Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1851

Chronique no 466
14 septembre 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 septembre 1851.

La question d’avenir dont la solution si douteuse tient la France entière en émoi se transforme de plus en plus, sous l’action infatigable de la presse, en une question de noms propres. Ce n’est pas seulement, selon nous, une hâte prématurée que de vouloir ainsi enlever aux circonstances la place et la parole pour les donner avant le temps aux personnes ; c’est aller au rebours du pays, dont la disposition la plus évidente est d’attendre au contraire les circonstances pour former et arrêter son jugement quand besoin sera. Étudiez le sens d’ailleurs si clair du pétitionnement révisionniste, interrogez les vœux des conseils d’arrondissement ; les vœux encore plus caractéristiques des conseils-généraux : qu’est-ce que le pays demande, sinon qu’on lui laisse, qu’on lui fasse : le champ le plus large possible, afin d’y exercer dans toute sa plénitude l’initiative qui lui appartient, et d’y débattre à l’aise sa propre cause ? Qu’est-ce que lui enjoignent cependant les sages de tant de couleurs dont les avis pleuvent sur lui de droite et de gauche, sans qu’il ait à beaucoup près pour les solliciter l’ardeur qu’ont met à les offrir ? Qu’est-ce qu’on lui prêche sous peine de périr, s’il n’obéit pas ? Ni plus ni moins que de renoncer à cette faculté de délibérer et de choisir qui doit être le fondement de la vie publique, dans un pays libre, que de se prescrire d’avance tel ou tel sauveur, et de le proclamer sans même savoir si, dans la rencontre où l’on sera, le salut pourra venir par lui. C’est le penchant des animosités particulières, lorsqu’elles sont exaspérées par la lutte, de concentrer leur rage et de se chercher, pour ainsi dire, un champ-clos très étroit, dans lequel il n’y ait pas de milieu entre la joie insolente d’un triomphe et l’extermination d’une défaite. La France en masse n’a plus le goût d’en venir à ces extrémités ; elle n’a plus de ces humeurs violentes qui ôtent la possession de soi-même : elle aspire à se gouverner plus commodément, et l’on ne distingue en elle, à travers les obscurités du temps présent, ni de telles antipathies, ni de telles préférences, que pour les unes où pour les autres elle se privât d’une partie quelconque des ressources dont elle pourrait user en un moment de péril. La France, disons tout, est un peu lasse d’aimer et lasse de haïr : on serait quelquefois tenté e croire que c’est épuisement, et l’on n’aperçoit pas sans une certaine amertume ce vide qui se fait dans le cœur d’un grand pays, c’est pourtant signe de maturité virile et non pas de décrépitude. La société est trop considérable et les fortunes, individuelles sont trop petites à côté de la sienne, pour qu’elle puisse encore facilement jouer sa destinée sur la tête d’un individu.

Voyez cependant le mouvement de la presse. Il est vrai qu’il a là des figures excentriques qui, trop habituées à s’adorer elles-mêmes et à poser en idoles pour charmer leur cénacle, perdent la conscience du monde réel, qui ne tirent plus alors que de leur sein, que de leurs caprices, de leurs vanités, de leurs rancunes, de leurs songeries, les oracles qu’elles débitent. Singulier effet de la manie d’importance, dès qu’elle prolonge outre mesure les satisfactions qu’elle s’octroie ! Ces diseurs d’oracles, qui n’ont pas tous commencé sans rire, finissent par devenir leurs propres dupes ; on devine qu’ils sont fascinés les premiers à l’aspect des trésors de science politique et sociale qu’ils se découvrent tous les jours. D’honneur, ils ne se croyaient pas si forts ! Ils s’enchantent à loisir de leur éloquence, de leurs doctrines, de leurs recettes, et ce n’est plus par l’effet produit sur le public qu’ils jugent de leur mérite, c’est par l’effet qu’ils se produisent à eux-mêmes. Le mérite va donc toujours croissant, et toujours aussi s’augmente cet écart malheureux du public et de ses prétendus organes. La presse, sauf de rares et saines exceptions, ne s’occupe guère de tâter le pouls du public et de s’instruire à le diriger en s’instruisant à le connaître. Elle ne pense qu’à le ravir, qu’à le surprendre, ou plutôt les héros de la presse, se surprenant et se ravissant eux-mêmes en tête-à-tête avec leur écritoire, multiplient les coups de théâtre pour le plus grand plaisir de leur imagination et pour le bénéfice de leur renommée, sans pouvoir désormais comprendre que le bruit qu’ils font n’est que du bruit. Les coups de théâtre s’exécutent plus aisément avec des questions de personnes qu’avec d’autres ; on conçoit maintenant le rôle exagéré qu’on leur attribue dans la presse, tandis qu’elles sont si réduites dans le pays. Joignez seulement à ces vanités colossales des écrivains en scène les intérêts égoïstes et les mesquines intrigues qui soufflent de la coulisse, et vous aurez le secret de la contradiction.

En fut-il jamais de plus frappante ? Sur quatre-vingt-cinq conseils-généraux qui représentent, comme nous l’expliquions la dernière fois, l’esprit le plus positif, le plus pratique, le plus intime de la France ; trois seulement rejettent la révision par un vote formel, — deux autres s’abstenant par des motifs spéciaux pour ne point troubler leur session. La révision, qui est ainsi l’objet de vœux presque unanimes, n’est pourtant pas en soi une question de personnes. On dirait plutôt avec raison que c’est une question abstraite. Il s’agit de modifier un ordre de choses, une organisation générale des pouvoirs dont on éprouve les vices sans être à même de s’en venger sur quelqu’un. Il ne s’agit pas du moins, dans l’état actuel de l’opinion, dans le premier stage où elle s’arrête, de prendre parti pour celui-ci, parti contre celui-là. Celui-ci et celui-là, si pressés qu’ils soient, attendront peut-être bien, pour planter leur bannière, qu’on leur ait un peu raffermi le terrain. Si persuadés même qu’ils puissent être l’un et l’autre des bons services dont ils sont capables, le meilleur service qu’il y ait à rendre au pays, c’est de changer sa constitution, et il faut que le pays se le rende tout seul, ou ce sera toujours à recommencer. Analysons de plus près les votes des conseils-généraux ; nous verrons que c’est vraiment là leur pensée dominante, la pensée d’une majorité incontestable. Sur les 80 qui ont voté la révision de la constitution, il en est 51 qui l’ont demandée en conformité avec l’article 3, — 5 dans le plus bref délai possible, purement et simplement, sans mentionner un article plutôt que l’autre. Un ou deux ont signifié qu’ils voulaient la révision pour amener le retour de la monarchie traditionnelle, héréditaire et légitime ; un seul, celui de Vaucluse, placé sous les influences extrêmes qui oppriment et déchirent ce département, a déclaré qu’il ne voulait qu’une révision partielle qui maintînt la république. Sept enfin ont motivé principalement leur vœu par le désir d’abroger l’article 45 et d’arriver à la prorogation des pouvoirs présidentiels. Ainsi, sur ces 80 conseils, 71 persistent à réclamer la révision pour elle-même, 9 seulement en font une question de personnes, car nous tenons aussi pour une question de personne le maintien de la république spécifiée par l’un d’eux.

Écoutez maintenant les rumeurs de la presse dans ces derniers jours, recueillez ce qui surnage au-dessus de l’abîme où vont si rapidement s’engloutir toutes ses œuvres : des noms propres, rien que des noms propres ! — d’abord ceux des hommes politiques d’autrefois, des hommes du vieux système parlementaire, dont ils ont trop souvent compliqué l’histoire par leurs funestes rivalités. On jurerait qu’il n’y a point eu de tempête en 1848, ou que la tempête n’a pas monté cette fois aussi haut que leurs dédains, ou qu’elle a mis leur barque à flot, au lieu de la briser sur le promontoire auquel ils l’avaient attachée. Ce n’est pas nous qui méconnaîtrons jamais leur talens et leurs titres ; nous saurons toujours contenir dans de justes bornes, les impatiences qui gagneraient l’ame la plus froide à les voir dépenser, comme ils les dépensent trop souvent, les dons de leur esprit ; nous ferons toujours la part de leur grandeur, il faut bien pourtant faire aussi la part de leur humanité ! Ce n’est pas leur grandeur, c’est leur humanité qui les précipite, à l’envi les uns des autres dans cette agitation stérile dont on aurait pu les croire dégoûtés par la rude leçon des événemens. De bonne foi, n’avons-nous donc pas dépassé 1848 ? s’agit-il encore du droit de visite, de Pritchard ou de la Plata ? Voici les mêmes adversaires ; la même tactique, les mêmes coteries ; nous ne sommes pas sortis des couloirs de la chambre des députés. Ce dont il s’agit pourtant, ce n’est pas de discuter en pleine paix, au milieu des douceurs d’un état régulier, sur les délicatesses du régime constitutionnel c’est d’empêcher que la France ne sombre.

Écoutez encore, on va vous enseigner la magie qui la préservera, des noms propres plus haut placés, soit, mais toujours des noms propres, des solutions qui ne sont que des candidatures ! Le travail de la presse est enfin parvenu à poser deux candidatures contradictoires. La presse leur donne tant qu’elle peut plus de corps et de réalité qu’elles n’en sauraient maintenant avoir ; elle les manœuvre, elle les promène, elle leur crée des rôles, elle en amuse la galerie, comme si la galerie n’avait qu’à parier sur les candidats, et non pas à soigner elle-même ses affaires. Le candidat de la république pure est encore dans l’ombre qui enveloppe toutes les menées de ce parti, et d’où s’échappent par intervalles des lueurs trop sinistres ; le candidat de la légitimité, c’est le roi, comme dit M. Berryer, le premier des Français par le droit de sa race, et, à ce titres il ne peut rien de plus qu’attendre. Sincèrement et pensant comme nous pensons, nous ne craignons pas de l’avouer, c’est un grand rôle, et nous sommes plus d’une fois au moment de le souhaiter à nos amis. Restent donc ceux qui n’attendent pas, ou, pour parler plus vrai, ceux au nom desquels on déclare, sans les consulter, que l’on n’attendra pas. Etes-vous pour la candidature du prince de Joinville, exilé par les lois de la république ? Etes-vous pour la « candidature du prince Louis-Bonaparte, président actuel de la république française ? Tel est le dilemme dans lequel d’excitations en excitations la presse est arrivée à s’enfermer elle-même en y voulant enfermer la France avec elle. La réponse est pourtant bien simple et bien péremptoire ; à l’heure qu’il est nous ne savon qu’une chose : — D’une part la candidature du président actuel d.la république est encore inconstitutionnelle, et nous désirons précisément que la constitution soit changée pour que le pays, s’il lui convient de le choisir, ne soit pas gêné dans son choix ; d’autre part, la candidature, probablement légale, du prince de Joinville n’est pas encore une candidature avouée, bien au contraire, il est même très incertain qu’elle doive l’être, et nous désirons précisément que la constitution soit changée pour que la France puisse, s’il lui plait, épargner à l’oncle du comte de Paris l’embarras de cet aveu. Toute notre politique est là : changeons d’abord la constitution, puis tout viendra par surcroît. On remarquera peut-être, et rien de plus facile, que c’est bel et bon ; mais que la constitution ne sera pas changée, qu’il faut s’y résigner et se comporter en conséquence. À quoi nous n’avons plus qu’une réponse, c’est qu’il faudra voir ceux qui, muets ou non, voteront jusqu’au bout contre le pays ; c’est que la constitution ne sera jamais plus près d’être changée que lorsqu’on aura, parce ces expériences répétées, reconnu et déterminé les motifs de ceux qui s’opposent à ce qu’on la change ; c’est que le changement qui se fera de la sorte se fera nécessairement aux dépens de ceux qui l’auront refusé.

Nous tenons beaucoup, pour notre part, à constater nettement la situation respective des promoteurs les plus ardens de ces deux candidatures, écloses avant le jour où elles pouvaient éclore. M. le président de la république et M. le prince de Joinville n’ont l’un et l’autre exprimé sous leur responsabilité personnelle qu’une seule et même déclaration, à savoir qu’ils étaient l’un et l’autre aux ordres de la France, si la France avait envie de recourir à eux. Laissez-là donc publier en toute liberté ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas !

Le président s’est suffisamment expliqué sur lui-même dans plus d’une occasion importante, Il a dit son mot ; on peut être convaincu qu’il pratiquera, selon l’esprit du moment et selon le penchant du pays, ou la politique de l’abnégation ou la politique de la persévérance. Le mot du prince Louis Bonaparte, ce n’est pas autre chose, en somme, que la formule de la conduite du prince de Joinville. Ce qui résulte de plus précis des conversations de Claremont telles qu’on les a divulguées, c’est que jusqu’à plus ample informé le prince ne désavouera pas ceux de ses amis qui ont pris les devans pour appeler sur son nom les suffrages de la France, mais il se défend encore et davantage et bien raisonnablement de vouloir les avouer. Il ne les avouera pas, voici le côté de l’abnégation il ne les désavouera pas, voilà le côté de la persévérance ! On a réciproquement beaucoup blâmé des deux parts la sagesse avisée qui s’accommodait d’une alternative si prudente : ce n’este pas là sans doute la fougue irréfléchie de l’héroïsme chevaleresque ; c’est mieux que cela pour le temps où nous vivons : c’est un sentiment très clair, très juste, très positif des éventualités et des nécessités de l’époque. Nous n’y trouvons, quant à nous, rien à reprendre, et nous n’avons déjà pas tant de ressources contre les dangers qui nous assiégent, pour ne point accueillir ces auxiliaires qui se tiennent à notre service en disponibilité permanente. Le mal n’est pas de déclarer cette disponibilité, qui se déclare en quelque sorte d’elle-même ; le mal serait d’en tirer, une compétition violente qui se produisit sans à-propos et sans réserve, pour devenir un fléau de plus au milieu de nos troubles. Ce mal, qui s’est déjà montré, n’est du moins jusqu’à présent que l’œuvre des entourages. Espérons qu’il restera toujours uniquement à leur charge, et prouvons jusqu’à l’évidence la folie des procédés qu’ils emploient pour le succès de leur cause respective. La façon dont ils soutiennent les candidatures de leur chef serait bien plutôt le moyen d’en détacher la France.

Que font en effet, dans les deux camps, les champions ou les pourfendeurs de ces deux candidatures ? Ils font d’abord assaut d’outrages à l’adresse des candidats, comme S’il n’y avait pas dans notre pays assez de réputations ruinées et de personnages démolis. Ceux qui ont élevé de leurs mains le prince Louis Bonaparte à la présidence de la république, sur la seule garantie de ses antécédens politiques, devraient, matin et soir, remercier le ciel d’avoir rencontré sans le savoir l’homme qu’il est devenu, quand ils ne connaissaient de lui que l’homme de sa jeunesse. Ou ils l’avaient installé à l’Élysée pour y commettre les fautes qu’il n’a point commises, et c’est cela qui les fâche, ou ils lui sont infiniment redevables d’avoir oublié Strasbourg et Boulonne dans une position qui, s’il avait trop hardiment évoque ces souvenirs dangereux, lui permettait de dire : C’est vous qui l’avez voulu ! Il en est cependant parmi ceux-là qui lui prodiguent aujourd’hui leurs dénigremens, et qui lui reprochent, soit par leur bouche, soit par celle d’autrui, de ne pas prêter à l’enthousiasme. S’il s’était mis en tête de faire des enthousiastes, seriez-vous donc plus avancés, et serait-il plus glorieux ? Ce n’est pas non plus une témérité plus heureuse et de meilleur goût d’aller à tout hasard jeter la pierre au jeune prince exilé qui a si noblement combattu pour la France tant que la France l’a voulu compter au nombre de ses capitaines. Si ce n’étaient point les services qu’il a rendus à notre pavillon, c’était son infortune qui devait le préserver contre des injures ainsi lancées de loin et du sol même de la patrie, dont les rivages lui sont fermés. Ces injures ne sont point dans le cœur du pays ; elles le révoltent, et c’est méconnaître son inclination la plus naturelle que de ne s’en point abstenir. Il y a certainement une portion notable de la France qui ne verrait pas sans anxiété l’avènement officiel de la candidature du prince de Joinville ; c’est cette grande masse qui a besoin, très justement besoin de sa quiétude, et la croirait compromise parce qu’il lui faudrait refaire à nouveau le lit qu’à part soi l’on avait à peu près déjà fait. Le tort de cette candidature est là, et tout de bon ce n’est pas le moins sérieux ; et elle n’a guère d’obstacle plus opiniâtre que cette inertie qui ne voudra pas se déranger ; mais ce tort de la candidature n’est pas à beaucoup près un grief contre le candidat ; mais c’est lui rallier bien des sympathies que de chercher à noircir son caractère dans le style accoutumé des pamphlets, et d’accuser misérablement, son courage ; mais c’est trahir la pauvreté des ambitions qu’on nourrit pour soi-même en termes dignes de les exprimer que de lui dire, comme on l’a fait : « Vous n’étiez ni au défrichement, ni aux semailles ; vous n’avez eu l’envie de paraître qu’à la moisson ! » (Soyez tranquilles, par parenthèse, vous que la moisson intéresse si fort, la moisson n’est pas prête !) Autant vaudrait, en vérité, s’associer aux sottes grossièretés des journaux anglais, s’en prendre aussi à la pieuse reine Marie-Amélie, et la rendre, personnellement responsable de cette campagne électorale. En parcourant du regard ces insolences, que vont ramasser on ne sait où pour les glisser dans une feuille étrangère des plumes tenues par on ne sait qui, — en lisant que l’auguste veuve avait joué la comédie sons ces habits de deuil, et pendant la messe mortuaire, célébrée pour le repos de l’ame du roi son mari, un souvenir nous est revenu que nous ne pouvons encore et que nous ne voulons point écarter. Nous nous sommes rappelé une de ces lettres intimes, un morceau de cette correspondance de la famille royale que le pillage des Tuileries avait jeté à tous les vents ; celle-ci était tombée dans des mains respectueuses, c’était une lettre de la reine à l’occasion de l’anniversaire de la mort du duc d’Orléans. Tous ses enfans étaient loin d’elle, et elle écrivait à l’un d’eux : « Pour moi ; disait-elle à peu près avec une grandeur et une tristesse incomparables, je reste seule, loin de mes chers enfans, pleurant ceux qui ne sont plus et priant Dieu qu’al protège les autres sur terre et sur mer. » L’ame qui a connu de pareilles douleurs et de pareilles consolations ne saurait plus guère être sensible à d’autres maux et à d’autres biens ; les vicissitudes politiques doivent la laisser assez froide ; elle met son espoir plus haut, et c’est de plus haut aussi qu’en récompense lui vient sa sagesse. Nous désirons ardemment pour la maison d’Orléans la longue assistance de cette vertu maternelle ; nous désirons qu’elle lui soit une sauvegarde contre les trames et les séductions des habiles de toutes les nuances.

Retournons encore une fois à ces habiletés des hommes de parti que nous prétendons caractériser en détail pour qu’on soit mieux à même de les juger. Il y a maintenant deux habiletés en lutte dans ces deux partis rivaux que nous inspectons et sur lesquels nous tâchons d’édifier le public. Chacune de ces deux candidatures qu’ils arborent est supportée par une tactique différente ; des deux côtés, on a son procédé. Les inventeurs de la candidature du prince de Joinville combattent la révision ; les avocats trop pressés de la candidature du prince Louis Bonaparte combattent la loi du 31 mai : c’est à cette préoccupation respective que l’on peut discerner les uns et les autres, c’est en cela qu’ils sont des hommes de parti avant d’être les hommes de la France. Ils ne s’estiment pas assez sûrs de l’opinion pour lui remettre leur cause, et ils sont beaucoup plus soucieux de la rendre à tout prix victorieuse que de la subordonner sincèrement au jugement du pays. Pourquoi les premiers ne veulent-ils pas de la révision ? pourquoi la repousseront-ils avec l’hypocrisie de leurs précautions oratoires ? pourquoi, selon toute apparence, tenteront-ils aussi d’empêcher qu’on avance les élections, ce qui serait une révision comme une autre ? C’est qu’ils aimeraient fort éluder cet indispensable jugement du pays et arranger une sorte de révolution sans émeute comme une simple combinaison parlementaire. Pourquoi les seconds se sont-ils repris d’une passion si étrange pour le suffrage universel après en avoir dit tant de mal ? Ce n’est pas seulement parce qu’ils ont peur, quoiqu’ils développent sur tous les tons ce pitoyable argument de la peur ; c’est parce qu’ils sont assez insensés pour espérer mieux, en faveur de la candidature du prince Louis Bonaparte des aveugles entraînemens d’une masse turbulente que du véritable jugement de la nation, comme les autres espèrent mieux de la candidature du prince de Joinville, s’ils réussissent à la transporter dans la sphère plus étroite et plus factice des assemblées. Le pays ne doit pourtant plus se laisser ni supplanter ni écraser, ou ce sera sa dernière démission. Quant à la loi du 31 mai en particulier, nous n’en sommes pas à faire notre profession de foi ; nous n’avons pas assez d’étonnement lorsque nous voyons prôner comme un moyen d’ordre et de conservation la restitution pure et simple d’un instrument de désordre et d’anarchie. Le suffrage illimité n’a jamais été pour nous quelque chose de vénérable ; nous pouvons nous rendre ce témoignage, que nous l’avons constamment apprécié dans de pareils termes, du temps même où des esprits plus faciles à gagner lui demandaient naïvement le salut d’une société qu’il n’était bon qu’à bouleverser.

Mais enfin, nous crie-t-on encore, donnez la loi du 31 mai, on vous donnera la révision ! Nous répondons d’ordinaire avec M. de Falloux : Donnez la révision, et nous vous donnerons la loi du 31 mai ! Nous répondrons cette fois par une citation de date encore plus fraîche, et d’une franchise après laquelle il n’y a plus, comme on dit, qu’à tirer l’échelle. C’est un tournoi quasi-oratoire qui s’est passé dans le sein du conseil-général du Puy-de-Dôme, en pleine Auvergne, entre gens qui ne marchandent pas les mots. Ce héros de sincérité radicale, dont nous recommandons l’exemple à tous les frères et amis, s’appelle M. Duchassaint. « Si vous voulez la révision, interrompt-il, commencez par demander l’abrogation de la loi du 31 mai ! Suivez le dialogue.

« M. Chassaingne-Goyon. – Si vous obteniez cette abrogation, voteriez-vous cette révision qui vous épouvante ?

« M. Duchassaint. – Non, car si l’on veut la révision, c’est pour tuer la république.

« M. Chassaigne-Goyon. — Vous le voyez, messieurs, ce n’est pas seulement le retrait de la loi du 31 mai que l’opposition désire. À peine aurait-elle obtenu l’annulation de cette loi, qu’elle détruirait une à une les digues que nous avons élevées contre l’envahissement de la démagogie, et nous conduirait à un bouleversement général ! »

Nous répétons littéralement cette scène de famille, et nous prions qu’on nous dise lequel parle d’or, ou de l’humble et modeste représentant du Puy-de-Dôme qui provoque ces aveux dont la faction radicale est plus ménagère à Paris, ou de ces illustres publicistes parisiens qui se bouchent les oreilles et les yeux pour ne pas voir un danger, sous prétexte d’en éloigner un autre. Le danger qu’ils ne veulent pas voir, c’est le sérieux, le perpétuel, c’est le déchaînement de ces passions démagogiques qui, dans tous les temps, comme la bête de la fable, pour un pied qu’on leur cédait, en ont bientôt pris quatre. Ces passions ne sont pas près de se ralentir. Nous observons nous-mêmes que nous terminons souvent ces esquisses de notre situation intérieure par un aperçu des progrès où des tentatives de la république rouge. Ce n’est pas nous qui retombons exprès dans cette monotonie d’un même tableau final ; c’est le tableau qui chaque fois se trace en quelque sorte tout seul, parce que chaque fois des faits nouveaux s’y ajoutent. Il y a quinze jours, un mois, c’était le procès de Lyon ; aujourd’hui, c’est ce complot franco-allemand dont les gros bonnets récusent la solidarité jusqu’à ce que leurs dénégations audacieuses reçoivent devant la justice quelque terrible démenti. En attendant, les ignorans et les fous se font prendre à la place des malins et des savans. Le gouvernement, obligé de pourvoir avant tout à la sécurité publique, renvoie les étrangers dépourvus de moyens avoués d’existence, et, les innocens pourront ainsi pâtir pour les coupables. Les chefs de la propagande européenne, qui tiennent les fils de toute cette agitation, se soucient bien des minces infortunes dont ils sont les auteurs ! De quoi se soucient, hélas ! tous ces grands démocrates, excepté d’eux-mêmes, de leur orgueil et de leurs jouissances ? Nous avons rapporté les tristes témoignages du procès de Lyon ; ceux du procès d’Agen ne sont pas moins instructifs. On voit encore là comment se jugent entre eux certains républicains de la veille ce sont leurs journaux, leurs lettres qui déposent. « Pourquoi iraient-ils, écrivent ceux d’en bas en parlant de ceux d’en haut, pourquoi iraient-ils compromettre leur position et leurs intérêts de fortune ? Ils se résignent, au prix de 25 fr. par jour, à recevoir tous les soufflets de la réaction. » Et comme ceux d’en bas ne sont pas après tout des anges de douceur et de vertu, ils appellent leurs frères privilégiés des gredins, des jésuites, des burgraves rouges, et se promettent bien « d’en faire bonne justice au jour décisif, dans ce jour pour lequel ils tiennent les masses prêtes. » Que sera-ce dont des burgraves blancs ? Nous citons avec intention ces fragmens épars de la langue démagogique. Vis-à-vis de ces niaises fureurs, tous les honnêtes gens trouvent naturellement au fond d’eux-mêmes une telle décision de conscience, qu’ils se sentent aussitôt d’un seul et même parti contre celui-là. Il n’y a plus de chicanes ni de subtilités qui tiennent ; il n’est plus permis de rester indifférent, comme on peut l’être en présence des misères dont nous ne parvenons pas à dépouiller le train ordinaire de notre vie politique. Dans les questions de personnes et de stratégie, nous sommes presque malgré nous des sceptiques ; nous avons tant vu de masques et de fausses routes ! — Mais lorsqu’il y a de la société même qui nous a nourris, que nous devons, à tout prix, défendre, nous n’avons jamais été, nous ne serons jamais que des soldats.

Nous voudrions qu’au milieu des combinaisons que les partis méditent pour résoudre, chacun à son avantage, la crise intérieure de 1852, tous cependant gardassent également la pensée salutaire des mesures qu’on prépare aussi du dehors pour faire face aux éventualités de cette date menaçante. La situation que prennent à nos portes les puissances étrangères est un des avertissemens les plus sérieux qu’un peuple puisse recevoir de ses voisins et cette perspective extérieure, qui devient chaque jour plus distincte, devrait nous rendre plus sages. Il est facile d’en appeler aux susceptibilités du patriotisme national, de jeter le gant à l’Europe, de la défier, de lui déclarer qu’on ne s’inquiète ni de ses alarmes, ni de ses précautions, et qu’on brave les unes aussi bien que les autres. Quand on s’est donné corps et ame aux espérances de la révolution démagogique, il est tout naturel de prétendre qu’on aura le loisir d’allumer, dans sa propre maison autant d’incendies qu’on voudra et le droit même de les porter dans la maison d’autrui ; mais pour peu qu’on soit resté un homme vraiment politique, pour peu qu’on ait son rang parmi les hommes d’état, fût-on cent fois absorbé par ces intrigues et ces passions qui rapetissent tout à la mesure d’un moment et d’une coterie, fût-on l’aveugle esclave de sa vanité ou de sa rancune, on est oblige de compter avec les grands états européens et de réfléchir sur leur attitude. Ou bien il faut dire qu’on ira jusqu’au bout, qu’on engagera la guerre de propagande et qu’on déchaînera partout l’insurrection sociale en consentant à la subir d’abord ou bien il ne faut pas, en troublant à plaisir l’apaisement intérieur, soulever au-delà de nos frontières des appréhensions contre lesquelles il serait ensuite trop malaisé de se défendre.

On voit en effet se resserrer de plus en plus le cercle de méfiance qui nous entoure ; il est de plus en plus incontestable que la vieille Europe se reforme contre nous. Les gouvernemens reviennent sans scrupule et sans feinte à leurs traditions de monarchie pure c’était la Prusse qui restaurait tout l’appareil arriéré de ses diètes provinciales en dépit de sa charte constitutionnelle de 1850 ; aujourd’hui, c’est l’Autriche qui parait rompre décidément avec sa constitution du 4 mars 1849. Derrière l’Autriche et la Prusse apparaît, dans une ombre, plus ou moins transparente, la haute direction du cabinet de Saint-Pétersbourg, qui pousse et qui surveille. La Russie s’accoutume au rôle que nos malheurs lui ont permis de s’attribuer ; elle s’est instituée gardienne suprême de la paix générale, comme nous en sommes pour ainsi dire les perturbateurs désignés ; elle exerce ainsi un protectorat auquel nous fournissons nous-mêmes son meilleur prétexte, et qui n’aurait plus de raison d’être avouable, s’il n’était pas contre nous - Contre l’anarchie et non pas contre la France, répondent ces cours jalouses, qui ne se sont pas crues assez vengées en 1815 ; mais ne nous y trompons pas, on ne demanderait pas mieux que de confondre les deux ensemble : C’est à nous de faire en sorte qu’on les distingue. De même aussi l’on proteste que l’on n’a pas la prétention d’intervenir par les armes dans nos mouvemens révolutionnaires et de recommencer en 1852 la guerre de 1792 : il n’y aura plus de manifeste de Brunswick ; on nous laissera nous dévorer. On veut seulement se préserver de la contagion en exterminant d’avance chez soi tous les élémens auxquels elle pourrait se communiquer, en fermant tous les accès où notre esprit, ce qu’il a de bon et ce qu’il a de mauvais, pourrait gagner du terrain, en supprimant les institutions de liberté pour supprimer les occasions du désordre. On veut nous, enfermer dans un blocus hermétique et s’adjuger des garanties matérielles de sécurité en se fortifiant de son mieux, en se retranchant devant nous sur toute la ligne du Rhin et des Alpes, en ayant bien à soi l’Allemagne secondaire, la Suisse et l’Italie. Encore une fois ne nous y trompons pas ; l’étouffement nous serait peut-être plus funeste que l’invasion !

Ce qu’il y a de sûr, c’est que les princes se concertent, et que les entrevues succèdent aux entrevues. Les visites qu’on a faites à Varsovie semblent avoir inauguré une ère de relations plus fréquentes et plus intimes. Pendant qu’à Francfort et à Copenhague les ministres prussiens se conforment toujours davantage aux instructions des ministres d’Autriche, le roi Frédéric-Guillaume et l’empereur François-Joseph échangent publiquement les sentimens les plus affectueux. Ils se sont trouvés au rendez-vous d’Ischl, et, selon les vieilles règles de courtoisie qui sont d’usage entre souverains, chacun des deux a réciproquement endossé l’uniforme de l’autre, comme si ces uniformes n’avaient pas failli se rencontrer face à face en bataille il y a moins d’un an. Tous deux aussi venaient de rendre le même hommage au conseiller, le plus autorisé de l’ancien ordre de choses, au prince de Metternich. Le roi de Prusse était allé passer deux heures avec lui à son château du Johannisberg ; l’empereur l’a presque solennellement invité à choisir de nouveau pour sa résidence ordinaire la capitale d’où la révolution l’avait chassé. Il est trop clair qu’il ne s’agit pas là d’une réparation purement honorifique. Ce n’est ni plus ni moins que le symptôme avéré, le signe affiché d’une réaction nouvelle. L’Autriche promet, il est vrai, dans ses journaux ou dans d’autres documens, que la contre-révolution ne sera point un caprice aussi fantasque, aussi peu pratique à Vienne qu’à Berlin ; elle n’a d’autre but, à l’entendre, que de substituer chez elle ce qui est possible à ce qui ne l’est pas, et de fait nous avons dit dans le temps et nous devons encore dire aujourd’hui plus exactement les difficultés d’application qui, au moins autant que les répugnances politiques, ont comme annulé de prime abord la charte autrichienne du 4 mars, c’est la suite qu’il faudra voir. En attendant, d’autres conférences se préparent entre les princes secondaires de l’Allemagne que la récente décision de l’Autriche mettra bientôt dans une position si pénible, et l’empereur, qui a quitté Ischl, est sans doute à Vérone, où tout annonce l’ouverture d’un grand congrès. Les projets se multiplient, les bruits circulent. L’Autriche aurait accepté le patronage des réclamations élevées par la Prusse au sujet de Neufchâtel, la Suisse entière serait sous le coup des résolutions qui s’apprêtent ; le cordon des troupes impériales en Lombardie se rapprocherait de plus en plus des cantons méridionaux. D’un autre côté, il serait question de comprendre tous les états italiens dans une même union douanière, et de reléguer ainsi le Piémont comme en dehors de l’Italie. L’Autriche couronnerait par cette dernière conquête le laborieux établissement de sa suprématie politique au-delà des Alpes, et s’assurerait des débouchés que la Prusse, malgré toutes ses concessions, ne se lasse pas de lui disputer en Allemagne. En Allemagne même, l’Autriche n’en continue pas moins, sous une forme ou sous l’autre, à se porter en avant. Elle prolonge ses chemins de fer ; elle s’ouvre à travers la Bavière une route d’étapes pour le passage des troupes et le ravitaillement de la garnison de Mayence, tandis que, nonobstant toutes les négociations, elle conserve son armée dans le nord, et, sous prétexte de maintenir ou la paix des duchés ou les ambitions du Danemark, prend ainsi la Prusse à revers. Et tout cela s’accomplit au nom de ce jeune césar qui entre à la fois dans le gouvernement et dans la vie avec un éclat d’autorité que l’empire n’avait pas vu depuis bien long-temps ; reste à savoir sur quelles bases définitives et durables établir maintenant cette autorité qu’on a refaite : — les ordonnances du 20 août dernier renversent celles qu’elle semblait avoir dans la constitution du 4 mars.

Il est indispensable d’examiner de près ces lettres de cabinet signées par l’empereur, comme si elles émanaient de sa seule initiative, et adressées par lui au président du conseil de l’empire, le baron de Kübeck, au président du conseil des ministres, le prince de Schwarzenberg. Il est d’un grand intérêt d’avoir au juste le sens de ce coup d’état, car c’en est un, pour suivre les conséquences qui peuvent en découler. C’est un coup d’état, disons-nous, et la façon en est plus tranchante, le ton plus impérieux que celui des coups d’état berlinois. La Prusse a risqué le sien par voie détournée, quand elle a rappelé les diètes provinciales. Ces diètes sont maintenant assemblées ; elles sont composées de membres élus par des minorités dérisoires. Les électeurs en masse protesté à la mode allemande, si nous avons encore le droit de la nommer ainsi, maintenant que nos radicaux l’ont empruntée à l’Allemagne : la majorité n’est point allée aux élections, elle s’est abstenue ; mais, dans ces diètes ainsi ressuscitées par une fiction arbitraire, on soutient à présent que la charte, qui veut un parlement véritable, n’a pas néanmoins cessé d’exister ; on se vante d’aimer le régime représentatif à la condition de le bien entendre, et M. de Gerlach lui-même et la Gazette de la Croix ne sont pas fâchés de revendiquer au profit de la Prusse une certaine supériorité de puissance constitutionnelle qui la relève à ce point de vue-là par-dessus l’Autriche. Il y a là plus d’un trait curieux pour l’étude comparée des deux politiques. Le roi Frédéric-Guillaume, en convoquant les diètes de son chef, s’est, au fond, arrogé le pouvoir législatif à lui seul aussi pleinement que l’empereur François-Joseph en interprétant à sa guise, dans les lettres du 20 août, le principe de la responsabilité des ministres ; mais, tandis que la restauration prussienne s’opérait par de simples circulaires ministérielles, et proclamait toujours soit pour la charte du 31 janvier, qu’elle minait en dessous, on inscrivait le nom de l’empereur au bas des ordonnances autrichiennes, et l’on y déclarait, sans tergiverser, que la charte dit 4 mars était mise à néant. Aussi voyez ce qui arrive, et admirez cette nouvelle péripétie des habiletés prussiennes : L’Autriche, en reprenant les gages qu’elle avait donnés dans ces derniers temps à l’esprit constitutionnel, n’a pas dû supposer qu’elle recueillerait pour récompense les applaudissemens de l’Allemagne libérale. Les feuilles de Vienne se sont vainement efforcées de démonter qu’on ne pensait point à revenir aux anciens abus ; le prince de Schwarzenberg à lui-même enjoint par une circulaire spéciale à ses agens diplomatiques de représenter aux gouvernemens étrangers que l’on garderait tout ce qu’il y avait à garder dans les réformes accomplies, et qu’il n’y avait point sous jeu quelques velléité de pur despotisme. L’opinion allemande n’en a pas moins été très émue, et les ordonnances ont produit non-seulement à Vienne et dans la partie germanique de l’empire, mais à Munich, à Dresde, à Stuttgart, fine sensation très douloureuse. La Prusse ne serait pas éloignée d’exploiter à son bénéfice, le tort qu’a pu se faire ainsi la cause autrichienne. Elle userait volontiers de la situation équivoque qu’elle s’est réservée, par rapport à sa propre constitution, pour persuader encore à l’Allemagne qu’elle est le seul refuge du régime constitutionnel. Les organes des différens partis prussiens ne cachent, pas la joie que leur inspire ce revirement décisif du cabinet de Vienne ; ils insistent avec malignité sur les lois immuables auxquelles l’Autriche est asservie tant qu’elle sera l’Autriche ; ils prouvent qu’elle devait retourner à l’absolutisme parce qu’elle n’est pas, comme la Prusse, le pays de l’intelligence. Les plus entêtés fanatiques du droit divin en sont à complimenter la Prusse d’avoir une constitution. Ils déclarent, et ils ont quelque droit de se porter garans, que cette constitution ne sera point abolie et qu’elle est, à leur sens, presque parfaite et complète. Il est certain qu’en la complétant encore avec quelques ordonnances comme celles de M. de Westphalen, il serait bien inutile de l’abolir avec la rudesse du prince de Schwarzenberg.

Nous enregistrons exprès ces témoignages de la pensée prussienne relativement aux lettres de cabinet du 20 août pour éclairer le premier côté par lequel nous veuillions les envisager. Elles sont d’abord en effet une rupture bruyante avec les tendances constitutionnelles dans lesquelles une grande partie de l’Allemagne marchait depuis 1815, dans lesquelles l’Autriche elle-même semblait engagée depuis 1848. Bien ou mal appliquées, les institutions libérales du système représentatif étaient devenues le droit commun de l’Allemagne. L’Autriche avait reconnu ce droit, et l’avait promulguée comme le sien, tout en s’arrangeant chez elle pour en ajourner la pratique. Les nécessités de la guerre intérieure et de l’état de siège lui servaient de réponse aux instances des impatiens ; puis c’était la difficulté de réunir les états nationaux des peuples divers incorporés dans l’empire, la difficulté plus grave encore d’avoir une diète impériale et centrale. Jusque-là, les ministres agissaient sous leur responsabilité, et, grace à cette garantie qu’ils devaient offrir à la plus prochaine diète, ils ont agi comme les ministres d’un pouvoir sans contrôle. La garde nationale a disparu la presse a été sévèrement réglementée ; le contrôle et le contre-poids ont été retranchés de toutes parts. Et pourtant ceux qui considéraient les réformes civiles introduites au sein de la monarchie, l’abolition des corvées et des droits seigneuriaux, l’institution du jury, l’organisation administrative des communes, ceux-là ne pouvaient refuser d’admettre que le gouvernement de Vienne n’était point un gouvernement rétrograde, et ils obstinaient dans l’espérance de le voir devenir réellement constitutionnel. La Gazette d’Augsbourg était remplie de correspondances qui, promettaient à l’Autriche le plus vaste développement politique, et annonçaient sans se rebuter une émancipation progressive. M. de Schmerling, M. de Brück, M. Bach, des personnages nouveaux qui dataient de la révolution, n’avaient pas quitté le pouvoir ; leur présence encourageait des illusions opiniâtres ; on cherchait un essai de parlement impérial dans le comité de hommes spéciaux, industriels et fabricans, que le ministre du commerce, M. de Brück, avait réuni sous sa présidence pour débattre des questions de tarifs. Malheureusement M. de Schmerling, M. de Brück ont été tour à tour écartés ; leurs projets coûtaient trop cher quand on était déjà si fort à court d’argent. Il n’est plus demeuré que M. Bach, tout entier possédé par ces idées de centralisation unitaire dont il est, dit-on ; l’inspirateur, et que le prince de Schwarzenberg a si passionnément adoptées. Ces idées sont, à coup sûr, d’un esprit de ce temps-ci ; mais on leur a sacrifié beaucoup, et nous allons voir jusqu’à quel point elles avaient chance de s’appliquer, jusqu’à quel point elles sont capables de tenir contre les conseils du prince de Metternich.

Ces idées néanmoins, à tort ou à raison, impliquaient encore pour les gens de bonne volonté la conservation de certains principes libéraux ; de certaines formes libérales. Ce qui était, comme nous le montrerons, le vice de cette centralisation autrichienne, son origine, son caractère trop moderne, c’en était aussi le mérite, la signification la plus précieuse aux yeux des constitutionnels qui ne voulaient pas se décourager. Les ordonnances du 20 août ont rejeté l’Autriche sur un terrain tout opposé : voici en quoi elles consistent. Le ministre n’est plus, selon leur teneur, que « l’organe exécutif suprême des volontés impériales ; — il est exclusivement responsable au monarque et au trône ; — il est affranchi de toute responsabilité vis-à-vis de toute autre autorité politique ; — le conseil de l’empire n’est plus que le conseil de la couronne. » L’empereur devient ainsi la source de tout pouvoir, et la signature impériale suffit à la sanction de tous les actes publics. Le premier acte de ce pouvoir unique, c’est de commander que la charte du 4 mars soit révisée de manière à comporter le plein exercice du droit monarchique et le plein affermissement de l’unité politique dans l’empire. À part cette phrase de consolation à l’adresse des unitaires autrichiens, dont les rêves moins bavards n’auront peut-être pas été beaucoup moins singuliers que ceux des unitaires prussiens, les ordonnances du 20 août ont ainsi effacé les dernières traces du régime constitutionnel en Autriche. Le cabinet de Vienne s’oblige par là, soit à s’isoler moralement de ses anciens alliés de Munich, de Dresde et de Stuttgart, qui ne peuvent guère sortir du terrain qu’il a délaissé, soit à les presser désormais dans le sens où il s’est déclaré lui-même, à exercer sur eux une influence anti-parlementaire qui aura bientôt placé les gouvernemens de second ordre dans la situation la plus fausse et la plus contradictoire aux yeux de leurs peuples C’est cette situation dont la Prusse pourrait bien faire son profit, et dont la perspective soudaine a durement frappé l’Allemagne.

Les ordonnances du 20 mars ont encore blessé les Allemands par un autre côté, quoique par ce côté-là elles semblent d’abord concerner plus particulièrement l’administration intérieure de l’empire. Jusqu’ici, le cabinet impérial, sous la haute direction du prince de Schwarzenberg, a constamment poursuivi, comme nous l’indiquions tout à l’heure, un but éminent ; il s’est proposé de reconstruire la monarchie autrichienne en soumettant ses élémens si hérérogènes à des règles d’unité absolue. Avec ces populations de races, de langues, de mœurs et de religions diverses, il a cru pouvoir faire une Autriche presque pareille à la France. Nous avons plus d’une fois expliqué tout ce qu’il y avait d’impraticable dans cette audacieuse entreprise qui se sentait encore du vertige révolutionnaire, quoiqu’on la tentât par esprit de conservation. L’un des obstacles contre lesquels elle devait inévitablement échouer, c’est que les agens de cette unité seraient tous des Allemands, c’est qu’il n’y avait que des fonctionnaires allemands qu’on pût sûrement employer pour courber sous un régime uniforme ces millions d’Italiens, de Hongrois, de Polonais, de Slaves réfractaires ; c’est que Vienne, la cité allemande, devenant une capitale absorbante à l’instar de Paris, tout l’empire était livré comme une proie au pur génie germanique ; c’est qu’en un mot, pour emprunter à l’Allemagne son jargon politique, l’œuvre d’unification, en Autriche, ne pouvait être qu’une œuvre de germanisation. Tel était le vrai fondement, la cause le plus sérieuse de la charte du 4 mars, puisqu’on y préconisait en propres termes « la grande œuvre de la renaissance d’une Autriche unitaire ; » tel était le plan qu’on voulait servir en instituant à Vienne même ce parlement impossible où l’on eût discuté dans cinq ou six langues à la fois. » Quoi qu’il en fût de cette impossibilité, ce n’était pas seulement cet avenir constitutionnel de l’Autriche qui réjouissait la candeur allemande, c’était surtout peut-être la pensée de cette propagande forcée qui allait assujettir à la civilisation germanique les barbares du Danube et plier au régime de l’Allemagne les Slaves, ses éternels ennemis. On ne sait pas tout ce que tiennent de place dans un cœur allemand ces songes perpétuels d’extension et de conquêtes nationales. Les ordonnances du 20 août brisent irrévocablement cette chimère favorite, puisque le motif pour lequel la constitution du 4 mars y est annulée n’est autre que l’impuissance avouée de gouverner avec ces formes unitaires en même temps que parlementaires. On l’a bien compris de la sorte dans les pays non-allemands de la domination autrichienne, à Prague et principalement à Pesth. Les ordonnances qui ont été si sensibles à l’Allemagne n’ont pas été accueillies en Hongrie et en Bohême avec autant de déplaisir. La charte du 4 mars, ou ne pouvait pas être du tout appliquée parce qu’elle eût provoqué tout de suite trop de déchirement, ou, si elle l’eût été, compromettait, usait à la longue les nationalités dissidentes. L’abolition de ce système du 4 mars, avant même qu’il ait été sérieusement mis en vigueur, a pu paraître aux peuples groupés, sinon fondus dans tout l’empire, le commencement d’une restitution de leur indépendance administrative. Que le prince de Schwarzenberg l’ait ou non voulu, c’est là le résultat immédiat des lettres de cabinet du 20 août, Il abandonne ou il a l’air d’abandonner le principe de l’unité autrichienne : il se dédommage sans doute en renforçant du même coup le principe de l’autorité impériale ; mais, sauf le dédommagement, il effectue presque une retraite analogue à celle du cabinet prussien, lorsque celui-ci déserta la cause de l’unité allemande.

Ce n’est pas tout : la conséquence directe de cette unité de l’empire, c’était pour le prince de Schwarzenberg l’incorporation totale de l’empire lui-même, pays allemands et non allemands, dans la confédération germanique. Cette prétention extraordinaire ne choquait pas trop l’Allemagne, parce qu’elle lui assurait un pied en Italie, et le cabinet de Potsdam avait dû s’y consentir ; mais l’Europe ne pouvait la tolérer : la France et l’Angleterre avaient aussitôt opposé les protestations les plus formelles ; la Russie, après des variations dont nous avons parlé, insistait encore pour sa part avec plus d’énergie. Or, du moment, où les ordonnances du 20 août dissolvent le lien factice qui attachait entre eux les peuples de la monarchie pour ne plus conserver que leurs liens antiques et naturels, du moment où l’on renonce plus ou moins implicitement à la centralisation pour rendre à eux-mêmes les peuples sur lesquels elle eût pesé, comment soutenir que l’Autriche aura droit de faire compter dans la confédération et de représenter à Francfort des Italiens, des Hongrois ou des Polonais qui ne seront plus Autrichiens que par leur juxtaposition dans les armées et à l’ombre du drapeau ? Le prince de Schwarzenberg aurait donc ainsi laissé tomber sa pensée d’incorporation aussi bien que sa pensée de centralisation. Certes, le cabinet de Vienne n’en est pas encore à confesser tous ces désistemens ; il s’obstine souvent à garder dans le silence les desseins qu’il ne peut plus avouer, il les lâche et les reprend selon les circonstances, et, cédant le plus qu’il peut sans en avoir l’air, il se trouve toujours à portée de conquérir ce qu’il n’a pas eu l’air de céder. En rompant si fièrement avec la révolution de 1848, en affectant de restaurer la majesté du trône des bourg, le prince de Schwarzenberg se serait donc, au demeurant, ménagé le moyen de sortir, à son avantage, de l’impasse où l’avaient acculé ses idées exagérées d’agrandissement autrichien. Ce pur gouvernement monarchique qu’il annonce, n’étant plus compatible ni avec une Autriche unitaire, ni avec une Autriche germanisée et incorporée dans la Germanie, il n’y a plus de puissance qui ait sujet de s’offenser. La dignité du jeune empereur François-Joseph est sauve et même rehaussée, le tzar est satisfait ! — car il est peut-être permis de douter du crédit qu’ont eu les observations de l’Angleterre et de la France, auprès du cabinet de Vienne dans cette grave question ; mais il est impossible de ne pas voir le poids dont a pesé sur lui le cabinet de Saint-Pétersbourg, et, pour s’en mieux convaincre, il n’y a qu’à lire une brochure très curieuse que nous croyons devoir signaler à nos lecteurs ; parce qu’elle les mettra tout à fait au courant des influences russes dans ces étranges complications de la politique autrichienne. On ne saurait jeter trop de lumière sur des faits aussi considérables pour l’avenir de l’Europe.

Les ordonnances du 20 août ne dont donc pas à nos yeux ce qu’elles ont été généralement aux yeux de la presse française, un simple coup d’état de la réaction absolutiste, elles sont aussi l’abandon des deux idées capitales sur lesquelles avait roulé depuis 1849 toute la politique de l’Autriche dans ses rapports avec l’Allemagne et avec l’Europe, l’idée de la centralisation, l’idée de l’incorporation : Quelques jours seulement avant que ces lettres de cabinet eussent été promulguées, il avait paru à Bruxelles une brochure anonyme dont le titre même posait nettement la question en litige ; et patronait d’avance la solution qui allait intervenir. Voici ce titre significatif !: Quelques mots sur le système de centralisation autrichienne et sur l’incorporation de cet empire dans la confédération germanique, par un étranger ami de l’Autriche qui a long-temps habité ce pays. On voit que c’est toute l’affaire pendante ; on saisira mieux les argumens qui l’ont décidée, quand on saura que cet ami de l’Autriche est, comme nous le tenons de bonne source, un haut fonctionnaire du gouvernement russe, très bien placé pour en connaître les inclinations. Ces inclinations, à juger d’après la brochure ; étaient notoirement défavorables au régime que l’Autriche a maintenant presque aboli. L’auteur explique avec talent les impossibilités matérielles et morales qui devaient arrêter l’œuvre de centralisation et d’incorporation. « Ce projet, dit-il, était pour l’Autriche ce qu’étaient pour la Prusse ces mots sacramentels prononcés en 1848 : Preussen muss in Deutschland aufgehen ! — La Prusse doit se fondre en Allemagne ! ces mots vides de sens, qui ont mis la confusion dans toutes les têtes et embrouillé toutes les idées politiques ! L’auteur est naturellement au point de vue moscovite. Il impute trop à la centralisation en général les torts qu’elle aurait en particulier dans l’Autriche. On aperçoit aisément qu’il ne sera point fâché pour le compte du tzarisme que Slaves autrichiens restent Slaves au lieu d’être faits Allemands se prononce enfin très catégoriquement pour les idées de monarchie pure réhabilitées dans les ordonnances du 20 août, et en même temps voudrait retirer cette monarchie ainsi restaurée du contact de l’Allemagne révolutionnaire. Le prince de Schwarzenberg aura donc servi à se souhait le publiciste russe. Il faudra plus d’un sacrifice de ce genre dans la nouvelle sainte-alliance qui se prépare.

La Prusse a même tout récemment pris une revanche assez effective sur le cabinet de Vienne. Les positions que l’Autriche gardait dans le nord de l’Allemagne inquiétaient beaucoup la cour de Potsdam. L’Autriche semblait vouloir mettre là des pierres d’attente pour l’exécution de ces grands projets d’union douanière avec lesquels elle menaçait déjà le Zollverein prussien. On sait qu’en dehors du Zollverein il existe une autre union douanière, le Steuerverein, composé des états du nord, qu’on a nommés jadis, les états séparatistes, le Hanovre l’Oldenbourg, etc. Le principal de ces états secondaires, le Hanovre, vient d’entrer dans l’association prussienne, et il a promis d’inviter ses alliés à le suivre. Cette soudaine accession contraire certainement les plans que l’Autriche avait pu former dans sa naissante ambition commerciale ; elle fortifié le Zollverein, qui avait été en danger, et qui la paie au reste assez chèrement. Un proecipuum de trois quarts par tête d’habitant est accordé, au Hanovre, c’est-à-dire que si, dans la répartition des revenus de l’union douanière, il échoit aux états de l’ancien Zollverein un thaler par tête d’habitant, les états de l’ancien Steuerverein recevront un thaler trois quarts. Le traité sera exécutoire à partir du 1er janvier 1854, les conventions du Zollverein n’expirant qu’à la fin de 1853.

En Belgique, la crise est décidément pendante ; le sénat a rejeté, comme nous l’avions prévu, l’impôt sur les successions ; le ministère, soutenu par la couronne, en a tout de suite appelé au pays. La Belgique se prépare à nommer de nouveaux sénateurs, et ces élections ont cela de curieux dans un pays si profondément démocratique, que le choix des candidats est très borné par l’élévation même du cens auquel ils sont astreints. On s’explique difficilement la résolution que le sénat a cru devoir prendre. La chambre des représentans s’était aussi cabrée contre le projet du ministère ; il y avait dans ce projet une formule de serment dont elle ne voulait pas ; le cabinet avait été renversé, et il était revenu faute d’un autre qui le remplaçât. Il avait rapporté son projet modifié ; l’impôt fut ainsi admis par la seconde chambre et sur les successions en ligne directe comme en ligne indirecte. On ne comprend guère que le sénat se soit mis de gaieté de cœur dans une espèce d’antagonisme vis-à-vis des représentans, ni qu’il ait ainsi tenté de culbuter un cabinet auquel on venait de chercher en vain des suppléans : c’est un peu jouer à la crise pour le plaisir de la crise. Nous avons abusé de ce jeu-là chez nous : que nos voisins n’en abusent pas à leur tour. Quelques membres libéraux ont eu des scrupules qui les ont effarouchés d’autres ont pensé que le ministère ne traitait point le sénat avec les égards convenables, et de fait M. Rogier ne ménage peut-être pas assez toutes les susceptibilités personnelles. C’est ainsi que s’est formée la majorité hostile au projet de loi ; mais le fond de cette majorité, c’est toujours le parti catholique qui cherche à prendre de biais les avantages qu’il a perdus, ne les pouvant plus reprendre de front. C’est lui qui s’avance déjà sous tous les prétextes dans l’arène électorale. La Belgique s’est résignée depuis long-temps à vivre entre les deux partis qui se la disputent. M. Frère-Orban les a proclamés lui-même à la tribune comme une sorte d’institution nécessaire. On a vainement essayé d’un gouvernement mixte pour les apaiser ou les dissoudre ; nous n’avons pas beaucoup plus de confiance dans les idées plus estimables que positives d’un écrivain belge, M. Le Pas, qui rêve à son tour une conciliation générale au moyen d’un gouvernement presque éthéré, qui planerait par la vertu de sa sublimité transcendante au-dessus de tous les partis.

Un autre événement de la quinzaine, c’est l’entreprise avortée des Américains sur Cuba. La riche colonie espagnole est toujours menacée de devenir la proie de la grande république. Les états méridionaux de l’Union, qui ont des esclaves, qui en font pour ainsi dire l’élève, qui ne savent où les placer, ambitionnent le débouché que leur offrirait un pays de luxe et d’exploitation comme Cuba. Les Américains ont donc inventé que cette belle colonie ne soupirait plus qu’après sa délivrance, et qu’elle voulait absolument s’affranchir du joug odieux de la métropole. Ils ont proclamé leurs sympathies pour son affranchissement, le premier pas dans les histoires déjà si nombreuses des annexions. Voici long-temps que les sympathiseurs travaillent ; ils n’ont encore réussi qu’à solder deux expéditions, infructueuses, commandées par l’aventurier Lopez. C’est qu’à part les griefs que les Havanais nourrissent contre les hauts employés que la métropole leur expédie pour faire chez eux des fortunes trop rapides et trop grosse, Cuba n’avait aucune envie d’abandonner le pavillon espagnol, encore moins de passer sous le pavillon étoilé. Ni les créoles, ni les nègres libres ou esclaves n’avaient à gagner au patronage américain : le vieux sang de la race castillane se révolte contre les rudes ambitions de la race anglo-saxonne ; les esclaves ne trouveraient point une condition plus douce sous le régime des pays anti-abolitionistes, et les affranchis y trouveraient des affronts trop certains. Toutes ces rasions expliquent assez l’abandon au milieu duquel a deux fois succombé Lopez. Une exécution terrible, mais nécessaire et justifiée par toutes les règles du droit des gens, a tristement terminé ce dernier exploit de piraterie, dont les auteurs avaient été mis d’avance hors la loi par le gouvernement fédéral de l’Union. Les Américains du sud se remuent beaucoup, et déclarent que le sang de leurs frères crie vengeance ; pendant que la populace fait du tapage, les politiques cherchent des cas de guerre plus honorables ; il est possible qu’à toute force ils les découvrent, car ils ont pour les inspirer la vraie maxime des Yankees : aux Américains, l’Amérique ! mais l’Espagne prépare une vigoureuse défense, et l’Europe ne la laisserait pas seule à protéger la liberté de la mer des Antilles.

Les mouvemens révolutionnaires dont nous avons déjà parlé n’ont pas encore cessé d’agiter la Chine. Les troubles du Kwang-si paraissent même avoir pris un nouveau développement. Un des chefs de l’insurrection s’est arrogé le titre de souverain ; il date son règne de la première année de la vertu céleste, Tien-teh ; il fait frapper de la monnaie de cuivre, et il adresse un appel à tous les hommes capables du pays pour les inviter à venir recevoir de ses mains les emplois publics. Ce moyen de séduction, qui n’est pas exclusivement chinois, s’avoue du moins, comme on le voit, plus hautement en Chine qu’ailleurs. On ignore encore si le rebelle ainsi parvenu aura réussi à imposer son autorité aux autres chefs de bandes qui avaient déjà pris le titre de rois (wangs). Peut-être aura-t-il rangé sous son pouvoir non-seulement les insurgés du Kwang-si, mais aussi ceux du Hou-nan et du Kwang-toung. Quoi qu’il en soit, on sait positivement par la gazette de Pe-king que tous les efforts de l’empereur pour qui exterminer ces bandits ont été jusqu’ici infructueux. ; Le cabinet impérial semble sérieusement alarmé. Un grand nombre de décrets ont été promulgués du 30 avril au 5 mai. Sept de ces décrets ont rapport à l’affaire des rebelles. Le premier proclame avec satisfaction deux avantages partiels obtenus dans le Kwang-si par les troupes impériales. Trois mille huit cents vétérans, partis de Hou-nan et de Kouei-tcheou, vont renforcer ces troupes victorieuses ; mille autres soldats d’élite s’avancent du Kiang-nan. Le second décret annonce que deux cents soldats des huit bannières partent de Pe-king pour les frontières du Kwang-si. Le troisième déplore le mauvais succès des tentatives du dernier semestre et la triste conditions que les troubles ont faite aux classes inférieures. Le généralissime Sai-shan-gah, le capitaine-général des huit bannières, Pat-sing-tels, un général signalé par les services qu’il a rendus à Formose, Ta-hun-gah, sont envoyés sur les.frontières du Hou-nan et du Kwang-toung. L’empereur engage en même temps les généraux déjà placés à la tête des troupes, Li-sing-yuen, Chaoû-tien-tsioh et Giang-yung à redoubler d’ardeur, leur promettant des récompenses extraordinaires, s’ils peuvent donner à sa majesté la joie d’un triomphe avant que les nouveaux généraux aient rejoint l’armée. Le quatrième décret est un compte.-rendu des dépenses occasionnées par cette guerre civile. Li-sing-yuen a déjà reçu environ 6 millions de francs ; le ministère des finances doit lui en faire passer 7,500,000, et le trésor privé de la couronne lui expédiera une somme égale. C’est ainsi que l’empereur veut témoigner sa sollicitude pour la tranquillité de ses provinces méridionales. Le cinquième décret accorde à Chaou-tien-tsioh, l’inspection des opérations militaires dans le Kwang-si et le gouvernement de cette province à Lau-tsung-kwang. Les deux derniers édits sont consacrés à distribues des châtimens ou des honneurs à ceux qui ont mérité les uns ou les autres sur le champ de bataille. Un mémoire remis à l’empereur, et qui est ainsi publié plans la gazette de Pe-king, engage le fils du ciel à ne jamais perdre de vue le double danger, auquel est exposé l’empire : d’un côté les progrès des bandits du Kwang-si et du Kwang-toung, d’autre part le voisinage menaçant des barbares anglais qui épient sans cesse l’occasion d’un nouveau conflit.

Nous demandons grace pour ces extraits du Moniteur chinois qui ne laissent pas de répandre une certaine lumière sur la situation toujours curieuse de ces pays lointains. Nous ne voulons pas non plus oublier un incident qui nous intéresse d’une façon plus directe, et que nous nous empressons de relever au milieu des dernières nouvelles de l’extrême Orient. Les naufrages sont toujours fréquens dans la mer de Chine. Ainsi le Reynard navire anglais à hélice et à voiles, qui depuis deux ans rendait d’immenses services dans cette station, vient d’échouer sur l’écueil des Pratas. La perte d’un baleinier français, le Narval, qui s’est brisé sur les côtes de Corée, a fourni au consul que nous avons à Shang-haï, M. de Montigny, l’occasion de montrer encore un dévouement dont il a déjà donné, tant de preuves. Aussitôt instruit du naufrage, M. de Montigny s’est embarqué sur un navire de commerce avec l’interprète du consulat, et s’est porte vers les lieux qui avaient été le théâtre du sinistre. Ce ne fut qu’après avoir visité, à travers beaucoup de périls, les différentes îles qui bordent le littoral, qu’on découvrit enfin l’équipage dont on cherchait la trace. Le consul rejoignit ses compatriotes au moment où les Coréens allaient s’emparer de leurs personnes pour les diriger sur la capitale de la presqu’île. Le 1er mai, tous faisaient route pour Shang-haï.


ALEXANDRE THOMAS.


THEÂTRES. — MERCADET, par M. de Balzac.

Il est des esprits qui rêvent toute leur vie la gloire du théâtre sans jamais pouvoir la posséder complètement. M. de Balzac était de ceux-là. Que lui a-t-il donc manqué pour réussir à la scène comme dans le roman ? Esprit original, habitué dès long-temps à l’étude de tous les travers, à l’analyse de tous les vices, pourquoi n’a-t-il pas su produire au théâtre avec avantage, avec éclat, le fruit de ses observations ? La pièce qui vient d’être jouée au Gymnase, quoique loin encore de satisfaire à toutes les conditions de l’art dramatique, réunit de nombreux élémens d’intérêt. Il y a des traits pris sur nature, et qui feraient honneur aux poètes de premier ordre. Ce qui a manqué à ces élémens pour former une véritable comédie, c’est l’ordonnance. Tous ceux qui ont lu attentivement les œuvres de M. de Balzac savent à quoi s’en tenir sur la valeur et la portée de son talent ; Je ne les étonnerai pas en leur disant que Mercadet laisse beaucoup à désirer sous le rapport de la prévoyance, de la composition. Si j’excepte en effet Eugénie Grandet et la Recherche de l’Absolu, toutes les œuvres de M. De Balzac présentent le même caractère. Il prodigue la vérité, et ne sait pas en tirer parti ; il accumule ses souvenirs, et ne prend pas la peine de les trier ; il se complaît dans les détails, et ne comprend pas la nécessité de sacrifier, de laisser dans l’ombre la moitié des traits qu’il a rassemblés, pour donner à l’autre moitié plus de valeur et de relief. Mercadet nous présente l’étoffe d’une excellente comédie ; malheureusement la comédie n’est pas faite.

Le sujet prix en lui-même est loin assurément de mériter les éloges du moraliste. Le principal, je pourrais dire le seul personnage, ne paraît pas posséder une notion très nette du tien et du mien, du juste et de l’injuste. Cependant cette objection ne suffit pas pour condamner le sujet choisi par M. de Balzac. Plaute et Molière, maîtres consommés dans l’art dramatique, ont plus d’une fois mérité le même reproche. On citerait sans peine plus d’un personnage crée par leur génie qui mérite les galères. Regnard et Lesage seraient enveloppés dans la même proscription. La comédie, nous dit un vieil adage, châtie les mœurs en riant, Eh bien ! M. de Balzac nous montre le spéculateur à l’œuvre, le spéculateur à bout de ressources, et trouve moyen d’amener le rire sur nos lèvres : il n’a donc pas méconnu la définition consacrée. Je ne crois pas que la représentation de Mercadet soit de nature à multiplier les fripons. Je crois plutôt qu’elle appellera la haine et le mépris sur les faiseurs, sur cette race d’hommes sans foi ni loi, qui n’ont en vue que le succès, et qui sacrifient à leurs rêves de richesse toutes les affections, tous les devoirs que la foule est habituée à respecter. Si le tableau n’est pas fait, nous possédons du moins tous les documens, qui peuvent servir à le composer. Le peintre qui voudra l’entreprendre trouvera dans Mercadet toutes les couleurs dont il aura besoin. Il n’aura que la peine de les choisir et de les ordonner.

Mercadet, je l’avoue, est un franc coquin, mais un coquin plein de verve et de gaieté. S’il dépensait pour le bien la moitié du génie qu’il prodigue pour le mal, il prendrait rang parmi les hommes les plus intègres et les plus utiles. Aux prises avec des créanciers qui ne valent pas mieux que lui, et qui spéculent sur ses vices comme il spécule sur leur crédulité, il déploie, pour les combattre et les museler, pour les dompter, pour les endormir, une richesse d’invention, une variété de ressources qui excitent tour à tour notre admiration et notre hilarité. Depuis Figaro, d’heureuse mémoire, je n’ai pas vu au théâtre un personnage doué d’une telle souplesse, aussi habile à déjouer les ruses de ses adversaires, aussi prompt à la réplique, aussi rapide dans ses décisions aussi adroit à démêler les desseins qu’il n’a pas prévus. Pour créer un tel personnage, il faut avoir vécu dans le monde des usuriers, des escompteurs : c’est un enfer que, pour son malheur, M. de Balzac connaissait à merveille. Aussi les usuriers, les escompteurs lui rendent pleine justice ; ils admirent la sagacité avec laquelle il a saisi et retracé leurs habitudes et leur langage. J’avais derrière moi, à la représentation de Mercadet, deux hommes du métier, et leur conversation n’a pas été pour moi sans profit. Ces deux auditeurs n’avaient jamais médité sur les devoirs et la mission de la comédie ; ils ignoraient sans doute la poétique d’Aristote et la poétique d’Horace, mais ils savaient à fond le monde des affaires. Ils connaissaient les bonnes et les mauvaises valeurs, les hommes sans surface et les homme bons, comme on dit en style de bourse. À mesure que Mercadet exposait ses principes, son système, ils exprimaient naïvement leur surprise. Ils ne songeaient pas à contester la vérité des faits, seulement ils s’irritaient de cette révélation comme d’une trahison. Pour mieux entendre, je faisais semblant de ne pas écouter, et je n’ai pas perdu une seule de leurs paroles. Si j’en crois ces deux faiseurs émérites, car leur langage établissait clairement l’origine de leur fortune, Mercadet n’est pas un personnage imaginaire. Ce qu’il explique, ce qu’il réduit en maximes lorsqu’il est seul d’autres se chargent de le pratiquer sans se donner la peine de le rédiger en code. Qu’ils réussissent, le monde les applaudit qu’ils échouent, l’opinion les flétrit sans pitié ; et ce n’est pas ici mon avis, que j’exprime, c’est l’avis de mes deux professeurs, car, Mercadet les avait fascinés, et leur langue, une fois mise en belle humeur, ne s’arrêtait plus. Il parait donc que le personnage créé par M. de Balzac n’est qu’une fidèle image de la réalité. C’est le type de l’homme habile. Les deux auditeurs si compétens ne trouvaient en lui qu’un excès d’audace : ils faisaient bon marché de ses principes et ne discutaient que l’application ; ils admiraient en lui un beau joueur et ne lui reprochaient que de risquer trop légèrement la martingale. Cependant, chaque fois qu’une dupe nouvelle était prise au piége, ils revenaient à l’indulgence, et je serais tente de croire que Mercadet excitait leur envie. Les coups qu’ils avaient d’abord jugés trop hardis n’étaient plus à leurs yeux que des coups de maître. Seulement, pour apaiser leur conscience, ils s’obstinaient à dire que l’auteur avait trop généralisé ; mais pour tout homme éclairé cela veut dire : N’est pas Mercadet qui veut. Pour atteindre à une telle habileté, il faut avoir blanchi dans les affaires. Les deux faiseurs déguisaient leur triomphe sous le voile de la modestie.

Le personnage de Mercadet est, d’un bout à l’autre, parfaitement dessiné. Malheureusement ce personnage absorbe tous les autres, ou plutôt c’est le seul personnage vraiment digne de ce nom ; car les acteurs qui se trouvent en scène avec lui ne sont là que pour lui donner la réplique. Cependant M. de Balzac a trouvé moyen de refaire et de rajeunir une scène depuis long-temps célèbre au boulevard, et que Frédérick Lemaître jouait à merveille. Quand Mercadet discute avec son gendre futur, le comte de la Brives, la dot de sa fille et les biens que le comte apporte à la communauté, le spectateur marche de surprise en surprise. Il y a dans le langage des deux interlocuteurs une souplesse, une richesse de supercherie qui appartient vraiment à la haute comédie. Ils mentent si effrontément, et se sentent pénétrés d’un tel respect à mesure qu’ils tâtent le terrain, que l’auditoire recueille avidement toutes les paroles de ces deux maîtres fripons. C’est, à mon avis, la meilleure scène de l’ouvrage. Il y a pourtant un créancier mendiant qui ne manque ni de nouveauté ni d’imprévu. Après avoir pleuré sur sa pauvre famille, réduite aux abois, par sa téméraire générosité, il finit par donner tête baissée, comme un enfant, dans un piége grossier, et je dois avouer que l’auteur a tiré de cette donnée un excellent parti. Au moment même où il vient d’obtenir par ses larmes un à-compte de 60 francs, il confie à son débiteur une somme de 6,000 francs. Alléché par l’espoir d’un gain chimérique, il oublie toutes ses doléances et ouvre son portefeuille que tout à l’heure il disait vide. Si le créancier-mendiant ne vaut pas la scène du contrat, il mérite, du moins les plus grands éloges. Quant à l’action, j’ai regret de le dire, elle est bien loin de pouvoir se comparer au mérite du principal personnage ; et cela se comprend sans peine. Il n’y a pas, en effet, d’action dramatique sans lutte, sans résistance, et, dès que Mercadet absorbe tous les personnages, il est facile de prévoir que l’action sera nulle. L’amour de Minard pour Julie, la substitution de La Brives à Godet, qui est parti pour les Indes avec la caisse de Mercadet, le retour de Godot avec une fortune colossale sont des incidens vulgaires qui nous ramènent à l’enfance de l’art. Il est évident que M. de Balzac ne connaissait pas encore les ruses du métier. Je constate le fait sans vouloir en faire le sujet d’un reproche, car bien des pièces construites selon les préceptes de l’industrie dramatique sont loin d’offrir le même intérêt, la même nouveauté. Le personnage de Mercadet ferait honneur aux plus habiles, et les plus habiles, malgré leur longue expérience, ne l’ont pas trouvé, ou n’ont pas su le mettre en œuvre. Mercadet posait devant eux, et le courage leur a manqué pour le dessiner d’après nature. C’est une preuve ajoutée à tant d’autres pour démontrer que le métier se défie volontiers de la nouveauté et se complaît surtout dans les redites.

M. de Balzac, rompu à toutes les ruses du récit, ignorait les ruses de la scène, et cherchait la vérité à tout prix, sans se préoccuper de la construction. Si le temps ne lui eût pas manqué, il eût compris sans doute la nécessité de parer, de ménager les effets, et sa persévérance aurait eu raison des obstacles qu’il rencontrait sur sa route. Mercadet, malgré l’imprévoyance de la composition, est une étude pleine d’intérêt. Le style de cet ouvrage rappelle en maint endroit le style de Beaumarchais. Malgré le mérite éminent qui recommande, le Mariage de Figaro, je pense que M. de Balzac aurait pu choisir un meilleur modèle. Il y a en effet dans le style du Mariage de Figaro une tension, un parti pris d’être spirituel à tout propos, qui ne tardent pas à fatiguer l’auditoire. Le valet de chambre du comte Almaviva, malgré sa verve inépuisable, n’est pas toujours naturel. Il nous amuse et nous charme d’autant moins qu’il a plus de plaisir à s’écouter. M. de Balzac, malgré la richesse de son imagination, n’a pas été heureux dans sa lutte avec l’adversaire de Goëzman. Les admirateurs de Beaumarchais auront beau dire, le style du Mariage de Figaro est plutôt le style de la satyre que le style de la comédie. Le dialogue ainsi conçu ressemble au jeu de paume : les personnages, armés d’une raquette, se renvoient l’épigramme, et l’auditoire, tout en applaudissant à la prestesse de leurs mouvemens comprend qu’il n’a pas devant les, yeux des personnages tirés de la vie commune. Quelle différence entre Beaumarchais et Molière ! comme le style du Bourgeois gentilhomme, du Médecin malgré lui domine le style du Mariage de Figaro ! Dans Molière, tout est simple et naturel ; tous les personnages parlent une langue que chacun de nous croit pouvoir parler : l’admiration est d’autant plus vive, que rien n’excite notre étonnement. Sganarelle et Jourdain nous charment d’autant plus sûrement, que leur parole n’a jamais rien qui sente le bel esprit : l’auteur s’efface, et disparaît tout entier derrière le personnage. Avec Beaumarchais, cette proposition se trouve renversée : le personnage disparaît, et l’auteur se montre seul, dans toute la splendeur, dans tout la splendeur, dans tout l’orgueil de son ironie. Quoique M. de Balzac ne fût pas animé d’une passion bien vive pour la simplicité, je crois cependant qu’il n’eût pas tardé à comprendre l’intervalle immense qui sépare Molière de Beaumarchais : il avait trop de finesse et de sagacité pour ne pas deviner les conditions du dialogue dramatique. Le lecteur peut se montrez indulgent pour les idées, pour les sentimens qui ne sont pas exprimés avec une parfaite franchise ; le spectateur est toujours plus sévère : il oublie, il veut oublier l’auteur, et demande aux personnages qu’il a devant les yeux un langage rapide et naïf ; il exige qu’ils parlent comme tout le monde, et tout le monde croit parler comme Molière, parce que Molière, comme La Fontaine, n’affiche jamais la prétention d’être spirituel. M. de Balzac, qui, après avoir écrit plusieurs milliers de pages, n’avait pas encore rencontré la clarté familière aux écrivains du XVIIe siècle, n’eût pas manqué de faire un retour sur lui-même en voyant l’hésitation ou la fatigue de l’auditoire ; l’expérience du théâtre pouvait, en ce sens, lui être utile, et l’eût amené peut-être à préférer le style simple et transparent de Molière au style obstinément spirituel de Beaumarchais.


GUSTAVE PLANCHE.



V. de Mars.