiront immédiatement à la sécurité des Européens et des populations chrétiennes, puis qu’elles obtiendront réparation des massacres accomplis. Il faut qu’elles s’emploient elles-mêmes à cet office ; il ne faut pas qu’elles s’en remettent au gouvernement turc, ou même le chargent simplement d’exécuter leurs résolutions ; elles perdraient tout le prestige de l’autorité qui doit leur appartenir aux yeux des indigènes, et commettraient un acte de faiblesse qui ne ferait qu’encourager de nouveaux attentats. Il ne s’agit pas ici de traiter la Turquie comme une puissance européenne : elle-même n’a pas cette prétention. Un châtiment terrible n’est pas le seul devoir de l’Europe relativement à la Syrie. Il faut prévenir le retour de pareilles scènes, et donner à ce pays une organisation régulière, une autorité capable de maintenir l’ordre. Il n’y va de rien moins que de l’existence même du christianisme sur la terre qui fut son berceau.

La Syrie ne saurait prospérer tant qu’elle sera soumise à la domination des Turcs, peuplade étrangère, et dont les proconsuls, changés tous les ans, ne songent qu’à amasser, per fas et nefas, eux, leurs valets et les valets de leurs valets, autant d’argent qu’ils en peuvent voler dans douze mois, jusqu’à ce qu’ils cèdent la place à de plus affamés. Qu’attendre d’un pareil gouvernement ? Ce que l’on peut raisonnablement exiger de lui, c’est qu’il fasse balayer les rues, arrêter les malfaiteurs, dispense les citoyens de recourir à la guerre privée pour le règlement de leurs querelles, puis de payer tribut à des chefs étrangers sous peine d’être exposés à leurs attaques. Un gouvernement qui ne veut ou ne sait remplir aucune de ces conditions n’est pas un gouvernement ; il n’a pas plus le droit de vivre aux dépens du pays qu’il opprime que la première bande de brigands ou la première tribu arabe venue. La comparaison d’ailleurs est parfaitement exacte. Une tribu de Bédouins exige une contribution annuelle d’un village ou d’un district : si, en recevant cet argent, la tribu en question s’engageait à protéger les paysans contre les autres tribus arabes, contre les voleurs et contre les employés turcs, elle serait un gouvernement. Elle ne mérite pas ce nom, parce qu’en recevant leur argent elle ne s’engage à leur conférer aucun de ces bienfaits, mais seulement à s’abstenir, pendant une année, de brûler leurs récoltes et de voler leurs chèvres. Voilà pour la tribu arabe. — Une bande de brigands attaque une caravane entre Damas et Alep : les marchands et les muletiers plutôt que de tout perdre, en viennent à composition ; ils abandonnent une partie de leurs marchandises, moyennant quoi les brigands s’obligent à respecter le reste. Si la bande s’engageait en même temps à protéger la caravane pendant le reste du voyage contre les autres brigands, contre les Turcs et les Bédouins, elle serait un gouvernement. Elle n’est pas digne de ce nom parce qu’elle ne s’oblige à rendre à ceux qu’elle rançonne aucun bienfait, mais seulement à, ne pas les voler une seconde fois. Voilà pour la bande de brigands. — Le gouvernement turc possède à son service des troupes de gens qu’il appelle des soldats, mais que leur impudence et leur férocité, le désordre de leur marche et de leurs armes, la saleté de leurs guenilles, feraient plutôt prendre pour des brûleurs de maisons. Les paysans, plutôt que de voir leurs jardins dévastés, leurs femmes insultées et leurs maisons remplies de vermine par ces soldats, se décident à payer l’impôt. Le gouvernement, qui le reçoit, s’engage à ne pas l’exiger une seconde fois la même année, à moins que quelque employé supérieur ou inférieur n’ait jugé à propos d’appliquer à son usage personnel ce qui a été payé une première fois. Le gouvernement ne s’engage à garantir les contribuables ni des incursions des Druses, ni de celles des Arabes, ni de celles des voleurs, ni de celles d’autres soldats en tournée, lesquels viendront successivement lever l’impôt, sauf, pour les villageois, à se défendre à coups de fusil, si bon leur semble. Il n’existe ni ponts, ni routes, ni instruction publique, ni administration de la justice. Vous fait-on injure à la ville : vous pouvez facilement vous faire justice en payant au cadi une somme plus élevée que celle qu’il a reçue de votre adversaire. A la campagne, vous ne devez compter que sur Dieu et sur votre fusil. Si donc l’Europe ne trouve pas le moyen de donner un gouvernement véritable à cette belle et malheureuse contrée, qu’elle ne la laisse pas du moins à la complète discrétion de cette horde inutile d’étrangers cupides, qui ignorent la langue du pays, sa littérature, sa civilisation, ses besoins, et qu’elle autorise les habitans à se tirer d’affaire comme ils pourront. Ils sauront bien, comme par le passé, défendre par la force chacun son champ, sa maison et sa paire de bœufs, former entre eux les alliances nécessaires pour établir l’équilibre entre le faible et le fort, et garantir aux minorités leur existence, leur religion et leurs privilèges séculaires. Les mœurs et les coutumes continueront à régler les relations civiles et domestiques. Si ces moyens de conservation ont pu fonctionner pendant des siècles, s’ils ont suffi à préserver les populations d’une destruction totale sous le gouvernement turc, à plus forte raison devraient-ils préserver ce qui reste encore, si l’autonomie de ce pays était assurée.

JULES FERRETTE.
Damas, 2 juillet 1860.

REVUE LITTÉRAIRE.


THÉÂTRES.


Tout est bouleversé décidément dans le monde littéraire comme dans le monde politique, et nous devons nous attendre à toutes les surprises de l’imprévu. Grâce aux caprices de la nature, qui tient, paraît-il, à ne pas être dépassée par l’homme en irrégularités et en désordres, la saison d’été, qui d’ordinaire est pour les théâtres une morte saison, aura été plus féconde et surtout plus variée que la saison d’hiver. L’arrivée de cet été pluvieux, auquel il faut bien nous soumettre, a été saluée au Gymnase par une comédie d’un jeune auteur qui pourra devenir un auteur dramatique, s’il ne sacrifie pas la vérité au besoin d’amuser, et s’il renonce à prendre l’agitation pour le mouvement. Au Vaudeville, M. Ponsard a tiré, malgré vents et giboulées de tout genre, un feu d’artifice en l’honneur de la fantaisie, feu d’artifice dont les pièces sont un peu mouillées, et qui n’est parti qu’à demi. Les théâtres du boulevard ont fait leur toilette la plus coquette, et nous ont servi d’aussi bons mélodrames que ceux dont l’hiver aime à se faire honneur. Enfin le Théâtre-Français, qui vivait de reprises, ayant cru trop vite sans doute au retour de la belle saison, s’est décidé à donner la première représentation de l’Africain, comédie en quatre actes, de M. Charles Edmond. C’est de cette dernière pièce que nous voudrions dire quelques mots, en attendant que nous acquittions nos dettes envers cette saison dramatique d’été que personne n’espérait, et que tout le monde aurait été heureux d’éviter certainement.

L’Africain est une pièce qui porte l’étiquette de comédie sur le programme des spectacles et sur l’affiche du théâtre. Pourquoi comédie ? La pièce n’a rien de bien gai en vérité, et n’est pas faite précisément pour divertir. On ne peut pas dire d’elle ce que dit dans une de ses étincelantes fantaisies le pauvre Henri Heine : « Madame, cette pièce est une tragédie, bien que le héros n’y soit pas égorgé et qu’il n’y égorge pas. » Ici au contraire le héros égorge, et lorsque le rideau tombe sur ses dernières paroles, on peut prévoir qu’il se fera justice à lui-même en s’égorgeant. Le duel, le suicide, des existences paisibles un moment bouleversées, il n’y a rien de plus gai que cela ! Il est vrai que le duel se passe à la cantonnade, et que le suicide n’est qu’indiqué comme un événement possible ; mais les émotions d’effroi et de pitié qu’inspirent de tels événemens sont créées dans l’esprit du spectateur, et cela suffit pour qu’on ait le droit de refuser à la pièce le titre de comédie. La pièce est bel et bien un gros drame, d’une trame plus solide que délicate, plein d’éclats de voix très motivés, de colères très explicables, de terreurs qui ne prêtent nullement à rire, et abondant en situations fortes et pathétiques bien qu’équivoques. En deux mots, voici le drame ; vous allez voir qu’il n’y a pas là de quoi rire.

Au premier acte, nous sommes à Bagnères-de-Bigorre, au milieu d’une de ces sociétés mélangées que crée le rapprochement des diverses familles de la race humaine dans les villes de bains. Nous avons là sur le théâtre un médecin observateur, un capitaine, joueur acharné, plus occupé à perdre au jeu le butin conquis sur les Arabes qu’à soigner les rhumatismes gagnés au bivouac sous les nuits d’Afrique, un certain baron Meynadier, fat, impertinent et importun, qui fatigue de ses assiduités une certaine dame de Lancy, mère d’une charmante jeune fille et veuve en premières noces d’un certain comte Leone Mattei, qui l’avait abandonnée au bout de quelques mois de mariage. Cet agaçant baron Meynadier fatigue tellement la malheureuse femme par ses assiduités et s’ingénie avec un acharnement si visible à la compromettre, qu’elle perd enfin patience et lui déclare crûment que, s’il ose jamais se présenter devant elle, elle le fera chasser par ses valets. Le baron, exaspéré, cherche un moyen de se venger, et le capitaine Relier lui fournit justement ce moyen. Ce capitaine, qui vient de perdre au jeu jusqu’à son burnous, propose à son adversaire de continuer la partie en mettant pour enjeu un certain médaillon, lequel lui vient d’un camarade de l’armée d’Afrique, qu’on nomme le caïd Hamsa, mais qui se nomme en réalité le comte Leone Mattei, ainsi que l’a découvert du premier coup d’œil le baron Meynadier. Le baron tient la partie, gagne le médaillon, et au second acte nous voyons apparaître le caïd Hamsa, traîtreusement appelé à Paris par le message d’un inconnu.

Telle est l’action des deux premiers actes, les plus mauvais de la pièce. L’exposition est longue, confuse, légèrement invraisemblable, étale très grand défaut de ne pas engager l’action et de ne pas permettre au spectateur de comprendre le drame qui va s’accomplir. Le second acte est amusant, et c’est ce qu’on peut en dire de plus favorable, car il est très suffisamment grossier et tapageur. On y de jeune longuement, car le déjeuner cent vingt fois répété de l’heureux duc Job a mis en appétit les acteurs et les auteurs, et désormais aucune pièce ne pourra se passer de cet élément nouvellement introduit dans l’art dramatique. Je n’y vois, pour ma part, aucun inconvénient. On a souvent reproché au théâtre contemporain de s’attacher trop complaisamment à reproduire des mœurs transitoires que la prochaine génération ne pourra plus comprendre ; quelques innovations du genre de telle que nous signalons remédieront à cet inconvénient. Si on ne peut exprimer les mœurs éternelles du cœur, il est peut-être bon d’exprimer au moins les mœurs éternelles de l’estomac. Le cœur sent de telle ou telle manière aux diverses époques ; mais souper est de tous les temps, et les fonctions de l’estomac ne varient pas. Il y a quelques jolis mots dans ce second acte tout rempli des bruyantes gaietés du caïd Hamsa, heureux d’oublier un instant les fatigues de l’armée d’Afrique, des mots qui, je ne sais pourquoi, m’ont rappelé l’esprit particulier à M. Edmond About. J’en prends un au hasard, qu’on a fort applaudi : — « Que fait-on des vieilles femmes à Paris ? demande à une jeune soubrette le caïd étonné de ne rencontrer que des femmes jeunes ou à peine vieillissantes. — Oh ! monsieur, on les renvoie en province. » Ne vous semble-t-il pas reconnaître les saillies de Maître Pierre ou du Roi des Montagnes ?

Le troisième et le quatrième acte sont les meilleurs, et contiennent quelques situations vraiment dramatiques. Le caïd, qui rêve de conquêtes, s’obstine à porter en personne à Mme de Lancy une lettre d’introduction que lui a remis le baron Meynadier, et il se trouve ainsi en présence de sa femme. Imaginez le trouble que porte dans cette maison ce personnage qu’on a cru mort, et qui n’a pas le droit d’être vivant. Aux reproches de Mme de Lancy, l’Africain répond par des violences qui tombent d’elles-mêmes, lorsque celle qui fut autrefois sa femme lui présente sa fille, née quelques mois après la mort du comte Leone Mattei. Cette première difficulté aplanie, une seconde se présente. L’Africain, dont les instincts paternels se sont subitement réveillés, consent à se taire ; mais le baron Meynadier est maître du secret, et les menaces du comte Mattei, au lieu de l’intimider, ne font que l’exciter à poursuivre sa vengeance. Il présente donc le comte sous son vrai nom à M. de Lancy : l’Africain lui fait payer de sa vie cette lâche vengeance d’une injure trop méritée et le dépit qu’il éprouve d’avoir servi d’instrument à ses projets pervers, puis il se dispose à s’éloigner ; mais alors le châtiment l’atteint à son tour. La nature se charge de le punir ; il se sent martyrisé par un sentiment inconnu jusqu’alors pour lui, il ne peut se résoudre à ne plus vivre près de sa fille, et lorsqu’enfin il a compris qu’il doit partir, son cœur se brise et sa bouche s’ouvre pour exhaler des adieux qui laissent le spectateur sous le coup d’une émotion navrante. Il devient vraiment touchant à cette dernière heure, et on aurait envie de le plaindre, si on ne se rappelait les actions qu’il a commises, les périls qu’il a créés, et les malheurs qu’il a failli accumuler sur tant de têtes, toutes innocentes de ses sottises et de ses travers.

Cette pièce, qui contient deux ou trois situations assez fortes, n’est pas précisément écrite dans le ton qui convient au Théâtre-Français, et jure un peu avec le répertoire ordinaire de ce théâtre ; mais il s’est opéré tant de révolutions dans l’art dramatique depuis quelques années que nous n’avons pas été étonné de l’y voir représenter. La pièce est sauvée par Geffroy, qui la remplit tout entière, et qui, en véritable Africain, en fait sa chose et sa proie. Jamais nous ne l’avions vu aussi dramatique depuis le rôle sinistre de Marat dans Charlotte Corday. Il a rendu à merveille les violences, les éclats de voix de l’âme fauve et sans frein qu’il s’était chargé de rendre. Toute sa personne est vraiment une photographie vivante. Les habitudes physiques, le balancement de la démarche résultant de la souplesse du corps, le visage maigre, nerveux et fébrile, la grimace de la lèvre supérieure qui se relève pour laisser voir la dent féroce et sans pitié, tous ces caractères de l’être sauvage et indompté ont été saisis et rendus avec un art parfait. Nous ne dirons rien des autres acteurs, que son jeu brillant a mis un peu dans l’ombre ; mais comme il faut toujours recommander ceux qui n’ont pas de nom et qui font preuve de bonne volonté et de talent, nous signalerons une jeune actrice, nouvellement engagée, Mlle Emma Fleury, qui s’acquitte à merveille du rôle de la fille de Mme de Lancy.


EMILE MONTEGUT


I. Monumentos Arquitectonicos de España, publicados a expensas del Estado ; 1re et 2e livraisons, in-folio, Madrid. — II. Tolède el les bords du Tage, par M. Antoine de Latour, Paris.

L’Espagne, qu’on croit adonnée à la vieille passion des révolutions ou à la passion plus nouvelle des chemins de fer, ou bien encore aux enivrantes réminiscences de la guerre contre les Maures, l’Espagne a du temps pour tout, même pour des publications monumentales, qui sont d’habitude le fruit et la décoration de la paix. On s’est occupé récemment à Madrid de faire une statistique minutieuse, variée, complète, de tous les élémens de force et de richesse de la Péninsule. L’Espagne se donne aujourd’hui mieux qu’une statistique industrielle et commerciale, la statistique bien autrement éclatante de tout ce qu’a produit au-delà des Pyrénées l’art monumental sous toutes ses formes. C’est là réellement le caractère de cette œuvre exceptionnelle qui s’appelle les Monumentos arquitectonicos de Espana, et dont les premières feuilles viennent à peine de voir le jour. Né d’une pensée heureuse, somptueux d’exécution, ce livre, composé pour faire revivre des monumens, est lui-même un monument où l’art et l’histoire se viennent en aide, se prêtent de mutuelles lumières.

Si l’on songe à tout ce que des génies divers ont amassé durant des siècles d’œuvres monumentales sur ce sol tourmenté, à tous ces grands débris de trois ou quatre civilisations laissant les marques de leur passage dans des villes à la physionomie originale et distincte, on comprendra quels élémens merveilleux il peut y avoir au-delà des Pyrénées pour une œuvre de ce genre. On n’a qu’à parcourir ces provinces, de la Biscaye au fond de l’Andalousie, de Barcelone à l’Estremadure, pour retrouver tous ces restes du passé, qui ne sont le plus souvent qu’un objet d’étude : palais, églises, mosquées, sanctuaires, fragmens de l’art romain, arabe ou chrétien. Et le moment est bien choisi pour cette reproduction par les procédés savans de l’art contemporain, car il en est en Espagne, hélas ! comme en bien des pays désormais : tout tend à se transformer. La vieille pierre croule de vétusté, les monumens changent de destination ; ce qui était un couvent devient une caserne. Les ruines d’Italica s’en vont, et le monastère construit près de la ville romaine est lui-même changé en prison. Le chemin de fer se fraie un passage à travers les murailles des cités mauresques. En un mot, la vie moderne pénètre partout avec effraction. N’est-ce pas l’heure favorable pour fixer l’image et le sens de ce passé de pierres et de monumens, pour faire à ce grand art d’autrefois les honneurs de l’art d’aujourd’hui, pour sauver enfin quelque chose de ce qui s’efface ?

Une telle œuvre serait trop lourde pour une initiative individuelle, surtout en Espagne. Elle est due à un concours d’efforts protégés et aidés par l’état, qui inscrit dans son budget une subvention annuelle de 50,000 francs, et qui a confié à une commission le soin de préparer ce grand travail. Initier le public à la connaissance des principaux monumens de la Péninsule, en reproduisant ces monumens avec une entière fidélité dans leur ensemble et dans leurs détails, dans leur plan premier et dans leurs modifications successives, dans les œuvres d’art qui les décorent, telles que peintures murales, vitraux, mosaïques, autels, reliquaires ; répandre sur ces pages de critique les lumières de l’histoire, de la tradition ; ordonner ces différentes monographies en les classant par divisions de temps, de provinces, d’objet et de style ; déduire de cette classification le développement et les vicissitudes de l’architecture espagnole ; signaler les mystérieux liens qui unissent entre elles les principales époques du mouvement de Part, c’est là l’idée supérieure et complexe que la commission nommée pour présider à cette publication s’est proposé de réaliser. Les élèves de l’école supérieure d’architecture de Madrid, qui font périodiquement des excursions dans les provinces sous la conduite de leurs professeurs, sont employés à dessiner les vues des monumens, et ces vues sont ensuite livrées à la gravure. L’un des graveurs, M. Martinez, est un artiste distingué, élève de M. Henriquel Dupont, et connu en Espagne par la reproduction de quelques-uns des plus beaux tableaux de Murillo. Ce n’est pas tout : afin qu’un travail de cette importance soit plu » accessible, le texte, qui sort des ateliers de l’imprimerie royale, est rédigé à la fois en français et en espagnol. Ainsi une subvention de l’état, le zèle éclairé d’une commission, le concours des élèves de l’école d’architecture, de graveurs et d’écrivains habiles, ce sont là les moyens pratiques d’exécution d’une œuvre faite pour rivaliser avec les plus remarquables publications du même ordre. Les deux premières livraisons, qui ont vu le jour, reproduisent quelques-uns des monumens de Tolède, la Puerta del Vino de Grenade, et donnent l’idée du luxe de ce grand travail, des soins intelligens avec lesquels il s’accomplit.

Ce sera, si l’on me passe ce terme, un grand voyage à travers l’Espagne monumentale du passé. Et que de richesses doit révéler une œuvre ainsi conçue ! On peut, à vrai dire, voyager de toutes façons et même avec fruit en Espagne, sans appeler à son aide le luxe du dessin et de la gravure. M. Antoine de Latour par exemple ne cherche nullement à rivaliser avec le beau livre des Monumentos arquilectonicos de Espana ; mais les monumens, il les décrit avec intelligence, avec amour, dirai-je, dans ce nouveau récit de ses excursions qu’il appelle Tolède et les Bords du Tage. M. de Latour est un de ces voyageurs que la fortune des révolutions jette dans un pays, qui s’y fixent volontairement, et qui paient leur bienvenue en sympathie studieuse et éclairée. Il n’en est point à son premier récit sur l’Espagne, et il emploie le meilleur système, qui est de ne pas tout mêler, d’éviter de faire tourbillonner les impressions en laissant à chaque contrée une place distincte dans les descriptions. Le livre de Tolède et les Bords du Tage est la suite des premières études de l’auteur sur l’Andalousie, sur Séville et Cadix, et rien ne diffère plus de Séville ou de Cadix véritablement que Tolède, la cité impériale, aujourd’hui solitaire et endormie sur ses sept collines. Lorsqu’on s’engage dans les rues désertes et silencieuses de la vieille ville, il semble qu’on entre dans une nécropole ; on se sent bientôt vivre dans l’atmosphère des souvenirs, on voit en quelque sorte tous les grands débris romains, goths ou arabes ; on heurte la porte murée de la maison des Toledo, ou l’on se trouve en face de quelque ancienne mosquée convertie en église. M. de Latour est un de ces voyageurs qui racontent d’une façon instructive ce qu’ils voient ; il recueille les souvenirs et les traditions, la légende et l’histoire. Ce qu’il a fait pour Séville et Cadix, il le fait pour Tolède. Le Tage a en lui son historien comme le Guadalquivir, et, chemin faisant, l’auteur mêle la biographie littéraire à la description ou à l’histoire, évoquant la mémoire de Garcilasso de la Vega et de Moratin. Tolède dormait jusqu’ici ; sera-t-elle réveillée aujourd’hui par le bruit du chemin de fer qui conduit de Madrid au pied de ses collines ? Le chemin de fer s’arrête maintenant à Tolède : il jette les voyageurs étonnés devant le pont d’Alcantara ; mais il doit aller plus loin, et alors qui sait si, comme semble le craindre M. de Latour, la vieille cité impériale, la ville des grands archevêques et des conciles, ne reprendra pas son attitude de statue du passé contemplant dans son immobilité le mouvement de la vie moderne tournoyant à ses pieds ?


CHARLES DE MAZADE


HISTOIRE DES ASSEMBLEES POLITIQUES DES REFORMES DE FRANCE (1573-1622), par M. ANQUEZ.


Chaque temps a ses lieux-communs, développés d’abord avec acharnement, puis brusquement remplacés par d’autres, aussi fêtés, et souvent tout contraires. On peut dire de nous tous collectivement ce que M. Ballanche disait d’un de nos contemporains, très vif dans chacune des opinions qu’il a successivement traversées : « C’est un homme qui change souvent d’idée fixe. » Une des idées fixes de notre temps, mais dont quelques heureux symptômes semblent annoncer le discrédit prochain, c’est d’affirmer que la France n’est pas faite pour la liberté, attendu qu’avant 1789 elle n’en a jamais joui, ni même n’a essayé d’en jouir. Bien des gens se laissent patiemment démontrer ce paradoxe ; leur patriotisme, trop modeste, ne s’en effarouche nullement, et c’est avec une résignation parfaite qu’ils se jugent indignes de ce qui fait la dignité des individus comme celle des nations. Il est aisé pourtant de dissiper cette erreur, et c’est ce qu’on a fait, l’histoire à la main. On n’a pas eu de peine à montrer successivement dans l’institution des communes, dans les tentatives du XIVe siècle et du XVIe, de nobles efforts, trop vite étouffés, mais qui ont laissé des traces et des exemples, qui ont eu même un moment de succès. C’est une réponse de ce genre que vient de publier M. Anquez sous ce titre : Histoire des Assemblées politiques des réformés de France.

Dans ce solide et intéressant travail, l’auteur embrasse l’histoire des assemblées politiques des protestans pendant une cinquantaine d’années, c’est-à-dire depuis la Saint-Barthélémy jusqu’à la suppression de ces assemblées en 1622. Sans doute, avant et après ces deux dates, les protestans se sont réunis pour s’entendre sur leurs intérêts communs et pour résister aux persécutions ; mais c’est pendant cette période seulement que leurs assemblées ont eu une portée générale et présenté un remarquable caractère politique. En effet leur organisation est franchement libérale : ce point est à noter ; on a dit et répété que le protestantisme avait été aristocratique ; la forme de ces assemblées est un démenti formel à cette assertion toute gratuite. Elles ont un double caractère qui manque aux états-généraux, la périodicité d’abord, et surtout la fusion des trois ordres. Les délégués qui y siègent sont pris « parmi les plus propres et capables de quelque qualité qu’ils soient. » Tout ce qui intéresse la cause est décidé à la simple majorité des suffrages. C’était un essai de gouvernement représentatif. Sans doute, et le savant historien le remarque avec raison, il n’y faut pas voir une tentative d’organisation politique que les protestans eussent la volonté formelle d’étendre à tout le royaume. Cette espérance était évidemment celle de quelques-uns d’entre eux ; si l’on en croit Vieilleville, la conspiration d’Amboise n’avait pas d’autre but : on trouva sur le chef du complot, le capitaine La Renaudie, « un papier dont le premier article portait que le but des huguenots était de faire observer les anciennes coutumes de France par une légitime assemblée des états. » Les écrits d’Hotman et d’Hubert Languet indiquent les mêmes tendances. Néanmoins pour la majorité des assemblées, il est évident que leur organisation politique était toute de circonstance, bornée à leur parti, et quoi qu’on ait pu dire, nécessitée par les événemens. C’était, dit-on, établir un état dans l’état ; c’était rompre l’unité française, cette précieuse unité, idolâtrie permanente de nos politiques, et à laquelle on a sacrifié tant d’idées justes et généreuses, sans parler du sang versé. Si cette constitution politique d’un parti était un mal, à qui la faute après tout ? La Saint-Barthélémy, toute récente, excusait un peu ces précautions des protestans, et on ne voit pas qu’ils eussent d’autre moyen de prévenir le retour possible d’une pareille journée.

Cette histoire, écrite avec une impartialité sévère, une science calme et étrangère à toute préoccupation systématique, contient plus d’une leçon dont nous pourrions encore profiter. Le Journal de Daniel Charnier, publié par M. Charles Read, est un service rendu à la même cause. Charnier a été activement mêlé aux événemens dont M. Anquez a fait l’histoire générale : sa biographie et son journal nous montrent tout le détail des misères dont l’énergique conviction des protestans dut triompher. Le journal de Charnier est le récit écrit par lui-même et pour lui seul d’un voyage qu’il fit à Paris, afin d’obtenir d’Henri IV de nouvelles garanties pour les églises réformées. Le Béarnais s’y montre tantôt menaçant, tantôt câlin, mais jamais net. Sa réputation classique de franchise était depuis longtemps fort entamée par les publications diverses qu’on a faites autour de son nom. Peut-être trouvait-il, dans les événemens de ce temps et dans les passions irritées et exclusives qui l’entouraient, une excuse pour ces habiletés si compliquées ; mais il faut avouer qu’on nous avait fait de lui un tout autre portrait. Quant à Charnier, on l’y voit tout à la fois ferme et modéré, habile et loyal, scrupuleux dans les petites choses comme dans les grandes, et notant avec soin ses dépenses pour la couchée et la disnée, au milieu des préoccupations si graves dont il était chargé et dont il porta dignement le poids. C’était un bon homme et un héros, car il mourut sur la brèche, au siège de Montauban, d’un boulet reçu en pleine poitrine. Avant la publication de ces documens, recueillis par le savant éditeur avec une piété consciencieuse, M. Prévost-Paradol, ici même, l’annonçait comme un véritable service rendu à l’histoire. Cette publication est quelque chose de plus peut-être, et la morale aussi peut y gagner ; il y a dans une telle vie, si simple et si forte, des enseignemens dont les plus humbles existences peuvent et doivent faire leur profit. On ne saurait trop encourager ces utiles études : elles nous font pénétrer plus avant dans l’histoire du XVIe siècle, si riche en vertus énergiques et en généreuses tentatives, le vrai grand siècle celui-là, et qui recevra ce nom de l’histoire, quand on saura préférer les époques viriles aux époques simplement brillantes, et estimer à leur juste valeur les grandes actions unies aux grandes pensées.


EUGENE DESPOIS.


V. DE MARS.

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  1. Nous recevons d’un missionnaire protestant quelques pages écrites a Damas très peu de jours avant les massacres qui ont ensanglanté cette ville, et auxquels l’auteur a échappé « par miracle, » nous écrit-il lui-même. On y trouvera, sur l’altitude du gouvernement turc, en Syrie et sur lai guerre du Liban, des informations qui n’ont rien perdu de leur opportunité.
  2. Les cinq principaux magistrats.
  3. On remarquera que c’est un missionnaire protestant qui parle. Les sujets anglais, par suite de la politique assez molle du Foreign-Office, ont eux-mêmes plus que d’autres à souffrir de l’insolence turque, et sont beaucoup plus exaspérés que les Français depuis les derniers événemens.