Chronique de la quinzaine - 31 mai 1856

Chronique n° 579
31 mai 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mai 1856

Dans les affaires du monde, il y a les complications réelles, immédiates, forcément inhérentes à une situation, et il y a les difficultés qu’on pourrait appeler l’œuvre de l’imagination, qui tiennent à une certaine surexcitation de l’opinion, souvent à des illusions déçues. Quelle est la part des complications réelles ? Quelle est aussi la part des difficultés imaginaires, ou du moins exagérées ? La paix diplomatique, la paix d’Orient, si l’on peut ainsi parler, est heureusement rétablie aujourd’hui ; la paix morale, la paix européenne existe-t-elle au même degré ? C’est la question qui se fait jour naturellement à travers les symptômes et les incidens les plus actuels. Nous sommes en effet au lendemain d’une guerre qui a soulevé ou laissé entrevoir les plus grands problèmes, et qui a été l’épreuve de toutes les politiques. Chaque puissance a un système à adopter, une marche nouvelle à se proposer ; les positions ont à se dessiner et à s’avouer : il y a pour tout le monde un premier pas à faire dans la voie qui vient de s’ouvrir. De là cette tension des esprits, ardemment et incessamment occupés à rechercher le sens des moindres faits et des moindres démarches. Si l’on examine bien, ces préoccupations se concentrent principalement aujourd’hui sur deux points, le traité du 15 avril et les affaires d’Italie, qui, après les affaires d’Orient, restent la plus sérieuse, la plus pressante question pour l’Europe. Le traité du 15 avril 1856, on ne saurait le nier, a été jeté assez inopinément dans le public. Avant qu’on sût qu’il fût négocié, il était divulgué par le gouvernement anglais, et nul acte diplomatique certainement n’a été interrogé avec plus de curiosité dans sa pensée secrète comme dans ses résultats possibles. En lui-même, le traité du 15 avril n’a rien de mystérieux ni de surprenant. Il est la conséquence de l’union antérieure de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche ; il est le complément de la paix ; il place sous une garantie, sinon plus précise et plus haute, du moins plus particulière, les stipulations signées le 30 mars par toutes les puissances. Il ne prend une signification plus générale que par les circonstances dans lesquelles il a été conclu, et par ce fait, aussi décisif qu’imprévu, du maintien ostensible d’une triple alliance dans les conditions d’incertitude où se trouve actuellement placée l’Europe.

Quelque spécial qu’en soit l’objet, le traité du 15 avril n’est pas moins le signe éclatant des transformations qui s’opèrent dans la politique du continent. Sous une forme publique et avouée, c’est la réalisation de la pensée déposée dans la convention secrète signée par les mêmes puissances en 1815, à Vienne, peu avant les cent-jours. Si on cherche les mobiles qui ont pu se glisser aujourd’hui dans la négociation de cette alliance particulière, la France est évidemment le pays qui avait en cela l’intérêt le moins personnel et le moins direct ; l’Angleterre pouvait espérer jeter de la sorte entre la France et la Russie un acte de méfiance, comme un obstacle à un rapprochement ; l’Autriche surtout avait l’avantage immense de trouver dans une combinaison nouvelle la force, le point d’appui dont elle manque en présence du ressentiment du cabinet de Saint-Pétersbourg et de la rivalité taquine de la Prusse. C’est en Prusse qu’un journal appelait le traité du 15 avril une ligue de défiance, un Sonderbund européen ; c’est du moins le notable déplacement d’une alliance qui du nord, où elle existait jusqu’à présent, se trouve transportée au midi. Mais quel est le rapport du traité du 15 avril avec les affaires d’Italie ? Il n’y a aucun rapport apparent. Entre la garantie permanente, active, assurée collectivement à l’indépendance de l’empire ottoman, et la garantie des possessions autrichiennes au-delà des Alpes, il n’y a aucune relation de solidarité. La question italienne reste donc entière, telle qu’elle a été posée dans le congrès de Paris, telle qu’elle découle malheureusement encore des conditions où vit la péninsule, et ce sera là, sans nul doute, l’épreuve la plus décisive de l’alliance nouvelle.

Il y a aujourd’hui pour les gouvernemens comme pour les peuples un intérêt politique et moral de premier ordre à aborder enfin cette question italienne, qui est celle de la destinée de toute une race aussi brillante qu’éprouvée. Seulement, qu’on ne s’y méprenne pas, il n’est point de question où les passions se substituent plus aisément à la réalité, et c’est ici surtout que l’imagination ajoute au mal véritable le danger des illusions sur la nature ou la possibilité du remède. Au fond, il y a deux choses en Italie : il y a la situation intérieure des divers états, et il y a la domination autrichienne, qui réagit sur l’ensemble de la péninsule. Après les discussions qui ont eu lieu dans le congrès, on peut dire aujourd’hui que tout ce qui touche à l’ordre intérieur se réduit principalement à la question des états pontificaux. Là du moins le mal est rendu plus sensible par la nécessité d’une occupation étrangère permanente. Les Autrichiens campent dans les Légations aux frais du saint-siège ; la France est à Rome à ses frais. Les populations n’ont plus par malheur au même degré l’affection qu’elles avaient autrefois pour la papauté. Le gouvernement romain rencontre toujours l’obéissance passive et extérieure ; mais sous cette obéissance se cache une sourde et pénible inquiétude qui transforme les moindres souffrances en griefs, et s’aigrit d’autant plus qu’elle est contenue. C’est une situation pleine de périls. Comment s’est-elle formée ? Il y a bien des causes sans doute. La papauté a été pendant longtemps un élément de puissance et de domination morale pour la péninsule : elle n’était pas seulement ce que Rossi appelait peu avant sa mort la dernière grandeur de l’Italie ; Rome était encore un centre où affluaient des ressources de toutes les parties du monde catholique, et ces ressources, rejaillissaient en bien-être, sur les populations, qui vivaient sans trop songer à travailler par elles-mêmes. Depuis ce temps, les révolutions sont survenues, la papauté a été soumise aux plus cruelles épreuves. Les réformes politiques et économiques qui ont été accomplies dans beaucoup d’états catholiques ont notablement diminué les ressources du saint-siège, et il a bien fallu recourir à d’autres moyens de gouvernement, à l’impôt, par exemple. Les souverainetés ecclésiastiques qui existaient dans d’autres pays déteignant par degrés la papauté est restée seule en vue, réunissant à la fois la puissance temporelle et la puissance spirituelle, et on s’est accoutumé à mettre en discussion si ce mélange de pouvoirs était nécessaire. Les passions nationales italiennes se réveillant en même temps, la question s’est étrangement compliquée ; on s’est demandé si un état neutre par sa nature, nécessairement étranger à tout conflit et placé au centre de la péninsule, n’était pas un obstacle incessant à la reconstitution de la puissance italienne. Le gouvernement romain, de son côté, n’a point toujours été, il s’en faut, à la hauteur de son rôle. Tandis que tout se transformait autour de lui, il ne changeait pas. Par tempérament, il est d’habitude craintif et méticuleux ; il manque trop souvent d’initiative et d’activité ; il redoute la responsabilité, il aime les atermoiemens. Au lieu d’aborder nettement et simplement les difficultés, il les évite, croyant ainsi les avoir résolues.

Il est résulté de ce concours de circonstances une situation qui n’a cessé de s’aggraver. Les ennemis de la papauté se sont enhardis jusqu’à faire un mot d’ordre de sa déchéance temporelle, en la représentant comme un obstacle permanent à toute réforme intérieure et à toute revendication nationale. Les soutiens de la souveraineté pontificale, en haine des révolutions, se sont rejetés dans une immobilité absolue, et ont pris en défiance tout ce qui se présentait sous le nom de sentiment italien. Quant aux hommes intelligens et éclairés qui croient la souveraineté temporelle du pape nécessaire pour le monde catholique comme pour l’Italie elle-même, mais qui croient aussi que cette souveraineté n’est point incompatible avec un progrès raisonnable, ils se sont refroidis un peu en voyant leurs efforts inutiles. Le gouvernement pontifical s’est trouvé avec des serviteurs dangereux, des ennemis implacables et une masse obéissante, mais tiède. Telle est la condition actuelle des états de l’église.

Le mal est réel, il ne servirait à rien de le nier ; mais que sera le remède ? Il ne peut être que lent et progressif. La régénération des États-Romains ne peut être que l’œuvre du temps et d’un travail persévérant, par cette raison bien simple que ce n’est pas l’administration seule qui doit se réformer : les populations elles-mêmes ont à contracter toutes les habitudes d’une vie nouvelle. Il semble à bien des esprits qu’ils ont tout dit quand ils ont parlé du gouvernement des prêtres, et que ce qu’on nomme la sécularisation doit guérir tous les maux. C’est un jugement aussi superficiel qu’inexact. Si on consulte les faits, il y a beaucoup moins de prêtres qu’on ne le pense et qu’on ne le dit dans le gouvernement pontifical. Sait-on quelle est la part des ecclésiastiques dans l’administration romaine ? Dans les Légations et dans les dix-huit provinces, il y a quinze prêtres, qui sont les délégats. Tous les autres employés de l’ordre civil ou de l’ordre Judiciaire sont laïques ; ils sont au nombre de 2,313. À Rome, la proportion change un peu, parce que l’arrondissement où siège le souverain pontife est sous un régime particulier. Le nombre des prêtres reste cependant encore grandement restreint. Dans la secrétairerie d’état, il y a 5 ecclésiastiques et 19 laïques ; aux finances, il y a 2,017 laïques contre 3 ecclésiastiques ; à l’intérieur, la proportion est de 1,411 à 22, à la justice de 927 à 59. Il en est partout de même. L’administration romaine ne compte en réalité que 98 ecclésiastiques contre 5,059 laïques. Une des causes habituelles d’erreur, c’est de compter les prélats parmi les ecclésiastiques. Les prélats ne sont nullement prêtres ; ils peuvent se marier demain, s’ils le veulent ; ils sont placés ordinairement dans les tribunaux supérieurs, pour s’accoutumer aux affaires administratives. Les prélats ont été justement à l’origine un commencement de la sécularisation, qui s’est surtout développée dans ces dernières années. Sous ce rapport donc, s’il reste beaucoup à réformer encore dans l’administration romaine, la sécularisation n’est point du moins aussi nouvelle qu’on le croit. Il y a vingt-cinq ans, on le sait, les puissances européennes, frappées de ce qu’il y avait déjà de critique et de menaçant dans la situation des états de l’église, présentèrent au pape Grégoire XVI un plan d’innovations sages, mesurées et praticables. Ces réformes ne furent point accomplies alors. C’est le nouveau pape, c’est Pie IX, qui a réalisé à un certain degré cette prévoyante pensée. Il ne faut rien exagérer sans doute : le pontife actuel n’a point rétabli un régime constitutionnel après l’expérience de 1848 ; mais le motu-proprio de 1850 et les mesures qui en ont été la suite, ont introduit des modifications profondes dans l’organisation des états pontificaux. Des municipalités ont été créées dans les communes, des conseils provinciaux ont été formés ; la consulte d’état pour les finances se réunit chaque année. Oui, ces réformes existent, et elles ont leur valeur. Sait-on seulement la dernière réforme qui reste à accomplir ? Celle-là n’est pas la moindre, elle consiste à faire de ces institutions une réalité, à les respecter, à en observer les prescriptions dans la pratique, car c’est une habitude malheureusement trop fréquente dans les États-Romains, chez les gouvernans et chez les gouvernés, d’éluder la loi le plus qu’on peut pour se faire une jurisprudence commode dont chacun reste le maître. Mais ces réformes prissent-elles un caractère assuré et permanent, fussent-elles complétées par le conseil des puissances européennes, seraient-elles un remède au malaise de l’Italie ? Répondraient-elles aux vues secrètes de tous ceux qui concentrent en quelque sorte toutes leurs pensées d’agitation dans cette question ? C’est là ce qui est douteux.

Un autre expédient plus direct, plus radical, a été présenté, comme on sait, dans le congrès de Paris. Il consistait à séparer les Légations du reste des États-Romains, et à les ériger en principauté semi-indépendante avec un chef nommé pour dix ans, avec une administration propre et une armée nationale. M. de Cavour, en faisant cette proposition, ne tenait pas évidemment plus qu’il ne fallait à son système ; il tenait avant tout à entrer en matière et à établir en quelque façon un point de départ. Si cette pensée était traduite en fait, le résultat ne se ferait probablement pas attendre. Une constituante italienne s’établirait à Bologne, et son premier acte serait de proclamer la déchéance complète du pape, en même temps qu’elle déclarerait la guerre à l’Autriche. C’est là une alternative qui n’a rien d’invraisemblable. Supposez au contraire que la mesure eût les meilleurs effets, que l’organisation nouvelle des Légations fonctionnât pacifiquement. Que pourrait-on répondre, ainsi que l’a fait observer M. d’Azeglio dans le sénat de Turin, aux autres provinces romaines qui réclameraient le même régime ? Elles s’insurgeraient, et si les Légations n’avaient pas proclamé la déchéance du pape, les autres provinces secoueraient son autorité infailliblement. De tout ceci, il ressort, ce nous semble, une conclusion naturelle. Sous quelque aspect qu’on envisage cette complexe et délicate question italienne, il se présente toujours deux solutions. Il y a la solution par la révolution et par la guerre à l’Autriche, il y a la solution par un progrès sage, modéré et intelligent, qui est aussi une manière d’arriver à l’indépendance, quoique par une voie plus lente. Il faut que l’Europe et l’Italie choisissent entre ces deux solutions. Le choix de l’Europe paraît se dessiner d’une façon assez claire aujourd’hui. Dans l’intérêt du monde catholique et dans celui de l’Italie elle-même, l’Europe ne peut songer à porter atteinte directement ou indirectement à la souveraineté temporelle du pape ; mais en même temps elle a le droit et le devoir de provoquer par ses conseils, par une intervention amiable, tout ce qui serait de nature à faire renaître la sécurité dans les états pontificaux, et à raffermir un pouvoir qui exerce une si grande action sur les consciences. Indépendamment des autres mesures politiques et administratives que le gouvernement romain peut être appelé à adopter, il en est une à laquelle il doit songer, parce qu’elle est de nature à rendre plus facile et plus prochaine la retraite des troupes étrangères : c’est l’organisation de l’armée. Déjà le cabinet pontifical est entré dans cette voie ; il a porté à 12,000 hommes le chiffre de l’armée nationale, et il a surtout recruté un corps de 4,000 Suisses. Sur ce point, comme sur tous les autres, l’appui et les conseils des puissances ne peuvent manquer au saint-siège. C’est là sans doute le sens des démarches qui vont se faire à Rome, et ce sera un des résultats du congrès de Paris. L’Angleterre, en sa qualité de puissance protestante, peut mettre plus de liberté dans son langage vis-à-vis du saint-siège. Il y a cependant une chose à considérer, c’est l’extrême réserve des paroles de lord Palmerston et de lord Clarendon au sujet des affaires d’Italie. L’Angleterre est un admirable pays où les journaux font des révolutions chez les autres — sur le papier, tandis que le gouvernement conduit la politique extérieure à peu près comme il lui convient, ou plutôt comme il convient aux intérêts du pays. Lord Palmerston ne l’a point laissé ignorer : il a déclaré que l’Angleterre conservait pour le Piémont les sentimens de sympathie qu’il mérite, qu’elle l’appuierait certainement s’il était attaqué, mais qu’elle ne seconderait aucune tentative perturbatrice ou aucune agression contre l’Autriche. Le Piémont, du reste, est le premier intéressé à se dégager de toute complicité dans des tentatives qui pourraient troubler la paix de l’Italie. Il a fait ce qu’il devait : il est entré avec honneur dans une lutte où s’agitait la destinée de l’Europe ; il en est sorti avec le relief d’un pays fait pour les résolutions vigoureuses. Sa présence dans les négociations diplomatiques lui a permis de prendre en main cette question italienne, d’appeler l’attention des gouvernemens sur les conditions critiques de la péninsule et de fixer sa propre position. Ce n’est point là certainement un résultat vulgaire, et la meilleure preuve, c’est le retentissement du nom piémontais au-delà des Alpes. L’émotion paraît avoir été aussi vive que profonde dans toutes les villes, à Naples comme à Rome et à Florence. Des adresses ont été envoyées à M. de Cavour, des médailles ont été frappées en son honneur. À Milan, la police a eu à déchirer des placards très propres à éclairer les autorités impériales sur les sentimens intimes des Lombards. À Gênes même, il y a eu quelques attroupemens autour de la maison du consul autrichien. Une sorte d’agitation s’est rapidement propagée. L’émotion ressentie par les populations italiennes, en voyant les puissances européennes s’occuper de leur destinée, n’a rien de surprenant ni de nouveau. Seulement le cabinet de Turin est assez habile et assez prudent pour voir qu’il y a un degré où cette agitation deviendrait un péril pour la politique même qu’il veut servir. Lorsque M. de Cavour a soulevé la question italienne, il l’a fait au nom d’une pensée conservatrice ; c’est cette pensée qui ne doit point dévier, qui doit au contraire se maintenir au-dessus de tout ce qui peut ressembler à une inspiration révolutionnaire. Un journal de Gênes écrivait récemment des articles sur le dernier pape, et annonçait la fin prochaine du pouvoir politique des souverains pontifes. À quoi sert-il de montrer qu’il pourrait y avoir incompatibilité entre la papauté temporelle à Rome et le gouvernement constitutionnel à Turin ? De même à quoi peut-il être utile que la presse piémontaise poursuive la guerre la plus acharnée contre l’Autriche ? Si cela chassait les Croates de la Lombardie, cela se concevrait encore. Il n’en est rien. Les Croates restent à Milan : ils en sortiront quelque jour, il faut le croire pour le bien de l’Italie et de l’Autriche elle-même ; mais ce sera par l’action d’une politique sage, attentive et prudemment résolue, qui aura réussi d’abord à vaincre les passions révolutionnaires pour montrer de pouillé de toute solidarité menaçante ce droit invariable d’une nationalité obstinée à vivre.

Ces récens mouvemens de la politique extérieure, ce travail qui s’opère sensiblement dans les hautes sphères de la diplomatie, n’ont-ils pas aussi leur reflet dans quelques incidens intérieurs ? M. le baron de Hübner a reçu le titre élevé d’ambassadeur pour représenter l’empereur François-Joseph en France. L’archiduc Ferdinand-Maximilien, frère du souverain de l’Autriche, quitte à peine Paris, où il a passé quelques jours. C’est du reste le moment des voyages de princes. le jeune archiduc autrichien s’est rencontré à Paris avec le prince Oscar de Suède, et d’un autre côté l’empereur Alexandre de Russie est aujourd’hui à Berlin, après s’être arrêté à Varsovie, où il a fait entendre quelques libérales paroles aux Polonais du royaume. Les fêtes princières vont se succéder également. Le baptême du prince impérial va avoir lieu à Paris, et le tsar va se faire sacrer dans quelque temps à Moscou. Les fêtes et les voyages ont leur côté brillant, et ils couvrent aussi parfois ou ils expliquent la politique. Dans l’ordre purement intérieur, le corps législatif marche lentement vers la fin de sa session, qui a été prolongée de quelques jours. Il reste encore le budget à discuter, et le budget n’est pas la seule question importante soumise en ce moment au corps législatif. Le gouvernement en effet a présenté depuis peu de temps deux projets de loi qui touchent aux intérêts les plus sérieux : l’un a pour but de consacrer une somme de cent millions de francs à des travaux de drainage dans l’étendue de la France. C’est un encouragement sur une grande échelle accordé à l’agriculture : ce n’est point sans doute un don gratuit ; l’encouragement prendra la forme d’un prêt aux propriétaires qui voudraient entreprendre des opérations de cette nature, et le prêt est remboursable en vingt-cinq années. Un autre projet plus récent, motivé par bien des abus et devenu presque une nécessité publique, a pour but de réglementer l’organisation et la constitution des sociétés en commandite ; il prescrit l’obligation, pour une société, de déposer le quart du fonds social avant de pouvoir se constituer. Les actions devront être nominatives. Cinq actionnaires composeront le conseil de surveillance, et ces membres, qui pourront visiter les livres et la caisse à première réquisition, provoquer des assemblées générales ou même la dissolution de la société, ces membres seront solidairement responsables avec les gérans. Les sociétés actuelles sont tenues de se soumettre à ces règles, et à toute infraction est attachée une pénalité qui comprend la prison et l’amende. Des mesures sont prises pour réduire les apports sociaux fictifs. C’est donc un ensemble de dispositions dont la pensée répond à un besoin véritable au milieu de cette fièvre industrielle de notre temps, qui engendre toute sorte de combinaisons et d’associations plus profitables aux inventeurs qu’aux intérêts qu’ils exploitent. L’art du capital social n’a guère besoin aujourd’hui de stimulans ; il est audacieux et peu scrupuleux ; contenu dans ses vraies limites, le génie industriel sera dans l’heureuse obligation de rester sérieux.

C’est au milieu d’une société ainsi partagée entre les préoccupations extérieures et le culte trop constant des choses matérielles que vient de s’éteindre subitement un grand et lumineux esprit, M. Augustin Thierry, l’un des premiers historiens de notre siècle. M. Thierry n’avait point atteint un âge avancé, mais depuis longtemps il vivait sous le poids d’une infirmité cruelle, qui avait commencé par lui ravir la vue, qui avait fini par ne laisser en rien d’intact, — rien que l’intelligence, toujours nette et active. M. Augustin Thierry était de cette élite d’esprits qui s’élevèrent au commencement de la restauration et qui se jetèrent aussitôt dans tous les domaines de la pensée ; il se voua pour sa part à l’histoire, il en avait le goût et le génie, il en avait pour ainsi dire l’enthousiasme. Aucun écrivain peut-être n’a réuni au même degré la passion des recherches laborieuses, l’autorité de la science, et la perfection de l’art, l’éloquence du récit, la netteté des peintures et des déductions. C’est avec cet ensemble de qualités rares qu’il a écrit l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, les Récits mérovingiens et ses études sur le tiers-état. Atteint de cécité dès la jeunesse même, séparé du monde, de la vie active, il avait conservé le don merveilleux du travail, la clairvoyance de l’esprit, et ce privilège supérieur de deviner ce qu’il ne pouvait vérifier. Il s’intéressait à ce monde dont il n’était plus, et il suivait du regard intérieur le mouvement de notre temps, qui a pu quelquefois déconcerter quelques-unes de ses vues historiques, mais non décourager son amour de la science. M. Augustin Thierry était arrivé à un état tel que sa fin ne pouvait plus être inattendue, et cependant la mort l’a saisi à l’improviste, presque sur son œuvre, aujourd’hui interrompue ; elle a achevé de souffler sur cette existence, et elle a laissé une place vide dans la littérature contemporaine, dans notre société même, emportée par tant d’autres pensées au milieu de toutes les diversions de la politique ou de l’industrie.

La politique est une œuvre de tous les jours que chaque pays poursuit avec le génie qui lui est propre, dans la mesure de ses intérêts et dans les conditions qui découlent naturellement de sa situation. Au nord et au midi, en Europe et au-delà de l’Océan, c’est le même spectacle. Le Danemark est certainement un des pays du nord les plus dignes d’estime. Indépendamment de la question du péage du Sund, soulevée par les États-Unis et non résolue encore, bien que le cabinet de Copenhague ait fait récemment des propositions sérieuses pour l’extinction des droits qu’il perçoit, le Danemark en est aujourd’hui à une épreuve tout intérieure. Il fait l’expérience d’une constitution nouvelle, machine politique d’un rouage fort compliqué et d’autant plus difficile à faire marcher. La monarchie danoise, on le sait, se compose du royaume de Danemark proprement dit et des trois duchés de Slesvig, Holstein et Lauenbourg, dont les deux derniers, situés au sud de l’Eyder, sont allemands de nationalité et de langue et font partie de la confédération germanique. Le royaume est constitutionnellement représenté par une assemblée législative élue au moyen du suffrage universel. Chacun des duchés a une assemblée moitié législative, moitié consultative, sorte d’états provinciaux. Ces diverses fractions de la monarchie devant former un tout politique d’après la constitution commune promulguée à la fin de 1855, un ’conseil suprême ou rigsraad, composé de vingt membres choisis par le gouvernement et de soixante membres élus par les assemblées provinciales ou par les électeurs des provinces, est investi de la juridiction législative sur les affaires générales de l’état. C’est ce conseil qui s’est réuni il y a deux mois, le 31 mars, et dont la session dure encore. Le roi a nommé président de cette assemblée M. Madvig, professeur de philologie ancienne a l’université de Copenhague, ancien ministre du culte et de l’enseignement, et vice-président M. Burchardi, juge à la cour supérieure d’appel du Holstein. Outre divers projets d’une importance inégale, le gouvernement a soumis à l’examen du conseil un budget pour l’ensemble de la monarchie, budget qui embrasse deux années, et qui pour ces deux années s’élève à 28 millions d’écus.

Dès que le principe d’une fusion entre les provinces de nationalité et de langue diverges était admis, la réunion des représentans de ces provinces dans une même assemblée devenait une condition naturelle et nécessaire. Dès l’ouverture de cette première session, il a été néanmoins évident qu’un certain nombre de députés du Holstein visaient à prendre une attitude particulière, se tenant en méfiance contre tout ce qui venait du gouvernement et du Danemark. Cette fraction est spécialement aristocratique et réactionnaire : elle se compose d’hommes qui ont pris part à l’insurrection de 1848. Ostensiblement elle affecte un grand attachement au principe de l’autorité royale. Le secret de cette attitude, c’est le mécontentement de la constitution commune, de la loi d’élection pour le conseil suprême de la part de représentation attribuée au Holstein, c’est surtout l’irritation profonde et toute personnelle contre le ministre actuel du Holstein, M. de Scheele, qui travaille à la réforme judiciaire et administrative dans un esprit libéral, par cela même contraire à l’ancien régime des prérogatives féodales et des privilèges aristocratiques. Plusieurs membres de cette fraction ont débuté par protester contre leur propre élection, en s’élevant contre la loi sous l’empire de laquelle ils ont été nommés. Peu après, onze députés allemands du Holstein, du Lauenbourg et du Slesvig ont pris l’initiative d’une motion tendant à supplier le roi de faire convoquer les états provinciaux des duchés, d’appeler ces états à délibérer sur la constitution commune et sur la loi d’élection, afin que ces délibérations, soumises au conseil suprême, pussent devenir le point de départ d’une révision radicale de l’organisation politique actuelle. Dans tout cela, il faut le dire, il n’était point tenu grand compte du royaume proprement dit et de l’assemblée législative danoise. Les auteurs de la motion parlaient au nom des duchés en revendiquant pour eux le droit d’être consultés sur la constitution de l’état, et ils réclamaient cette satisfaction comme une mesure d’équité et de conciliation. En un mot, c’était tout remettre en doute. Cette proposition a été dans le conseil suprême l’objet d’une longue et sérieuse discussion, à laquelle ont pris part les orateurs les plus distingués. Des deux côtés, on s’est appliqué à observer les convenances parlementaires les plus parfaites. En définitive, la motion a été rejetée comme impolitique, intempestive et impraticable, comme étant de nature en outre à replonger le pays dans des perturbations nouvelles à une époque ou il ne s’agit plus que de retrouver le repos dans une organisation désormais fixée et irrévocable. Les auteurs de la proposition n’ont plus eu d’autre ressource que de reparaître le lendemain avec une protestation destinée à réserver les droits des duchés. Cette discussion, qui a été une sorte de lutte pacifique, une affaire de parti entre le royaume et les duchés allemands, ne sera point peut-être sans quelque conséquence utile. Bien des points essentiels ont été éclairés : on s’est prononcé sérieusement, dignement et librement de côté et d’autre. Il peut en résulter un rapprochement salutaire pour le pays, pour les deux nationalités qui se sont trouvées en présence et pour leur commun avenir. Depuis ce moment, le conseil suprême a continué ses travaux. Il a visiblement pris sa tâche au sérieux, et il la remplit avec indépendance, si bien qu’à la suite d’un vote qui réduit le budget de la guerre et a pour but de ramener les forces militaires à l’état de paix, le ministre de la guerre, M. de Luttichaw, a donné sa démission. Ce n’est la au reste vraisemblablement qu’un incident préliminaire de la reconstitution du ministère danois, qui est resté incomplet depuis quelque temps.

Deux affaires surtout, l’une remontant à quelque temps déjà, l’autre toute récente, résument pour le moment, au point de vue politique, les rapports de l’Europe et de l’Amérique, et, par une coïncidence singulière, ce sont des querelles en quelque sorte intestines entre peuples de même race, entre deux nations qui furent les métropoles du nouveau continent et leurs anciennes colonies. La première de ces questions est celle qui s’est élevée entre l’Angleterre et les États-Unis au sujet des enrôlemens et de l’Amérique centrale ; elle est loin d’être résolue encore. L’Angleterre cependant met dans cette contestation, il faut le dire, une modération extrême : elle évite avec autant de soin que de prudence tout ce qui pourrait irriter les susceptibilités américaines. Le cabinet de Londres offre, pour les enrôlemens essayés un instant pendant la dernière guerre, toutes les satisfactions possibles, moins le rappel de son ministre et de ses consuls, qui a été réclamé impérieusement. En ce qui touche l’interprétation des traités relatifs à l’Amérique centrale, l’Angleterre propose de déférer la question à l’arbitrage d’une grande puissance, et même des journaux anglais ont indiqué comme arbitre la Russie. Le gouvernement américain n’en persiste pas moins dans ses premières prétentions et plus on approche de l’élection présidentielle aux États-Unis, plus il semble que le cabinet de Washington se retranche dans une fierté intraitable, peut-être par un périlleux besoin de retenir la popularité. Les discours les plus violens se font entendre dans le sénat américain, et le général Pierce s’expose à compliquer étrangement la politique de l’Union, si, comme on le dit, aujourd’hui, il est sur le point de reconnaître le gouvernement de Walker dans l’Amérique centrale. Un journal yankee proposait récemment, il est vrai, un expédient inattendu pour mettre fin à ces querelles. Il invitait de son chef la reine Victoria à faire un voyage aux États-Unis, en lui promet tant un accueil digne d’elle et digne de ces terribles enfans de l’Angleterre, après quoi tout serait terminé. Le moyen est original sans contredit, et nous ne voulons pas dire qu’il ne réussirait pas. Il est douteux toutefois que la reine Victoria passe les mers pour aller visiter Jonathan, contempler la chute du Niagara, et se rendre de la dans sa colonie du Canada. En attendant, c’est la diplomatie qui a la difficile mission de régler le différend de l’Angleterre et des États-Unis.

Une autre question qui intéresse également les relations des deux mondes, c’est la querelle qui vient de surgir tout à coup entre la république mexicaine et l’Espagne. Le Mexique fait des révolutions, et ce n’est point là ce qui peut étonner son ancienne métropole ; il fait des dettes, et il n’y a là encore rien que ne puisse parfaitement comprendre la Péninsule, ne fût-ce que par expérience ; mais le gouvernement sorti de la dernière révolution mexicaine a refusé de reconnaître les engagemens de ses prédécesseurs vis-à-vis de l’Espagne, et de solder des dettes reconnues par des traités. Il est allé plus loin, à ce qu’il semble : il a fait saisir sans autre façon les biens des Espagnols résidant au Mexique, et c’est là ce qui a ému justement le cabinet de Madrid, au point que le ministre de l’intérieur a déclaré récemment devant les cortès que si justice n’était point faite de bonne volonté par le gouvernement mexicain, l’Espagne était prête à aller la réclamer les armes à la main.

Telle est la fatalité de ces républiques hispano-américaines, trop souvent faibles et violentes : elles font des révolutions qui ne nuisent pas seulement à elles-mêmes, mais qui atteignent tous les intérêts des étrangers ; il s’en suit d’inévitables querelles avec les puissances européennes, qui ne peuvent laisser leurs nationaux sans défense. Telle a été longtemps aussi la condition des républiques du Rio de la Plata. Il n’en est plus de même heureusement aujourd’hui ; mais ces états sont-ils parvenus enfin à s’organiser, à s’affermir ? Il y a évidemment beaucoup d’efforts, neutralisés par beaucoup de passions, et couronnés de peu de succès. Un événement récent, par la manière dont il s’était accompli, semblait promettre un peu de paix à l’état oriental. L’élection d’un nouveau président de M. Pereira, s’était faite à l’unanimité. Les partis s’étaient mis d’accord ; on ne parlait plus que de conciliation, selon habitude. Bientôt cependant un conflit éclatait entre le président de la république et la chambre des représentans. Ce n’était rien encore : peu de jours après, une bande armée envahissait l’assemblée et s’acharnait contre quelques députés, dont l’un, M. Torrès, exilé il y a quelque temps, venait de reprendre son siège. Tout cela s’accomplissait, à ce qu’il paraît, avec des acclamations en faveur du général Oribe et du général Florès, qui sont ligués aujourd’hui, quoique se tenant à côté de la scène. Dans tous les cas, le chef de la police, singulièrement compromis par son inaction, sinon par sa complicité dans ces violences, était révoqué par le président, qui publiait aussitôt une proclamation très rassurante. Seulement le nouveau chef de la police déclarait, deux jours après, qu’il n’y avait aucun indice au sujet des auteurs de l’invasion de l’assemblée, et tout cela aboutissait à la découverte d’une conspiration qui amenait le bannissement de quelques personnes, notamment du général César Diaz, après quoi la concorde était rétablie.

Il n’en faut pas beaucoup à Montevideo pour croire au rétablissement de la paix. Les choses ne se passent point ainsi de l’autre côté de la Plata, à Buenos-Ayres. D’étranges violences toutefois ont signalé des élections qui ont eu lieu à la fin de mars pour le renouvellement partiel du sénat et de la chambre des représentans. Une circonstance particulière rendait cette lutte plus vive. C’est de la composition nouvelle du sénat et de la chambre des représentans que dépendra l’élection prochaine du gouverneur. Or il y a déjà des candidats divers. Le parti le plus ardent, le plus exalté, soutient d’avance le ministre actuel de la guerre, le colonel Mitre, homme d’esprit, mais de fort peu de mesure, qui écrivait, il y a quelques années, des articles à peu près socialistes, et qui serait peut-être capable de les écrire encore. Les hommes plus sensés de Buenos-Ayres semblent disposés à appuyer la candidature de M. Peña, ancien ministre, dont le caractère offre des garanties de prudence. Ce qui a été déployé de violences, d’invectives dans cette lutte, il serait difficile de l’imaginer. Les journaux, qui sont nombreux à Buenos-Ayres, se sont livrés à tous les emportemens de la polémique personnelle, et ces excès mômes ne font que rendre plus sensible la modération éclairée de quelques écrivains, dont l’un, M. Félix Frias, est un esprit des plus remarquables. En définitive, c’est la cause modérée qui a triomphé, et ce résultat a surtout cela d’utile qu’il peut contribuer à faire prévaloir une politique sage et conciliante dans les relations de Buenos-Ayres avec le reste de la Confédération Argentine. La scission entre la province de Buenos-Ayres et la confédération, dont le général Urquiza est le président, dure depuis quelques années déjà, comme on sait. Pourtant, après s’être fait mutuellement la guerre et avoir reconnu leur impuissance, les deux fractions de la république en étaient venues l’an dernier à signer des traités d’amitié qui rétablissaient leurs rapports dans des conditions favorables. Cet arrangement provisoire avait conduit pu de temps après à une tentative de rapprochement complet. Il y a quelques mois en effet, le gouvernement de Buenos-Ayres chargeait M. Peña d’une mission de conciliation auprès du général Urquiza. Il s’agissait de négocier la rentrée de la province dissidente dans la confédération. Malheureusement cette négociation n’a conduit à rien ; elle n’a eu d’autre résultat que de montrer la difficulté de s’entendre sur les conditions d’une fusion nouvelle, et le colonel Mitre, à la tête de quelques troupes, ayant violé le territoire de l’une des provinces confédérées, le général Urquiza en a profité pour dénoncer les traités de décembre 1854 et du 8 janvier 1855. La mésintelligence est donc redevenue complète. S’ensuivra-t-il une rupture accompagnée d’hostilités nouvelles ? Si de part ou d’autre on en avait la puissance, ce ne serait guère douteux. Heureusement les deux parties sont arrivées à se convaincre qu’elles ne peuvent se soumettre mutuellement. Il en résulte un état de malveillance permanente, où Buenos-Ayres et la confédération prospèrent néanmoins. À Buenos-Ayres, il y a un progrès matériel très sensible. Le mouvement du port s’accroit tous les jours, l’immigration se développe. La confédération, de son côté, suit la même voie de développement. Les affaires prennent une assez grande activité. Cette solidarité d’intérêts, de fortune, est ce qui reliera inévitablement les deux parties de la république argentine. C’est l’œuvre des hommes sages de Buenos-Ayres de réprimer ces passions violentes qui se font jour dans la presse, et qui entretiennent les animosités entre les provinces d’un même pays, lorsqu’il faudrait les apaiser au contraire et effacer les traces d’anciennes discordes, toujours sur le point de renaître.

Le Brésil vient récemment de signer un traité avec le général Urquiza. Le cabinet de Rio-Janeiro est sans cesse occupé à attester son influence dans le Rio de la Plata soit par des transactions diplomatiques, soit par des expéditions comme celle du Paraguay, soit par des interventions comme celle qui a eu lieu à Montevideo, et qui a maintenant cessé. C’est une partie de sa politique. Le jeune empire américain a été, il y a peu de temps, l’objet d’un livre publié par M. Charles Reybaud sous ce titre : Le Brésil. L’histoire, la géographie la constitution, la situation intérieure et extérieure du pays, l’auteur s’est proposé de tout analyser. S’il avait décrit les ressources immenses du Brésil, s’il avait exposé simplement ses besoins, ses efforts, ses progrès réels, il aurait fait une œuvre utile ; par malheur il ne s’est point aperçu qu’une étude perdait de sa sévérité et de son autorité en devenant une apologie permanente. M. Reybaud admire tout, ce qui est un peu trop vertement la leçon à l’Annuaire des Deux Mondes, pour ses jugemens ou ses conjectures moins enthousiastes, quoique sympathiques, sur la politique brésilienne et sur ses ambitions. Si l’auteur ne connaît pas les faits qu’il trouve étranges, c’est qu’il ne les a pas cherchés sans doute là où ils étaient, et s’il ne voit que désintéressement et spontanéité dans l’intervention du Brésil à Montevideo et dans la retraite des forces impériales, cela prouve encore qu’il n’a pas su tous les détails des événemens qu’il raconte. Le Brésil est un de ces pays immenses par l’étendue, prodigieusement féconds en ressources et faits pour un avenir de grandeur, mais qui se donnent le luxe d’une politique un peu conquérante avant d’être arrivés à se con quérir eux-mêmes.

CH. DE MAZADE.

REVUE MUSICALE

Les théâtres lyriques se meurent presque d’inanition. À l’Opéra, rien de nouveau depuis le Corsaire, médiocre ballet qui continue cependant d’attirer la foule, grâce au talent de la Rosati et à l’imitation d’un naufrage qui fait les délices de tous les Parisiens qui n’ont vu de bourrasques que sur le lac du bois de Boulogne. Évertuez-vous donc à faire des chefs-d’œuvre, quand on voit des scenario comme celui du Corsaire remplir trois fois par semaine la grande salle de l’Opéra ! Il y a au moins dix-huit mois qu’on répète, qu’on arrange et qu’on dérange à ce même théâtre un ouvrage intitulé la Rose de Florence, qui, après avoir été mis en deux actes, puis allongé en trois, en quatre, et remis en trois actes, est définitivement renvoyé aux calendes grecques, c’est-à-dire à l’année prochaine, s’il y a lieu. Quelques débuts insignifians et le rétablissement des pensions, qui avaient été supprimées en 1830, sont les seuls événemens qui se soient accomplis à l’Opéra depuis six mois. Quant à des ouvrages nouveaux, il n’en est pas plus question que des chefs-d’œuvre de Glück, de Sacchini, de Spontini et de Rossini, qui dorment dans les cartons du sommeil des immortels.

Le théâtre de l’Opéra-Comique, pour être plus actif, n’en est pas plus heureux. Les opéras s’y succèdent et passent rapidement, comme des ombres chinoises, sans laisser de traces. On ne parle déjà plus de Mme Cabel, cette petite planète découverte, il y a quelques années, par des astronomes de contrebande, et qui a presque disparu de notre horizon constellé. Cependant on a donné, le 26 avril, un opéra-comique en trois actes, Valentine d’Aubigny, qui devait, disait-on, renouveler les douces émotions de l’Éclair. Qu’est-ce donc que Mlle Valentine d’Aubigny ? Une jeune orpheline de condition, qui, ne sachant où se réfugier, va demander un asile à une famille de province qu’elle a connue dans des temps meilleurs. Elle se met en voyage et arrive à Fontainebleau, dans une auberge de fort mauvaise compagnie, où se passent des événemens qui pourraient être du ressort au moins de la police correctionnelle. Dans cette auberge se rencontrent à la fois un jeune comte de Mauléon, ami d’enfance de Valentine, qu’il n’a pas vue depuis des siècles, et dont il a conservé le plus tendre souvenir ; un chevalier de Bois-Robert avec une Sylvia de la Comédie-Italienne, qui le poursuit armée d’un billet à la La Châtre, dont elle exige le remboursement ou l’équivalent par un mariage en bonne forme. Mlle d’Aubigny n’aurait qu’un mot à dire pour revendiquer le nom que Sylvia lui enlève pour tromper la candeur du comte de Mauléon, et ce mot, elle ne le dit qu’à la fin du troisième acte, parce que sans cette réserve extrême la pièce n’existerait pas. Si du moins l’imbroglio de MM. Jules Barbier et Michel Carré était amusant, on passerait condamnation sur le reste et sur l’invraisemblance de leur fable médiocre. On n’apprécie toute l’habileté de M. Scribe dans ce genre, plus difficile qu’on ne croit, que lorsqu’on voit les pièces de ses jeunes compétiteurs. La musique de M. Halévy, bien supérieure au poème qui l’a inspirée, n’a pu cependant en racheter complètement les faiblesses. On remarque au premier acte une charmante romance : Comme deux oiseaux que le ciel rassemble, très bien chantée par M. Bataille ; les jolis couplets : Un amoureux, que M. Mocker dit avec esprit, et un trio bien venu. Un joli quatuor au second acte et un duo assez dramatique au troisième ne suffisent pas pour sauver la langueur toujours croissante d’un ouvrage plein d’ailleurs de distinction et de charmans détails. Nous pensons que la reprise, de Richard Cœur-de-Lion, qui vient d’avoir lieu tout récemment au théâtre de l’Opéra-Comique, sera plus fructueuse pour l’administration que les nouveautés qu’elle donne depuis quelque temps. On ne se lasse pas des vrais chefs-d’œuvre, et bien que celui de Grétry, qui remonte à l’année 1785, soit assez médiocrement chanté en l’an de grâce 1856, il attirera tous ceux qui aiment la vérité, le sentiment, l’esprit et le génie, sans lequel on ne fait rien de durable dans les arts. M. Barbot, qui joue le rôle de Blondel, possède une voix de ténor assez étendue, mais un peu gâtée par des sons de gorge et une prononciation qui sent trop les bords de la Garonne, où sans doute l’artiste a vu le jour. Ses gestes trop nombreux et son goût pour les éclats de mélodrame indiquent suffisamment qu’il a fait longtemps les délices de quelque chef-lieu de préfecture. M. Jourdan est infiniment mieux dans le personnage de Richard, dont il a chanté la romance à deux voix : Un regard de ma belle, avec un sentiment distingué et une voix bien dirigée.

Le Théâtre-Lyrique ne désemplit pas dans les jours fériés où l’on donne la Fanchonnette. Heureuse fille, qui ne se doutait pas la veille du bonheur qui l’attendait au lendemain ! Pour donner un peu de repos à Mme Miolan, qui chante quatre fois par semaine les agréables chansonnettes de M. Clapisson, on a repris également au Théâtre-Lyrique le chef-d’œuvre de Grétry. « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? » La musique de Grétry est précisément de la musique populaire dans le bon sens du mot. Aussi sera-t-elle accueillie favorablement par le public qui fréquente ce théâtre des lointains climats.

Nous ne sommes pas aussi dédaigneux qu’on voudrait le croire quand il s’agit de musique sans prétention, pourvu qu’on la donne pour telle, comme le fait spirituellement M. Offenbach aux Bouffes-Parisiens. Il sera beaucoup pardonné à M. Offenbach et au théâtre qu’il dirige pour avoir mis la main sur un petit chef-d’œuvre à peu près inconnu de Mozart, le Directeur de Spectacle (der Schauspiel-Director), opérette en un acte, qu’il a eu la bonne pensée de faire représenter sous ce titre : l’Imprésario. C’est en 1786 que Mozart laissa échapper de ses mains ce petit joyau, qui lui fut commandé par l’empereur Joseph II à l’occasion d’une fête qui eut lieu au palais de Schœnbrunn. Il y a quatre personnage : deux hommes, ténor et basse, et deux femmes, qui furent représentées dans l’origine par Mlle Cavaglieri et Mme Lange, qui n’était autre que la belle-sœur de Mozart, cette Aloyse de Weber dont le regard l’avait enchanté et qu’il voulait épouser. Au refus qu’il éprouva, Mozart, qui avait la candeur du génie, reporta son affection sur sa sœur Constance, qui devint sa femme. Mlle Cavaglieri et Mme Lange étaient les deux plus habiles cantatrices qu’il y eût alors à Vienne, et, sous les noms symboliques de Cœur (Herz) et de Timbre-Argentin (Silberklang) qu’elles ont dans la pièce, chanter, deux types, le brio de la fantaisie vocale et la tendresse du sentiment. Mozart, avec ce goût parfait qui le distingue, leur a distribué à chacune les gorgheggi et les notes émues qui pouvaient le mieux faire ressortir leurs qualités respectives. Bien que cette esquisse de l’impresario soit de la même année que le Nozze di Figaro, on la dirait d’une date beaucoup antérieure et presque de l’enfance de Mozart ; mais les dieux n’ont pas d’enfance et parlent toujours d’or. La petite pièce est chantée avec ensemble au Bouffes-Parisiens, particulièrement par Mlle Dalmont, personne gracieuse, avenante, dont la voix de soprano, juste et suffisamment timbrée, ne manque pas de flexibilité. Les amateurs que le nom de Mozart attirera dans la petite salle des Bouffes-Parisiens feront bien d’écouter aussi les Pantins de Violette, la dernière improvisation gracieuse de M. Adolphe Adam, que la mort est venue surprendre, le 4 mai, par un de ces coups foudroyans qui étonnent les esprits les plus aguerris à ce genre d’émotions. Ce n’est pas le moment d’apprécier comme il convient l’œuvre très mêlée de ce facile compositeur, dont nous n’avons jamais méconnu le mérite, mais que nous avons dû combattre pendant sa vie ; parce que ses succès mêmes nous paraissaient d’un dangereux exemple. Dans un temps où tout se publie avec fracas, excepté la vérité que tout le monde a sur le bout des lèvres, nous avons eu le courage de dire à M. Adolphe Adam qu’il faisait un usage regrettable de ses facultés, et que, pour un membre de l’institut, un professeur du Conservatoire, une notabilité de l’école française, il y avait quelque chose de mieux à faire que d’écrire dans les journaux des articles sans portée, qui compromettaient son nom et son talent. Sans doute, de dures nécessités condamnaient M. Adam à ce labeur ingrat, sur lequel, nous assure-t-on, il ne se faisait d’ailleurs aucune illusion. Eh ! qui donc ne les connaît pas, ces cruelles messagères du destin ? croit-on que nous soyons tous sur des roses ? il n’en est pas moins vrai de dire que cette intromission des artistes créateurs dans le domaine de la critique, ou, pour mieux s’exprimer, sur le forum de la publicité, est une des causes qui ont le plus contribué à l’abaissement des esprits et des caractères. On l’a dit ici même tout récemment, et avec une autorité qui a eu du retentissement, ces lâches complaisances de la critique, cet échange perpétuel de mensonges affectueux, cette conspiration permanente contre la venté générale au profil de misérables coteries, ont altéré tous les rapports des choses et ravalé l’idéal au niveau d’une enseigne de boutique ; mais, comme l’a dit aussi un autre écrivain de talent à propos des Contemplations de M. Hugo, la raison finit toujours par avoir raison.

La perte regrettable de M. Adolphe Adam laisse une place vacante à l’Institut. Les candidats sérieux qui se présentent pour le remplacer sont MM. Niedermeyer, Félicien David et Charles Gounod. Les chances paraissent être en faveur de M. Niedermeyer, homme de mérite, musicien instruit, qui a composé plusieurs grands opéras, Stradella, Marie Stuart et la Fronde, et plusieurs chefs-d’œuvre mélodiques qui sont connus de toute l’Europe, tels que le Lac de M. de Lamartine. M. Niedermeyer, qui, à une précédente élection, a déjà obtenu le suffrage de tous les membres de la section de musique, serait un choix d’autant plus excellent qu’il représenterait à l’Institut la tradition de la belle musique religieuse du XVIe siècle, qui se résume dans le grand nom de Palestrina. Directeur de l’école de musique qui a été fondée, il y a quelques années, pour relever le goût de l’art religieux si étrangement perverti par l’ignorance du clergé et des artistes qu’il emploie, M. Niedermeyer porterait à l’Institut son tribut de lumières, et balancerait un peu l’influence. Excessive de l’art contemporain, où domine exclusivement la forme dramatique.

La mort, qui cette année semble sévir plus particulièrement sur les hommes distingués, vient d’enlever aussi à Florence un jeune pianiste italien, Adolfo Fumagalli, qui donnait les plus grandes espérances. Nous l’avions connu à Paris, où il était venu se fixer il y a quelques années, et nous avons eu occasion d’apprécier ici même son talent énergique et plein de brio. Né à Milan 1828, M. Fumagalli avait à peine vingt-sept ans, et si le temps n’eût manqué à son ambition, il était destiné à s’élever au premier rang des virtuoses.

Si la musique semble visiblement péricliter dans les mains de ceux qui se sont donné la mission d’en faire l’occupation unique de leur vie, on trouve parfois dans le monde certaines organisations d’élite qui vous consolent un peu de tant de mécomptes. Nous assistions il y a quelques jours à l’audition d’un opéra de dilettante dans un salon du faubourg Saint-Germain, où la présence de Rossini excitait la curiosité de tous. L’ouvrage, exécuté au piano par des amateurs et des artistes inconnus, parmi lesquels nous avons remarqué un élève du Conservatoire qui possède une très jolie voix de ténor, la fille de Banderali, qui annonce devoir faire honneur au nom qu’elle porte, et un M. Marcolini qui chante le baryton avec talent, révèle des études sérieuses et, une vocation musicale des plus distinguées. Deux quatuors, un trio, un duo et une charmante romance, intitulée Bouton de Rose, nous ont paru des morceaux bien écrits, pleins d’esprit scénique et de mélodies faciles. L’illustre maestro, que tout le monde consultait du regard, accordait son approbation à plus d’un passage agréable de cette partition inédite, que l’auteur accompagnait lui-même au piano avec habileté, lorsque le créateur de Guillaume Tell vit un des auditeurs s’approcher respectueusement de lui : « Depuis que vous avez cessé d’écrire, monsieur Rossini, lui dit cet adorateur fervent, j’ai presque cessé de vivre. Je ne puis me faire à la musique qu’on nous donne ; mais dans votre œuvre admirable la partition que je préfère et que je mets au-dessus de toutes les autres, c’est votre Lucie ! » À ce mot, tout le monde se sauva, et Rossini resta silencieux et immobile, impavidus comme le juste d’Horace.
P. SCUDO.



Tandis que les travaux purement littéraires, la poésie, le roman, le théâtre, languissent ou s’effacent à Berlin, il y a une branche de la littérature qui y est encore cultivée avec éclat : c’est l’histoire et la critique de l’art. Il suffit de citer les savantes publications de M. Franz Kugler, les études si consciencieuses de M. Waagen sur les artistes de l’Angleterre et de la France, l’Histoire de l’Architecture de M. Wilhelm Lübke, les Kunstlerbriefe de M. Guhl, les travaux et les leçons de M. Kiss, pour faire apprécier le haut rang que la littérature esthétique a su conserver dans la capitale de la Prusse. À côté de ces publications, ou pour mieux dire au milieu de ce mouvement d’études, il y avait place pour un recueil qui en fût l’interprète auprès du public d’Allemagne. Un jeune et habile écrivain, M. le docteur Max Schasler, très familiarisé avec l’histoire de la peinture, très bien informé de tout ce qui intéresse les écoles contemporaines, a eu l’ambition de remplir ce rôle, et la publication périodique qu’il vient de fonder mérite d’être signalée à l’attention des esprits élevés.

L’absence d’unité politique, si funeste à l’Allemagne à l’heure des grandes crises européennes, lui assure du moins de précieux dédommagemens dans le domaine de l’intelligence. Grâce à la constitution du pays, il n’y a pas de ville un peu importante qui ne possède des artistes supérieurs, il n’y en a pas qui ne soit le théâtre d’un mouvement original. Malheureusement ces artistes sont trop isolés, trop étrangers les uns aux autres, les écoles ne se renouvellent pas par l’échange des inspirations ou la lutte des principes ; sur tout le public n’est pas suffisamment initié aux efforts des maîtres et des élèves, et quand une grande occasion se présente de produire aux yeux du monde entier les travaux de l’art allemand, l’Allemagne semble prise au dépourvu. N’est-ce pas là ce qu’on a vu l’an dernier à l’exposition universelle des beaux-arts ? S’il y avait eu alors à Berlin ou à Munich un journal influent chargé de stimuler les artistes, si quelque voix autorisée eût fait entendre dans les ateliers des paroles d’encouragement ou de reproche, on peut affirmer que l’exposition allemande aurait produit de tout autres résultats. Les Dioscures, — c’est le nom du recueil fondé par M. Schasler[1], — rempliront ce salutaire office. Ce recueil se donne pour mission de rapprocher les écoles, de confronter les œuvres, d’appeler l’attention du public sur les travaux éminens, de mettre en lumière les richesses ignorées, en un mot de ranimer la vie dans le domaine des arts. Il promet aussi de s’occuper de l’industrie et de ses rapports avec les arts du dessin ; ces rapports deviennent plus importans chaque jour. Que de questions à résoudre ! que d’utiles indications à donner ! L’industrie et le public lui-même n’ont-ils pas besoin d’une direction constante ? Cette direction féconde, les Dioscures s’efforceront de l’imprimer aux esprits, et l’on ne peut qu’applaudir au zèle de l’écrivain qui se charge d’une pareille tâche. La publication de M. Schasler compte déjà quelques livraisons. C’est un début sérieux et brillant. M. Schasler est secondé par des collaborateurs habiles. Qu’il poursuive son œuvre avec le même talent, la même conscience, le même amour du vrai et du beau, et nous ne doutons pas que les Dioscures ne prennent bientôt un rang élevé dans la presse germanique.

Puisque nous parlons de la littérature esthétique de Berlin, signalons aussi aux architectes, aux archéologues, aux historiens, à tous ceux que les problèmes de l’art et de l’antiquité intéressent, les dernières publications de M. Wilhelm Zahn. Il y a bientôt trente ans que M. Zahn a entrepris un immense travail sur les peintures de Pompéi, d’Herculanum et de Stabies. Jeune alors et dans toute l’ardeur de la science et du talent, M. Zahn s’était installé sur les lieux mêmes pour en donner à la fois une description et une reproduction complètes ; il y passa près de douze années, et le magnifique ouvrage qu’il achève en ce moment est le résultat de cette courageuse entreprise. Quand les premières livraisons parurent en 1828, Goethe les salua d’un cri d’enthousiasme. Après avoir appelé l’attention de Weimar, de Berlin, d’Iéna, de toute l’Allemagne du nord, sur l’ouvrage de M. Zahn, deux ans plus tard il en rendit compte dans les annales de Vienne, et les encouragemens qu’il prodigua à l’auteur n’ont pas médiocrement contribué à le soutenir au milieu des difficultés de sa tâche. C’est même là un des derniers sujets qui aient passionné la vieillesse du grand écrivain. La collection des lettres qu’il a écrites à M. Zahn formerait un volume. La dernière qu’il ait tracée de sa main, douze jours avant de mourir, le 10 mars 1832, est adressée à Naples au docte et habile auteur des Peintures de Pompéi.

L’ouvrage de M. Zahn porte ce titre : Les plus beaux ornemens et les plus remarquables peintures de Pompéi, d’Herculanum et de Stabiœ, avec des esquisses et des vues[2]. M. Zahn est à la fois un archéologue et un peintre ; ces vivantes copies de l’art antique sont accompagnées d’un texte, rédigé en allemand ou en français, qui en explique le sens et en apprécie la valeur. De plus, ce peintre, cet archéologue est un esprit inventif et plein de ressources. Pour reproduire avec leur caractère original les peintures de Pompéi, il a imaginé un système d’impression en couleur qui excite encore, après de longues années, la surprise et l’admiration de tous les jugés compétens. M. Alexandre de Humboldt, appréciateur si délicat de toutes les œuvres de l’esprit, a pris plaisir à patroner l’invention de M. Zahn, à en faire valoir l’originalité et l’importance ; notre Académie des Beaux-Arts s’en est occupée aussi, à plusieurs reprises, et a donné à l’auteur de précieux témoignages de sympathie. M. Zahn a divisé son œuvre en trois grandes parties, dont la dernière s’achève en ce moment même. La première, contenant une centaine de planches coloriées, a paru de 1828 à 1829, la seconde de 1841 à 1845 ; la troisième, commencée en 1848, est déjà riche de livraisons pleines d’intérêt, et sera terminée avant deux ans.

Quand on parcourt l’ouvrage de M. Zahn, on comprend l’enthousiasme de Goethe ; il est impossible de ne pas être frappé de la beauté, de la grandeur, de la majesté idéale des tableaux reproduits par l’auteur. Cette peinture romaine que nous connaissons si peu nous apparaît ici avec de merveilleuses richesses. C’est tout un musée, par conséquent toute une révélation. Une telle œuvre a sa place marquée dans toutes les grandes bibliothèques. Des publications si considérables, malgré l’intérêt qu’elles excitent, ne peuvent prétendre à une popularité immédiate ; tôt ou tard cependant, elles finissent par pénétrer dans le public, et le succès matériel vient couronner le succès moral. Il en sera ainsi des Peintures de Pompéi et de Stabiœ. L’œuvre qui a enchanté la vieillesse de Goethe, et que M. Alexandre de Humboldt a signalée comme une merveille d’industrie, a plus d’un moyen de séduction auprès des intelligences d’élite ; elle propose aux historiens de l’art les plus curieux problèmes, elle offre à l’artiste des types inattendus, à l’archéologue des renseignemens lumineux, à tous les esprits cultivés de délicates jouissances.

SAINT-RENE TAILLANDIER.


CLASSAZIONE DEI LIBRI A STAMPA DELL’ J. E R. PALATINA IN CORRISPONDENZA DI UN NUOVO ORDINAMENTO DELLA SCIBILE HUMANO, di Francesco Palermo[3]. — S’il est une science compliquée et modeste, bien qu’elle touche par quelques côtés aux plus grands problèmes, c’est la bibliographie, c’est la science des livres, observés et étudiés non-seulement dans leur état et leurs détails matériels, mais encore dans leur être moral pour ainsi dire. Rien n’est plus difficile notamment que d’ordonner dans une classification rationnelle, méthodique et claire, ces vastes collections où sont dispersées les connaissances humaines et qui composent une grande bibliothèque. Il y a longtemps qu’on s’occupe en France de réaliser un travail de ce genre et de faire des catalogues qui y correspondent. Un catalogue, dira-t-on, n’est-ce pas la chose la plus simple du monde ? Le travail est simple en effet et presque manuel, s’il n’y a qu’à étiqueter et numéroter matériellement des livres. Ce n’est rien, c’est une œuvre de patience, d’attention et d’ennui. C’est tout au contraire, si on veut faire dériver l’ordonnance d’une bibliothèque d’une pensée première qui se décompose naturellement en divisions et en subdivisions méthodiques. Il s’agit alors de remonter en quelque sorte au principe des sciences, d’observer comment elles s’engendrent, par quels rapports elles se touchent. Et ce n’est pas tout encore : après avoir trouvé cet ordre tiré de la nature des sciences, il faut le combiner avec les exigences de la classification par pays. C’est ce qui fait qu’il est si difficile d’éclaircir la confusion qui règne si souvent dans ces vastes dépôts des connaissances humaines qu’on nomme les bibliothèques. Les bibliothèques de l’Italie particulièrement ne brillent pas toujours par leur ordre, bien qu’elles aient eu souvent à leur tête des hommes de beaucoup de savoir et d’étude. Aussi n’est-ce point sans à propos que M. Francesco Palermo, dans le livre dont nous citons le titre, s’efforce de trouver le principe d’une classification nouvelle à appliquer à la Palatine de Florence, dont il est le bibliothécaire L’auteur ne se contente pas d’un travail bibliographique ordinaire. C’est dans la nature des connaissances humaines qu’il cherche le point de départ de ses classifications, étudiant les essais divers qui ont été faits jusqu’ici et résumant, depuis Aristote jusqu’à Bacon et aux encyclopédistes, les systèmes qui ont présidé à l’organisation des sciences. Il serait difficile de suivre M. Palermo dans toutes les déductions destinées à éclairer une vraie et juste classification des livres. Toujours est-il qu’il pose certains principes ; il montre la science ayant deux objets essentiels, le vrai et le beau. Au vrai se rattache tout ce qui a trait à la révélation et à la philosophie rationnelle. D’un autre côté, il y a le beau spéculatif et le beau réel : les principaux points arrêtés, il arrive, de déductions en déductions, à déterminer l’ordre des connaissances humaines, en parlant des livres qui traitent de la religion pour finir par ceux qui traitent des arts mécaniques. L’idée générale se résume dans l’introduction ; le reste du livre n’est que le développement méthodique de la pensée première, l’application du système. En apparence, la Classazione est le programme de l’organisation d’une bibliothèque ; au fond, c’est une idée très philosophique qui préside à la conception de ce classement et de ce catalogue. Dans la pratique, bien des difficultés pourront sans doute se présenter, et cette classification pourra avoir ses embarras, ses incertitudes. M. Palermo, en rattachant un fait de bibliographie qui semble à première vue tout pratique aux questions les plus élevées de la pensée humaine. Il est à souhaiter qu’il réussisse dans son idée d’ordonner sur ce plan nouveau la bibliothèque palatine de Florence.


CH. DE MAZADE.


L’INDUSTRIE CONTEMPORAINE, SES CARACTÈRES ET SES PROGRÈS CHEZ LES DIFFÉRENS PEUPLES, par M. A. Audiganne[4]. — Pour les économistes comme pour les industriels, l’exposition de 1855 demeurera longtemps ouverte. La foule a assisté au spectacle, et l’on peut dire que cette représentation extraordinaire a été tout au bénéfice du génie moderne, si glorieusement représenté dans ses œuvres les plus parfaites ; mais comment ces œuvres ont-elles été créées ? Par quels triomphes successifs, par quelles assimilations ingénieuses, l’industrie, éclairée par la science ou s’inspirant des principes les plus élevés de l’art, est-elle parvenue à dompter ou à transformer la matière ? Quels sont les pays qui, dans ce concours universel des forces productives, ont montré le plus de savoir, d’intelligence, ou de goût ? Enfin par quels procédés arrive-t-on, dans les diverses régions manufacturières, à diminuer les prix de revient et à faire participer le plus grand nombre aux bienfaits d’une consommation économique ? — Voilà les enseignemens qui doivent résulter des expositions de 1851 et de 1855. M. Audiganne a étudié la dernière exposition à ces différens points de vue, et il a pu ainsi observer sous tous ses aspects l’industrie contemporaine. Il y a de la méthode dans les divisions de son travail, et ce n’est pas en pareille matière un mince mérite. L’exposé des découvertes industrielles, sans être hérissé de démonstrations ni de termes techniques, est clair et succinct ; les caractères de la production dans chaque pays sont décrits en traits rapides et nets ; enfin les titres des principaux exposans sont résumés avec impartialité. En même temps, l’auteur nous semble avoir parfaitement entrevu les conséquences de l’exposition universelle et l’influence que celle-ci doit exercer dans un avenir prochain sur la législation internationale. Nous croyons devoir citer a ce sujet un passage extrait du chapitre qui termine son livre : « A propos du concours ouvert à Londres en 1851, dit M. Audiganne, on a déjà signalé le sens pacifique de ces grandes assises de l’industrie qui rapprochent les peuples, et, en mêlant leurs intérêts, leur font voir qu’ils sont tous associés dans une même lutte pour étendre la domination de l’homme sur la matière. Plus les nations ont de rapports entre elles, et plus, en reconnaissant la communauté des lois générales auxquelles la Providence les a soumises, elles doivent comprendre l’étroite parenté qui les unit. S’il est encore possible que des divisions surgissent entre les peuples, il y a du moins plus de chance qu’autrefois pour qu’elles ne se produisent point pour des raisons futiles, ou ne se prolongent point indéfiniment. — N’avons-nous pas quelques autres conséquences encore à tirer de ces rapprochemens dans l’intérêt de la société industrielle proprement dite ? Le régime intérieur de l’industrie, c’est-à-dire les lois qui concernent le travail, diffère de pays à pays. Tel peuple s’est honoré en protégeant l’enfance contre les abus que le développement de la concurrence tendait à engendrer dans les fabriques ; tel autre n’est point encore entré dans cette voie bienveillante, ou n’y a fait que des pas insignifians. Là, l’égide de la loi s’étend sur les femmes, au moins dans des manufactures d’un certain genre ; ici, le sexe le plus faible est abandonné à tous les hasards de la vie des ateliers. Là, on a imposé des limites au travail journalier des adultes, pour que les forces humaines, associées dans la production à ces agens infatigables qu’on appelle machines, ne fussent pas épuisées avant le temps dans un effort exagéré ; ici, on laisse aller la liberté jusqu’à la licence. — Les lois relatives à la propriété industrielle, telles que les lois sur les brevets d’invention, les marques et les dessins de fabriques, ne varient pas moins que celles qui s’appliquent au régime du travail. Nous nous demandons si ces matières ne pourraient pas donner lieu à un accord général qui faciliterait singulièrement l’exécution des mesures que la morale et la politique recommandent partout à l’attention des hommes d’état. »

Les vœux exprimés par M. Audiganne se réaliseront prochainement. Déjà des mesures ont été prises pour assurer chez la plupart des nations manufacturières l’exécution des règlemens qui régissent le travail des usines. On s’occupe en même temps de préparer un code international pour la garantie de la propriété industrielle ; un projet de loi a été présenté au corps législatif sur les marques et dessins de fabrique, et ce projet contient une disposition qui offre aux pays étrangers, moyennant réciprocité, le bénéfice des garanties dont seront appelés à jouir nos nationaux. Sur ce point comme en matière de propriété littéraire, la France aura donné le signal d’une réforme vainement réclamée jusqu’ici. Pour les brevets d’invention, l’exposition de 1855 a démontré la nécessité d’établir partout un régime similaire. Ces questions si complexes, si délicates, qui sont demeurées longtemps à l’état d’étude, viennent d’être éclairées d’une vive lumière, et les gouvernemens, après avoir recueilli les impressions qu’a fait naître l’exposition, ne peuvent plus se refuser à les résoudre. Comment d’ailleurs ne s’entendraient-ils pas ? Le profit ne serait-il pas égal pour tous ? Chaque pays n’a-t-il pas aujourd’hui une propriété industrielle à protéger ? Ce n’est plus seulement une affaire d’honneur et de loyauté dans les transactions : c’est encore un grand intérêt mercantile qui est en jeu. On doit se féliciter de voir cet argument se joindre à tant d’autres, d’un ordre plus élevé, pour pousser la législation internationale dans ces voies nouvelles, et pour créer en quelque sorte le droit des gens de l’industrie. L’argument sera décisif. Les faits exposés par M. Audiganne dans son tableau de l’industrie contemporaine, les élémens de comparaison et de rapprochement qu’il a puisés dans un sujet aussi vaste, et les considérations qu’il a invoquées contribueront, pour une large part, aux améliorations et aux réformes qu’il recommande à l’attention publique.


C. LAVOLLEE.


V. DE MARS.


  1. Die Dioskuren. Zeitschrift fur Kunst, Kunstinduslrie, und kunstlerisches Leben, von Dr Max Schasler. Berlin, 1856.
  2. Die schönslen Ornamente und merkwurdigsten Gemälde aus Pompeji, Herculanum und Stabiœ, nebst einigen Grundrissen und Ansichten, von Wilhelm Zahn. — Chez Dietrich Reimer, à Berlin. 1828-1856.
  3. Firenze, dall’ J. e R. Biblioteca Palatina ; tipografia Galilejana, 1 vol. petit in-4o.
  4. Un vol. in-8o, Paris 1856, Capelle, éditeur.