Chronique de la quinzaine - 14 juin 1856

Chronique n° 580
14 juin 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


14 juin 1856.

La politique générale du monde a ses phases diverses, comme elle a ses élémens complexes. Elle a ses momens d’activité intense et puissante, de même qu’elle a ses heures de repos et d’indécision. Qu’une grande question s’élève, tout se concentre aussitôt autour d’un seul événement, parce que tout tient aux suites de cet événement, à la solution du problème qui résume et absorbe tous les autres. Les affaires de l’Europe prennent l’aspect d’un drame qui a une singulière unité, dont les peuples et les gouvernemens sont les acteurs. On marche droit au but, et toutes les situations, toutes les difficultés sont ramenées à cette préoccupation unique. Il est des heures au contraire, après les momens de grande tension dans les esprits, où la vie générale se morcelle en quelque sorte. L’animation cesse avec la cause qui l’a produite ; l’intérêt se divise, parce que tous ces élémens qui se tenaient groupés autour d’un même fait se dispersent à leur tour. Du grand mouvement imprimé à l’Europe pendant deux années, on dirait qu’il ne reste en quelque sorte que des ondulations qui se prolongent. Qu’est devenue en effet cette question d’Orient qui a remué le monde ? Elle renaîtra plus d’une fois encore sans nul doute ; elle redeviendra l’énigme, l’obsession et l’embarras des cabinets. Pour le moment, elle est passée dans l’histoire. Des points secondaires restent à régler. Des commissions sont envoyées en Asie et en Bessarabie pour tracer les frontières de la Russie et de l’empire ottoman. Une autre commission de délégués européens va se réunir à Bucharest pour rechercher les bases d’une réorganisation des principautés du Danube, et cette réorganisation soulève même un problème qui n’est point résolu encore. La Moldavie et la Valachie seront-elles réunies ou continueront-elles à vivre d’une vie séparée ? Des influences contraires sont en jeu. Les premiers intéressés, les Roumains, demandent la réunion ; le prince Ghika, hospodar actuel de la Moldavie, publiait récemment un mémoire pour réclamer cette mesure comme une condition de la prospérité des provinces du Danube. La Francs et l’Angleterre sont favorables à cette pensée ; la Russie ne parait point s’y opposer ; la Turquie et l’Autriche luttent pour le maintien de l’état actuel. L’organisation nouvelle des principautés est une des suites des affaires d’Orient ; mais la question principale est tranchée. Les armées quittent leur champ de bataille. Les alliés se retirent de la Crimée, et les Russes du territoire ottoman en Asie. La politique européenne fait de même : elle se retire, non sans faire quelque station, en cherchant à reconnaître le chemin qu’elle a parcouru et le point où elle se retrouve. C’est dire que les affaires d’Orient n’existent que par leurs conséquences au point de vue de la situation générale du continent et des diverses questions qui s’y rattachent.

Une de ces conséquences est le traité du 15 avril, et une des particularités de ce traité, c’est qu’il a laissé en Allemagne, dans une certaine partie de l’Allemagne, une impression des plus vives, on pourrait presque dire une impression d’amertume, non contre la France et l’Angleterre, mais contre l’Autriche. Les politiques allemands, qui tournent d’habitude leurs regards vers le Nord, espéraient que la paix aurait ce bon résultat de dissoudre l’alliance du 2 décembre 1854, ce qui pourrait s’appeler à quelques égards l’alliance du Midi. Il n’en a rien été ; la paix au contraire a semblé resserrer cette alliance, en la faisant apparaître sous une nouvelle forme. On a vu dans un tel fait presque une trahison ou le signe d’une préméditation secrète contre l’organisation fédérale actuelle de l’Allemagne, dont le cabinet de Vienne est accusé de préparer le remaniement à son profit. On a dû être d’autant moins disposé en Prusse à écouter l’Autriche, si celle-ci, comme on l’a dit, a cherché à renouveler les traités par lesquels les deux puissances germaniques se garantissent mutuellement leurs territoires allemands et non allemands, — s’il est vrai, comme on s’est obstiné à le répéter, qu’un voyage récent du prince Windischgraëtz à Berlin n’ait point été étranger à cette affaire. L’Autriche, dont la politique n’est point restée inactive à coup sûr depuis deux mois, a bien pu songer en effet à multiplier ses points d’appui, à s’assurer des alliances de toutes parts dans l’Occident et au centre de l’Europe. La Prusse n’était point d’humeur à renouveler des engagemens qui lui pesaient fort déjà, et elle ne l’a pas même laissé ignorer, il en résulte que le traité du 15 avril a dû avoir d’autant plus de force aux yeux du cabinet de Vienne, et que le rapprochement entre l’Autriche d’une part, la France et l’Angleterre de l’autre, a semblé prendre un caractère plus marqué, tandis que, par une coïncidence singulière, le roi de Prusse recevait au même instant la visite de l’empereur Alexandre de Russie. Quel rapport le voyage du tsar à Berlin a-t-il avec le traité du 15 avril ? Il serait difficile de le préciser. Si l’on cherchait dans les circonstances la signification actuelle d’une telle excursion, on pourrait y voir l’intention de laisser paraître un accord plus intime entre les deux cours au moment où l’alliance de l’Autriche avec les puissances occidentales s’attestait par un acte inattendu, comme dans les incidens qui ont lieu en Allemagne depuis quelques jours on peut voir la marque de cet antagonisme permanent qui existe entre l’Autriche et la Prusse, qui a précédé la guerre et qui lui survit, que le traité du 15 avril a fait éclater une fois de plus, et qui prend toutes les formes, même celle des témoignages du plus invariable attachement fédéral. Autrefois la Prusse et l’Autriche étaient également unies avec la Russie, aujourd’hui la Prusse reste avec la Russie ; l’Autriche est avec la France et l’Angleterre : c’est là, ce nous semble, le point où la question d’Orient laisse, en disparaissant, la politique allemande.

Les affaires d’Italie, qui sont venues se rattacher à la lutte orientale, semblent de leur côté entrer également dans une phase nouvelle. Certes la question italienne n’a point dû de naître aux complications survenues en Orient. Elle existait bien ayant ; c’est l’éternelle question des griefs et des espérances d’un peuple. Deux causes particulières devaient contribuer à la faire renaître aujourd’hui : d’abord la perspective d’une lutte, dont les conditions ne se dessinaient point encore, mais qui pouvait embrasser l’Europe en passant de l’Orient dans l’Occident, la mettait au premier rang des problèmes inévitables d’un prochain avenir ; ensuite l’alliance d’un des états italiens avec les puissances occidentales lui créait une issue naturelle. Malheureusement le danger pour une telle question, grande par elle-même, c’est d’être liée à une autre question, d’avoir à subir les variations et les chances d’une lutte engagée avec un but déterminé. La paix survenant aujourd’hui, il en est résulté, il devait en résulter une disproportion singulière entre les espérances conçues et la réalité, dès que l’examen de la situation de l’Italie n’était plus qu’une des affaires incidentes soumises au congrès des puissances. La participation de l’Autriche à l’œuvre de la paix, sa position d’alliée de la France et de l’Angleterre rendaient le problème plus difficile encore. Le Piémont a été fidèle à son rôle en parlant dans le congrès de Paris au nom de l’Italie, en faisant entendre ses plaintes ; il usait d’un droit en représentant ce qu’il y avait de dangers pour lui dans une occupation étrangère qui gagnait insensiblement tous les autres états, dans la fatale insécurité qui règne au-delà des Alpes. Quelle était la conclusion ? Au fond, pour les gouvernemens européens, il n’y avait à choisir au moment décisif qu’entre une guerre nouvelle, avec la révolution pour auxiliaire, et une intervention diplomatique restreinte à certaines questions de gouvernement intérieur. Ils ont opté pour ce dernier parti, et sous ce rapport la France, l’Angleterre et l’Autriche se sont trouvées d’accord pour solliciter dans certains états des améliorations indispensables. L’Angleterre elle-même n’a point eu dans ces affaires une politique aussi distincte qu’on le pense. Rien ne le prouve mieux que la dépêche de lord Clarendon au sujet de la note sarde du 16 avril. Le ministre anglais n’avait pas cru devoir répondre à cette note, il ne répond que parce que le gouvernement piémontais a paru le désirer, et sa réponse se borne à un point particulier, sur lequel il n’y a qu’un avis : c’est l’occupation étrangère dans les États-Romains. La vérité est aujourd’hui que tout semble consister dans une action collective de la France et de l’Autriche à Rome, de l’Angleterre et de la France à Naples, pour faire prévaloir dans l’administration de ces deux pays un esprit de tolérance et de sages réformes ; c’est à ce point de vue qu’on peut dire que les affaires d’Italie entrent dans une phase nouvelle, où l’autorité de l’Europe suffira sans doute pour amener quelque apaisement.

D’où peut naître aujourd’hui une altération sérieuse dans la politique générale ? Ce n’est point peut-être de l’Europe malgré les difficultés encore réelles et intimes de sa situation, c’est du Nouveau-Monde. Tandis que la guerre vient de cesser entre les principales puissances européennes, éclatera-t-elle entre l’Angleterre et les États-Unis ? Si tant de raisons de toute nature, tant de considérations supérieures ne s’élevaient contre un choc redoutable, et ne laissaient croire jusqu’à la dernière heure à l’autorité d’un meilleur conseil, il est certain que ce conflit entre les deux pays, né de causes relativement secondaires, ressemblerait singulièrement à tous ceux qui n’ont d’autre issue que la guerre. Depuis que ce démêlé s’est produit, il n’a cessé de s’aggraver d’instant en instant. Le gouvernement américain marche dans cette voie avec une ténacité qui semble ne laisser à l’Angleterre d’autre alternative que de plier ou d’attendre un ennemi. On sait de quoi il s’agit. M. Crampton, représentant de la Grande-Bretagne à Washington, et divers consuls anglais sont-ils coupables d’avoir violé les lois américaines par les enrôlemens que l’Angleterre a essayé de pratiquer l’an dernier aux États-Unis, et qu’elle a interrompus à la première réclamation ? Quel est le sens d’un traité qui a été signé, il y a quelques années, entre les deux états relativement à l’Amérique centrale ? Tels sont les deux points sur lesquels roule cette querelle, qui vient de prendre récemment un aspect plus menaçant. Jusqu’ici en effet, bien des dépêches avaient été échangées, mais aucune résolution n’avait été prise. Aujourd’hui le gouvernement américain passe des paroles aux actes ; il vient de délivrer des passeports au ministre Anglais, M. Crampton, et aux consuls qu’il incrimine, et d’un autre côté le président des États-Unis, M. Pierce, adressait, il y a peu de jours, au congrès un message par lequel il annonçait qu’il venait de reconnaître le gouvernement qui s’est formé dans le Nicaragua, — ce gouvernement dont l’aventurier Walker est le créateur, le protecteur et le héros. Le renvoi de M. Crampton, après avoir été un moment incertain, ne paraît plus douteux. Ce qu’il y a de plus singulier, et ce qui est assez nouveau dans l’histoire diplomatique, c’est que le cabinet de Washington, en vue sans doute de concilier des nécessités de situation que les états étrangers ne sont pas forcés de comprendre, a chargé, dit-on, son représentant à Londres de communiquer le fait au cabinet britannique, en adoucissant la portée de cette mesure, et en lui ôtant tout caractère offensant pour la nation anglaise. Le gouvernement du général Pierce est prêt à accepter toute transaction, pourvu qu’on lui accorde le droit qu’il a exercé de renvoyer M. Crampton. Or, comme le cabinet de Londres a offert et donné toutes les satisfactions possibles aux États-Unis, en refusant résolument de souscrire à une seule exigence, celle du rappel de M. Crampton, il reste à savoir si une transaction devient facile dans ces termes.

La politique que vient d’adopter le cabinet de Washington à l’égard de l’Amérique centrale ne serait guère propre à aplanir ce différend ; mais sur ce point le général Pierce accéderait volontiers, à ce qu’il paraît, à la proposition faite par l’Angleterre, celle d’un arbitrage. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est le langage dans lequel M. Pierce explique la sanction qu’il vient de donner à l’ordre de choses existant dans le Nicaragua. Il invoque l’habitude invariablement suivie par l’Union de reconnaître les gouvernemens de fait. C’est là, il est vrai, une politique qui a eu plus d’une fois l’occasion d’être pratiquée, non-seulement dans le Nouveau-Monde, mais en Europe même, depuis bien des années. Seulement il est aisé de voir où peut conduire ce droit revendiqué par les États-Unis de reconnaître des gouvernemens créés dans d’autres pays par leurs propres enfans. Quand on observe cette querelle, on ne peut s’empêcher de remarquer une disproportion choquante entre les motifs d’où elle est née et les conséquences qu’elle peut avoir. Quelle explication peut trouver l’obstination violente du cabinet de Washington ? Il n’en est point d’autre possible que le besoin qu’a M. Pierce de flatter les passions publiques et de rechercher la popularité à la veille des élections qui peuvent renouveler ou faire disparaître son pouvoir présidentiel. Par la même raison, la politique de l’Angleterre devait être de temporiser et d’attendre que ce moment des élections fût passé. Elie avait réussi jusqu’à présent. L’acte récent de M. Pierce la réduit aujourd’hui à prendre une décision, et cette décision peut être la guerre après tout. Or la guerre entre l’Angleterre et les États-Unis serait à coup sûr une des plus redoutables épreuves pour les intérêts et le commerce de tous les pays. Il y a du moins un fait à remarquer, c’est le soin que mettent les hommes d’état anglais à écarter tout ce qui pourrait conduire à une rupture irréparable.

Pour la France, la guerre n’existe plus, et toute perspective de conflit a disparu ; mais en ce moment la France a une autre lutte à soutenir, lutte terrible, redoutable, contre les élémens. Quinze jours viennent de se passer, durant lesquels une partie du pays a été envahie par des inondations telles qu’elles effacent le souvenir des désastres antérieurs de ce genre. Les variations de l’atmosphère sont devenues tout à coup une question politique de premier ordre, question d’autant plus grave que ce fléau frappe des contrées entières dans leur prospérité, des populations nombreuses dans tous leurs intérêts, et laisse partout des victimes sur son passage. La vallée du Rhône, la vallée de la Loire, comme celle de la Garonne, ont été dévastées à la fois. Des villes comme Lyon, Tours, Avignon, Tarascon, Angers, ont été particulièrement frappées. Les campagnes ont disparu sous l’eau. Des travaux d’art n’ont pu résister aux torrens et ont été emportés. À Angers, les ardoisières ont été bouleversées, et ne pourront de quelques mois être livrées au travail. Sur tous les points, il y a eu des malheurs nombreux, irréparables, et à côté des victimes qui ont péri, il reste des populations cruellement éprouvées, qu’au milieu de leurs travaux, presque à la veille de la moisson, ont vu leurs récoltes perdues, leurs bestiaux enlevés, leurs maisons détruites. L’empereur s’est rendu successivement partout où le fléau a sévi avec le plus d’énergie, à Lyon comme à Orléans et à Angers. Il a tenu à manifester son intérêt par sa présence, et il a pu en même temps reconnaître de plus près la nécessité de rechercher s’il n’y aurait pas quelque moyen de diminuer au moins l’intensité et les effets désastreux de ces crues subites et violentes. Rien sans doute ne peut les empêcher et les détourner quand elles viennent ; peut-être serait-il possible, en étudiant es causes qui les aggravent, d’arriver à les rendre moins périlleuses. Rien ne peut égaler du reste l’impression causée par ces malheurs. Cette impression s’est étendue aussitôt, non-seulement à la France entière, mais à tous les pays. Partout des souscriptions ont été ouvertes, tandis que, de son côté, le gouvernement a fait voter par le corps législatif un secours provisoire de deux millions. Les secours qui arriveront par toutes les voies seront nombreux, mais ils ne pourront jamais égaler les pertes qui ont été faites, et il y aurait certes, dans la nature d’un tel fléau, de quoi inspirer quelque inflexion à l’orgueil de notre temps. On peut en effet multiplier les travaux gigantesques, établir des communications presque instantanées entre les extrémités du monde, transformer, en quelque sorte la vie universelle ; mais voici un fléau qui survient, sans qu’on pusse le prévoir, le maîtriser, ou le combattre autrement que par des secours offerts aux malheureux que rien n’a pu préserver !…

C’est là une diversion pénible dans une situation qui se manifeste par d’autres traits. Le premier, c’est la fête qui a lieu en ce moment même pour le baptême du prince impérial. Un légat à latere, le cardinal Patrizzi, a été envoyé par le saint-père pour le représenter à cette fête, qui est l’occasion d’un déploiement de pompes souveraines. Il y a encore cet ensemble de travaux qui remplissent la fin de la session législative. Parmi les discussions qui ont eu lieu ces derniers jours, la plus importante certainement au point de vue des intérêts du pays est celle du budget, sur lequel le rapporteur de la commission du corps législatif, M. Alfred Leroux, a présenté un rapport complet et étudié. Diverses questions qui ne laissent point d’avoir leur gravité sont passées en revue dans ce rapport. La commission exprime le désir de voir disparaître le système des crédits supplémentaires, qui sont un élément de trouble dans l’économie du budget. L’extinction graduelle de ces crédits est rendue possible par la faculté qu’a le gouvernement de transporter à des services insuffisamment dotés les allocations qui seraient reconnues inutiles dans d’autres services. Un autre fait a fixé aussi l’attention de la commission législative, c’est le chiffre élevé de la dette flottante. Ce chiffre est de 900 millions ; il représente les découverts laissés d’année en année. En décomposant les divers élémens de cette dette flottante, la commission législative n’a point vu qu’il y eût une raison de craintes immédiates ; mais elle appelle le moment où les découverts disparaîtront, où les budgets présenteront même un excédant de recette effective, et certes c’est un désir dont la réalisation pourrait être considérée comme un bienfait. Il serait difficile encore de mesurer exactement l’influence que la guerre aura exercée sur la situation générale des finances du pays. La guerre laissera tout au moins dans le budget, parmi les dépenses normales, le chiffre des intérêts des emprunts successifs qui ont été contractés. Des impôts nouveaux, comme on sait, ont été votés l’an dernier pour suffire à ces charges, créées par les événemens, Or l’un de ces impôts, celui du double décime, qui représente une somme de 57 millions de francs, n’a été voté que jusqu’à la fin de 1857. Comment sera-t-il remplacé à cette époque ? La commission a écarté l’idée du maintien du double décime, de même que celle d’un impôt qui frapperait la propriété foncière. L’idée d’une taxe sur les valeurs mobilières est celle qui semble s’être dégagée de préférence des discussions qui ont eu lieu à ce sujet, discussions dont le résultat, au reste, ne peut être immédiat. Avant de terminer sa session, le corps législatif a été saisi d’un projet de loi d’une importance réelle, qui a pour but de faire disparaître, en matière de douanes, les dernières prohibitions qui existent, en les remplaçant par des droits suffisans pour protéger l’intérêt industriel national. Ainsi on marche par degrés dans cette voie où les restrictions commerciales s’effacent pour faire place à un régime nouveau propre la concilier tous les intérêts.

Quand on observe l’histoire d’un temps, quand on vit surtout en quelque sorte au milieu de cette histoire qui se fait chaque jour, elle apparaît multiple et confuse dans ses mille détails du moment, dans ses incidens fugitifs et contradictoires. Les faits de tout genre, grands ou petits, se mêlent et se succèdent, le cours des choses se déroule sans qu’on puisse souvent en saisir le sens, sans qu’on puisse même savoir où l’on marche. Mais ce présent deviendra à son tour le passé, les questions qui remuent le monde ou celles qui l’occupent un instant se classeront à leur rang, et tous cas faits insignifians ou durables deviendront les élémens d’un chapitre de plus dans l’histoire d’un peuple. Il y a dans cette histoire permanente de tous les peuples une question qui les résume toutes : comment une nation s’est-elle formée ? Quels sont les ressorts de son existence ? par quels chemins arrive-t-elle à la prospérité ou au déclin ? C’est le problème de toute une vie prolongée de siècle en siècle. Or dans cette vie combien est-il de peuples assez grands pour qu’on puisse étudier les causes de leur grandeur, assez heureux pour qu’on n’ait point à rechercher les causes de leur décadence ? M. Gouraud a trouvé un de ces peuples dans une île, « l’île Porte-Sceptre, comme l’appelle Shakspeare, terre de majesté, ceinte d’une mer triomphante : » c’est l’Angleterre, « cette Angleterre accoutumée à soumettre l’étranger, » selon le poète. L’auteur n’a point trouvé ce peuple dans son île seulement, il l’a trouvé dans tous les coins du monde, dans toutes les mers, partout, en un mot où a pu s’étendre cette étrange puissance britannique. M. Charles Gouraud n’a point écrit une nouvelle histoire proprement dite de la nation anglaise ; il a écrit une Histoire des couses de la grandeur de l’Angleterre, parcourant rapidement les annales de la société anglaise, marquant les points principaux, dégageant les traits saillans, éclairant cette route où une grande race s’avance avec une incomparable énergie, et il a tracé un tableau aussi animé qu’instructif. Le livre de M. Gouraud se résume en trois mots : formation, virilité, prépondérance ; c’est la destinée du peuple anglais.

Il y a un moment où se révèlent déjà tous les principaux élémens de la puissance britannique : c’est le XVIe siècle. La liberté politique, qui, à vrai dire, se mêle à tout et est la raison de tout dans l’histoire de cette race, n’a point encore trouvé son équilibre ; mais elle existe en germe, comme un legs du passé qui va s’agrandir. L’instinct commercial et industriel se manifeste ; le génie de l’agrandissement colonial s’éveille. La réforme religieuse, qui semble si singulièrement appropriée au caractère du peuple anglais, devient entre ses mains un instrument de politique extérieure, en même temps qu’elle devient pour ainsi dire la clé de son développement moral. Shakspeare naît pour élever la langue anglaise à la hauteur d’une poésie incomparable. Le XVIIe siècle s’ouvre : c’est le champ de bataille où vont se mêler et se résoudre tous ces élémens. L’Angleterre sort de l’épreuve sanglante avec la liberté politique et avec l’acte de navigation de Cromwell, c’est-à-dire avec tout ce qui fera sa grandeur. La liberté politique peut avoir encore ses éclipses et ses épreuves, elle ne fera que s’affermir. L’acte de navigation sera d’un sûr effet et prépare la puissance maritime et commerciale de l’Angleterre, et lorsqu’on arrive au milieu du siècle dernier, le gouvernement britannique signe la paix de 1763, qui lui donne le Canada, la Floride, le cap Breton, le golfe Saint-Laurent, les rives du Mississipi, Tabago, la Dominique, la rivière du Sénégal. Jusqu’ici, c’est l’histoire des efforts par lesquels une nation arrive à la grandeur, et c’est à cette date de 1763 que s’arrête M. Gouraud. Depuis ce moment, il y aurait à écrire une autre histoire qui ne serait pas moins curieuse, celle des efforts par lesquels un peuple défend la fortune qu’il a conquise et maintient son ascendant. L’Angleterre a maintenu cet ascendant, elle a pu même perdre ses colonies d’Amérique sans être atteinte dans sa puissance ; elle a porté son activité sur d’autres points. Elle a grandi encore par les mêmes moyens, par le déploiement de l’énergie individuelle et par le génie pratique. Pourtant M. Gouraud ne va-t-il point à la dernière extrémité de sa pensée en attribuant à l’Angleterre une prépondérance universelle ? S’il s’agit du commerce et de l’industrie, oui, sans doute ; en est-il de même de l’intelligence ? L’Angleterre a eu toujours des esprits éminens ; mais ils sont surtout anglais. C’est le privilège de la France d’avoir un génie plus universel et ce genre de prépondérance qui s’attache à l’intelligence. On ira chercher en Angleterre des machines, des procédés d’agriculture en même temps que des leçons de liberté politique. S’il s’agit de l’esprit, on se tournera vers la France et vers cette civilisation intellectuelle qui s’étend partout, parce qu’elle est l’image et le résumé de toutes les autres civilisations.

Si les grands événemens extérieurs disparaissent à l’horizon, si dans l’en semble des affaires actuelles il n’en est qu’une qui soit réellement une question de politique générale, celle des démêlés entre l’Angleterre et les États-Unis, — il n’y a pas moins aujourd’hui un certain mouvement qui s’étend à divers pays, et qui se traduit en crises ministérielles, en agitations électorales. Ce mouvement va de Bruxelles à Madrid, de La Haye à Lisbonne. Tout d’abord, la Belgique vient d’avoir ces jours derniers des élections pour le renouvellement de la moitié de la chambre des représentans. Jusqu’à quel point ces élections ont-elles subi l’influence des récens incidens diplomatiques où le nom de la Belgique a été prononcé ? C’est ce qu’il serait difficile de dire. Toujours est-il que le résultat du scrutin dénote un certain travail d’opinion, d’autant plus significatif qu’il a été plus lent, qu’il s’est effectué par degrés. Le parti purement libéral a régné pendant quelques années en Belgique ; il a été au pouvoir, il avait la majorité dans les chambres. Il s’est affaibli par ses divisions, et le mouvement de retraite a commencé. L’administration Rogier-Frère cédait d’abord la place à un cabinet, celui de M. Henri de Brouckère, qui écartait toute question politique et pratiquait une sorte de système de neutralité entre les partis ; c’était un cabinet d’affaires. Le ministère actuel avait déjà une couleur plus tranchée que le ministère de M. de Brouckère, bien que sa politique, ouvertement professée et sincèrement pratiquée, restât encore une politique de conciliation. Ces évolutions, qui ont eu lieu dans les dernières années, correspondaient à un mouvement d’opinion semblable révélé par des élections successives. Aujourd’hui c’est un pas de plus dans le même sens. L’opinion catholique a trouvé une nouvelle victoire dans les élections récentes. Si l’on a simplement égard au changement que le scrutin apporte dans le personnel de la chambre des représentans, les catholiques n’obtiennent que quatre voix de plus ; mais si l’on considère les dernières évolutions des partis, si on observe que les catholiques, profitant habilement de la scission que les fautes de l’administration Frère-Rogier ont opérée parmi les libéraux, se sont rapprochés des représentans appartenant à la nuance modérée de ce parti, ont appuyé leur candidature et l’ont fait triompher malgré les associations libérales, dont l’influence a considérablement diminué, on doit en conclure que la majorité catholique de la chambre est plus forte de dix voix. Du reste, la lutte a été des plus vives et a eu à coup sûr ses exagérations. Les libéraux avancés ont accusé les catholiques de méditer le renversement de toutes les institutions, les catholiques à leur tour ont accusé les associations libérales de préparer l’anarchie et la dévastation. Le dernier mot appartient au pays, qui vient de se prononcer. En présence d’une semblable manifestation électorale, il parait difficile que le ministère se maintienne tel qu’il est aujourd’hui composé, et on regarde comme inévitable la démission de MM. de Decker, ministre de l’intérieur, et Charles Vilain XIIII, ministre des affaires étrangères, qui ont prouvé en maintes circonstances qu’ils étaient des hommes de conscience plutôt que des hommes de parti. S’ils se retirent, ils seront vraisemblablement remplacés par MM. le comte de Muelenaere et le baron d’Anethin, tous deux ministres d’état et anciens ministres à portefeuille. Quelle serait la politique de ce nouveau cabinet ? Elle se laisse facilement pressentir. Ce serait la politique du parti catholique à l’intérieur. Quant à l’extérieur, une des premières mesures du ministère recomposé serait, dit-on, la présentation d’une loi sur la presse, qui, sans porter atteinte aux dispositions de la constitution, donnerait satisfaction aux réclamations élevées récemment dans le congrès de Paris.

La situation de la Hollande n’est point sans quelque analogie extérieure avec celle de la Belgique. Si les causes et le caractère des faits sont très différens, l’apparence du moins est la même. Il y a en Hollande des élections et un changement de cabinet, changement partiel encore, et qui peut devenir plus général. Le ministre des affaires étrangères, M. van Hall, vient de donner sa démission, et peut-être son exemple sera-t-il suivi par quelques-uns de ses collègues. Comment s’explique la démission de M. van Hall ? C’est une question qui semble encore assez obscure. Est-ce lassitude chez le ministre des affaires étrangères ? est-ce de sa part prévision d’un désaccord possible entre lui et ses collègues au sujet du budget de la guerre, que les uns voudraient diminuer, que d’autres voudraient maintenir tel qu’il est, et qui certainement soulèvera des difficultés parlementaires ? M. van Hall penchait-il pour la diminution, tandis que d’autres membres du cabinet auraient émis un avis contraire ? Enfin, en présence de la décomposition survenue dans les partis à la suite de la réforme du système des impôts, M. van Hall a-t-il craint de se trouver dans une situation qui pourrait un peu ressembler à celle où se trouva sir Robert Peel en Angleterre après ses célèbres réformes des lois des céréales et des lois de navigation ? Peut-être ces divers motifs à la fois ont-ils influé sur la résolution du ministre hollandais, qui, avec M. Donker Curtius, ministre de la justice, passait pour l’âme du cabinet. Il reste à savoir quelles seront les conséquences de cette retraite, soit que M. van Hall se retire seul, soit que d’autres membres du cabinet suivent son exemple, et que le ministère ait à se recomposer plus complètement. Cet incident ministériel s’est produit au moment où des élections se font en Hollande et deviennent l’événement principal. Toute l’attention publique s’est portée vers ce mouvement électoral, dont l’un des foyers, le plus animé cette fois, a été La Haye, la résidence, comme on la nomme. M. Groen van Prinsterer, l’un des chefs du parti réformé historique ou anti-révolutionnaire et député sortant, avait pour adversaire M. Gevers van Endegeest, libéral modéré. Aucun des deux candidats n’a obtenu la majorité nécessaire, et l’élection devra se faire d’ici à quelques jours par un second tour de scrutin. M. Thorbecke, l’un des hommes politiques considérables de la Hollande, et le chef principal des libéraux, a été réélu à une assez grande majorité à Maestricht. À Sleennyk, M. van Lennep, député sortant, a été remplacé par M. Duymaer van Twist, récemment gouverneur général des Indes Orientales et attendu dans la métropole. En somme, le mouvement des opinions a semblé se prononcer dans le sens libéral. De ces élections et de la récente crise ministérielle pourront dépendre les prochaines combinaisons de la politique hollandaise.

L’histoire politique de l’Espagne depuis deux années n’est qu’une succession de crises intimes, latentes, qui se manifestent de temps à autre par des incidens qui deviennent uniformes en se renouvelant obstinément. C’est l’éternelle histoire d’une assemblée sans direction et d’un pouvoir sans unité. Tout ce qui survient au-delà des Pyrénées peut se réduire à une seule question, celle de l’union ou des dissentimens des deux généraux qui sont au ministère. Espartero et O’Donnell sont-ils d’accord ou sont-ils divisés de nouveau ? C’est là ce qu’il faut toujours se demander, et comme une des lois de la situation singulière des deux chefs du gouvernement de Madrid est de ce pouvoir être d’accord, et de ne pouvoir se séparer sans péril, il s’ensuit qu’on vit sans cesse entre une rupture et un rapprochement. C’est ce qui vient d’arriver encore. Il y a quelques jours à peine, l’union des deux généraux semblait complète. Le duc de la Victoire faisait un voyage à Valladolid, à Saragosse, pour inaugurer les travaux du chemin de fer du nord, et dans cette excursion, semée d’ovations triomphales, il tenait des discours très monarchiques. Il eut même à soutenir, dit-on, une discussion très vive avec un de ses amis les plus dévoués, le général Gurrea, qui, dans une entre vue à Logrorio, voulait l’amener à une politique plus décidée, c’est-à-dire à une rupture avec le général O’Donnell. Espartero repoussait toute idée de scission avec son collègue. Il revenait à Madrid, et dans les cortès il montrait le même esprit à l’occasion d’une discussion relative aux derniers événemens de Valence. Comment donc s’est réveillée la mésintelligence ? À la suite de la révolution de 1854, le général O’Donnell, devenu ministre de la guerre, a fait une large part aux généraux qui s’étaient soulevés avec lui. Le général Ros de Olano a été nommé directeur de l’infanterie de l’armée, le général Dulce directeur de la cavalerie, le général Serrano directeur de l’artillerie. Le général Messina a été placé à la tête d’un autre service. Or l’un de ces officiers, le général Ros de Olano, excitait particulièrement les méfiances du duc de la Victoire, qui ne pouvait lui pardonner, à ce qu’on assure, d’avoir conservé des rapports avec le général Narvaez. Le ministre de la guerre avait jusqu’ici constamment endormi les soupçons du président du conseil, lorsque le duc de la Victoire a récemment réveillé cette question en réclamant la révocation du général Ros de Olano. Le ministre de la guerre n’a point voulu y consentir ; encore une fois on a été sur le point de rompre, et encore une fois tout a fini par une transaction. Le général Ros de Olano est passé simplement de la direction de l’infanterie à la direction de l’artillerie. Il a eu pour successeur le général Hoyos, et le général Serrano, précédemment directeur de l’artillerie, est devenu capitaine-général de Madrid. Au fond, c’est une étape de plus dans cette route semée de luttes intimes et de réconciliations éphémères, et pendant ce temps l’assemblée constituante, livrée à elle-même, discréditée dans l’opinion, mais attachée à son poste, vient de décider une prorogation de session qui lui permettra de revenir plus tard continuer l’œuvre parfaitement stérile qu’elle poursuit depuis longtemps déjà.

Le moment actuel est, à ce qu’il paraît, favorable aux crises ministérielles. À Lisbonne même, où un événement semblable n’avait point eu lieu depuis cinq ans, le cabinet vient de donner sa démission, qui a été acceptée par le roi. Jusqu’ici, les causes de cet incident restent un peu obscures. La retraite du ministère du duc de Saldanha se rattache évidemment aux projets financiers présentés il y a quelque temps par le gouvernement. Ces projets ont rencontré une opposition très vive et très décidée, surtout dans la chambre des pairs. Le cabinet a proposé au roi la création d’un certain nombre de nouveaux pairs ; dom Pedro a refusé d’accéder à cette proposition. De là la démission du ministère, qui a été remplacé au pouvoir par un nouveau cabinet, dont le président est le marquis de Loulé. Le roi est strictement resté dans les limites de la constitution, et peut-être n’a-t-il point oublié aussi comment le dernier cabinet s’était imposé à sa mère la reine dona Maria. Le duc de Saldanha, de son côté, n’est point sans avoir conçu quelque irritation de se voir dépossédé d’un pouvoir qu’il croyait garder jusqu’à sa mort. Le vieux maréchal en est déjà, dit-on, à faire sentir qu’il exerce quelque influence sur l’armée. Il peut en résulter pour le Portugal une situation nouvelle, où le jeune roi aura besoin de s’élever à la hauteur d’une politique supérieure aux petites combinaisons qui ont prévalu trop souvent jusqu’ici.
CH. DE MAZADE.



On n’a pas oublié le succès de Péril en la Demeure, dont la grâce et la délicatesse avaient réuni de si nombreux suffrages ; le succès que vient d’obtenir le Village est de nature à contenter l’ambition la plus exigeante. Toutes les parties de ce charmant ouvrage ont été écoutées avec une attention vigilante que les pièces de théâtre obtiennent rarement. M. Octave Feuillet, que le public a toujours traité avec tant de bienveillance, n’avait jamais rencontré un auditoire aussi sympathique. Les moindres nuances de sa pensée ont été saisies car les spectateurs assemblés, comme elles l’avaient été par le lecteur solitaire. Il semble donc que la critique n’ait plus qu’à s’incliner, et que l’arrêt du parterre et des loges lui ferme la bouche. Que dire à l’inventeur qui réussit, au poète applaudi ? Lui donner des conseils ? Il n’en a pas besoin, puisqu’il a trouvé le secret d’émouvoir et de charmer, puisque la foule a battu des mains, puisque, sans recourir aux incidens inattendus, sans exciter la curiosité, il a su attendrir les cœurs les plus rebelles, et que son œuvre, déjà connue de tous ceux qui suivent le développement littéraire de notre temps, a paru nouvelle aux oisifs et aux blasés. Cependant, même après un succès aussi incontesté, les conseils ne sont pas hors de propos. Malgré l’approbation sans réserve que l’auteur a obtenue, il n’est pas inutile de lui dire que sa pièce, excellente pour la lecture, ne satisfait pas à toutes les conditions de l’art dramatique. La donnée, habilement choisie, habilement déduite, si l’on ne tient compte que de la pensée, voudrait un cadre un peu plus animé. Je ne donne pas tort au public, je m’associe de tout cœur aux applaudissemens, mais je crois que le théâtre demande un peu moins de sobriété dans l’invention. La finesse des réparties, la délicatesse des sentimens, n’auraient rien perdu, si l’auteur eût consenti à imaginer quelques incidens. La vérité qu’il voulait mettre en lumière serait demeurée entière, et les spectateurs auraient vu sans déplaisir cette vérité mise en action. M. Octave Feuillet s’est contenté du dialogue, et je dois reconnaître qu’il n’a excité aucun regret dans l’âme du spectateur : je crois pourtant que cette méthode ne réussirait pas deux fois. Ce qui paraît simple aujourd’hui pourrait plus tard paraître insuffisant. Que l’auteur ne s’abuse pas à cet égard : la conversation la plus élégante, l’échange des sentimens les plus vrais, ne fournissent pas tous les élémens d’une comédie. Il faut absolument que les personnages soient engagés dans une action, et le Village, qu’on écoule avec plaisir, éveillerait encore de plus vives sympathies, si le dénoûement était retardé par quelques ruses poétiques. Il ne faut abuser de rien, pas même de la simplicité. M. Octave Feuillet ne peut être embarrassé du conseil que nous lui donnons ; il sait inventer quand il veut.

Si l’auteur du Village, qui n’était pas d’abord destiné à la scène, n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire pour obéir aux lois de l’art dramatique, il y a dans son œuvre des qualités précieuses que la critique doit étudier avec soin et signaler à tous ceux qui écrivent pour le théâtre. Les personnages, qui n’agissent pas, sont des modèles de vérité, ils intéressent, ils émeuvent par la sincérité de leurs pensées, ils ne prononcent pas une parole qui ne soit ratifiée par le cœur ou par l’intelligence. Cette œuvre, incomplète au point de vue scénique, mérite les encouragemens de tous les hommes lettrés, de tous ceux qui voient dans le théâtre autre chose qu’un délassement, parce qu’elle a réussi sans autre secours que celui de l’analyse philosophique, et le parti choisi par M. Octave Feuillet a pour moi d’autant plus d’importance que l’auteur sait cacher l’enseignement sous l’émotion. Il ne prend jamais le ton didactique ; les leçons qu’il nous donne ne se présentent jamais sous la forme d’argumens, ce qui est, à mon avis, un grand mérite. Je pense donc que nos auteurs dramatiques agiraient sagement en étudiant les procédés qui ont assuré le succès du Village. Ils auraient tort sans doute de vouloir régler leur conduite sur celle de M. Feuillet, puisqu’il a trop dédaigné d’exciter la curiosité : c’est un tort que je ne veux pas atténuer, car la curiosité au théâtre n’est pas à négliger ; mais l’analyse des sentimens, le développement des caractères sont la substance même de toute poésie : en écrivant le Village, M. Octave Feuillet s’en est souvenu, et c’en est assez pour que cette comédie devienne un sujet d’étude. J’ai lieu de penser qu’avant de se mettre à l’œuvre il a relu le Philosophe sans le savoir. Non que je veuille établir aucune comparaison entre Sedaine et le jeune écrivain ; mais je trouve entre le Village et le Philosophe sans le savoir une sorte de parenté. Si les données ne se ressemblent pas, les idées mises en œuvre sont de la même famille. Le dia logue de Sedaine, plus vif, plus rapide, convient mieux à la scène que celui de M. Octave Feuillet. Cependant, malgré cette différence, les deux ouvrages éveillent en nous des sentimens de même nature. En étudiant avec plus de soin encore le maître qu’il parait avoir consulté, l’auteur du Village comprendra que les personnages les plus vrais, pour demeurer dans la vraisemblance, ne doivent jamais confondre un interlocuteur avec un lecteur. Dans la vie de chaque jour, on n’écoute pas sans impatience le plus beau diseur, s’il parle trop longtemps. Les meilleures pages récitées par différens personnages ne composent pas un dialogue. En écrivant le Philosophe sans le savoir, Sedaine ne l’a jamais oublié ; dans le Village, M. Feuillet ne s’en est peut-être pas toujours souvenu.

L’idée mise en œuvre par M. Feuillet est de celles qu’il n’était guère aisé de renouveler, et l’auteur a su cependant lui donner tout l’attrait de la nouveauté. Il s’agit de montrer combien il est difficile de rencontrer le bonheur en s’affranchissant de tous les devoirs qu’impose la famille, en réduisant la vie à la curiosité. « Voir c’est avoir, » dit un vieux proverbe, choisi comme devise par les bohémiens. À ce compte, les voyages seraient la plus grande richesse, la plus grande joie de ce monde. Quand l’intelligence s’est remplie de souvenirs, si le cœur est demeuré sans affection, les journées sont bien longues. Vienne l’âge du repos : dès que le mouvement est remplacé par l’immobilité, l’image de tous les spectacles qui ont passé devant nos yeux ne suffit plus pour nous attacher à la vie. Nous sommes frappés d’un mortel ennui, et nous envions le sort du plus humble travailleur. Cette donnée, dont la vérité se révèle à tous ceux qui ont rêvé dans leur jeunesse l’indépendance absolue, le détachement de toutes choses, est devenue entre les mains de M. Feuillet une donnée poétique. Pour la développer, il s’est contenté de trois personnages. Thomas Rouvière, qui a fait le tour du monde, retrouve, après trente-cinq ans d’absence, un de ses compagnons de jeunesse, un camarade de collège, Dupuis, qui n’a pas quitté sa famille, et s’est résigné au labeur de chaque jour pour élever sa fille et la doter ; quinze ans de notariat étaient d’abord la limite suprême de son courage ; l’éducation de sa fille est venue lui imposer de nouveaux sacrifices, et maintenant il achève en paix sa vie près de sa compagne fidèle, qu’il n’a jamais quittée. Rouvière, assis à la table de son vieil ami, raconte ses voyages, et le notaire de Saint-Sauveur-le-Vicomte écoute d’une oreille avide ces merveilleux récits. La cloche du village sonne l’Angelus, Mme Dupuis se lève et part pour l’église. Les deux amis demeurés seuls épanchent plus librement leurs pensées. Dupuis, qui a donné au notariat les plus belles années de sa vie, rougit de son ignorance, de ses habitudes casanières. Exalté par les récits de son camarade, il conçoit le projet de s’émanciper et de courir le monde à son tour ; mais comment annoncer à sa femme un projet si hardi ? Il a beau vanter son courage, il n’oserait jamais affronter l’étonnement et la douleur de Mme Dupuis. Rouvière, en ami dévoué, prend sur lui tous les embarras d’une telle révélation. Il attendra de pied ferme la matrone de Saint-Sauveur-le-Vicomte, et lui annoncera pour le soir même le départ de son mari. Pendant qu’il expliquera de son mieux la nécessité de ce voyage inattendu, Dupuis fera sa malle.

Tout s’accomplit de point en point selon les termes du traité. Mme Dupuis revient de l’église et se trouve seule avec Rouvière. Aux premières paroles qu’il lui adresse, elle ne répond d’abord que par l’incrédulité ; puis, quand le doute ne lui est plus permis, quand l’évidence a dessillé ses yeux, elle fond en larmes ; elle n’accuse pas son mari d’ingratitude, elle n’accuse qu’elle-même et la médiocrité de son intelligence. Plus d’une fois déjà elle s’était demandé si le bonheur qu’elle ressentait était un bonheur partagé. Puisque son mari veut partir, puisqu’il a besoin de distractions, puisque l’affection de sa vieille compagne ne lui suffit pas, sa défiance était légitime, elle avait raison de s’inquiéter : elle était seule heureuse. Qu’il parte donc pour un an, pour deux ans, qu’il revienne au logis après avoir demandé à l’agitation les joies que le repos n’a pu lui donner : elle souffrira sans doute, mais elle souffrira sans se plaindre, car elle se rend justice, et comprend qu’elle est trop peu de chose pour remplir la vie de son mari. En parlant de sa douleur et de sa résignation, elle se révèle sous un aspect tout nouveau. La matrone dévote qui tout à l’heure semblait étrangère à toute émotion, qui recommandait ses confitures et son macaroni, et demandait grâce pour les importunités de sa chatte, grandit et se transfigure. Elle trouve, pour l’expression de ses regrets et de sa soumission à la volonté divine, des accens qu’un poète ne désavouerait pas. Rouvière, après lui avoir résisté en esprit fort, en essayant de la railler, se laisse attendrir. Il s’étonne, il admire, il ose à peine insister sur l’accomplissement du projet que sans lui Dupuis n’aurait jamais conçu. Le vieux notaire reparaît avec sa malle faite. Les chevaux sont attelés. Tout est prêt pour le départ des deux amis, quand tout à coup Rouvière jette les yeux sur un calendrier. À pareille époque, le 12 janvier, il y a cinq ans, il était seul dans une chambre d’auberge, à Peschiera, et voyait la mort approcher ; trop faible pour parler, il sentait l’abandon dans toute son amertume. Au pied de son lit, un prêtre agenouillé murmurait des prières ; à son chevet une vieille femme, un jeune médecin, tous deux également indifférens, s’entretenaient à voix basse ; pas une larme, pas un regret. Ce cruel souvenir est demeuré dans sa mémoire, et ne s’effacera jamais. Cette mort solitaire, loin des siens, loin de ses amis, lui est apparue comme un châtiment providentiel. Il n’a vécu que pour lui-même, il n’a connu ni le devoir, ni le dévouement : n’est-il pas juste qu’il meure oublié de tous ? L’entretien une fois amené sur ce terrain, tout projet de voyage s’évanouit bientôt. Rouvière ne songe plus à enlever son vieil ami, et achèvera ses jours à Saint-Sauveur-le-Vicomte. Il prendra sa part de bonheur et de repos au foyer domestique, et quand la mort viendra frapper à sa porte, il aura, pour lui fermer les yeux, la main d’un ami.

Certes on ne peut nier que l’épreuve imposée à ces trois personnages ne soit habilement conçue. Tous les sentimens sont vrais, toutes les pensées sont faciles à justifier. Rien d’inutile, rien d’artificiel. Tous ceux qui ont connu tour à tour la solitude et l’agitation s’associent à l’émotion de Rouvière. La honte et l’embarras de Dupuis en face du voyageur sont dessinés d’après nature, et l’auteur a su éviter toute exagération. Il n’y a rien d’inutile, tout est vrai, et pourtant il est permis de reprocher à M. Feuillet d’avoir circonscrit dans des limites trop étroites le développement poétique de sa pensée. Sans accroître beaucoup le nombre des personnages, il pouvait rendre l’épreuve plus difficile pour Dupuis, et retarder la conversion de Rouvière. À coup sûr, je n’entends pas plaider ici la cause de l’immobilité. Il me paraît impossible de connaître la mesure de son intelligence en n’abandonnant jamais la vue de son clocher. Cependant la vie casanière engourdit nos facultés, le mouvement sans trêve et sans but laisse dans l’âme une mélancolie profonde. Je trouve donc que Rouvière, après avoir tant couru, a cent fois raison de se reposer. Je crois seulement que Dupuis, qui n’a pas bougé depuis trente-cinq ans, qui n’a pas même réalisé le rêve unique de sa jeunesse, qui a nourri si longtemps l’espérance de voir les Pyrénées et n’a pas contenté son envie, devrait embrasser avec plus d’ardeur le projet imaginé par son vieux camarade. Il sent qu’il s’est rouillé, que son intelligence s’est appauvrie, engourdie dans une suite de journées toujours pareilles, toujours prévues. Je ne pense pas me tromper en affirmant que M. Feuillet pouvait traiter plus largement cette donnée, dont je reconnais d’ailleurs l’importance morale, ou plutôt c’est en raison même de son importance qu’elle me paraissait mériter un cadre plus étendu. Le Village est une esquisse charmante. Quelques développemens en eussent fait un tableau qui, au lieu de plaire et d’émouvoir doucement, eût dominé la foule.

L’opinion que j’exprime ici trouvera sans doute plus d’un contradicteur. Ce que j’appelle timidité sera pour bien des gens une preuve de sagesse. Tandis que je reproche à M. Feuillet de n’avoir pas fait tout ce qu’il pouvait faire, de n’avoir pas traité assez hardiment la donnée gracieuse qu’il avait choisie, d’autres lui sauront bon gré de sa réserve. Il est certain que la sobriété dans les développemens, lors même qu’elle est poussée à l’excès, mérite l’approbation des hommes de goût Ne rien dire de trop, ne dit-on pas tout ce qu’il faut, est aujourd’hui un signe d’originalité. Demeurer vrai, et, par crainte de la prolixité, ne pas montrer la vérité sous toutes ses faces, est sans doute un mérite qui ne court pas les rues. Je ne m’étonne pas que le Village soit accepté par le plus grand nombre des spectateurs comme une œuvre complète : sans partager cet avis, je n’y vois rien d’inattendu ; mais comme les données vraies deviennent plus rares de jour en jour, comme on rencontre plus souvent le talent que la sincérité, on me pardonnera de souhaiter chez M. Feuillet un peu plus de hardiesse. Il observe avec diligence, il dessine avec finesse. C’en est assez pour obtenir le suffrage des hommes de goût. S’il tentait de peindre au lieu d’esquisser, j’aime à croire qu’il resterait sincère, et ne se laisserait pas séduire par les ruses du métier. Nous avons parmi nous des écrivains habiles qui savent tirer parti du sujet le plus indigent. M. Feuillet, qui manie notre langue avec élégance, se défie trop des ressorts dramatiques. Pour laisser à sa pensée toute sa valeur, toute son évidence, il évite avec soin, je dirais volontiers avec obstination, tout ce qui pourrait ressembler à de l’adresse. Le Village, qui me suggère ces réflexions, traité selon la méthode accréditée aujourd’hui, n’offrirait sans doute plus le même intérêt ; mais M. Feuillet a trop bien prouvé la délicatesse de son esprit pour que nous redoutions de sa part l’emploi des incidens vulgaires.

Je n’insisterais pas sur l’extrême simplicité du Village, si l’auteur n’était à mes yeux un des écrivains les mieux méritans de la littérature contemporaine. Malgré la bienveillance que le public lui a toujours témoignée, malgré l’accueil empressé fait à ses premiers débuts, il n’a jamais gaspillé son talent. Il n’improvise pas, n’abandonne rien au hasard. Tandis que tant d’esprits heureusement doués s’énervent en se prodiguant, il médite lentement chacune de ses œuvres, et ne cherche pas à les multiplier sans mesure. Il appartient à une famille littéraire qui n’est pas nombreuse, où le contentement de soi-même, le respect de la dignité personnelle passent avant la popularité. Sans renoncer à ces traditions excellentes, il pourrait, je n’en doute pas, nous offrir sa pensée sous une forme plus savante. Les habiles qui n’ont que de l’habileté, qui ne prennent pas le temps d’observer, ou ne savent pas lire au fond des caractères, mettent l’étonnement au-dessus de la vérité. M. Feuillet, qui possède un regard pénétrant, un esprit droit, ne tient pas assez de compte des artifices légitimes de l’invention dramatique. Quand il tient une donnée vraie, il néglige trop souvent d’exciter l’attention en inquiétant l’esprit des spectateurs. Il laisse deviner trop facilement le but qu’il se propose et la route qu’il suivra. Dans la composition de ses ouvrages, il pousse la loyauté jusqu’à l’indiscrétion. Chacun sait si bien où il va, par quel sentier il passera, que parfois l’auditoire devine les paroles qui ne sont pas encore prononcées. Quand je dis les paroles, je vais trop loin peut-être, car l’auteur du Village écrit d’un style qui lui appartient ; mais on devine au moins quelques-unes de ses pensées. Il ne tiendrait qu’à lui de concilier la curiosité, l’inquiétude de l’auditoire avec l’étude des caractères, l’analyse des sentimens et la vérité de l’action.


Les débuts de M. Rouvière dans Britannicus et de M. Lafontaine dans le Cid, sont venus confirmer bien tristement ce que nous disions, il y a quelques semaines, des prétentions familières aux comédiens. M. Rouvière a voulu rajeunir le rôle de Néron, M. Lafontaine a tenté de transformer le rôle du Cid. Tous deux ont eu la prétention de révéler au public le sens ignoré jusqu’ici des personnages qu’ils étaient appelés à représenter. On pourrait s’égayer de leur déconvenue, si l’erreur qu’ils ont commise était un fait isolé ; mais dans la profession qu’ils ont embrassée, cette erreur est si fréquente, qu’elle ne peut s’expliquer que par une épidémie d’orgueil, et c’est pour la société moderne un triste symptôme que les comédiens s’attribuent le droit de refaire à leur guise les œuvres de Corneille et de Racine. Personne n’avait encore compris Néron et don Rodrigue. Depuis deux cent vingt ans, le Cid était demeuré lettre close. M. Lafontaine s’est chargé de nous l’expliquer. Les hommes studieux qui ont lu le Romancero croyaient follement que don Rodrigue était doué d’un caractère ardent, chevaleresque, et même un peu vantard. Ils ne mettaient pas en doute la grandeur de ses sentimens, mais s’accordaient à reconnaître en lui un peu d’emphase. M. Lafontaine est venu dessiller leurs yeux, et leur montrer qu’ils n’avaient pas même entrevu la vérité. Que les hommes studieux s’humilient et confessent leur ignorance ! Il y a dans la révélation que nous signalons quelque chose de tellement inattendu, de tellement victorieux, qu’il n’y a pas moyen d’engager la discussion avec le nouveau don Rodrigue. Pour comprendre Corneille, on s’en tenait à Corneille, ou bien on remontait jusqu’aux chants populaires qu’il avait lui-même indiqués comme la donnée primitive de sa composition, jusqu’à Guilhen de Castro, qui lui a fourni plusieurs scènes. M. Lafontaine est venu donner à cette question, qui semblait épuisée, un aspect tout nouveau. C’est à Florian qu’il s’est adressé pour pénétrer le sens de Corneille. C’est avec le secours de Némorin qu’il a deviné le vrai caractère de don Rodrigue. Jamais comédien n’établit plus franchement son indépendance absolue, jamais l’autorité de la tradition ne fut répudiée avec plus d’éclat et de hardiesse. Voyez pourtant l’ingratitude et l’aveuglement du public : le sens imprévu que M. Lafontaine prête à Corneille n’a pas été accepté. On a traité cette hardiesse de témérité, de présomption. On s’est récrié, on a prétendu que don Rodrigue et Némorin n’étaient pas du même sang, n’appartenaient pas à la même famille. M. Lafontaine, qui a donné au Gymnase-Dramatique des preuves nombreuses de son intelligence, a sans doute d’excellentes raisons pour chercher dans Florian l’explication de Corneille. Je regrette qu’avant de produire sur la scène l’interprétation qu’il a imaginée, il ait négligé d’énumérer les motifs qui l’ont décidé : ce que nous prenons pour un paradoxe deviendrait peut-être une vérité de l’ordre le plus élevé. En attendant qu’il descende jusqu’à nous, la confusion est notre partage. Nous avons beau compter par centaines des contradicteurs du nouveau don Rodrigue, nous ne sommes pas sûr qu’il n’ait point raison. L’esprit moderne est inventif, et depuis cinquante ans nous avons vu se produire tant de découvertes !

Néron sous les traits de M. Rouvière n’étonne pas moins que le Cid sous les traits de M. Lafontaine. Racine n’a pas à se plaindre, il est rajeuni aussi librement, aussi hardiment que Corneille. Néron ainsi compris mérite vraiment le nom de création. On a beau lire et relire la tragédie écrite en 1669, interroger Tacite et Suétone, on ne trouve rien de pareil ; mais de quel droit nous plaignons-nous ? Un comédien vulgaire, après avoir étudié l’œuvre du poète, se serait contenté de rechercher dans l’histoire le type des sentimens qu’il avait à exprimer. C’est ainsi que procédait Talma. Depuis la mort de cet acteur trop vanté, tout est bien changé. Les comédiens pénétrés de la grandeur de leur mission se placent au-dessus du poète, au-dessus de l’historien ; éclairés et guidés par un rayon mystérieux que personne n’entrevoit à moins d’être initié, ils marchent d’un pas résolu vers un but inaperçu de tous. C’est ainsi que M. Rouvière vient de nous révéler un Néron ignoré de Racine, de Tacite et de Suétone. Grâces lui soient rendues pour l’invention de ce personnage ! En récitant les vers écrits depuis cent quatre-vingt-sept ans, il a trouvé moyen de nous intéresser, de nous distraire, comme l’eût fait un acteur chargé de réciter des vers inédits. Talma, se plaint servilement à l’intention apparente de l’auteur, faisait du rival, du meurtrier de Britannicus un personnage contenu, longtemps maître de lui-même, dont la colère semblait d’autant plus terrible qu’elle éclatait comme la foudre dans un jour d’été. M. Rouvière a choisi une route plus hardie. Il a brisé le masque immobile dessiné par un historien trop crédule, et copié par un poète trop docile. Le nouveau Néron tantôt rêve comme Hamlet, tantôt s’agite comme Othello. L’auditoire, je dois le dire, a traité M. Rouvière avec autant de rigueur que M. Lafontaine. Le nouveau Néron n’a pas été mieux accueilli que le nouveau don Rodrigue. L’intelligence publique n’est pas encore assez avancée pour comprendre et pour accepter de telles révélations.


GUSTAVE PLANCHE.


DODICI NOVELLE di Giulio Carcano[1]. — M. Carcano est l’auteur de quelques romans distingués dont la Revue a déjà eu à s’occuper[2]. Dans le recueil de récits qu’il vient de publier sous ce titre : Dodici Novelle (douze nouvelles), on le retrouve avec les qualités et les défauts qui ont déjà été signalés. M. Carcano, comme la plupart des écrivains italiens de nos jours, ignore trop cet art de la composition que possèdent si bien la plupart de nos romanciers et de nos conteurs, même ceux à qui toutes les autres qualités manquent le plus. D’ordinaire ses nouvelles présentent une suite de tableaux détachés et non une suite d’événemens qui préparent et amènent le dénoûment désiré ou redouté du lecteur. Et cependant presque toutes ont un charme réel. C’est qu’en dépit des négligences de la composition, chacune des scènes qui passent devant nos yeux est vivante et vraie. Les convictions profondes qui animent le romancier se montrent à chaque page et donnent la couleur et la vie à tout ce qu’il écrit. La passion lui rend un autre service qu’elle rend à ceux qu’elle possède quand elle est véritable : elle l’empêche de rechercher les petites habiletés de détail ; elle le préserve du faux et du maniéré, et lui donne ce que j’appellerais volontiers un style d’honnête homme.

M. Carcano aime d’abord et avant tout sa patrie, cette Lombardie si belle, si riche et si malheureuse. La peinture des merveilleuses campagnes qui entourent Milan revient à chaque instant dans tous ses ouvrages, et toujours il trouve de nouvelles collines mollement ondulées à nous décrire, de nouveaux horizons resplendissans de soleil à nous faire admirer. Il est si heureux, si fier de la beauté royale de ce pays dont il nous fait les honneurs, que nous l’écoutons toujours avec plaisir, presque avec envie, sans songer qu’il se répète. Il est si bien italien que toute importation d’une mode, d’une habitude, d’un goût emprunté à d’autres peuples lui est odieuse. Sans cesse il poursuit de ses railleries ceux de ses compatriotes qui prennent un mot ou la coupe d’un vêtement à la France ou à l’Angleterre. Parfois son dépit l’inspire heureusement ; mais il pousse un peu trop loin la haine de l’introduction des modes étrangères. Le personnage ridicule ou odieux de chacune de ses nouvelles porte toujours des cravates faites à Paris ou des habits baptisés d’un nom anglais. Les traîtres de ses contes s’habillent à la française aussi invariablement que ceux de nos anciens mélodrames s’enveloppaient d’un grand manteau couleur de muraille. La plupart de ces portraits sont écrits avec uns verve de dépit spirituelle ; mais cette obstination à faire de tout homme qui suit les modes de Longchamp un être sans cœur n’est-elle pas un peu puérile ?

Si nous ne pouvons nous empêcher de sourire chaque fois que l’auteur ramène devant nous un de ces coupables dandies, nous redevenons sérieux quand il met en scène ses vrais héros. Il aime d’une affection profonde tous les malheureux. Nul ne sait mieux que lui ce que souffre le paysan quand la récolte a manqué, quand un ouragan a dévasté le fertile vallon, et qu’il faut pourtant payer au riche padrone ou à l’avare fattore le loyer de la misérable cabane. Nul ne connaît mieux que lui les sombres quartiers de Milan où se cachent toutes les misères ; nul ne peut conter avec une émotion plus vraie les angoisses de la faim supportées l’hiver auprès d’un foyer sans feu par la pauvre veuve de l’employé, par la paysanne abandonnée de son mari, au milieu d’enfans minés par la fièvre. Dans la Madré e il Figlio, dans Rachète, par exemple, il trouve un dessin si ferme et si sobre, des touches si énergiques et si sombres, qu’il faut bien reconnaître en lui un véritable artiste, animé par un sentiment profond. Je ne connais rien de plus poignant que l’histoire des souffrances de cette pauvre Rachel luttant contre le libertinage du propriétaire de sa cabane, contre l’ivresse furieuse de son mari, et voyant mourir entre ses bras la plus jeune de ses filles, tuée par la misère pendant qu’on saisit son triste mobilier. Que manque-t-il à cette nouvelle, qui est bien près d’être un chef-d’œuvre ? Une action qui relie toutes ces scènes, séparément si émouvantes.

Cependant les héros de M. Carcano ne sont pas toujours pris parmi les déshérités du monde. Il sait appeler aussi notre compassion sur d’autres douleurs que sur la faim et le froid, et ce n’est pas alors qu’il est le moins touchant. Lisez par exemple Tecla. L’auteur nous présente d’abord le charmant tableau du bonheur domestique dont jouissent deux jeunes époux, Olivier et Tecla. On est dans les premiers jours de l’année 1848. Les signes précurseurs de la tempête commencent à se montrer. D’étranges nouvelles circulent. L’Italie verrait-elle donc enfin luire des jours meilleurs ? Olivier frémit d’espérance et d’orgueil. Tecla partage d’abord son enthousiasme ; mais elle n’a pas autant de fermeté, autant de confiance que lui. Peu à peu le doute, puis l’inquiétude et le chagrin, se glissent dans son cœur. Enfin le canon gronde, Milan est en feu, les Autrichiens sont chassés. Malheureusement cette victoire d’un jour a coûté bien du sang. Olivier a péri noblement, les armes à la main. Si femme ne fait pas parade de sa douleur, et la de robe, avec la pudeur des sentimens vrais, aux regards curieux des indifférens. Tout bonheur est à jamais perdu pour elle, et, pour que son désespoir soit plus profond, elle voit bientôt disparaître cette liberté, si chèrement achetée. Le caractère de cette noble femme est peint avec une vérité touchante, et surtout avec une sobriété et une délicatesse qui nous font sentir que l’auteur a écouté, dans cette nouvelle, son cœur plus encore que son esprit.

En somme, si parfois l’insuffisance »du plan et quelques fautes de détail gâtent certaines pages de ce livre, ces défauts sont amplement rachetés par le charme du style, la Vérité poétique des peintures et l’analyse, tantôt fine et tantôt profonde, des passions.


E. VILLETARD.


V. DE MARS.


  1. Florence, Félix Lemonnier, 1853.
  2. Voyez l’étude sur le Roman et les Romanciers en Italie, livraison du 15 novembre 1854.