Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1852

Chronique no 475
31 janvier 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


31 janvier 1852.

La constitution nouvelle est maintenant promulguée. En réalité, cette constitution était en germe dans l’acte même d’où elle émane, et plus explicitement encore dans les bases publiquement proclamées dès l’origine. C’est l’organisation d’un gouvernement, pourrait-on dire, plutôt qu’une constitution politique énonçant des droits et des principes. Sous ce dernier rapport seulement, son premier mot est la confirmation des principes primordiaux qui sont passés dans l’essence de la société moderne depuis 1789 : égalité civile, inviolabilité de la propriété, liberté de conscience, vote de l’impôt par le pays. Comme organisation de gouvernement, elle crée des corps publics, — sénat viager, corps législatif, conseil d’état, — divers par leur nature, mais dont le pouvoir exécutif reste le moteur principal, le régulateur souverain. Il serait facile de montrer en quoi la constitution du 15 janvier se rapproche ou diffère particulièrement des deux constitutions monarchiques qui ont régi la France durant trente années, et qui associaient les assemblées délibérantes à l’action politique. L’autorité exécutive a les attributions les plus étendues sous un nom différent : c’est l’autorité parlementaire qui est supprimée ; le caractère de la constitution nouvelle, c’est la suprématie du pouvoir exécutif avec les prérogatives et les responsabilités qui en découlent. Il ne peut échapper à personne, au surplus, que c’est dans l’application que se jugent les combinaisons politiques. Quoi qu’il en soit, les conditions publiques de notre pays sont changées absolument, cela est certain ; elles sont changées dans leur essence même non moins que dans la forme extérieure des institutions. Une fois de plus nous voyons se dénouer le drame des révolutions dissolvantes ramenant impérieusement notre pays à la loi d’une autorité concentrée et prépondérante. Comment ces changemens et ces retours deviennent-ils tout à coup, en certaines heures, possibles et irrésistibles ? Ce serait là sans nul doute la plus grave et la plus instructive histoire, pour laquelle chacun aurait à s’interroger dans la sincérité de sa conscience, — hommes publics et écrivains, — puisque les uns et les autres ont contribué principalement à la direction intellectuelle et morale de notre temps. L’auteur de l’Histoire de la Restauration, dont, nous ne savons par quelle secrète ironie, deux volumes nouveaux paraissent aujourd’hui, ne serait pas probablement le dernier à nous fournir d’utiles révélations, M. de Lamartine pourrait nous enseigner comment les révolutions doivent mourir en nous montrant comment elles naissent, comment elles s’alimentent, quelles idées elles propagent, quelle activité sinistre elles communiquent aux esprits pervers, et quelles redoutables angoisses elles créent pour la société tout entière.

Les événemens politiques, en effet, n’ont point en eux-mêmes leur raison d’être ; ils trouvent leur explication dans le mouvement moral et intellectuel qui les prépare et les favorise. C’est ce qui fait qu’en dehors même de la sphère purement politique il s’attache toujours un si sérieux intérêt au travail des esprits, aux retours qui s’opèrent, aux lumières qui se font, à l’étude de tous les phénomènes de la pensée en un mot. Quelles erreurs peuvent se glisser par l’intelligence dans la vie réelle ? Quelles défaillances morales engendre l’abus des abstractions et des creuses chimères ? quelle série de réactions et d’oscillations amène l’affaiblissement graduel des plus strictes notions du juste et du vrai ? Quelque chose de cette histoire apparaît dans une œuvre récente, — lord Palmerston, l’Angleterre et le Continent, — qui, bien que d’un homme d’état étranger, M. le comte de Ficquelmont, et bien que se rapportant en apparence à des questions de diplomatie, n’en est pas moins un ensemble de considérations élevées sur l’état présent de l’Europe, sur ses destinées morales et politiques. Diplomate autrichien, ancien chef du cabinet de l’empire pendant cette fatale année 1848, M. de Ficquelmont rend un singulier hommage à notre pays en écrivant son livre dans notre langue. Bien mieux : ses considérations sur l’Europe tournent, sans effort le plus souvent, en considérations sur la France, et reposent sur l’unité fondamentale des révolutions contemporaines, dont notre pays a le malheur d’être le promoteur toujours enthousiaste et toujours le premier châtié. C’est ainsi que, dans l’esprit de l’auteur comme dans l’esprit de tous ceux qui voient de haut, la question qui se débat n’est plus une question spéciale d’organisation politique pour un seul peuple : c’est une crise plus générale, où chaque pays a son rôle dans les conditions qui lui sont propres ; c’est la crise de la civilisation européenne. Il s’agit de savoir à quoi le monde continuera de croire, quels principes resteront debout, à quelle direction morale nous nous fixerons. Il s’agit de savoir si tous les vieux et puissans élémens qui ont pétri les sociétés de l’Europe sont épuisés, et si de notre horizon pâli la lumière de la civilisation va se reposer sur d’autres mondes près de sortir de l’océan. Le livre de M. de Fiequelmont laisse éclater en certains passages le sentiment de ces grands problèmes de la destinée moderne.

Quand l’honorable diplomate autrichien s’arrête à lord Palmerston et place même son nom au frontispice de son ouvrage, il est évident que ce n’est point l’homme qu’il met en scène : ce qu’il considère, c’est l’attitude assignée par l’ancien chef du Foreign-Office à son pays au milieu des révolutions européennes ; c’est ce rôle, étrange par sa grandeur même, attribué par lord Palmerston tout sujet anglais dans le monde, et résumé dans ce mot plein d’orgueil : Civis romanes sum ! Au milieu des considérations de M. de Ficquelmont sur l’Angleterre, une vue ingénieuse nous frappe. L’homme d’état autrichien aperçoit une contradiction dans la manière dont s’exerce l’influence britannique : d’un côté, l’Angleterre est la promotrice visible de la liberté politique dans le monde ; elle la fomente et la favorise chez tous les peuples, même parfois par des moyens révolutionnaires ; de l’autre, elle apporte de toutes parts des obstacles au développement maritime et commercial des pays qui pourraient gêner sa prépondérance sous ce rapport. Or, la première condition pour alimenter, féconder et consolider aujourd’hui la liberté politique, c’est l’activité commerciale, c’est la puissance d’expansion extérieure. L’Angleterre en est elle-même le plus glorieux exemple : sa grandeur politique coïncide avec le développement de son activité extérieure et le progrès de ses envahissemens dans le monde. Quand elle n’a plus l’Amérique du Nord, elle se jette dans l’Inde, dans l’Australie ; elle peuple les continens et les îles perdues dans l’Océan, de telle sorte qu’en plaçant les autres pays dans une situation tout opposée, en travaillant à les jeter dans les orages de la liberté politique et en s’efforçant en même temps de paralyser leur activité commerciale, elle leur crée une situation impossible ou un piège. Ce que M. de Ficquelmont aurait pu ajouter, c’est que ce système d’immixtion directe et violente dans les révolutions de l’Europe, si bien pratiqué par lord Palmerston, est la plus périlleuse des politiques pour l’empire britannique lui-même. La meilleure des propagandes pour l’Angleterre, c’est l’exemple de son merveilleux développement, c’est sa puissance de stabilité et de rajeunissement, c’est le spectacle permanent d’une liberté dont la première condition est la subordination et la discipline intérieure.

Nous n’avons point l’intention de nous arrêter outre mesure au côté extérieur, diplomatique en quelque sorte, des questions que soulève M. de Ficquelmont. Dans ses analyses des tendances morales de notre siècle, des idées et des opinions dont la France a été le principal foyer, l’auteur laisse échapper parfois plus d’une vue précise et éloquente. Il y a en peu de mots souvent des observations qui vont droit à nos plaies les plus saignantes, et qu’on trouvera facilement. Ce n’est point peut-être à un très zélé constitutionnel, à un très ardent partisan de la liberté illimitée de la presse que nous avons affaire : M. de Ficquelmont aurait pu être, ce nous semble, en France, un de ces hommes sincèrement monarchiques et modérés de la restauration que les ordonnances de 1830 eussent affligé, mais qui n’en eût point fait le prétexte d’une révolution. Il se fût dit sans nul doute ce qu’il écrit aujourd’hui dans son livre : c’est « qu’il faut savoir attendre du temps ce que le temps ne manque jamais de donner au peuple qui sait être sage et maîtriser ses passions. » Il y a plus d’un trait de ce genre dans le livre de M. de Ficquelmont, où se fait remarquer une sagacité singulière à saisir les côtés vulnérables des tendances et des opinions contemporaines. C’est ainsi qu’il met à nu une des erreurs les plus universelles et les plus vulgaires de notre siècle, qui consiste à placer dans une situation d’hostilité permanente les peuples et les gouvernemens. Cette erreur a sa source dans les idées qui font reposer l’existence de la société sur une convention préalable. C’est tout simplement faire de la société une chose purement artificielle, c’est en outre rompre l’unité de la vie sociale d’un pays. Qu’en résulte-t-il ? C’est que les peuples s’accoutument à voir dans leur gouvernement une chose étrangère à eux-mêmes, tandis qu’en réalité des gouvernemens ne sont que ce que les peuples les font : — vicieux, si les peuples sont corrompus, — forcément moraux et justes, si la société nourrit le sentiment de la moralité et de la justice. L’expression la plus visible de cette corrélation entre un peuple et son gouvernement, c’est ce qu’on nomme l’opinion publique, ce ressort puissant dont parlait récemment un ministre dans une circulaire, « ce sentiment imperceptible, indéfinissable, qui abandonne ou accompagne les gouvernemens sans qu’ils puissent s’en rendre compte, mais rarement à tort… »

Le malheur est que l’opinion publique a été trop souvent égarée ou pervertie de notre temps par des déclamations et des peintures habilement corruptrices ; elle l’a été surtout, faut-il le dire ? par ce qui aurait dû la diriger, l’éclairer et la garantir, par la littérature, et ici encore M. de Ficquelmont n’est point sans rencontrer des traits justes et fermes pour caractériser les excès contemporains. L’homme d’état autrichien ne se laisse point imposer, même par les plus hautes renommées. Peu de plumes françaises nous ont rendu avec plus de nouveauté, de finesse et d’inexorable justesse la physionomie de Chateaubriand, qui « avait en tout deux mesures, dit l’auteur ; la plus haute était pour lui. » On a bien quelque droit d’être surpris certainement de trouver dans les pages d’un homme d’état étranger, qu’on pouvait supposer peu assoupli aux nuances de la critique littéraire, une série d’analyses pénétrantes, de remarques substantielles, d’esquisses vives et colorées. En parlant quelque part des générations nouvelles livrées au vent de toutes les passions, M. de Ficquelmont montre la troupe des Dalilah modernes, qui n’endorment plus les Samson de notre âge pour leur couper la chevelure, mais qui font mieux : « .elles flétrissent et énervent le caractère. » Malheureusement, la littérature contemporaine a été une de ces Dalilah si vertement caractérisées au passage. Nous voudrions pouvoir dire que la littérature de M. de Lamartine n’a jamais été de cette espèce. En lisant les ouvrages de M. de Lamartine depuis quelques années, l’Histoire de la Restauration comme bien d’autres, on ressent une sorte de souffrance intérieure, un doute singulier : on se demande comment il se fait qu’on lise ces pages avec un intérêt d’un certain genre, et qu’on n’en retire aucun fruit, aucune pensée sérieuse et solide ; tout au plus en reste-t-il une impression confuse et échauffante. C’est que M. de Lamartine écrit l’histoire comme le roman ; il fait de la réalité elle-même parfois un roman éloquent et enflammé. Cela ne veut point dire que les nouveaux volumes de l’Histoire de la Restauration ne contiennent, comme les précédens, des pages remarquables, des descriptions saisissantes, des aperçus pleins d’éclat ; mais il manque toujours la gravité forte et sévère de l’histoire, et ce perpétuel enseignement d’une époque reproduite dans sa simple et rigoureuse vérité. Et puis, nous l’avouons, nous ne pouvons nous empêcher de nous souvenir des premières histoires qu’écrivait M. de Lamartine, qu’il traduisait bientôt d’une si étrange manière dans la vie réelle, et qui nous apparaissent aujourd’hui comme un des élémens inséparables des désastres de l’intelligence moderne. Un jour, dans une discussion sérieuse élevée sur un sujet futile en apparence, sur ce qu’on nommait alors la littérature facile, un homme d’esprit, M. Janin, qui s’était fait le champion de cette littérature, répondait à son contradicteur : « Eh quoi ! M. de Metternich n’est point de votre avis ? — Je le crois, répondait M. Nisard ; M. de Metternich n’est aussi peu de mon avis en littérature que parce qu’il ne l’est pas du tout en politique. Qu’a-t-il à faire de souhaiter à la France une littérature qui préserve les ames, élève les pensées et entretienne la virilité des caractères ? » C’était probablement des deux côtés une spirituelle calomnie contre l’ancien chancelier d’Autriche. La réalité est que la littérature facile a fait son œuvre pressentie par M. Nisard ; elle a déposé son bilan : d’un côté, il n’y a rien ; de l’autre, il y a la fortune intellectuelle et morale de la France gaspillée et perdue.

Quand nous nous obstinons à signaler les côtés par où l’intelligence moderne se montre en défaillance, c’est que le moment est venu peut-être pour les esprits élevés et justes de secouer cette corruption qui a fini par engourdir la littérature contemporaine. L’intérêt intellectuel de notre pays y est attaché. Le premier moyen sans nul doute, c’est la vigilance morale, et en même temps, pourquoi ne le dirions-nous pas ? il ne serait pas assurément sans utilité de replacer matériellement la littérature dans une situation normale. Une des choses qui ont le plus contribué depuis long-temps à fausser cette situation en altérant toutes les conditions dans lesquelles peuvent se produire avec fruit les œuvres de l’esprit, c’est la contrefaçon dont la Belgique est, comme on le sait, le foyer. La contrefaçon est fort menacée aujourd’hui, puisque la France a signé ou est envoie de signer avec la plupart des puissances des traités qui garantissent l’inviolabilité de la propriété littéraire. Cependant plus la contrefaçon se sent menacée, plus elle s’agite dans son foyer même pour empêcher le gouvernement belge d’en venir honorablement à la reconnaissance d’un droit. Les polémiques et les brochures se succèdent. Il en est, il est vrai, comme celle de M. Charles Muquardt, d’un esprit conciliant et juste, qui reconnaissent la moralité de la destruction de ce singulier genre d’industrie ; il en est d’autres qui poussent vraiment jusqu’au lyrisme l’amour intéressé de la contrefaçon qu’on appelle galamment la réimpression. Peu s’en faut qu’on n’y voie l’œil de la civilisation ; tout au moins la contrefaçon sert-elle merveilleusement les intérêts de la France elle-même. La preuve évidente, c’est que depuis que la fabrication belge existe, les exportations de livres français ont été sans cesse en croissant. Qu’y a-t-il à dire à ceci, si ce n’est que très probablement elles se fussent accrues davantage encore sans la contrefaçon ? En dehors d’une telle considération d’ailleurs, la vérité est que l’industrie belge représente là, à nos portes, sous nos yeux, la violation permanente d’un droit. Ce droit, nous n’irons point assurément plonger dans les profondeurs métaphysiques pour le démontrer. Il y a quelque chose de mieux, c’est le sentiment universel qui attribue à chacun l’œuvre de son esprit comme de ses mains, et qui flétrit d’un nom déshonnête une spéculation qui consiste à faire une concurrence peu loyale à une nation, avec quoi ? avec les produits mêmes de cette nation, gâtés, mutilés et défigurés !

Une des imaginations les plus bizarres, c’est de transformer la réimpression, comme on la nomme, en un instrument de civilisation, de propagande intellectuelle, et de créer une sorte de droit des peuples à la contrefaçon. D’abord, cela ne prouverait pas trop grand’chose ; la question est de savoir si on agit selon la justice. Il est évident, à ce point de vue, qu’il serait loisible au premier venu, même en France, de s’emparer des œuvres des plus éminens esprits contemporains. Sans doute il consommerait là une action qui a son nom dans le code ; mais il accomplirait, lui aussi, une œuvre de civilisation et de propagande intellectuelle, sous laquelle il pourrait abriter son honnête trafic. Il est bon de descendre de ces hauteurs. La question qui est en jeu pour les défenseurs mêmes de la contrefaçon, ce n’est point une question de propagation des idées, c’est plus simplement une question de spéculation et d’industrie : — industrie sans honneur pour la Belgique elle-même, — peu sérieuse dans sa ténacité intéressée, puisqu’elle est forcée, pour vivre, de recourir aux plus singuliers expédiens, et surtout peu morale, puisque c’est par là précisément que s’est propagé en Europe le venin de toutes nos corruptions d’esprit. Voilà comment l’industrie belge est l’instrument de la civilisation ! C’est en infestant le monde des Mystères de Paris, du Juif errant, des œuvres de Parny, des Déguisemens de Vénus, et, dans un autre genre, des œuvres de Fourier, de M. Louis Blanc ou de M. Proudhon. Il y a même ici pour la Belgique, il faut le dire, une question d’intérêt moral à supprimer cet engin de corruption. Le parti libéral ne saurait rester au-dessous du parti catholique, qui s’est depuis long-temps prononcé à ce sujet. Les écrivains belges eux-mêmes sont singulièrement intéressés à la disparition de la contrefaçon, pour avoir du moins le privilège de se produire dans leur pays, de créer peut-être une littérature nationale qui ne saurait vivre dans l’état actuel. Il y a ainsi avantage pour tous à ramener cette situation irrégulière, sans équité, qui existe depuis longtemps, à des conditions normales, où le droit de chacun soit mutuellement reconnu et sanctionné. Les peuples aujourd’hui peuvent varier sur les formes de leur organisation politique. Il est des principes généraux, des droits essentiels qui sont communs à tous. Tel est le droit de propriété. Nous ne croyons pas que le gouvernement belge puisse être disposé à le méconnaître au profit d’une industrie sans racine et sans avenir.

Si l’on avait pris au mot les assertions de la presse anglaise, les démêlés récens de la France avec le Maroc n’auraient point été tranchés par l’expédition brillante de la marine française contre les pirates de Salé. Bien au contraire, l’empereur du Maroc n’aurait songé qu’à en tirer une éclatante vengeance ; il aurait mis son armée sur pied ; déjà l’on affirmait qu’elle était en marche vers la frontière de l’Algérie, et nos voisins d’outre-Manche prenaient plaisir à nous prédire que nous ne pourrions nous tirer d’affaire à moins d’une seconde bataille d’Isly. Tout le bruit qu’ils ont fait à cet égard ne nous a point surpris nous connaissons de longue date les sentimens qui leur inspiraient tant de belles prophéties, et nous savons qu’ils perdent facilement de vue toute notion de justice, lorsqu’il s’agit des conflits qui s’élèvent entre la France et leurs amis du Maroc. Nous aurions pu réfuter plus tôt les erreurs que la presse anglaise a essayé de répandre sur les suites de la destruction de Salé, car il était facile de les prévoir dès le lendemain du bombardement : nous avons préféré attendre que les faits eux-mêmes eussent parlé, et nous pouvons aujourd’hui affirmer que le succès diplomatique est venu couronner le succès militaire. L’expédition de Salé fait honneur aux hommes qui l’ont conçue et exécutée. Préparée secrètement, conduite avec autant d’énergie que de prudence, elle a donné tous les résultats qu’on en attendait.

Pendant les dernières années, nous avions eu de fréquens sujets de plaintes contre le Maroc, qui, oubliant les leçons reçues en 1844, refusait systématiquement, dans un sentiment d’orgueil musulman, toute satisfaction aux réclamations de nos agens. Le pillage d’un bâtiment français par les Salétains dans le port même de leur ville, sous les yeux et malgré les efforts de notre vice-consul, vint donner lieu à de nouveaux griefs. Le gouvernement perdit à la fin patience, et résolut de régler d’un coup tous les comptes arriérés. En conséquence de cette décision, le 26 novembre dernier, le contre-amiral Dubourdieu mouillait devant Salé avec une division composée du vaisseau de 100 canons le Henri IV, de deux frégates de 450 chevaux, le Sané et le Gomer, et de deux avisos légers. M. Bourée, chargé d’affaires de France à Tanger, représentait le ministère des affaires étrangères. Salé fut sommée de donner immédiatement satisfaction, si elle ne voulait pas être canonnée et traitée comme un repaire de pirates. Elle répondit d’abord par un refus formel à cette sommation, puis par un feu nourri au feu des vaisseaux et des frégates. Les Salétains avaient, en vingt-quatre heures, pu doubler le nombre des pièces placées sur leurs forts ; d’autre part, la houle, qui rendait le tir difficile, obligea bientôt l’amiral à ralentir le feu, afin de lui donner plus de précision et de ne pas perdre inutilement ses projectiles. La défense fut opiniâtre ; il ne fallut pas moins de six heures et demie de combat pour éteindre les unes après les autres les pièces des forts, que servaient non des Maures, mais des renégats espagnols échappés des présides de Ceuta et de Mélilla. Le vaisseau continua d’écraser jusqu’à la nuit la ville réduite au silence.

Quelques heures après, toute la division prenait la route de Tanger. Le 28, elle mouillait à quelques encâblures des murailles de cette ville. La nouvelle des événemens de Salé, portée par un steamer anglais, avait précédé la division française. Pour quiconque connaît les Arabes, ce n’était pas une chose simple que de remettre le pied sur leur territoire après la destruction de la ville sainte du Maroc. Il n’était pas sans danger de se mêler à une population fanatique, dans laquelle ce jour-là les Kabyles dominaient. Le chargé d’affaires de France crut au prestige de la force ; protégé par la présence des bâtimens auxquels pourtant toute communication avec la ville avait été sévèrement interdite, il descendit seul à terre, et, traversant une foule à la fois menaçante et terrifiée, il se rendit au consulat sans rencontrer un obstacle ou recevoir une insulte. Le pacha, invité à réunir les notables habitans de Tanger, déféra à cette réquisition, et les rassembla à la Casbah. Toute la garnison était sur pied, rangée sur deux rangs. M. Bourée s’y rendit, suivi des officiers de la légation, et là énuméra les satisfactions exigées. Après deux heures de conférence, tout était non-seulement promis, mais exécuté. Les Maures compromis dans des affaires de meurtre ou de vol contre nos nationaux avaient été, séance tenante, bâtonnés, chargés de fers, mis sur des chameaux et envoyés en exil ; l’argent réclamé avait été payé par le pacha lui-même et remis aux intéressés. C’est alors seulement que M. Bourée sortit de la Casbah promettant de faire saluer la ville par les canons de la division. La presse anglaise a jugé à propos de faire assister à cette réunion le chargé d’affaires d’Angleterre ; mais M. Hay n’eut point cette satisfaction d’amour-propre, et nous doutons qu’il se soit réjoui du résultat de cette journée. Un compte-rendu de ce qui s’était fait à Tanger fut aussitôt expédié à l’empereur ; dix ou douze jours se passèrent sans qu’il donnât signe de vie ; enfin Muley-Abdherrhaman écrivit à M. Bourée une lettre équivoque, qui semblait hésiter entre le désir des représailles et la résignation. L’empereur avait trop le sentiment du droit et de la force de la France et celui de la faiblesse du Maroc pour que le parti auquel il s’arrêterait fût long-temps douteux ; mais la colère pouvait lui donner de mauvais conseils et lui inspirer de mauvais desseins. Il était prudent de s’éloigner momentanément pour laisser à la sagesse le temps de reprendre le dessus ; il fallait surtout mettre le cabinet de Fez en demeure d’établir, par une démarche officielle, qu’il reconnaissait l’équité du bombardement de Salé et le bon droit du gouvernement français. Cette démarche devait, dans la pensée de M. Bourée, marquer le retour à des relations régulières. Elle était d’ailleurs une conséquence forcée de l’affaire de Salé, car, dans la prévision de nouvelles hostilités, les Kabyles restaient aux portes de toutes les villes de la côte, prêts à les attaquer par terre pendant que nous les canonnerions. En se retirant, nos agens laissaient donc derrière eux ces singuliers auxiliaires pour hâter le dénoûment, qu’ils allèrent attendre de l’autre côté du détroit. Il ne s’est point fait attendre. L’empereur a écrit au prince-président dans le sens prévu. La missive impériale est, dit-on, conçue dans les meilleurs termes ; elle conclut à l’oubli des griefs réciproques, et promet sécurité et respect à nos agens, si le président de la république française consent à leur retour. La réponse du président de la république a été amicale et pacifique ; mais il paraît que quelques-unes de ces difficultés de forme qui ne peuvent être dédaignées en pays musulman s’opposent encore à la reprise définitive des relations. On aime à voir la France persister ainsi jusqu’au bout dans la voie d’énergie et de résolution qu’elle a suivie dans le cours de cette affaire. C’est la seule manière de négocier avec le Maroc, et l’on doit applaudir à la vigueur avec laquelle cette question a été conduite. Le souvenir de Salé sera honorablement placé entre ceux de Tanger et de Mogador ; notre marine et nos agens y ont fait honorablement leur devoir.

L’ouverture du parlement anglais a été fixée par un décret de la reine Victoria au 3 février. Depuis long-temps, les chambres anglaises ne se seront ouvertes au milieu d’une telle anxiété fiévreuse, de telles alarmes nationales et de telles complications politiques. Des partis brisés, disloqués, sans espérance de se reformer, composent ce parlement, qui ne peut, malgré tous les élémens qu’il contient, fournir à lord John Russell les moyens de reconstruire un cabinet. Le ministère en effet, quelle que soit sa faiblesse, a beau jeu vis-à-vis du parlement ; s’il est faible, le parlement est-il plus fort ? s’il se soutient par l’impuissance où se trouve la reine de le remplacer, à qui faut-il s’en prendre de cette impuissance, sinon aux partis qui se trouvent tous dans l’impossibilité de prendre en mains les affaires ? Parlement et ministère sont donc absolument dans la même situation ; ils n’ont rien à se reprocher l’un à l’autre. C’est là ce qui fait la force relative de lord John Russell. C’est là aussi ce qui peut assurer au parlement une plus grande longévité. Si le cabinet reste après l’ouverture de la session tel qu’il est aujourd’hui, la dissolution des commutes se fera attendre peut-être encore ; si de nouveaux élémens entrent dans la composition du ministère, lord John Russell ne tardera pas à en appeler au pays. Quel sera maintenant son programme pour la prochaine session ? Ce ne sont point les questions à résoudre qui font défaut, c’est bien plutôt le trop grand nombre qui est un embarras pour le ministère whig. Les réformes coloniales sont demandées à grands cris ; l’income-tax, qui ne devait être, selon la promesse de lord John Russell, que transitoire, sera-t-il encore maintenu ? Un seul projet de réforme semble composer jusqu’à présent tout le programme de lord John Russell, le projet de réforme électorale. Si ce projet est présenté, comme tout porte à croire qu’il le sera, le parlement actuel signera, en l’acceptant, son acte de démission, et alors les affaires politiques de l’Angleterre prendront une tout autre physionomie ; les radicaux reviendront seuls aux communes sains et saufs ; leur armée se sera grossie, tandis que celles des autres partis, même du parti whig, se seront affaiblies, car c’en sera fait pour toujours, selon toute probabilité, des bourgs pourris, où les grandes influences locales s’exercent avec tant de facilité. Le projet de réforme électorale sera donc combattu, selon toute apparence, comme il l’est déjà, assure-t-on, par un certain nombre de membres du cabinet actuel. Les radicaux devront savoir gré à lord John Russell de cette réforme électorale, car ce projet le frappe, lui et les siens, il frappe son parti et plusieurs membres de son illustre famille, qui étaient élus dans les collèges électoraux condamnés à disparaître.

Et les radicaux lui en savent gré. Ce projet de réforme est maintenant le lien politique qui les attache au cabinet depuis la retraite de lord Palmerston. Nous annoncions dernièrement que lord John Russell, désappointé dans toutes ses combinaisons, faisait des avances à l’école de Manchester. Les radicaux qui sentent l’influence venir à eux, qui par conséquent prêtent une oreille attentive à tous les bruits politiques, n’ont pas été sourds, et ont fait immédiatement la moitié du chemin nécessaire pour rejoindre le parti whig. Lord John Russell fera-t-il l’autre moitié ? Tout porte à le croire, surtout aujourd’hui qu’il est constaté officiellement que l’alliance avec les peelites a été impossible à réaliser. Est-ce un grand malheur, et les amis de sir Robert Peel apportaient-ils au cabinet une bien grande force ? Il est permis d’en douter. Les tories désignés sous le nom de peelites n’ont qu’une grande influence individuelle : ils sont individuellement des hommes considérables, capables, jouissant d’une grande renommée d’hommes d’état ; mais, pris en masse, ils ne composent pas un parti. Le chef qui leur sonnait vie et puissance, sir Robert Peel, n’est plus. Ils sont sans influence réelle dans le pays, et, au sein du parlement, ils sont une majorité infiniment peu considérable. Ni sir James Graham, ni M. Cardwell, ni même, assure-t-on, M. Gladstone, ne sont sûrs de leur réélection. Détestés des protectionistes à cause de leur défection dans les questions commerciales, détestés des protestans à cause de leur libéralisme religieux, détestés des radicaux, qui ne leur pardonnent pas de tenir les places qu’ils voudraient occuper, quelle force auraient-ils apportée à lord John Russell ? Est-il probable que le cabinet eût été appuyé par les votes du parlement avec un ministre tel que sir James Graham, qui, par trop de délicats scrupules et par un trop universel libéralisme, s’est si honorablement d’ailleurs attiré l’antipathie de tous les partis, qui a parlé et voté contre le fameux bill ecclésiastique, qui a parlé et voté contre la motion de M. Roebuck, relative à la politique de lord Palmerston, qui a parlé et voté contre le maintien des lois de protection commerciale. Rien n’est moins certain, et c’est là très probablement une des raisons qui ont engagé lord John Russell à se tourner du côté des radicaux. Ils lui ont répondu comme nous l’avons dit. La première flatterie, un peu brutale comme toutes celles qu’est capable de faire le parti radical, lui est venue de M. Roebuck, qui, s’adressant à ses électeurs de Sheffield, a attaqué sans pitié le cabinet tout entier, et n’a fait exception que pour lord John Russell. Le discours de M. Roebuck pouvait se résumer ainsi : Que les ministres partent, afin que nous prenions leurs places, et que lord John Russell reste, afin qu’il soit notre chef ! Tel a été le manifeste des radicaux de la vieille école. L’école de Manchester, ou autrement dit l’école des libres échangistes et des cobdénites, a fait aussi le sien dans deux meetings, tenus l’un à Leeds, l’autre à Manchester. L’orateur de Manchester a été M. Bright, l’un des membres les plus importans de ce parti, et son discours a été une série de flatteries à l’adresse de lord John Russell, qu’il a nommé l’homme d’état le plus considérable de l’Angleterre. Les radicaux n’y mettaient pas tant de façons, lorsque tout récemment encore ils se répandaient en injures contre les lordlings. Quoi qu’il en soit, ils sont prêts à devenir ministres, et ils sentent déjà la nécessité du décorum officiel ; c’est là sans doute ce qui explique leur changement de langage. S’ils entrent au ministère, c’est, il ne faut pas se le dissimuler, toute une révolution politique qui va s’opérer, c’est le triomphe du principe de réforme qui va être hâté par le gouvernement. Depuis la célèbre réforme opérée par la célèbre défection de Robert Peel, aucun fait plus important ne se sera accompli. Chez nous, un pareil événement entraînerait des catastrophes. En Angleterre, malgré les menaçantes complications actuelles, tout s’accomplira pacifiquement ; rien ne sera changé, il n’y aura que quelques radicaux de plus.

Au sein du pays, l’agitation continue toujours ; les craintes d’une invasion bien loin de se calmer, ont redoublé. Les brochures, les statistiques militaires abondent ; on remet sur le tapis la brochure vieille d’un an déjà de sir Francis Head, intitulée Defenceless slate of England ; on la discute, on la contrôle. Un officier distingué de l’armée anglaise, le colonel Chesney, vient de publier une brochure, qui a fait une grande sensation, sous le titre d’Observations sur l’état présent et futur de l’armée anglaise. Les journaux alignent des chiffres, calculent la portée des fusils anglais et des fusils français, se livrent à des enquêtes militaires sans fin. Des parallèles entre l’armée anglaise et l’armée française sont tracés chaque matin, et en vérité les Anglais n’y mettent aucune vanité nationale, car, contrairement à leur ancienne habitude, on pourrait croire, — par le sombre tableau qu’ils tracent des forces militaires de la France, de la dextérité, de l’adresse de nos soldats et surtout des tirailleurs de Vincennes, qui leur inspirent une sorte de terreur fantastique, — qu’un seul régiment français est capable de mettre en déroute l’armée anglaise tout entière. La marine n’est pas non plus oubliée. Ils semblent craindre qu’elle ne soit pas capable de résister. Ils trouvent des défauts à leur marine à vapeur, et ils en attestent le récent désastre de l’Amazone. Ils pensent déjà avoir à se mesurer avec l’Europe tout entière, et calculent le nombre de soldats que le continent peut mettre sur pied. — Il peut mettre sur pied sept millions d’hommes, s’écrient-ils avec désespoir, et nous, nous ne pourrons jamais dépasser le chiffre de quatre cent cinquante mille ! Il y a à l’heure présente sur le continent quatre millions de troupes, et nous n’en avons que deux cent mille ! — En un mot, la panique est générale. Les seuls journaux qui osent se railler de ces craintes, ce sont les journaux des libres échangistes, qui s’efforcent de ne pas abandonner leurs espérances de réductions militaires et leurs chimères du congrès de la paix, et qui se sont fait vertement tancer, à ce propos, par M. Roebuck, organe des vieux radicaux patriotiques. D’ailleurs, cette crainte n’est pas seulement une superstition populaire, elle trouve de l’écho dans les régions du gouvernement. Les préparatifs de défense continuent ; vingt-trois mille fusils ont été commandés à Birmingham ; Sheerness, Chelsea, Portsmouth, ont été fortifiés ; la flotte de l’amiral Parker a été rappelée. Si l’Angleterre est tout entière en proie à de singulières alarmes, il est juste aussi de reconnaître que l’esprit patriotique, remué jusque dans ses dernières profondeurs, éclate avec une force et une unanimité surprenantes.

Rien n’est encore décidé malheureusement quant à la querelle des mécaniciens et de leurs patrons, et l’on ne peut annoncer avec certitude la fin de cette crise déplorable. Les ateliers se ferment partout à Londres, à Manchester, à Liverpool. Quelques patrons, plus timides ou plus concilians, ont accepté les conditions proposées par l’Amalgamated society ; mais le nombre en est petit, et à l’heure qu’il est, vingt-cinq mille hommes au moins vivent, soit sur les fonds réunis par la société, soit sur leurs épargnes mêmes. Les ouvriers mécaniciens ont fait appel à une souscription volontaire dans le public ; mais leur projet n’a jusqu’à présent obtenu aucun succès. La dernière tentative de conciliation a été brisée par la lettre de lord Cramworth à lord Ashburton et par le refus du dernier et de lord Ingestree de s’ériger en arbitres dans le différend. Et ici nous ne pouvons, tout en blâmant l’acte en lui-même, nous empêcher de comparer la conduite tenue par les ouvriers mécaniciens anglais et la conduite qu’auraient tenue, en pareil cas, des ouvriers français. Tout s’est passé et se passe paisiblement, légalement, comme il convient dans un pays de libre opinion et de garanties individuelles. Les deux partis se sont rangés en face l’un de l’autre, et un arbitrage a été proposé par les ouvriers, savez-vous à qui ? Voilez-vous la face, ô communistes français ! — A un comité d’aristocrates qui serait composé de lord Shaftesbury, naguère si connu, sous le nom de lord Ashley, par son dévouement aux classes pauvres et par son zèle religieux ; de lord Cramworth, de lord Ashburton et de lord Ingestree. Malheureusement quelques-uns des honorables membres désignés ont cru devoir refuser le rôle d’arbitres dans cette question délicate, où l’injustice est manifestement du côté des plus pauvres, et par conséquent des plus intéressans. Dès-lors tout moyen de conciliation a été abandonné ; les chefs d’industrie ont fait une déclaration publique, par laquelle ils annoncent qu’ils ne peuvent consentir aux exigences de l’Amalgamated society, qui portent atteinte à la liberté des contrats, et qui rendent impossible toute direction de travail dans les ateliers. Cependant un sentiment tourmente ces malheureux ouvriers mécaniciens, un sentiment où l’idée du travail se mêle à l’idée de la patrie, et qui se trahit dans tous leurs meetings : « Les ateliers sont fermés, mais il faut pourtant que le travail commandé à la nation se fasse. » Même dans ses plus grands écarts, quelle force, quelle fidélité il y a dans les instincts d’un tel peuple !

Les longues et laborieuses négociations auxquelles les affaires de Danemark ont donné lieu viennent de recevoir une solution qui toutefois n’est point encore ratifiée. Un arrangement a été signé à Vienne entre le plénipotentiaire danois et les cabinets de Prusse et d’Autriche. En songeant à tout le sang qui a été versé dans ce conflit, l’on pouvait raisonnablement espérer qu’un dénouement équitable trancherait les difficultés d’où la querelle a surgi. Il est douteux que la convention conclue à Vienne puisse avoir ce résultat : elle se borne en effet à rétablir dans le Slesvig et dans le Holstein l’état de choses qui existait en 1847, et qui a été précisément la cause principale de l’insurrection du Holstein et de la guerre portée par la Prusse en Danemark.

Le gouvernement danois sollicitait pour les duchés une situation nouvelle qui écartât désormais toute occasion de conflits. Pour l’obtenir, il consentait à faire un sacrifice. Il renonçait volontiers à exercer dans le Holstein l’autorité qu’il y avait eue dans le passé ; il ne demandait pas mieux que de voir les populations de ce duché s’éloigner de plus en plus du Danemark par leur administration et leurs lois, et se rapprocher de plus en plus de la confédération germanique, dont elles forment l’un des membres, en vertu de leurs traditions et de leur nationalité. Le cabinet de Copenhague exigeait seulement, en vertu des mêmes considérations, que le Slesvig, possession de toute antiquité danoise, ne fit désormais avec le royaume qu’un seul et même corps régi par les mêmes institutions. L’Autriche, qui depuis 1850 s’est substituée à la Prusse dans ce débat, s’est opposée avec opiniâtreté à toutes les propositions de nature à créer en Danemark cet état de choses, pourtant si rationnel et si légitime. Dans une note du prince de Schwarzenberg déjà ancienne, mais récemment publiée, nous trouvons l’aveu simple et net des impulsions auxquelles la diplomatie autrichienne a obéi dans ces dernières négociations. « Le Slesvig, dit le prince de Schwarzenberg au ministre d’Autriche à Copenhague, a formé de tout temps un anneau intermédiaire entre le Danemark et le Holstein. En opposition avec la politique suivie par les rois de Danemark jusqu’à ce jour, on cherche à rendre les Holsteinois étrangers aux institutions du Slesvig pour fondre celles-ci avec les institutions d’un Danemark démocratique, ce qui ne lèse pas moins les intérêts durables de la monarchie danoise que les droits acquis. Enfin nous ne pouvons ni ne voulons, vu notre participation à l’établissement de la monarchie danoise, abandonner les droits de la confédération germanique et la position qui lui appartient dans le système des états européens. » Par cette politique, le cabinet de Vienne obtient un double avantage. D’une part, il s’assure une influence qu’il n’avait point encore exercée parmi les populations allemandes du Holstein et du Slesvig, dont il embrasse la cause ; d’autre part, il porte indirectement un coup peut-être mortel à la nouvelle organisation politique que le Danemark s’est donnée en 1849. En effet, le rétablissement des anciens états provinciaux dans le Holstein et le Slesvig serait absolument incompatible avec la constitution danoise, dont il entraînerait nécessairement la révision et peut-être la chute. Cette conséquence prévue de la convention de Vienne la rend plus dure encore à accepter pour le Danemark ; mais l’Autriche et la Prusse sont en ce moment appuyées par la Russie à Copenhague. Devant un si redoutable accord, les Danois ne peuvent guère que se soumettre, malgré le désir qu’ils ont de voir les stipulations de Vienne soumises à de nouvelles négociations.

L’Allemagne poursuit d’ailleurs sur elle-même le travail de révision constitutionnelle qu’elle impose au Danemark. Depuis le congrès de Dresde, qui devait résoudre le grand problème de la réforme fédérale, et qui n’a réussi qu’à rétablir légalement le pacte de 1815, les gouvernemens allemands n’ont rien négligé pour revenir eux-mêmes individuellement, dans leur politique intérieure, aux principes d’avant 1848. Un des premiers efforts des petits états comme des grands fut de s’affranchir de ces Grundrechte ou droits fondamentaux que le parlement de Francfort avait prétendu donner pour base aux institutions particulières aussi bien qu’à la constitution fédérale, et qui n’avaient été nulle part adoptés de plein gré par les gouvernemens. Si le roi de Hanovre avait pu les repousser, les rois de Wurtemberg et de Saxe les avaient subis, ainsi que la plupart des petits états de la confédération. La diète, légalement reconstituée à Francfort en 1851, en a décrété la suppression par mesure générale, et depuis lors les petits états dont les constitutions avaient été réformées sous l’empire de la crise fédérale et d’après les Grundrechte, ont rivalisé de zèle pour rentrer dans leurs traditions. La chevalerie, l’ordre de la noblesse, qui s’étaient vus un moment submergés par la vague révolutionnaire, n’ont pas cessé de peser à la fois sur les gouvernemens et sur la diète fédérale, afin d’être remis dans la pleine jouissance de leurs privilèges politiques, administratifs et sociaux.

L’exemple de la Prusse est là pour encourager ces prétentions partout où elles n’ont point encore triomphé, car on sait que la mise en vigueur de la législation du li mars 1850 pour la réorganisation des institutions provinciales et municipales demeure indéfiniment ajournée devant l’opposition de la Ritterschaft.

On doit se rappeler qu’en jurant la constitution du 31 janvier 1850, le roi de Prusse, avec une franchise qui honore son caractère, a fait ses réserves ; il a indiqué clairement que la constitution était loin de lui paraître commode et parfaite, et il a exprimé l’espoir de la voir rentrer par des modifications successives dans les conditions vitales de l’existence de la Prusse. Ce sont peut-être ces souvenirs qui ont encouragé les divers projets de révision constitutionnelle qui se produisent aujourd’hui en Prusse de divers côtés. Par bonheur pour les partisans de la législation du 31 janvier 1850, leurs adversaires sont divisés. Auprès du parti des anciens états, c’est-à-dire de l’école historique et féodale, il y a, parmi les promoteurs des projets de révision, le parti bureaucratique. D’accord en beaucoup d’occasions pour combattre les constitutionnels, ces deux partis se séparent du moment où il s’agit de déterminer dans quel esprit la loi fondamentale devra être révisée. La centralisation absolue, à laquelle la bureaucratie aspire, n’est pas moins déplorable aux yeux du parti féodal que le système représentatif établi par la loi du 31 janvier 1850. En ce qui les touche, les bureaucrates, qui se sont prêtés en 1851 au rétablissement du moins provisoire des anciens états provinciaux, ne semblent point se soucier d’un retour pur et simple à la constitution historique de 1847 ; c’est ce qui explique la majorité notable qui a repoussé récemment une pétition adressée à la seconde chambre en faveur d’une révision dont le projet d’ailleurs mal défini et vague venait du parti féodal. Le rejet de cette pétition ne tranche point au surplus les difficultés dont elle est le symptôme, et qui se reproduiront sans nul doute.

Nous parlions de l’Autriche il n’y a qu’un instant. Tout ce qui vient de cette puissance est fait pour causer une certaine émotion chez le peuple piémontais ; aussi ne faut-il pas s’étonner qu’une difficulté peu sérieuse, au fond, élevée récemment par le maréchal Radetzky au sujet de la navigation du lac Majeur, ait fait naître plus d’un commentaire. Une compagnie piémontaise était en possession de cette navigation. Un sujet autrichien avait demandé, à ce qu’il paraît, au gouvernement de Turin un privilège semblable. La concession tardant un peu à venir, le maréchal Radetzky a interdit aux paquebots de la compagnie piémontaise de toucher à la portion des côtes lombardes sur le lac. Comme on le voit, c’est une difficulté qui ne peut manquer de s’aplanir devant de mutuelles explications ; elle n’a surtout en elle-même rien de politique ; les relations des deux pays n’en sauraient être altérées, et tout récemment encore le sénat de Turin votait le traité de commerce avec l’Autriche, qui a déjà été adopté par la chambre des députés. Il se peut que ce petit incident ait réveillé les bruits habituels de crise ministérielle à Turin. Jusqu’ici, ces bruits nous semblent peu fondés et même peu explicables dans la situation politique du Piémont. Il est pourtant vrai de dire qu’une occasion semble sur le point de s’offrir, où le ministère piémontais est décidé à encager son existence dans le parlement. Le cabinet de Turin, on s’en souvient sans doute, a récemment présenté un projet de loi sur la presse, qui avait pour effet de soustraire les délits d’offense contre les chefs des gouvernemens étrangers à la juridiction trop souvent illusoire du jury, et de les déférer à un tribunal spécial. La commission nommée dans la chambre des députés pour élaborer ce projet vient de déposer son rapport, et il se trouve que ce rapport est en formelle contradiction avec les propositions primitives du gouvernement. Non-seulement la juridiction du jury est maintenue, à peu de chose près, pour les délits que le gouvernement avait en vue d’atteindre, mais elle est étendue encore aux délits de presse contre la religion, qui, jusqu’à présent, étaient jugés par les cours d’appel. Le ministère piémontais paraît résolu à combattre ces modifications et à poser nettement devant le parlement ce que nous nommions autrefois une question de cabinet. En présence de la question ainsi posée, il est douteux que la chambre passe outre. L’inconvénient des assemblées, c’est qu’il s’y trouve souvent certains hommes qui ne considèrent les questions qu’au point de vue de leurs idées, de leurs opinions et de leur courte logique, sans tenir compte des circonstances, des difficultés plus générales avec lesquelles un gouvernement peut avoir à se mesurer. On peut aller loin dans cette voie et risquer souvent l’essentiel des institutions pour ce qui n’en serait tout au plus qu’un détail. Il est évidemment aujourd’hui des courans politiques que la chambre piémontaise ne peut espérer dominer. Plus elle paraîtra vouloir les défier, plus elle exposera le Piémont à leur irruption. Le parlement de Turin a fait, dans des circonstances récentes, preuve de modération et de sagesse ; c’est à son bon sons de pressentir les dangers d’une résolution précipitée qui entraînerait la chute du cabinet actuel.

Tandis que le parlement piémontais continue ses travaux à Turin, le cabinet de Madrid vient de mettre fin, par un récent décret, à la session législative espagnole de cette année. Cette mesure coïncidait avec quelques incidens assez graves, tels que l’exécution de quelques soldats qui s’étaient laissé entraîner à une sorte de sédition dans Madrid, et l’expulsion des généraux Prim et Ortega. Le cabinet espagnol promulguait en même temps une législation nouvelle sur la presse, qui soumet, les journaux au régime de la suspension facultative. Cette dernière mesure surtout suffit pour indiquer dans quel sens marche la politique au-delà des Pyrénées ; elle tend incessamment à fortifier le pouvoir. Le gouvernement demeure seul aujourd’hui après la clôture définitive des cortès ; il reste à se demander quel usage il fera de son autorité. C’est, sans nul doute, dans l’ordre administratif que va porter toute son action. Heureusement, sous ce rapport, l’Espagne est un pays où, quand on a beaucoup fait, il reste encore plus à faire.

Force nous est bien de revenir encore sur M. Kossuth et ses pérégrinations. Nous voudrions pouvoir nous en abstenir ; mais, en vérité, son voyage donne lieu à des faits tellement significatifs, qu’il nous est impossible de les passer sous silence. Nous montrions, il y a quinze jours, les Américains ne respirant que guerres et batailles ; aujourd’hui ils font déjà leurs préparatifs. L’enthousiasme des Américains, facile à exciter, mais facile aussi à abattre, baisserait certainement à l’heure qu’il est, car le refroidissement des esprits est sensible, si les bruits qui arrivent d’Europe ne venaient se joindre au retentissement des discours de Kossuth. Plusieurs incidens se sont produits, qui indiquent que les vingt-trois millions d’hommes qui composent les États-Unis se fatiguent de n’être redoutables que pour l’Amérique seule. D’abord il a été présenté au sénat par M. Walker, l’ami de M. Kossuth, une pétition demandant que le gouvernement des États-Unis rompît toutes relations diplomatiques avec le gouvernement français. Cette pétition, cela va sans dire, a clé rejetée sans être prise en considération ; mais il n’a pas manqué de sénateurs pour la défendre il y a eu débat et discussion. Et quel caprice s’est donc emparé plus récemment du cabinet de Washington pour que M. Graham ait donné à plusieurs navires de guerre l’ordre de prendre la mer ? Ils partent bien approvisionnés de vivres et de munitions, pour aller renforcer, dit-on, l’escadre de la Méditerranée. Les journaux et le public font des conjectures, et l’opinion générale est que le gouvernement, répondant aux sentimens ambitieux qui pour le moment tourmentent les Américains, ne veut pas être surpris par les événemens. Enfin, depuis l’arrivée de M. Kossuth à Washington, il ne se passe pas un jour au congrès sans qu’un membre ou un autre ne vienne recommander à ses collègues et à ses compatriotes la politique d’intervention.

Mais c’est à Washington, lors de la réception de Kossuth, que se sont produits les incidens les plus graves. Tout s’était d’abord parfaitement passé. Kossuth avait été reçu avec la plus grande froideur par le président, par le sénat, et surtout par la chambre des représentans, qui avait fait les plus grandes difficultés pour le recevoir. Il avait adressé au président un discours digne du discours de Thémistocle au roi de Perse ; mais M. Millard Fillmore n’avait pas mis dans sa réponse la générosité du grand roi, et il s’était borné à lui souhaiter le secours de Dieu. Les querelles de Kossuth avec le consul américain à Marseille avaient été révélées au public américain, et son enthousiasme s’était ressenti de cette révélation. Enfin l’orateur ne songeait plus qu’à se retirer dans l’ouest, sur les bords du père des fleuves, lorsque le discours de M. Daniel Webster au banquet offert par le congrès est venu réveiller des sympathies qui touchaient à leur fin, et en même temps des difficultés politiques qui paraissaient écartées définitivement. Rappelant ses antécédens politiques, ses vieilles sympathies pour la cause de la Grèce et de l’Espagne, M. Webster a déclaré qu’il portait le même intérêt à la Hongrie, et que le gouvernement des États-Unis suivrait toujours avec affection les tentatives des Magyars pour conquérir leur indépendance. Ce discours, accompagné d’applandissemens et de hurrahs en l’honneur du roi saint Étienne, de Gesa II et d’autres vieux héros hongrois, a naturellement mécontenté les ambassadeurs des puissances intéressées dans la question. Peu de jours après, le chevalier Huselmann et M. Bodisco se présentaient chez le président pour lui exposer leurs réclamations. Ils voulaient bien faire une distinction entre M. Daniel Webster comme personnage officiel et M. Webster comme individu, ils consentaient encore à faire la même distinction pour le président des États-Unis ; mais il leur était impossible néanmoins de ne pas être blessés d’une telle réception. M. Millard Fillmore, assure-t-on, est sorti sans répondre un seul mot, et, à la suite de cette entrevue, les deux ministres plénipotentiaires ont annoncé l’intention de prendre leurs passeports. Nous n’avons point reconnu dans cet incident la modération habituelle de M. Webster, et sa candidature présidentielle est le seul moyen d’expliquer cette recherche de la popularité.

Outre sa réception à Washington, Kossuth a fait encore deux voyages, l’un à Philadelphie et l’autre à Baltimore. À Philadelphie, la ville des quakers, la ville où fut proclamée l’indépendance américaine, Kossuth n’a pas parlé le même langage que devant la population mélangée de New-York. Là nous avons eu des tirades empreintes de religiosité et d’images bibliques ; l’éternité, la Providence, la destinée, le ciel et l’enfer ont joué un rôle important. Mais nous voici à Baltimore, dans le Maryland, dans un état à esclaves, et ici encore le langage a changé. On s’est bien gardé de toucher à certaines délicates questions devant ce public susceptible et toujours en alarmes pour ses intérêts ; on a eu bien soin de dire que, lorsque les Hongrois avaient affranchi leurs paysans, une indemnité avait été payée aux propriétaires ; on a parlé à ce public d’agriculteurs et de planteurs, de plantations et d’agriculture, et comme les catholiques abondent dans Baltimore, Kossuth, le favori du clergé protestant, a rappelé que les catholiques, non moins que les protestans, avaient lutté pour l’indépendance de la Hongrie. Il a annoncé son prochain départ pour les états de l’ouest, et là encore nous allons assister à une nouvelle métamorphose.

Au milieu de toutes ces agitations, les affaires nationales, comme on peut bien le penser, éprouvent un temps d’arrêt dans ce pays, qui pourtant ne s’arrête jamais. Pour la troisième fois, depuis l’ouverture du congrès, l’éternelle question du compromis a été réveillée et rejetée. Le seul fait important que nous ayons à annoncer, c’est la conclusion des différends avec la cour d’Espagne. La reine fait grace à tous les compagnons de Lopez qui, faits prisonniers pendant l’invasion, avaient été renvoyés en Espagne, et elle l’a fait avec une bonté et une grace parfaites, sur lesquelles le cabinet de Washington devrait bien prendre exemple dans ses relations avec les gouvernemens européens.

Une des choses les plus frappantes peut-être dans l’ensemble de l’histoire contemporaine, c’est le contraste qui se manifeste entre les deux portions du Nouveau-Monde, — l’Amérique du Nord et. l’Amérique du Sud, — c’est la différence profonde qui éclate dans l’œuvre de ces deux races, dont l’une marche en conquérante vers des destinées inconnues, et dont l’autre se débat dans une anarchie sans but et sans terme. Nous parlions récemment d’une insurrection qui avait éclaté depuis quelques mois au Chili, l’un des pays restés les plus calmes pourtant pendant vingt années. Bien qu’elle ait rencontré jusqu’ici une répression vigoureuse et décisive, cette insurrection ne paraît pas néanmoins terminée. Le plan des insurgés ne manquait pas, au reste, d’habileté. On se souvient sans doute de la configuration du Chili ; il s’étend sur une longueur de six cents lieues entre les Andes et l’Océan Pacifique. Tandis que le général Cruz, chef du soulèvement, se créait dans le sud une armée et une base d’opérations, au nord des insurrections partielles devaient éclater dans les principaux foyers de population pour attirer et fractionner les forces du gouvernement, et permettre au général Cruz de marcher sur Santiago, la capitale de la république. Joignez à ceci l’impuissance légale du gouvernement en présence du péril. Le général Cruz recrutait des soldats dans l’armée régulière elle-même, qui n’est que de deux mille hommes au Chili ; il enlevait des bataillons entiers placés dans le sud pour contenir les irruptions des Indiens. De toutes parts, les élémens de la prochaine insurrection se combinaient et s’organisaient. Le gouvernement ne pouvait point agir ; il ne pouvait lever de nouveaux bataillons sans l’autorisation préalable du congrès ; il ne pouvait faire arrêter le général Cruz, couvert par son inviolabilité de sénateur, ni les autres agens révolutionnaires garantis par leur droit de citoyens. Il fallait que l’insurrection éclatât : elle a éclaté en effet ; mais, malgré les circonstances qui la favorisaient, elle n’a été assez forte que pour plonger le pays dans la guerre civile, sans réussir sur aucun point. À Valparaiso, le mouvement révolutionnaire a été comprimé en quelques heures. Dans les provinces du nord, les insurgés se sont enfermés dans une ville, la Serena, où ils sont assiégés par le gouvernement, tandis que, d’un autre côté, le général Bulnes se trouvait, d’après les plus récentes nouvelles, en présence du général Cruz, auquel il avait déjà fait essuyer quelques pertes. Le sort du Chili est maintenant à la merci d’une bataille : c’est la paix ou la continuation de la guerre civile qui est au bout. Malheureusement, au milieu de ces agitations, tout est suspendu et paralysé au Chili. Le commerce de cet industrieux pays est dans une stagnation presque complète depuis quelques mois ; l’industrie a été frappée sur plusieurs points jusque dans ses sources mêmes. Un mouvement minier considérable s’était produit au Chili depuis quelques années, et avait pour principal théâtre les provinces du nord. Le 26 octobre, à Copiapo, près de deux mille ouvriers mineurs se soulevaient au cri de vive Cruz ! Ils violaient les propriétés, détruisaient les travaux, saccageaient les exploitations les plus importantes. Le commerce de ces contrées est anéanti en ce moment. Voilà quelle est la situation de la république naguère la plus florissante de tous les états sud-américains !

Rien n’est encore terminé, d’un autre côté, sur les bords de la Plata. Le général Urquiza parait avoir pénétré dans les provinces argentines à la tête d’une armée, et la lutte a dû infailliblement s’engager entre ce nouveau libérateur et Rosas. Quand notre mission arrivera dans la Plata, la question sera vidée sans nul doute. Quelle qu’en soit l’issue, la France ne peut que se fortifier dans le sentiment des dangers d’une immixtion trop directe dans les révolutions de ces jeunes pays ; aussi bien, entre eux ils s’entendent mieux que personne à conduire leurs affaires. Parmi les traités que nous indiquions naguère comme ayant été signés par le Brésil avec Montevideo, nous en avions oublié un essentiel, à ce qu’il paraît : c’est celui qui stipule pour le Brésil le remboursement des subsides qu’il fournit à l’État Oriental. C’est bien peut-être une leçon pour la France, qui a trop l’habitude, dans ses expéditions lointaines et problématiques, de se contenter souvent de la gloire qu’elle n’en retire pas.

CH. DE MAZADE.


BAS-RELIEFS GAULOIS TROUVÉS A ENTREMONT, PRÈS D’AIX, par M. Rouard[1]. — - A quelques kilomètres au nord de la ville d’Aix s’élève un vaste plateau dominé par les ruines d’une tour célèbre dans les guerres du moyen-âge, la tour d’Entremont. À côté de cette ruine féodale, qui a donné son nom à tout le canton voisin, on trouve d’autres débris, d’un caractère bien plus imposant, et sans aucun doute d’un âge bien plus reculé : ce sont les restes d’une muraille immense formée de blocs équarris et sans ciment. De grands arbres ont poussé çà et là au milieu des décombres de ce rempart cyclopéen, qui forme une vaste enceinte toute parsemée de pierres provenant évidemment de constructions aujourd’hui disparues. Parmi ces pierres, un petit nombre seulement sont taillées, et il est facile de voir qu’elles ont servi à construire les habitations d’un peuple à demi barbare. Le sol même est rempli de masses de fer oxydé, de meules à bras en lave volcanique, de haches, de pointes de flèche en silex, et de poteries grossières en argile commune, sans vernis et sans ornemens. Aucune monnaie, aucune médaille, aucune inscription, enfin aucun monument d’une date certaine n’a été trouvé au milieu de, ces ruines à l’égard desquelles la terre est muette comme l’histoire. C’est à peine si quelques archéologues leur ont donné en passant une rapide mention, mais personne jusqu’ici ne s’était occupé d’en rechercher l’origine et de la rattacher à la tradition historique. M. Rouard, le premier, les a sérieusement étudiées, et en expliquant dans le livre qui nous occupe le seul monument figuré qu’on y ait découvert, il a réussi à en déterminer nettement la provenance en même temps qu’il a fixé l’origine et la destination de ce monument lui-même.

D’après M. Rouard, les ruines du plateau d’Entremont sont celles d’un de ces oppidums ou postes fortifiés dans lesquels les populations gauloises se réfugiaient en temps de guerre. Ce premier point une fois établi, l’auteur recherche à quelle peuplade appartenait cette ville : sans aucun doute, c’était aux Salves ou Saliens, que Pline appelle les plus célèbres des Liguriens au-delà des Alpes, et qui occupaient le pays correspondant aux départemens du Var et des Bouches-du-Rhône. Cent vingt ans environ avant notre ère, les Saliens confédérés sous leur roi Teutomas prirent les armes contre les Marseillais et les Romains leurs alliés. Le proconsul Sextius Calvinus fut envoyé contre eux avec des forces considérables ; il les défit en bataille rangée, s’empara de leur principale ville, la détruisit, vendit les habitans à l’encan, et fonda sous le nom d’Aquœ Sextiœ (les eaux Sextianes) une colonie qui devint la ville d’Aix. Après avoir rapproché de ce premier fait une foule de témoignages historiques, M. Renard arrive à cette conclusion, qu’on peut regarder les ruines d’Entremont comme les derniers vestiges de la ville salienne détruite par Sextius.

Tout ce qui se rattache à la question géographique est savamment traité par M. Rouard ; il en est de même de la question archéologique, qui fait le principal objet du mémoire. Évidemment le plateau d’Entremont a été occupé par une ville gauloise ; il est probable que les débris trouvés sur ce plateau appartiennent aussi à la civilisation gauloise. L’une des preuves de leur origine peut se tirer du sol même dont ils ont été extraits, et c’est pour établir cette preuve que l’auteur est remonté jusqu’aux Saliens. Les débris dont il s’agit consistent en fragmens de bas-reliefs, et ces fragmens doivent acquérir une grande importance s’il est démontré qu’ils soient réellement gaulois, puisque jusqu’ici, à l’exception des dolmen, des men-hir, des instrumens de pierre et des poteries, on ne connaît rien de l’époque celtique proprement dite, et qu’un monument figuré de cette époque peut être considéré comme un monument unique. Les bas-reliefs trouvés à Entremont sont au nombre de neuf, sculptés sur trois pierres de même espèce, qui ont appartenu à la même construction, et qui, rapprochées entre elles, forment un sujet, incomplet aujourd’hui, mais qu’il est facile encore de restituer dans son ensemble.

Ces bas-reliefs représentent des têtes et des cavaliers. L’un des cavaliers est vêtu d’une tunique écourtée qui s’arrête sur le haut des cuisses ; il porte à droite une longue épée, et tient à la main un long javelot ; il marche au pas tranquillement, et l’on distingue suspendu au cou du cheval un objet qu’il est aisé de reconnaître pour une tête humaine. Les autres cavaliers sont au galop dans l’attitude du combat. Quant aux têtes, elles sont toutes séparées du tronc, et l’artiste barbare qui les a sculptées a eu soin, pour indiquer que ce n’étaient pas des effigies vivantes, mais des débris de cadavres, de laisser leurs yeux fermés. La plupart ont une expression féroce ; quelques-unes portent moustache. Leur chevelure tressée forme autour du visage une espèce d’encadrement, et vient s’unir à la barbe, qui paraît aussi tressée ou frisée. Or, en rapprochant les divers types reproduits sur les bas-reliefs de nombreux passages des historiens de l’antiquité, tels que Diodore, Strabon, Polybe et Tite-Live, il est impossible de ne pas reconnaître que ce que ces historiens ont dit de l’équipement ou de la parure des Gaulois se rapporte exactement aux cavaliers et aux têtes des bas-reliefs. Strabon nous apprend, sur le témoignage de Polidonius d’Agamie, qui avait voyagé dans la Gaule peu de temps après la défaite des Cimbres par Marius, « que les Gaulois ont des coutumes étranges annonçant leur barbarie et leur férocité ; tel est, par exemple, l’usage de suspendre au cou de leurs chevaux, en revenant de la guerre, les têtes des ennemis qu’ils ont tués, et de les exposer ensuite en spectacle attachées au devant de leurs portes. M. Rouard se demande avec raison si ce cavalier des bas-reliefs qui porte suspendue au poitrail de son cheval une tête humaine, et qui marche paisiblement au petit pas, n’est point un Gaulois victorieux revenant de la guerre. Il compare avec les textes des historiens les figures du bas-relief d’Entremont, et de déduction en déduction il arrive à conclure que ces bas-reliefs ont fait primitivement partie d’un monument gaulois élevé en guise de trophée, que ce trophée ornait la ville des Salyes, détruite par Sextius, et que les figures qui le décorent offrent dans toute leur rudesse barbare le type le plus ancien ou plutôt le seul type connu de l’art celtique. Il y a là, on le voit, pour l’archéologie des renseignemens d’autant plus précieux qu’ils sont basés sur des données rationnelles, et nous souscrivons pleinement, pour notre part, aux conclusions du savant bibliothécaire de la ville d’Aix.


CH. LOUANDRE.

THE DAUGHTER OF NIGHT (la Fille de la Nuit), par M. W.-S. Fullom[2]. — Si l’Angleterre est le pays où se produisent chaque année le plus d’œuvres d’imagination, c’est aussi celui où de pareilles œuvres relèvent le moins du système de l’art pour l’art. Chez nos voisins d’outre-Manche, pas de roman qui n’ait son but politique, religieux ou philanthropique, et la plupart du temps ces trois volumes si proprets, dont le papier est si fin, la reliure si coquette et dont toute l’apparence semble trahir quelque chose d’élégant et presque de frivole, ces trois volumes renferment une plaidoirie ardente, une sorte de prêche. Vous croyez à une histoire, à un conte qui vous doit distraire pendant un certain nombre d’heures, et vous rencontrez ou un sermon ou une thèse. C’est peut-être cette prétention philosophique ou religieuse qui a perdu le roman proprement dit en Angleterre, car à l’heure qu’il est, malgré le déluge de novels dont le public de Londres est encore journellement assailli, le novel traditionnel, créé par miss Burney, miss Austin et tant d’autres, porté à sa suprême puissance et entraîné en même temps hors de sa voie pour la première fois par Walter Scott, — le novel traditionnel est mort. Pour que Bulwer, Disraëli et d’autres écrivains d’un talent incontestable se soient reconnus impuissans à le relever comme genre, il faut qu’il soit bien radicalement frappé, — ce qui du reste n’empêche nullement, ainsi que chacun peut le constater, le succès très légitime et très grand de certaines productions isolées, de certains individus échappés à la ruine d’une espèce qui semble à jamais éteinte. La faveur avec laquelle on a accueilli le nouveau livre de M. Fullom prouve une fois de plus la vérité de ce que nous disons, et certes il ne nous viendra point à l’esprit de nier, quelle que soit la forme choisie par un homme de talent, par un esprit distingué, qu’il ne sache, — à titre d’exception surtout, — la faire agréer.

L’ouvrage de M. Fullom, dont jusqu’ici nous ne connaissons que le roman intitulé : the King and the Countess, repose sur une donnée très simple ; ce n’est, à vrai dire, que l’odyssée d’une jeune fille orpheline née au fond d’une mine de charbon du Durham, et dont toute la jeunesse a langui dans l’atmosphère empoisonnée d’une houillière. De là son nom de Fille de la Nuit, de là aussi son originalité. Au milieu de détails infiniment curieux en eux-mêmes sur l’existence des mineurs, et de plus servant à merveille aux incidens du drame, cette pauvre Millicent a je ne sais quelle grace qui vous charme. Il va sans dire que l’ouvrage de M. Fullom renferme aussi sa thèse, et lui-même, dans sa préface, se charge d’en prévenir ses lecteurs ; mais le récit dans lequel il enchâsse ses plus sérieuses tendances a tant d’attrait, les incidens par lesquels il cherche à appuyer ses convictions sont si émouvans, que les esprits les moins préoccupés de la solution de certaines questions sociales et politiques s’y laisseront prendre, et, dût-on moins goûter la partie plus grave de ce livre, on gardera toujours le souvenir de Millicent Kennel, de sa beauté, de ses infortunes et de son intéressante destinée.


A. DUDLEY.


V. de Mars.
  1. Aix, 1851, in-8o.
  2. 3 vol. Londres, chez Henry Colburn.