Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1852
14 janvier 1852
La société française a subi depuis soixante ans de rudes et fréquens ébranlemens. Si ces crises avaient simplement un caractère politique et n’étaient que l’échange dix fois répété de formes de gouvernement, cela n’expliquerait pas, suffisamment du moins, l’anxiété et les angoisses qui s’emparent des ames en certaines heures. Ce qui rend si vif, si poignant l’instinct du péril et en redouble chaque fois la puissance à mesure que les épreuves se succèdent, c’est que la société tout entière se sent atteinte dans son principe même, dans son essence, dans ses bases morales, dans les élémens constitutifs de son existence. La véritable maladie de notre temps en un mot, ce n’est point une maladie politique ; c’est une maladie morale et intellectuelle. C’est une illusion de rendre uniquement les institutions et les pouvoirs que nous nous créons responsables de nos échecs, de nos déceptions et de nos malheurs. La vérité est que nos institutions sont ce que nous les faisons, et que la source réelle du mal est en nous-mêmes, ou, en d’autres termes, dans l’homme tel que l’a fait l’esprit révolutionnaire, en altérant en lui la notion religieuse du devoir et le sentiment du respect, en éveillant dans son ame l’ardeur des convoitises grossières et des révoltes permanentes, en faisant de son intelligence une puissance trop souvent destructive. Voilà pourquoi, ce nous semble, il y a aujourd’hui pour tous les hommes sincères une obligation, moins encore politique que morale, — et qui consiste à raviver les notions à demi éteintes, à rendre leur lustre aux vérités bafouées, à réchauffer cet instinct du devoir qui est la condition première d’une liberté sage et bienfaisante, — à ramener l’intelligence à sa vraie loi, qui est de défendre l’ordre social, non de le travestir et de le pousser à la ruine par la dégradation. De récentes lumières nous ont laissé voir à d’incalculables profondeurs ; elles nous ont montré ce que c’était que cette maladie dont nous parlions et quelle affreuse végétation de passions et de vices elle pouvait engendrer à la surface du corps social. Mieux que tout le reste, ces subites et sinistres révélations expliquent le sens du vote du 20 décembre. C’est au gouvernement nouveau de puiser dans un tel concours de suffrages les inspirations d’une qui réponde en tous points aux sentimens et aux besoins du pays. La constitution nouvelle ne saurait tarder maintenant à être publiée ; les lois organiques qui la complètent suivront de près sans nul doute, et nous permettront d’envisager avec plus d’ensemble et de certitude notre situation intérieure. Jusque-là nous n’aurions à mentionner que des mesures partielles de divers genres, telles que la loi sur la garde nationale, qui confère au pouvoir exécutif le droit de nommer les officiers ; les instructions ministérielles, qui soumettent à une surveillance sévère et juste les cabarets et autres lieux de même espèce où va se pervertir le bon sens populaire ; la suppression sur les monumens publics de cette orgueilleuse et trois fois menteuse devise qui les décorait depuis février. La concession par adjudication du chemin de fer de Lyon, qui vient d’avoir lieu, termine une question long-temps débattue, on le sait. Elle marque une des voies où peut s’exercer le plus utilement aujourd’hui l’activité du pays : c’est la voie des intérêts positifs et pratiques, du travail matériel et productif. Ce ne sont point les élémens qui manquent à ce genre de travail, et la France, sous ce rapport, a encore à faire pour marcher sur les traces de pays tels que l’Angleterre ou les États-Unis.
En Angleterre, il y a long-temps que l’esprit public n’avait été aussi agité que durant la quinzaine qui vient de s’écouler ; tout récemment, un journal anglais, revenant sur l’exposition universelle de l’industrie, félicitait la Grande-Bretagne d’avoir donné au monde ce grand spectacle ; hélas ! qui sait si ce n’est point pour long-temps que ce temple de la paix aura été ouvert ? Quoi qu’il en soit, l’inquiétude règne dans tous les partis et dans toutes les classes de la société ; les protestans jettent les hauts cris, comme si la liberté de conscience allait être suspendue pour eux de même qu’elle fut jadis suspendue pour les catholiques ; les journaux dissertent longuement sur l’insuffisance des moyens de défense de la Grande-Bretagne. Ne croirait-on pas, à voir tant d’agitation, que l’Angleterre se sent menacée non-seulement dans ses intérêts, mais dans son principe ? Chaque jour, d’honorables gentlemen écrivent aux principaux organes de la presse des lettres enflammées et fanatiques en se déguisant modestement sous ces pseudonymes patriotiques : an Englishman, Anglicus, un Anglais, un Anglican. Que se passe-t-il donc et que veut dire tout ce mouvement ? Et les préoccupations nationales ne sont pas les seules : des dissensions intérieures viennent encore ajouter à l’anxiété publique, et au-dessus de cette société déjà attaquée, au-dessus de cette nation en proie à la crainte, flotte dans les régions du gouvernement un cabinet qui est et qui n’est pas, qui, condamné à vivre par l’impossibilité où sont tous les partis de prendre en main les affaires, est cependant condamné à mourir malgré ses bonnes intentions par l’impossibilité où il se trouve de s’assimiler les partis les plus rapprochés de lui et de se rallier les hommes qui lui ont toujours été le moins hostiles.
Lord Palmerston triomphe dans sa défaite ; sa chute paraît avoir blessé à mort le cabinet whig. Un tel personnage en tombant ne laisse pas seulement une place vide derrière lui ! sa retraite a créé une crise qui continue encore, et qui ne pouvait s’apaiser par l’entrée aux affaires de lord Granville. Lord Palmerston n’est pas un de ces hommes auxquels le public ne pense plus aussitôt qu’ils sont remplacés. Tout ce qu’il y a de fanatisme patriotique en Angleterre s’est senti atteint. Il n’y a pas eu seulement des colères ; le soupçon s’en mêlant, il y a eu des insinuations, des suppositions acerbes et insultantes. La colère des radicaux et celle des protestans s’est donné libre carrière à l’endroit de lord Granville, et ne s’est pas même arrêtée au seuil du cabinet diplomatique du ministre. On a rappelé que lord Granville, marié avec une Française catholique et lié avec tous les catholiques éminens de l’Angleterre et du continent, avait entretenu de tout temps de bons rapports avec des hommes que l’Angleterre devait considérer comme ses ennemis, avec le cardinal Acton, avec le comte de Castelcicala, l’ex-ambassadeur de Naples à Londres, celui à qui naguère encore lord Palmerston remettait cette note injurieuse pour son gouvernement, en même temps qu’il envoyait une copie de la brochure de M. Gladstone à tous les cabinets de l’Europe. Les hypothèses aidant, lord Granville, aux yeux de certains partis, n’était rien moins qu’une créature de l’Autriche et du saint-siège chargée de diriger les affaires de la Grande-Bretagne. Si lord Palmerston est tombé victime de négociations secrètes avec la cour de Vienne, qui peut empêcher, en effet, l’esprit de parti de voir dans lord Granville, catholique par ses alliances et ses amitiés, intelligence plus modérée et plus modeste que celle de lord Palmerston, caractère non encore éprouvé dans la vie publique, et dont l’Angleterre ne connaît ni les qualités ni les défauts ; qui peut empêcher l’esprit de parti de voir en lui un homme imposé par la cous de Rome et les états absolutistes, une créature de Pie IX et du prince de Metternich ? Voilà cependant les belles inventions et les dévergondages d’imagination auxquels on s’est livré en Angleterre à l’occasion du successeur de lord Palmerston. Il y a long-temps qu’on n’avait aussi bien déliré au-delà du détroit.
Les partis modérés, moins susceptibles à l’endroit des catholiques, sans attaquer aussi violemment le noble lord, ne se sont pas tenus pour beaucoup plus rassurés, et ils ont demandé au cabinet quelles alliances il comptait faire pour rappeler en lui la vie qui lui échappe. Lord Palmerston tombé, ont-ils dit, que reste-t-il à côté de lord John Russell ? Des hommes vieillis au service de l’Angleterre, comme le marquis de Landsdowne, à qui on a rappelé un peu brutalement que le ministère n’était pas un lieu de retraite ; comme sir Charles Wood, dont les budgets ont provoqué les railleries de l’Angleterre dans ces dernières années ; comme lord Grey, dont l’administration, surtout en ce qui regarde les colonies, est l’objet d’attaques incessantes. Le ministère allait-il enfin se transformer sérieusement ? D’abord lord John Russell a fait la sourde oreille, et il n’a été question que de remplacer lord Granville dans les fonctions qu’il venait de quitter. Il s’est adressé à M. Cardwell, un des anciens amis de sir Robert Peel, qui s’est montré disposé à accepter une fonction dans le cabinet, mais qui a imposé pour condition qu’il y entrerait avec un certain nombre de ses amis. Alors ont eu lieu tous les imbroglios ministériels et toutes les combinaisons, aussitôt abandonnées que conçues, de la semaine qui vient de s’écouler. Tour à tour il a été question de sir James Graham, de M. Cardwell, du duc de Newcastle, de lord Wodehouse, de M. Sidney Herbert. L’alliance entre les whigs et les peelites semblait accomplie, et les victimes de cette alliance étaient désignées : c’étaient lord Grey, sir George Grey, lord Broughton, naguère connu sous le nom de sir James Cam Hobhouse. Les conférences ont été laissées, puis reprises, puis abandonnées encore. Il ne reste de ces combinaisons que des déceptions et l’impossibilité bien constatée pour l’Angleterre de voir se former dans ce moment un autre cabinet que le cabinet whig. Ce cabinet pourrait porter, malgré toute son instabilité apparente, le nom de cabinet nécessaire ; la nécessité lui fait soutenir les plus durs échecs ; la toute-puissance du parlement viendra elle-même s’incliner devant ce ministère auquel il a donné tant de votes hostiles, car si une majorité ne peut être ralliée, le parlement sera dissous : voilà le résultat probable et le plus prochain de la crise. Pour le quart d’heure, lord John Russell, après avoir fait annoncer à mots couverts que peut-être il allait entamer des négociations avec l’école de Manchester, c’est-à-dire avec M. Cobden et ses amis, en est revenu fatalement à la position d’il y a quinze jours, et se contente d’installer M. James Wilson dans les anciennes fonctions de lord Granville.
Il est impossible de ne pas louer et honorer les efforts de lard John Russell pour retenir dans des bornes libérales et modérées la politique anglaise, pour empêcher qu’elle ne tombe aux mains des partis extrêmes. S’il est vrai que lord John Russell ait fait des ouvertures au parti des radicaux libres échangistes, il a donné une preuve de haute intelligence. Oui, aujourd’hui que les anciennes dénominations de whigs et de tories n’ont plus tout leur ancien prestige, aujourd’hui que les tories représentent des institutions et des lois qui ne sont plus celles de l’Angleterre actuelle, aujourd’hui que les partis démocratiques commencent à se former et à devenir menaçans, si bien que les radicaux se trouvent, par le fait même de la naissance de ces partis, devenir des conservateurs, nous ne voyons aucune raison d’être étonnés, si le chef d’un cabinet libéral déclare qu’il prendra des hommes là où il en trouvera, et qu’il choisira ses collègues dans plus d’un côté du parlement. Les affaires ne pouvant cesser sans danger de rester entre les mains des whigs, et les whigs ne pouvant plus gouverner avec leurs seules forces, un rapprochement entre les libéraux de toutes les nuances devient absolument nécessaire. Pourquoi lord John Russell n’a-t-il pas, malgré ses hautes qualités et son noble caractère, la froide fermeté d’un Pitt ou la tactique inflexible et souple en même temps d’un Robert Peel ? Le moment est venu où il est nécessaire que les partis se reforment ; mais la main qui pourrait ressouder tous les anneaux de ce corps politique, aujourd’hui séparés et brisés, existe-t-elle ? Les élémens d’un grand parti conservateur existent cependant, et le ministre qui pourrait composer un parti qui irait de M. Gladstone à M. Cobden détournerait en grande partie les menaçantes éventualités du présent, et rendrait à l’Angleterre un des services les plus signalés que ses hommes d’état lui aient jamais rendus.
Un fait plus sérieux que les échecs récemment éprouvés par l’armée du cap de Bonne-Espérance, et qui sont un prétexte pour la presse anglaise d’attaquer de nouveau l’administration de lord Grey, ce sont les dissentimens qui se sont produits récemment entre les ouvriers mécaniciens du Lancashire et leurs patrons. Les Anglais affectent de regarder avec indifférence ce fait gros de tempêtes ; l’avenir se chargera de nous apprendre si leur indifférence était fondée. Douze mille hommes sont à l’heure qu’il est sur les pavés de Londres et de Manchester, privés volontairement de travail, mettant pour ainsi dire en état de siège les ateliers de leurs patrons, qui, de leur côté, refusent toute concession. Des deux côtés, dans les deux camps, il y a une solidarité étroite et une discipline redoutable : les ouvriers tiennent des meetings, les patrons tiennent des conférences ; les ouvriers se coalisent pour une grève menaçante, les patrons se coalisent pour fermer tous ensemble et à la fois leurs ateliers. En ce moment, la question n’est pas vidée, et nous aurons probablement bientôt, malheureusement, l’occasion d’y revenir.
Depuis les ordonnances publiées le 20 août dernier par l’empereur d’Autriche pour inviter le conseil des ministres et celui de l’empire à délibérer sur la constitution du 4 mars 1849, le sort réservé à cette constitution et aux principes quasi-démocratiques qui en dérivaient ne pouvait être douteux pour personne. En Autriche, ainsi que dans tous les pays de bureaucratie, la promptitude est un mérite peu apprécié ; c’est ce qui explique pourquoi la délibération a pu être si longue sur une question déjà plus qu’à demi résolue : le retrait définitif de la charte du 4 mars date seulement, en effet, du dernier jour de l’année 1851.
On sait que cette charte ne jouissait point d’une grande faveur auprès des populations autrichiennes. Elle avait eu dans l’origine un double objet : le gouvernement impérial, en acceptant le système parlementaire pour ne pas rompre trop brusquement avec les idées qui dominaient alors en Autriche, avait cherché en compensation dans ce système un instrument de centralisation et d’unité politique. À la vérité, la constitution du 4 mars ne déplaisait peut-être pas aux Slaves autant qu’on l’a dit. Si en effet la centralisation menaçait leurs institutions locales, le futur parlement de Vienne, en les réunissant en un même foyer, au cœur même de l’empire, eux qui forment presque la moitié de toutes les populations autrichiennes, leur fournissait le moyen de peser lourdement sur le pouvoir central. Ils n’obtenaient pourtant cette influence qu’à la condition de se fondre eux-mêmes en quelque sorte en un seul peuple, de renoncer à leur individualité nationale, en un mot d’être simplement des Austro-Slaves, au lieu de rester Tcheks, Polonais, Illyriens. Le sacrifice était considérable. Les Galiciens pouvaient-ils, par exemple, faire si bon marché de cette individualité qui les rattache dans l’histoire au vieux tronc polonais ? Si favorable qu’elle fût aux Slaves par un côté, la constitution du 4 mars entraînait donc, même pour eux, de graves inconvéniens. Quant aux Italiens, aux Valaques, aux Magyars, incapables par leur petit nombre de jouer aucun rôle dans une assemblée de représentans de tout l’empire, ils avaient tout à perdre au maintien de cette constitution. Les Magyars notamment y voyaient la certitude que leur parlement séparé ne leur serait pas rendu. De là, chez toutes les populations de l’empire, une défiance prononcée pour cette charte unitaire, et, chez les Magyars, une hostilité systématique et persistante, qui employait, pour éclater au grand jour, tous les moyens de publicité que le régime militaire a laissés à la Hongrie.
Au dehors, les projets d’unité contenus dans la charte du 4 mars avaient été accueillis avec quelque incrédulité. C’est afin de mieux assurer cette unité par le germanisme, que l’Autriche avait formulé hautement aux conférences de Dresde son plan d’incorporation dans l’Allemagne. Et, pour faire accepter ce plan, elle raisonnait devant les états confédérés comme si cette unité annoncée dans la constitution du 4 mars était déjà un fait accompli. Du moment où l’Autriche n’eût plus formé qu’un seul corps homogène avec une législation uniforme, l’on aurait difficilement compris comment une portion de cet empire aurait pu faire partie de l’Allemagne, tandis que l’autre fût restée en dehors de l’organisation fédérale. L’argument n’était pas sans force ; les grandes puissances n’en ignoraient point la valeur, tout en le repoussant au nom des traités de Vienne. La Russie notamment, qui d’abord s’était laissé persuader que cette pensée hardie d’incorporation de l’Autriche dans l’Allemagne, basée sur l’unité de l’empire, était favorable à la sécurité des petits états de la confédération, en vint elle-même à changer ouvertement d’avis. Un de ses sujets, économiste distingué, connu par un long séjour en Autriche et par des travaux estimés sur les finances autrichiennes, M. Tegoborski, fut autorisé à combattre à la fois la double ambition de centraliser l’Autriche et de la fondre dans l’Allemagne. Le publiciste russe s’en acquitta avec une verdeur d’expression qui ne laissa pas de provoquer quelques représailles dans la presse gouvernementale en Autriche. M. Tegoborski partait d’une idée originale et juste, à savoir que l’élément germanique, de tous ceux dont l’empire d’Autriche est formé, est peut-être le moins conservateur. N’est-ce pas en effet par l’Allemagne que la révolution s’est introduite à Vienne ? et n’est-ce pas dans les populations allemandes de Vienne que les agitations dont l’empire a été le théâtre ont trouvé leur principal appui ? « Pendant la dernière guerre de Hongrie, dit avec raison M. Tegoborski, beaucoup d’Allemands ont été plus Magyars que les Magyars eux-mêmes, et c’est un fait constaté et bien digne d’attention, que l’élément archi-démocratique et révolutionnaire a été chez eux beaucoup plus prononcé que chez les Hongrois… En général, l’insurrection hongroise était beaucoup plus nationale que révolutionnaire et démocratique, et ce n’est que vers la fin de la guerre que Kossuth lui a fait prendre ce dernier caractère, tandis que, dans les provinces allemandes, la révolution avait un caractère exclusivement démocratique. »
Suivant l’organe officieux du cabinet russe, le triomphe du germanisme en Autriche par la centralisation et par la fusion de cette puissance dans l’Allemagne eût donc présenté un danger immense : c’eût été d’assurer dans l’empire la prépondérance de l’élément révolutionnaire sur les élémens conservateurs qui s’étaient révélés, en 1848 et 1849, avec tant de spontanéité, parmi les populations slaves. Condamnée ainsi au dehors comme au dedans, la charte du 4 mars, qui d’ailleurs avait aux yeux du gouvernement autrichien lui-même le grave inconvénient d’être parlementaire, dut être sacrifiée. Bien que les principes organiques substitués par la patente du 31 décembre 1851 aux principes fondamentaux de la constitution du 4 mars 1849 en soient très différens, l’acte impérial qui les consacre n’a surpris ni ému personne en Autriche. Les préoccupations des peuples sont, dans ce pays moins qu’ailleurs, tournées vers les systèmes d’organisation politique. Les corvées et les prestations en nature restent supprimées, moyennant indemnité, ainsi qu’il a toujours été convenu. L’égalité devant la loi est respectée, sans toutefois porter préjudice à l’institution des majorats et des fidéi-commis. Ce sont les principes essentiels du droit civil ; ce gain demeure acquis. Quant aux droits politiques, ceux que les populations autrichiennes ont à cour concernent moins les individus que les races. Si, comme on doit l’espérer, l’égalité et l’indépendance administrative des provinces sont respectées, les Italiens, les Slaves, les Hongrois, prendront facilement leur parti de la perte de ces libertés constitutionnelles dont ils avaient à peine goûté. Les Allemands seront peut-être dans l’empire les seuls qui les regretteront vivement. Il est certain, en effet, qu’il y a bien plus de sentimens monarchiques, de soumission volontaire au pouvoir royal dans ces vingt-quatre millions de Slaves et de Magyars, contre lesquels l’Autriche cherchait naguère un appui en Allemagne, que dans ces sept ou huit millions de sujets allemands dont le cabinet de Vienne désirait pourtant faire la base de l’empire.
Le parlement piémontais poursuivait, il y a quelques jours encore, la discussion du budget des dépenses publiques de l’état, et cette discussion ne suivait point son cours sans s’embarrasser à chaque pas de mille digressions, hors-d’œuvre, incidens inattendus. Les chambres piémontaises, pour perdre le moins de temps possible, ont sagement supprimé ces débats sans limites et sans terme qu’on nommait autrefois chez nous les débats de l’adresse ; mais elles n’ont pu supprimer les interpellations, les divagations de toute sorte qui viennent se rattacher incidemment à toute question, fût-ce une question de chiffres et de budget. En fin de compte, sur un dernier amendement, le ministre de la guerre, le général de la Marmora, est venu prier la chambre des députés de passer simplement à l’ordre du jour, ce qui a été fait. En ce moment, le parlement de Turin discute le traité de commerce récemment signé avec l’Autriche, et qui sera très probablement adopté. Le régime constitutionnel, on le voit, suit son cours régulier dans ce jeune et intéressant pays. Nul symptôme sérieux n’apparaît à la surface de la vie politique. On ne saurait se dissimuler cependant que là n’est point la mesure la plus exacte de la situation du Piémont et des difficultés au milieu desquelles le gouvernement du royaume italien doit vivre. Intérieurement, le gouvernement piémontais est placé entre les conséquences du régime constitutionnel inauguré il y a près de quatre années, et les résistances visibles à l’ensemble de ces conséquences, surtout à tout ce qui pourrait en paraître l’exagération. Or, on ne se hasarderait pas beaucoup, nous le pensons, en constatant que le vent n’est point actuellement en Europe aux idées constitutionnelles et aux choses nées sous l’influence des événemens de 1848. Nous ne voulons point dire qu’il en résulte un péril immédiat et direct pour le Piémont ; mais, à coup sûr, il en résulte pour son gouvernement l’obligation d’un redoublement de sagesse, de prudence et de tact dans sa conduite et dans ses actes. Le cabinet de Turin n’est point lui-même sans sentir les devoirs que lui impose la situation nouvelle de l’Europe ; aussi vient-il de proposer aux chambres un projet de loi qui défère à un tribunal spécial les injures proférées par la presse contre les chefs des gouvernemens étrangers. Le parti révolutionnaire s’élève naturellement contre une telle mesure. S’il n’est point dans l’intention d’user de ce singulier droit d’injure, pourquoi se plaindrait-il ? S’il veut en user, comment prétendrait-il légitimement, au nom de ses passions, imposer à tout un pays la solidarité de ses actes et de ses paroles ? De tous les dangers que pourrait courir le Piémont, le plus grand, ce serait évidemment de devenir un refuge de prédications, de déclamations et d’injures contre lesquelles son gouvernement resterait désarmé, parce qu’alors les difficultés extérieures ne tarderaient pas à naître pour lui. Ce sont là des considérations auxquelles les partis révolutionnaires ne sont pas fort sensibles, nous le savons, mais auxquelles les gouvernemens sages s’arrêtent en temps opportun, de même qu’ils savent, sous tous les régimes, mettre au-dessus de tout la loi première de la conservation sociale. C’est au gouvernement piémontais de marcher dans cette voie, sans craindre beaucoup d’être taxé de réaction. Il n’a point le goût des alliances révolutionnaires, et il doit d’autant moins l’avoir aujourd’hui que de toutes parts éclatent avec plus de puissance et la stérilité des révolutions et les tristes résultats de leurs solidarités.
Nous annoncions récemment la suspension des cortès en Espagne. Il ne parait pas que le terme de cette suspension soit fixé encore, ni même qu’il doive l’être de si tôt. On attribue, au contraire, au chef du cabinet espagnol, à M. Bravo Murillo, l’intention qu’il aurait exprimée dans une occasion récente de ne point faire cesser cet ajournement tant que les circonstances générales de l’Europe n’auront point changé. En attendant, le cabinet de Madrid gouverne par décrets et assume l’initiative des grandes mesures d’intérêt public. C’est ainsi qu’il a récemment promulgué de nouvelles modifications des tarifs de douanes qui font faire à l’Espagne un pas de plus dans la voie économique où l’avait déjà introduite la réforme de 1849. Il concède de grandes lignes de chemins de fer ; il prépare, assure-t-on, d’autres réformes économiques et administratives auxquelles il procéderait successivement. Ces diverses mesures, d’ailleurs, sont décrétées, sauf à en rendre compte aux cortès, suivant la formule habituelle. Le budget de 1852 a été publié et rendu exécutoire de la même manière. Ce n’est pas sans éveiller quelque susceptibilité dans les partis, et surtout naturellement chez les progressistes, que le gouvernement espagnol a pu agir ainsi ; mais le mouvement que s’est donné ce dernier parti n’a guère servi, à ce qu’il semble, qu’à manifester une fois de plus son impuissance. Il y a eu quelques réunions de sénateurs et de députés progressistes, où toutes sortes de questions ont été agitées, depuis celle d’une démission collective jusqu’à celle d’une manifestation qui serait portée à la reine, espèce de compte-rendu de la situation politique. L’idée de la démission n’a point eu beaucoup de succès, puisqu’un seul député s’est résolu à cette extrémité ; celle du compte-rendu n’en a pas eu davantage, les sénateurs objectant que, si une accusation devait être dirigée plus tard contre le cabinet, ils ne pouvaient se prononcer d’avance sur une question où ils auraient à opiner comme juges, et finalement sénateurs et députés se sont séparés sans prendre de résolution, ce qui était probablement la meilleure qu’ils pussent prendre dans l’état actuel des choses. Il ne paraît pas que le parti modéré ait ressenti les mêmes émotions. Au fond, d’ailleurs, il faut bien le dire, la situation présente n’est point de celles qui pourraient se perpétuer. Une réunion prochaine des cortès n’est ni probable, ni possible peut-être dans l’état de morcellement et de division où sont tombés les partis en Espagne. Un ajournement indéfini ne serait point une solution réelle. C’est très probablement la dissolution du parlement qui prévaudra dans les conseils de la reine Isabelle. À ce projet d’une dissolution se rattacherait même, selon certains bruits, l’idée d’une réforme possible de la constitution espagnole dans un sens plus complètement monarchique. Nous ne nous faisons point, on le comprend, les garans de tels bruits, qui sont peut-être prématurés, — d’autant plus qu’ici s’élèverait une autre question, celle de savoir par qui une proposition de ce genre devrait être faite et soutenue. Quoi qu’il en soit, jusqu’ici le cabinet actuel ne semble pas près de quitter le pouvoir. La plus sûre garantie pour lui, nous le disions l’autre jour, c’est la confiance de la reine. Le seul changement qui ait eu lieu récemment dans les hautes fonctions exécutives, c’est celui du capitaine-général de Madrid. Le général Pezuela a été remplacé par le général Cañedo à la suite de quelques difficultés d’attributions.
Une chose à remarquer d’ailleurs, c’est le calme profond de l’Espagne, et nous pourrions dire l’absence de préoccupations politiques. C’est à peine si un de ces derniers jours, à Madrid, on a su qu’un certain mouvement s’était manifesté dans un bataillon de la garnison. La cause de cette émotion était assez futile. C’était la déception de quelques soldats qui avaient espéré qu’à l’occasion de la naissance de la princesse des Asturies il leur serait fait remise d’une partie de leur temps de service. Il a suffi de la présence du ministre de la guerre pour rétablir l’empire d’une exacte et sévère discipline.
Tandis que l’Europe se débat au milieu des difficultés de sa situation politique, au-delà de l’Océan, dans des conditions bien différentes, il est vrai, l’Amérique, elle aussi, suit le cours de ses étranges destinées. L’empressement des Américains à l’endroit de Kossuth n’a guère diminué, et chaque steamer nous apporte de curieux échantillons des mœurs publiques des citoyens de l’Union. Les discours de Kossuth ne se comptent plus ; les banquets qu’on lui offre ne se compteront bientôt pas davantage. Nous en avons deux à enregistrer pour cette fois : le second banquet offert par la presse de New-York et le banquet offert par le barreau et la magistrature de la même ville. Si les Américains ne se sont pas jusqu’à présent montrés bien ardens à souscrire l’emprunt hongrois, en revanche ils ne ménagent pas les ovations. Dix-sept jours durant, New-York a abandonné ses affaires pour visiter l’ex-dictateur. Lorsque les Américains ne peuvent parvenir jusqu’à lui, ou lorsqu’il est trop fatigué pour leur répondre, ils s’adressent à sa suite ; au besoin, M. Pulsky s’essaie à suppléer le célèbre orateur. M. Kossuth a sa part de ces hommages, et les galans gentlemen ne lui ménagent pas les bouquets. Malgré les paroles d’un membre du banquet de la presse qui suppliait Kossuth de prendre soin de sa santé, les citoyens de l’Union, il faut en convenir, s’y prennent mal pour la lui conserver en bon état. Le proscrit magyar a à répondre dans tous les idiomes connus aux discours de tous les métiers, de toutes les associations, de tous les cultes possibles, et Dieu sait si le nombre en est grand. Bien lui prend d’avoir le don des langues ; il lui faut passer d’un discours anglais à un discours allemand, après avoir subi comme intermède un discours en espagnol de quelque général du Chili ou de quelque patriote de la Bolivie ou du Vénézuela. Le clergé protestant raffole de lui. Un clergyman, le révérend M. Corey, prouve par des textes de l’Écriture que M. Kossuth est un second Messie, et qu’il « a été envoyé sur la terre pour frapper à mort la papauté. » M. Kossuth disait dernièrement aux réfugiés politiques autrichiens : « Ne parle jamais plus qu’il n’est nécessaire ; telle a toujours été ma devise. » Si telle est sa devise, il faut en conclure alors que les Américains ont réussi à la lui faire oublier.
Cependant tous les Américains ne sont pas aussi naïfs que les membres de la députation de Cincinnati, qui, s’étant avisés, avec cette audace vantarde qui est dans le caractère des Américains, d’appeler leur ville la reine de l’ouest, ont applaudi Kossuth à outrance lorsque ce dernier leur a fait observer que le mot de reine ne devait pas se trouver dans la bouche des démocrates. Quelques-uns (et le nombre en est grand) craignent d’être dupes, et émettent des doutes sur la sublimité de la mission que Kossuth s’est donnée. Déjà il avait dû récriminer contre les insinuations du colonel Webb, rédacteur d’un journal de New-York, le Courrier and Inquirer, qui avait osé douter (crime impardonnable pour lequel il a été hué dans un des banquets de la presse) de la parfaite sincérité de Kossuth, et en avait pris texte pour accuser d’impiété les républicains de l’Europe. Le même lot de vociférations est échu en partage au juge Duer, qui, dans le banquet offert par le barreau, a osé, malgré les cris et les injures, dire nettement son opinion sur la déplorable politique d’intervention dans laquelle l’ex-dictateur cherche à entraîner les États-Unis. Kossuth voit bien que, s’il arrache aux masses ardentes leurs applaudissemens, il ne gagne guère dans l’opinion des gens réellement éclairés, et qu’il ne réussit qu’à échauffer des esprits qui ne demandent pas mieux que d’être amusés. À plusieurs reprises, il a laissé percer son mécontentement et son dépit. En répondant au clergé de Brooklyn, qui, fidèle à sa mission pacifique, se félicitait de voir la diplomatie succéder à la guerre : « Ne vous fiez pas à la diplomatie, a-t-il dit avec amertume, c’est elle qui a perdu la cause de la Hongrie. Ce n’est point la diplomatie qui doit régner aujourd’hui, et j’espère voir bientôt l’opinion publique prendre la place de la diplomatie. » En effet, Kossuth aurait plus de chances de succès, il faut en convenir, s’il lui suffisait en Amérique de l’adhésion des masses pour l’exécution de ses projets. Le jour même où il faisait cette réponse en remerciant la députation de New-York, il insinuait que c’était par sournoiserie diplomatique que le congrès avait déclaré que sa réception était une réception individuelle et non politique. Cette parole n’a pas été perdue ; dans la chambre des représentans, un membre, M. Hebard, s’est levé pour déclarer qu’il devait être bien entendu de tout le monde, de Kossuth lui-même, que cette réception n’aurait aucun caractère politique.
Qu’on ne s’étonne pas si nous insistons ainsi sur l’accueil fait par les Américains à M. Kossuth. Outre les détails de mœurs que nous fournit son voyage, il y a dans ces ovations peut-être le commencement d’une nouvelle politique américaine, et peut-être aussi le présage de graves événemens. Cependant des voix se sont élevées au sein des deux assemblées pour protester contre cette politique aveugle, qui peut ne pas entraîner plus loin qu’ils ne voudraient aller les ardens démocrates de l’Union, mais qui certainement peut leur coûter plus cher qu’ils ne voudraient. Dans le sénat, MM. Clemens et Douglas ont bien posé la question ; ils ont dénoncé cette tactique qui, sous prétexte de non-intervention et de neutralité, est une véritable intervention, et jette les États-Unis hors de leur politique traditionnelle. Dans la chambre des représentans, où l’on aurait dû s’attendre à plus de turbulence démocratique encore que dans le sénat, les discussions ont été plus calmes. Un certain M. Smith, pourtant démocrate de l’Alabama, a fait un discours plein d’humeur irrévérencieuse contre les honneurs qu’on rendait à Kossuth, « ce Pierre l’ermite de la révolution, ainsi qu’il l’a appelé, et auquel, a-t-il ajouté, je préfère de beaucoup nos Pierres les chasseurs des états de l’ouest. » Toutefois ces accens modérés se perdent dans le bruit des acclamations enthousiastes. Les Américains sont, à l’heure qu’il est, sous l’influence d’un désir violent, le désir de peser à leur tour dans la balance des intérêts européens. Jusqu’à présent, ils étaient restés un état strictement américain, et, sauf leur commerce, ils ne comptaient que pour l’Amérique toute seule. Maintenant ils inquiètent la politique européenne, ils s’insinuent dans les affaires de notre continent, ils engagent des luttes et lancent des défis, en attendant qu’ils lancent la guerre. L’expédition de Cuba et les ovations décernées à Kossuth, ce sont là les deux faits par lesquels ils.sont entrés sur la scène générale du monde. Nous aurions souhaité que ce fût par d’autres actions qu’ils se fussent ainsi révélés à l’univers ; mais aujourd’hui il n’est plus temps : ils sont sinon engagés, du moins compromis dans les intérêts de l’Europe. Ils le sentiront peut-être bientôt, peut-être l’ont-ils senti déjà en voyant les ambassadeurs de toutes les grandes puissances se tenir froidement à l’écart, et les ministres d’Autriche et de Russie, le chevalier Huselmann et M. Bodisco, annoncer qu’ils prendraient leurs passeports, si la réception votée par le congrès à Kossuth avait lieu.
En ce moment, ils se livrent à mille fanfaronnades. « L’Autriche nous menace de briser ses relations avec nous, s’écriait récemment au sein du sénat M. Hale, le free soiler ; eh bien ! tant mieux ! nous déclarerons par un décret que la Hongrie fait partie des États-Unis. » Les journaux ne respirent que guerre. « Nous devons prendre part aux prochaines révolutions européennes, s’écrient-ils, nous nous chargerons de la mer ! » Les propositions les plus folles sont faites au sein du congrès. Depuis l’arrivée du proscrit hongrois, les Américains ont été pris comme d’une fièvre de sympathie pour tous les exilés et tous les captifs de la terre : c’est toujours l’histoire des sympathiseurs de Cuba, c’est toujours l’échauffement de l’esprit exalté d’orgueil et de désirs mis au service de l’ambition nationale et de la cupidité politique. M. Foote a déposé un projet tendant à prier la reine d’Angleterre de permettre au gouvernement de l’Union de recevoir Smith O’Brien et les autres déportés irlandais. Il n’est pas jusqu’à lord Londonderry qui ne fasse des imitateurs, et M. Hale s’est déclaré récemment admirateur passionné d’Abd-el-Kader. Deux faits surtout dépassent en importance tous ces caprices et toutes ces violences : le premier, c’est le discours de M. Walker, sénateur du Wisconsin, le même M. Walker que Kossuth proposait récemment aux États-Unis comme candidat à la présidence. Au bout de ce discours se trouve un projet de décret qui tend à engager pour l’avenir la politique de l’Union. D’après ce décret, sur lequel le sénat ne s’est pas encore prononcé, les États-Unis déclareraient à tous les gouvernemens de la terre que toute insurrection a leurs sympathies, que tout peuple tendant à établir chez lui la forme républicaine aura leur protection. Le second fait, c’est le discours du général Cass contre l’Autriche, discours où il a surpassé en violences toutes ses diatribes de 1850. Or, si l’on songe que le général Cass a des chances nombreuses pour la future présidence, on comprendra l’importance qu’acquièrent ses paroles. Qu’adviendra-t-il donc, si, comme cela est probable, le pouvoir échappe aux whigs ?
Et il leur échappe. L’illustre Henri Clay se retire décidément de la vie politique ; et il a donné sa démission de sénateur. Lorsque lui, Henri Clay, et Daniel Webster, tous deux septuagénaires, seront descendus dans la tombe, c’en sera fait de la politique traditionnelle des États-Unis, de la politique de Washington, de Franklin et d’Adams. Le pouvoir passera à des hommes de tempérament patriotique, à des esprits exaltés et illettrés, à des généraux a demi sauvages, à des chefs de bandes, à des rois de meetings. M. Foote se retire également du congrès pour aller occuper le siége de gouverneur du Mississipi, auquel ses concitoyens l’ont élevé. Il n’a pas voulu partir sans donner le spectacle de quelqu’une de ces séances tumultueuses qu’il sait si bien faire naître. Il a remis encore une fois sur le tapis sa proposition au sujet du compromis, et s’est emporté en injures contre la mémoire de Calhoun, contre M. Rhett de la Caroline du Sud et M. Houston du Texas, qui lui ont bien rendu ses impertinences. En dehors de ces discussions grosses d’orages à l’endroit de la politique d’intervention, nous n’avons à signaler que les interpellations du général Cass sur les affaires du Nicaragua. La discussion n’a pas encore abouti à un résultat, mais il y a là encore le sujet de discours audacieux, de bravades, de cris de guerre ; il en est de même de l’affaire de M. Thrasher, citoyen américain résidant à la Havane et emprisonné comme complice de l’expédition de Cuba ; il en est et il en sera désormais de même de toutes les affaires des États-Unis avec les puissances étrangères. La témérité a remplacé maintenant l’antique sagesse ; il est à craindre que l’intervention ne remplace aussi la neutralité.
Nous voudrions plus souvent aussi jeter les yeux sur les républiques espagnoles répandues dans l’immensité du continent américain, et suivre de plus près leur turbulente histoire. Ce n’est pas seulement une ardeur de curiosité qui nous y pousse, c’est l’attrait qui réside dans l’étude de tous les mouvemens de la civilisation ; c’est aussi cette multitude d’intérêts de tout genre qui rattachent ces jeunes pays à l’Europe par les ressources, par les débouchés qu’ils offrent à l’industrie, au commerce, aux populations exubérantes du vieux continent. Les républiques du Rio de la Plata ont eu jusqu’ici le privilège d’attirer principalement l’attention de l’Europe : c’est tout simple ; ce sont celles qui ont coûté à notre diplomatie et à nos flottes le plus de tentatives sans résultat. Pourtant, à côté de celles-là et avec elles, il y a dix républiques en convulsion presque permanente, — monde nouveau qui s’enfante lui-même au milieu des plus pénibles et des plus sanglans efforts ; essaim de peuples sans cohésion, quoique de même race, qui font des révolutions par impuissance de la vie réglée, changent périodiquement de pouvoirs et de constitutions, sans se douter que c’est leur nature et leurs vices qu’ils auraient à transformer, et qui font du plus admirable sol le théâtre d’incessantes et stériles agitations ! Notons cependant quelques exceptions heureuses : le Pérou, depuis quelques années, tend visiblement à s’asseoir, et continue aujourd’hui, sous la présidence du général Echenique, à se développer, comme sous la présidence antérieure du général Castilla. Depuis bien plus long-temps, depuis 1830, le Chili jouissait d’une tranquillité féconde, troublée seulement par des perturbations récentes qui durent malheureusement encore. On sait quelles complications extérieures pèsent sur la situation des états de la Plata ; bien loin de s’apaiser, comme on l’espérait, elles se sont aggravées, dans ces derniers temps, de l’intervention active du Brésil.
Tout indépendans qu’ils soient les uns des autres, ces pays, à vrai dire, n’ont au fond qu’une même histoire, parce que leurs origines, leurs traditions, leurs besoins, leurs tendances et leurs vices sont les mêmes. Les mêmes problèmes moraux, économiques, politiques, s’agitent chez tous à travers des différences plus superficielles que réelles. Un trait également commun aux uns et aux autres au milieu de la rude élaboration à laquelle ils sont en proie, c’est la manie des imitations européennes. Dans la partie septentrionale du continent sud-américain, il y a aujourd’hui une de ces jeunes républiques, la Nouvelle-Grenade, qui, le croirait-on ? est pleinement socialiste, et ce n’est pas un parti seulement qui se pique de socialisme : c’est le gouvernement lui-même, à la tête duquel est le général Hilario Lopez, président depuis le 7 mars 1849. Voilà un des effets à distance de la révolution de 1848 ; elle a duré plus long-temps en Amérique qu’en Europe. Tout ce que le socialisme européen imagine, le gouvernement néo-grenadin s’applique à le réaliser par ses actes. Il est le héraut de la vérité démocratique. Une tentative d’insurrection a eu lieu récemment dans le sud de la Nouvelle-Grenade ; elle a été comprimée, et l’administration actuelle s’occupe de préparer par tous les moyens, pour 1852, l’élection à la présidence d’un candidat appelé à achever la réalisation de la vraie démocratie. C’est le général Obando, autrefois accusé de complicité dans l’assassinat du général Sucre, qui est choisi pour ce rôle, et il n’est point impossible qu’il ne soit élu.
L’histoire du socialisme américain vaut bien la peine d’être faite à part, d’autant plus que ce n’est pas seulement dans la Nouvelle-Grenade qu’on peut l’observer. On l’a vu également faire irruption à l’autre extrémité de l’Amérique, au Chili ; il est vrai qu’il y a été jusqu’ici complètement tenu en échec. Une première fois, en 1848, sous le coup des nouvelles d’Europe, il s’était organisé à Santiago et dans les principales villes de la république tout un ensemble de clubs, de sociétés secrètes, de manifestations patriotiques et de soulèvemens que le président d’alors, le général Bulnes, dispersa en un moment d’une main vigoureuse. En 1851, au mois d’août, le terme des pouvoirs du général Bulnes étant arrivé, une nouvelle élection présidentielle avait lieu et amenait au pouvoir un des hommes les plus considérables du Chili, le plus éminent des conservateurs de ce pays, M. Manuel Montt. L’ancien parti révolutionnaire chilien, qui, pour se rajeunir sans doute, a arboré depuis. 1848 les couleurs socialistes, a cru probablement l’heure propice, et il a fait explosion aux deux extrémités du pays, dans les provinces de Coquimbo et de Concepcion ; le chef de cette insurrection paraît être un général mécontent qui est allé lever son drapeau dans le sud, le général Cruz. D’après les dernières nouvelles, un mouvement aurait éclaté même dans la ville la plus commerçante du Chili, à Valparaiso ; mais le gouvernement paraît déjà s’être rendu maître de ces insurrections. C’est l’ancien président lui-même, le général Bulnes, qui est allé réduire les insurgés du sud. Si loin qu’il soit de nous, nous souhaitons bonne chance à ce pays, qui a dû une prospérité réelle à vingt ans de bonne conduite et de pratique sincère d’une politique conservatrice. Pour donner la mesure du mouvement du Chili, nous n’aurons qu’à dire que dans les six premiers mois de 1851 son commerce d’importation et d’exportation s’élevait déjà à près de 60 millions de francs. C’est bien quelque chose pour un pays d’hier. Des émigrations allemandes sont venues s’établir sur certains points du territoire qui leur ont été concédés. Des chemins de fer commencent déjà à être construits. L’exploitation des mines de cuivre et d’or ou d’argent prend chaque jour plus d’extension. Le nouveau président, M. Montt, est le légitime héritier de la politique qui a amené ces résultats. Il serait certainement regrettable que cette politique, qui a fait du Chili la première des républiques américaines, vînt échouer devant quelques misérables échauffourées de révolutionnaires, qui n’ont pas même le mérite de la spontanéité et de l’originalité dans leurs passions anarchiques.
Au milieu de ces jeunes états de l’Amérique du Sud, l’histoire des républiques de la Plata a un caractère à part, en raison des complications extérieures qui s’y mêlent. Nous avons plus d’une fois appelé l’attention de nos lecteurs sur cette étrange histoire, dans laquelle la France a malheureusement son rôle depuis quinze ans ; il ne paraît pas que nous soyons au bout. Chose bizarre dans cette question : quand les complications extérieures semblent à grand’peine près de se dénouer, les difficultés renaissent par le côté intérieur, et perpétuent une confusion au sein de laquelle il est aussi difficile de reconnaître la vérité sur la situation de ces états rivaux que de discerner l’intérêt de la France, compromis dans ce conflit de prétentions opposées. L’an dernier, on s’en souvient sans doute, un double traité avait été signé par M. l’amiral Leprédour avec le chef de la Confédération Argentine, le général Rosas, et son allié, le général Oribe, qui assiégeait Montevideo, revendiquant le titre de président légal de la République Orientale : ce traité ne fut point approuvé alors par l’assemblée législative française, et, il y a quelques mois, quand, après quelques modifications, il était très probablement sur le point d’être ratifié, la situation avait complètement changé de face sur les bords de la Plata. Dans l’intervalle, le général Urquiza, gouverneur d’une des provinces de la Confédération Argentine, l’Entre-Rios, avait secoué l’autorité de Rosas et avait pris parti pour le gouvernement de Montevideo, près de succomber devant les armes d’Oribe. De concert avec le général Garzon, nommé commandant en chef de l’armée orientale par le gouvernement montévidéen, il avait réduit Oribe lui-même à capituler. En ce moment, appuyé sur ses récens alliés les Orientaux, le général Urquiza paraît s’occuper à faire passer une armée sur la rive droite de la Plata pour attaquer Rosas sur son territoire même, et le détruire, s’il peut. Son ambition est assez transparente : c’est celle de se mettre à la place du chef de la Confédération Argentine. Urquiza réussira-t-il ? Sans rien préjuger, il est fort permis d’en douter. Ce n’est pas la première fois que l’habile et vigoureux dictateur argentin a été attaqué sur le sol même de la Confédération, et qu’il a triomphé de ses ennemis. On peut se souvenir du sort du malheureux général Lavalle, qui avait eu cependant un moment à sa disposition les vaisseaux et même l’argent de la France. Quoi qu’il en soit, c’est évidemment ici une phase nouvelle de la question de la Plata. Ce qui caractérise au surplus cette nouvelle phase, c’est moins encore la tentative du général Urquiza que l’intervention décidée, officielle du Brésil, qui s’est manifestée déjà par des actes importans. Non-seulement les vaisseaux et l’argent brésiliens secondent dans la Plata l’expédition d’Urquiza, non-seulement les troupes de l’empire ont coopéré à l’expulsion d’Oribe, mais encore le Brésil a signé avec le gouvernement montévidéen trois traités assez graves : l’un de délimitation, l’autre d’alliance offensive et défensive, le dernier de commerce et de navigation. Or, sans vouloir montrer trop de sévérité à l’égard de ces traités, il est impossible de ne point remarquer que le premier concède une portion du territoire oriental au Brésil, que le second lui défère un droit d’occupation militaire qui peut devenir périlleux, et que le troisième semble destiné à couvrir les stipulations précédentes par la proclamation de principes très libéraux en matière de navigation. Allons au fond des choses : ce n’est là, en réalité, qu’une manifestation nouvelle de cet antagonisme qui existait autrefois dans ces parages entre l’Espagne et le Portugal. Le Brésil et Rosas ont recueilli chacun l’héritage de ces haines. Depuis long-temps, le territoire oriental est le champ de bataille où éclatent périodiquement ces séculaires hostilités. Le traité de 1828, qui a érigé la Bande Orientale en état indépendant sous la médiation de l’Angleterre, avait précisément pour but d’instituer un intermédiaire destiné à amortir cet antagonisme traditionnel. Comment ce traité a-t-il été exécuté ? À vrai dire, il ne l’a point été du tout, et il ne l’est point encore. Si, depuis quelques années, Rosas a pu être accusé de menacer l’indépendance de la République Orientale, le Brésil, en ce moment, nous paraît défendre trop chaudement cette indépendance pour ne point la menacer quelque peu. Au reste, l’attitude directement offensive prise par le gouvernement brésilien contre le général Rosas fait évidemment de cette question une question de vie ou de mort pour le dictateur argentin, et crée tout au moins un péril très grave pour le Brésil lui-même, qui n’est point sans faiblesses intérieures faciles à exploiter. Jusqu’ici, Rosas n’a point agi ; il s’est contenté de dénoncer à l’Angleterre, médiatrice dans les stipulations de 1828, la violation de ce traité par le gouvernement brésilien. Il se fonde sur ce que la puissance décidée à reprendre les hostilités était tenue d’en avertir l’autre six mois avant, et d’en donner connaissance à la puissance médiatrice. Nous devons attendre les résultats prochains d’un conflit ainsi remis au sort des armes, à moins que la médiation déjà offerte par l’Angleterre ne soit une fois encore acceptée par les deux états sur le point d’en venir aux mains.
Mais dans ces complications nouvelles quelle sera, dira-t-on, l’attitude de la France ? M. le contre-amiral Suin vient en ce moment même d’être nommé au commandement de la station de la Plata ; une nouvelle mission diplomatique va cingler vers ces contrées. Nous n’avons pas, cela se conçoit, la prétention de pénétrer les instructions du gouvernement. Le rôle de la France, quant à nous, nous semble bien simple. Si nous avons depuis si long-temps dépensé notre argent et nos efforts pour préserver l’indépendance de Montevideo contre les empiètemens et les tentatives de Rosas, il est évident que nous ne saurions abandonner aujourd’hui cette indépendance, si elle était menacée d’un autre côté. Il est dans nos droits et dans notre devoir de la défendre par toutes les ressources de l’action diplomatique. Quant au surplus, nous l’avouons, le passé nous sert de leçon. La France sait ce qu’il en coûte de vouloir favoriser la guerre ou imposer la paix, de jeter son nom, en un mot, au milieu de querelles qui ne sont point les siennes. N’a-t-elle point un rôle suffisant dans la défense pure et simple de nos nationaux et de notre commerce ? Si dans ces derniers temps la France a senti le prix de se dégager des compromis accumulés de quinze années, et de ne mesurer son action qu’à son propre intérêt, c’est une règle dont il ne nous semble pas fort utile de se départir aujourd’hui.
Quand nous parlons de ce mouvement qui tend sans cesse à s’accroître entre l’ancien continent et le Nouveau-Monde, un épisode qui s’y rattache par quelque côté, bien qu’entièrement dépourvu de caractère politique, vient frapper notre esprit : c’est l’épouvantable incendie du paquebot l’Amazone, qui pour la première fois faisait le trajet entre l’Angleterre et Chagres. Ce tragique épisode a un caractère plus particulièrement douloureux pour nous, puisqu’un de nos collaborateurs, M. Gabriel Ferry, est une des victimes. On a pu apprécier dans la Revue le talent pittoresque et coloré qu’avait montré M. Gabriel Ferry dans les Scènes de la Vie Mexicaine. Son caractère égalait son talent. Familier avec ces contrées, il venait d’être envoyé par le gouvernement français dans la Californie. Il se trouvait à bord de l’Amazane quand ce navire a pris feu, et il a péri. Nous ne saurions oublier, pour notre part, les qualités précieuses de M. Gabriel Ferry au moment où une aussi triste fin vient dénouer une vie qui pouvait compter encore plus d’une œuvre utile et sérieuse.
CH. DE MAZADE.
La Muse n’est point ingrate : si elle pardonne rarement à ceux qui la trahissent ou lui préfèrent de plus superbes idoles, elle sait aussi reconnaître, à travers le bruit et la mêlée, ceux qui lui restent fidèles. Parfois, aux époques les plus troublées, au moment où les esprits sont le plus violemment distraits par les spectacles extérieurs, on est tout étonné de voir naître auprès de soi une œuvre vraiment poétique, pareille à ces fleurs sauvages nées dans un creux de rocher, à quelques pas de la tourmente et des récifs. Que leur a-t-il fallu pour éclore et pour vivre ? A la fleur, un abri où elle pût attendre la goutte d’eau et le rayon de soleil ; au livre, une ame sincèrement éprise de poésie et d’art, fermée à tout ce qui passionne ou irrite, ouverte à tout ce qui féconde et vivifie.
Il y a vingt ans que M. Brizeux publia le poème de Marie. C’était, on s’en souvient, le temps des grandes conquêtes et surtout des grandes promesses chacun apportait ou son chef-d’œuvre ou son programme, et, quelles qu’aient été, plus tard, les déceptions et les défaillances, il faut bien convenir qu’il y eut là, pendant ces quatre ou cinq années fugitives, un épanouissement de vie et de jeunesse littéraire qui eut son prestige et son éclat. M. Brizeux arriva le dernier, le moins bruyant et le plus humble, dans le groupe glorieux. Cette simple histoire de Marie, s’exhalant comme le parfum matinal des landes et des bruyères bretonnes, ne pouvait avoir un retentissement bien sonore ni de bien ambitieuses destinées. Pourtant, dès les premiers momens, sa place fut marquée parmi ces pages d’élite qu’on a lues un jour avec charme, et que désormais l’on n’oublie pas. Depuis, M. Brizeux a agrandi sa manière. Dans les Ternaires, dans le poème des Bretons, il a fait vibrer d’une main plus vigoureuse des cordes plus âpres et plus viriles ; mais Marie est demeurée, pour lui, cette œuvre de prédilection et de point de départ à laquelle le poète aime à revenir de temps à autre, comme à ces sources vives dont rien ne remplace la transparence et la fraîcheur. Aujourd’hui, voici que M. Brizeux vient de donner un pendant à cette gracieuse Marie. Primel et Nola, ce petit poème que nos lecteurs connaissent, n’a rien à envier à ce que l’auteur a écrit de plus délicat et de plus charmant. Nola, la belle veuve de Corré, est bien la sœur de Marie. Elle en a la simplicité naïve, l’élégance naturelle et intime. Dans un temps où on a tellement abusé de la couleur locale et où l’art, sous ce vain prétexte, a si souvent oublié sa mission véritable, on doit savoir gré à M. Brizeux de nous montrer, dans un cadre choisi, ce que doit être cette couleur locale entre les mains d’un artiste sérieux. À coup sûr, il suffit de lire vingt vers de Primel et Nola pour se sentir transporté en pleine Bretagne. Paysages, costumes, noms propres, personnages, caractères, tout porte l’empreinte du pays natal ; mais comme ces traits sont distribués avec mesure ! comme ils concourent à faire valoir les deux principales figures, au lieu de les étouffer ou de les amoindrir sous des enjolivemens parasites ! Primel et Nola sont deux amans vêtus à la mode de leur province ; mais leur amour parle la langue immortelle, et leur physionomie, dans ce cadre, n’en ressort que plus franche et plus nette. M. Brizeux a donné, pour cortége et pour couronne à ces rustiques fiancés, d’autres poésies champêtres qui, loin de troubler l’harmonie du livre, semblent, au contraire, l’accompagnement naturel de cette douce légende. On dirait un chœur champêtre s’élevant des bords de l’Izole et de l’Aven, ses deux rivières préférées, et alternant avec les amoureuses mélodies du jeune pâtre et de labelle veuve. Partout, dans ces pièces détachées comme dans son poème, on reconnaît cette manière sobre et chaste, ennemie de toute grace factice ou mignarde, que M. Brizeux a su conserver au milieu des entraînemens contemporains. Partout on sent circuler cette sève des vieux chênes, ce souffle des collines de Cornouailles, qui n’ont rien de commun avec la Bretagne des romances et des troubadours de salons. Enfin, pour parler comme M. Brizeux lui-même,
Un vers franc imprégné d’une senteur sauvage,
voilà ce que l’on rencontre à chaque pas dans cette poésie qui ne connaît ni le clinquant ni le fard, et ce vers du poète pourrait servir d’épigraphe à tout cet aimable livre.
On le voit, il y a toujours une place pour le vrai talent, toujours un mot à en dire ; mais que dire de la médiocrité confiante, remplissant un gros volume de vers sans poésie et de maximes sans pensée ? Hélas ! nous ne demanderions pas mieux que d’encourager M. Léon Pichot, auteur de ces Maximes, Appréciations et Poésies ; son ouvrage est rempli de bonnes intentions, et on peut au moins le louer d’avoir attaqué, en prose et en vers, des doctrines dangereuses. Là se borne, par malheur, tout son mérite, et il nous est impossible de voir en M. Pichot ni un successeur de Larochefoucauld, ni un émule de M. de Musset. Comment caractériser, par exemple, des maximes telles que celle-ci : « On a écrit deux fois pour les femmes l’Art d’aimer ; il serait bien temps qu’on écrivît une fois pour elles l’art de pratiquer et de conserver la vertu ? » A coup sûr, cela est vrai ; il est très honorable de le penser et de le dire ; mais on conçoit qu’un livre composé d’un millier de maximes de cette force n’ouvre pas sur le cœur humain des perspectives bien nouvelles ni bien profondes. On ne peut que s’incliner, fermer le volume et passer outre.
Pourtant, ces vérités trop vraies, ces truisms, comme disent les Anglais, qu’une intelligence naïve peut seule prendre pour des pensées originales, sont encore bien préférables à ce que nous appellerons le délire de la fantaisie chez les hommes sans talent. Sterne, Swift, Henri Heine, tous ces humoristes éminens qui ont fait chatoyer la raison au feu de leurs caprices, comme le diamant au soleil, pour en augmenter l’éclat, ne se doutaient pas qu’ils auraient un jour pour disciples MM. Edmond et Jules de Goncourt, et que ces disciples étranges écriraient, sous ce titre vague et cabalistique, En 18…, quelques centaines de pages qui ressemblent à un défi jeté à tout esprit et à tout bon sens. S’occuper d’un pareil livre, signaler cet excès de démence, le prendre au sérieux surtout, n’est-ce pas lui faire trop d’honneur ? N’est-ce pas trop bénévolement se prêter au vœu secret des auteurs, qui ont espéré obtenir, à force de folies, l’attention qu’ils n’obtiendraient pas en restant dans les voies battues ? N’importe ! l’esclave ivre, montré aux jeunes Spartiates pour les dégoûter de l’ivresse, peut avoir son utilité dans notre littérature, et il n’est pas mal de faim voir à quelques-uns de nos illustres jusqu’où ils peuvent mener leurs jeunes admirateurs par leurs paradoxes de divan et de foyer. Il est bien entendu que, dans ce livre de M. de Goncourt ; tout ce qui est récit, intrigue, cadre, second plan, personnages, échappe à l’analyse et ne forme qu’un indéchiffrable chaos. Autant vaudrait laisser tomber au hasard sur une toile toutes les couleurs d’une palette, et prétendre ensuite qu’on a fait un tableau ; mais il y a un chapitre où les auteurs nous donnent leurs jugemens littéraires, et celui-là est assez curieux : « Racine n’a jamais connu de la passion que ce qu’a voulu en partager avec lui le petit Sévigné. » - « Corneille a un très grand mérite auprès des mémoires courtes ; mais il n’y a pas de sublime plus glacial que le sien. » Quant à Molière, deux petites pages suffisent à ces messieurs pour démolir sa gloire : « Qu’est-ce, je vous le demande, que tout le grand monde de Poquelin ? Dorines métaphysiciennes, Gérontes-Cassandres, Lucindes insignifiantes, Arnolphes apôtres du pot-au-feu, Agnès impossibles, Aristes encombrans de bon sens, etc. » Nous n’irons pas jusqu’au bout de cette énumération ; le début fait juger du reste. On ne cite pas des lignes comme celles-là : on les note comme on noterait, dans une nomenclature scientifique, quelques-uns de ces faits monstrueux qui intéressent la science par cela même qu’ils la déjouent. MM. de Goncourt ont leurs raisons pour médire de à Molière, et aussi pour omettre quelques noms dans la liste de ses personnages. Vadius et Trissotin sont de tous les temps. Seulement les radius de tabagie et d’atelier ont remplacé les Trissotins de salons et de petits vers. Voilà toute la différence ! En vérité, lorsqu’on voit à quelles extravagances peut arriver la fantaisie, on a besoin, pour lui pardonner, de se rappeler à quelles fadeurs peut descendre le bon sens, surtout lorsque, délayant pour la centième fois le charmant proverbe d’un Caprice, il cherche dans la Cuisinière bourgeoise l’idéal des félicités domestiques, et fait d’une robe de chambre et d’une paire de pantoufles le dernier mot de la diplomatie en ménage !
On ne passe pas sans quelque plaisir de ces petites querelles de la fantaisie et du bon sens au paisible domaine des mélodies. Le Théâtre-Italien a repris la Sonnernbula : quelle douce et fraîche idylle ! Bellini a écrit des partitions plus grandioses, Norma, par exemple, et les Puritains ; mais, selon nous, c’est dans la Sonnambula que ce mélancolique génie s’est révélé tout entier. Dans ce cadre un peu restreint, sous ces rustiques ombrages, rien ne se ressent de ce qui manquait au jeune maestro sous le rapport de la puissance et du souffle ; chaque partie de l’œuvre concourt à l’harmonie de l’ensemble, sujet, personnages, choeurs, orchestre, mélodie, inspiration et style. La Sonnarnbula, par malheur, ne date pas d’hier, et il est impossible d’en parler sans évoquer le souvenir des grands artistes que Bellini eut autrefois pour interprètes. Rubini, Marin, ont chanté le rôle d’Elvino, et M. Calzolari assurément ne peut s’étonner qu’on s’en souvienne et qu’on les regrette. Le personnage d’Amines est un de ceux que la Malibran avait marqués du sceau de cette individualité poétique et passionnée, si présente encore à l’esprit de tous ceux qui l’ont applaudie. Mlle Sophie Cruvelli est une Amina trop tragique, trop violente. Elle ne comprend pas ou elle néglige toutes les charmantes demi-teintes du premier acte, tous ces traits de coquetterie villageoise et naïve que la Malibran rendait avec tant d’esprit et de grace. C’est pourtant une véritable artiste que Mlle Sophie Cruvelli ; elle a du feu, de l’audace, une belle voix qui s’élève souvent à de pathétiques effets. Qu’elle résiste à son penchant pour l’exagération, qu’elle résiste surtout à ses flatteurs, et elle pourra devenir ce qu’elle n’est pas encore, une grande cantatrice.
La reprise de Maria di Rohan a eu plus de succès qu’on ne pouvait l’espérer en songeant à la supériorité de Ronconi dans le rôle principal. Le débutant, Mlle Ferlotti, a lutté sans trop de désavantage contre cet écrasant souvenir. Ce chanteur abuse des transitions, et passe brusquement d’un éclat formidable à un pianissimo si imperceptible qu’on l’entend à peine ; il a aussi, dans son jeu, dans ses allures et jusque dans son costume, quelques restes de la vieille friperie du mélodrame italien : cependant il s’est fait justement applaudir au troisième acte. Les honneurs de la représentation ont été pour M. Guasco, qui, dans le rôle de Chalais, s’est enfin révélé comme un chanteur du premier ordre. Au premier acte, il a dit d’une façon supérieure une cavatine étrangère à la partition et intercalée par un jeune compositeur, M. Castaldi. Dans la romance du second acte, alma beata e cara, M. Guasco a déployé un style magistral, un sentiment irréprochable. Cet artiste dont la voix est fatiguée, mais dont le mérite est éminent, nous rappelle Duprez lorsque commencèrent les premiers indices de décadence, ou Moriani lorsqu’il vint nous dire les mélodieux soupirs de Ravenswood de cette voix affaiblie, à demi voilée, qui n’était pas sans charme. Tel qu’il est, M. Guasco peut encore rendre de grands services au Théâtre-Italien, lequel, dans sa composition actuelle, compte, il faut bien le dire, plus d’écoliers que de maîtres.
L’Opéra-National continue de se débattre avec courage contre cette jettatura qu’apportent en naissant certains théâtres, et que semblent lui avoir léguée les gros drames de M. Dumas. A la Perte du Brésil vient de succéder la Butte des Moulins, dont la partition est de M. Adrien Boïeldieu. Le sujet de la Butte des Moulins est l’épisode de la machine infernale. Seulement, comme il était difficile de faire de la musique avec l’explosion d’un tonneau, l’auteur du libretto y a rattaché une intrigue de porteurs d’eau qui amène tant bien que mal des situations musicales. Brichard, le doyen des porteurs d’eau du quartier, a promis sa fille Marielle à son jeune confrère Éloi, bel et sensible Auvergnat dont la tendresse est payée de retour. Éloi a pour rival un assez mauvais drôle, secrétaire intime du commissaire de police. Pour balancer les avantages de ce haut fonctionnaire, l’amoureux de Marielle se décide à vendre son tonneau, dont un acheteur inconnu lui offre une somme considérable. Hélas ! c’est ce tonneau que les conspirateurs remplissent de poudre, et, après l’explosion, le nom d’Éloi, retrouvé sur la plaque, compromet gravement le jeune Auvergnat. Son rival et son ennemi, l’affidé de la police, ne perd pas cette occasion de le faire arrêter et emprisonner. Heureusement Éloi a un frère, magnifique tambour-major de la garde consulaire, qui découvre les vrais coupables, sauve l’innocent, unit Éloi à Marielle, et confond le misérable qui avait essayé de les séparer. Tout ceci, on le voit, n’est pas très neuf, mais il y a dans la partition de M. Adrien Boïeldieu des qualités réelles. L’ouverture est une succession de morceaux agréables que l’on écouterait avec plus de plaisir, si l’on en saisissait mieux l’ensemble, et s’il n’y régnait pas un peu de décousu. Nous avons remarqué dans l’introduction un chœur de facture italienne, dont les masses sont disposées avec beaucoup d’art, puis un joli duo entre Marielle et le secrétaire. Au second acte, il faut citer le duetto à l’eau ! à l’eau ! d’Éloi et de Marielle, et le quatuor : Je vous comprends, j’aime cette franchise ! L’air de Marielle, au troisième acte, renferme quelques modulations charmantes, et le dernier finale, bien qu’un peu bruyant, a eu beaucoup de succès. Ce que nous critiquerons dans la Butte des Moulins, c’est d’abord l’emploi immodéré du tambour, qui se combine fort mal avec les voix. C’est ensuite le retour trop fréquent des couplets de bravoure en l’honneur de la profession de chaque personnage : Gloire ! gloire au tambour-major !… Honneur au joli porteur d’eau ! etc. Il n’y a rien, parmi les vulgarités et les vieilleries de l’Opéra-Comique, de plus vieux ni de plus vulgaire. En outre, toute cette partition manque un peu d’originalité : la mélodie y abonde, claire, élégante, facile ; mais il semble toujours qu’on l’a entendue ailleurs. Peut-être aussi M. Adrien Boïeldieu se souvient-il trop qu’il est fils d’un compositeur illustre. À chaque instant, on sent passer, à travers ses inspirations les plus gracieuses, l’écho affaibli des mélodies de son père. Puisque l’on a déjà fait tant de classifications musicales, puisque l’on compte tant de genres divers en musique, musique sacrée, profane, savante, légère, chantante, italienne, allemande, française, nous dirions volontiers de celle de M. Adrien Boïeldieu que c’est une musique filiale : elle rappelle la Dame Blanche comme les meilleurs vers du poème de la Religion rappellent les chœurs d’Esther.
Ce que nous disons, en passant, de la musique de M. Adrien Boïeldieu pourrait, hélas ! s’appliquer à presque toutes les œuvres qui se produisent aujourd’hui. Il semble que l’esprit d’initiative et de création se soit perdu, qu’il n’y ait plus dans la littérature et dans l’art que des réminiscences filiales, des héritiers ou des disciples continuant, sous une forme affaiblie on exagérée, ce qui s’est fait ou essayé avant eux. Reflets amoindris, échos lointains, souvenirs d’une époque plus féconde et d’une verve plus heureuse, voilà ce qu’on retrouve aujourd’hui partout, au théâtre comme dans les livres. Ceux-là même qui ont fait autrefois leurs preuves, qui ont mérité de compter parmi les inventeurs et dont nous avons applaudi les tentatives, semblent, pour ainsi parler, leurs propres continuateurs, et leur maturité ne nous donne, à vrai dire, que le regain de leur jeunesse. Nos écrivains, nos artistes, ne se décideront-ils pas enfin à rompre avec ces opiniâtres retours vers le passé, à vivre d’une vie moins factice, à devenir à leur tour les créateurs et les pères d’une génération littéraire ? Le moment est propice. Il y a dans les événemens qui modifient les sociétés une sorte de secousse et comme de heurt qui peut être utile aux imaginations en leur ouvrant des sentiers et des horizons inconnus ; mais, pour profiter de cet avantage, il faut avoir quelque chose à mettre en regard de chacune de ces dates dont la succession forme un siècle. S’obstiner à des formes vieillies en face de situations nouvelles, ce ne serait pas faire revivre les traditions d’un autre temps ; ce serait manquer à celui-ci.