Chronique de la quinzaine - 14 août 1851

Chronique no 464
14 août 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 août 1851.

Réglons d’abord nos comptes avec la session qui vient d’expirer, quoiqu’à proprement parler, il n’y ait pas de session, puisque l’assemblée nationale est de droit permanente ; mais cette permanence est si bien contre la nature des choses, que juste au temps où s’arrêtait l’année parlementaire sous le précédent régime, le parlement républicain tombe en langueur et se refuse à lui-même le service, l’épuisement le gagnant alors tout comme il gagnait les chambres monarchiques. — Il n’est point jusqu’à nos bœufs qui ne veulent plus travailler une fois le dimanche, — disaient les paysans lorsqu’on inventa la semaine de dix jours et le tardif repos des décadis. La permanence est une des fictions les plus creuses qui puissent compromettre l’autorité d’un corps représentatif ; c’est le moyen de n’avoir plus bientôt d’action efficace que de se condamner à toujours agir. Il n’y a que les montagnards pour affirmer à leurs électeurs, avec le plus magnifique sang-froid, qu’en eux du moins on posséderait d’infatigables mandataires, et qu’ils siégeraient aisément à perpétuité, n’étaient la mollesse et l’indolence de la réaction, qui paralysent l’énergie d’une minorité patriotique. Encore l’hypocrisie de ce grand zèle est-elle si transparente dans le manifeste où il s’étale, encore y voit-on si clairement percer l’affectation et le beau dire, qu’on ne peut pas douter que les auteurs de la chose ne l’aient écrite sans se regarder faire, pour ne point rire comme riaient les augures, quand par malheur ils se rencontraient dans l’exercice de leurs fonctions.

Les dernières séances de l’assemblée devaient donc se ressentir de cette approche des vacances quasi légales qu’elle s’était décernées. Les questions importantes ont été ajournées ou tronquées ; les délibérations ont fini par avorter dans le vide ; l’assemblée française s’est séparée comme se séparaient presque au même moment les communes anglaises parce qu’on s’apercevait qu’on l’était plus en nombre. M. Lagrange a failli rester tout seul dans la salle ; hélas ! il l’est à peu près dans son parti ; notons en passant, et pour l’en complimenter, qu’il n’a pas signé le manifeste. On a, dit-on, oublié de crier : vive la république ! comme si, les montagnards, malgré leur ardeur, étaient à leur tour lassés de cette incessante répétition du même cérémonial. La montagne enfin, c’est une justice à lui rendre, n’a fait de scandale durant ces quelques jours que par acquit de conscience, pour la satisfaction de ses amis du dehors, pour les entretenir aux moindres frais possibles en espérance et en joie. Le scandale par lui-même était gros ; mais on le commettait d’un air si bénin et avec tant de placidité, que cela ressemblait tout bonnement à une fusée d’adieu jetée par la fenêtre en guise de souvenir aux spectateurs de la rue. Nous parlons, on le pense bien, du rapport prononcé par M. Schœlcher, au nom du treizième bureau, non pas sur l’élection de M. Waisse dans le département du Nord, mais contre la loi du 31 mai, en vertu de laquelle le nouveau représentant arrivait. On, ne se figure pas ce que c’est que cette irrésistible pression, pression from whithout, qui serre de si près l’extrême gauche parlementaire, — qui, formée de toutes les ambitions et de toutes les fureurs déchaînées en dehors du parlement, pousse sans relâche ceux qu’elle a déjà précipités dans l’enceinte législative ; — qui les pousse quelquefois jusqu’au vasistas du 13 juin. Il faut capituler avec ces exigences turbulentes pour n’en pas être dévoré soi-même ; on leur donne quelque part de gâteau pour endormir leur inquiétude ; c’est le gâteau qu’on donnait à Cerbère : tantôt le rapport de M. Schoelcher, tantôt ce triomphant manifeste de la montagne, car décidément et officiellement on se décore du titre de montagnards, et c’est même la brutalité de ce plagiat, c’est la couleur criante d’un appât si grossier, qui le fait mieux goûter du cerbère démocratique et social. Pendant qu’il va digérer cette lourde nourriture, il laissera peut-être quelque répit à ses flatteurs, à ses esclaves, et M. Crémieux, par exemple, ou M. Sue pourront aller se reposer dans leurs châteaux, comme de simples réactionnaires, sans avoir tout de suite le peuple souverain sur les talons.

Cette fatigue générale de l’assemblée n’a pas médiocrement contribué à maintenir encore en suspens la question déjà si longuement débattue du chemin de fer de Paris à la Méditerranée. Il a fallu se contenter, pour toute solution, d’un nouveau provisoire. À force de discuter pour savoir si le chemin serait fait par l’état ou par l’industrie privée, on a gagné ce grand succès de ne rien faire du tout, ou si peu que rien. La communication de Paris à la Méditerranée se divise en deux sections naturelles, de Paris à Lyon, de Lyon à Avignon. De Paris à Lyon, le chemin de fer, rentré depuis plusieurs années aux mains de l’état, se continue sous la surveillance d’une commission spéciale, et est en grande partie livré à la circulation ; de Lyon à Avignon, il n’y a encore de prêt que des études qui n’appartiennent pas même au gouvernement. Le gouvernement proposait de vendre le chemin de Lyon à des adjudicataires qui s’engageraient à le terminer, et, sur le prix dont ceux-ci auraient payé la partie déjà construite qu’on leur abandonnait, sur les 100 millions que cette opération ramenait au trésor, on en eût prélevé 55 ou 60 pour les accorder, sous forme de subvention à la compagnie qui eût soumissionné le chemin de Lyon à Avignon. Restait à prouver que les compagnies qui se présentaient offraient des garanties suffisantes de bonne et solide exécution. Les commissaires chargés de l’examen du projet de loi et M. Dufaure, leur rapporteur, après quatre mois d’incertitude, ne se trouvaient point suffisamment édifiés là-dessus, et mettaient en avant un autre système : ils consentaient bien à l’intervention d’une compagnie privée pour le chemin de Lyon à Avignon, et ils lui affectaient, sans trop dire où le prendre, l’indispensable subside des 60 millions, mais, pour le chemin de Paris à Lyon, ils ne voulaient le laisser finir qu’à l’état, et réclamaient dans ce but particulier un nouvel emprunt public de 50 millions.

Nous exposons ici purement et simplement les deux projets contradictoires soutenus par le ministère et par M. Dufaure. Le premier consistait à vendre, mais la question était de ne pas perdre avec les acheteurs ; le second, à emprunter, mais la question était d’avoir des prêteurs et de ne pas s’obérer encore plus que nous le sommes, et nous le sommes assez, témoin le déficit qui ressort du budget de 1852 ; témoin les 570 millions de notre dette flottante, « destinée peut-être, dit M. Passy, à s’élever l’année prochaine à un chiffre qu’elle n’a jamais atteint ! » Le plan ministériel avait contre lui la critique de M. Dufaure, ce qui est sans doute une objection grave ; mais le plan de M. Dufaure avait contre lui l’opposition formelle de M. Passy et de la commission du budget, sérieusement alarmés du surcroît de perturbation dont il menaçait, par son emprunt, l’équilibre déjà si mal réglé de nos finances. Ce n’était plus à la veille de se proroger que l’assemblée pouvait peser et apprécier ces solutions rivales et le conflit, presque aigri par l’animation extraordinaire qu’y portait M. Dufaure, n’eût point facilement abouti à quelque chose de définitif. Le ministère a donc réservés son projet et demandé à l’assemblée de réserver également celui de M. Dufaure, se bornant, à solliciter un crédit de 6 millions pour suivre provisoirement les travaux sur les deux chemins pendant la durée des vacances parlementaires. C’est à cela qu’on s’en est tenu toutes choses restant d’ailleurs en l’état ; mais il n’y en a pas moins un retard funeste pour une entreprise si éminemment nationale, une regrettable parcimonie dans la distribution d’une besogne qui eût immédiatement occupé de nombreux ouvriers. Il est on ne saurait plus fâcheux que l’assemblée n’ait pu prendre sur elle de départager séance tenante le ministre et la commission ; il a été seulement voté que la discussion sur le fond même du projet recommencerait d’urgence aussitôt après le temps de la prorogation écoulé, le 10 novembre.

Une autre circonstance assez intéressante a d’ailleurs encore démontré qu’om était impossible au parlement, dans cette inévitable distraction de ses dernières séances, de terminer quoi que ce soit d’un peu sérieux. On avait presque achevé la troisième lecture de la loi sur les hospices, lorsqu’un incident est venu différer le vote et provoquer un démêlé de principes dont on ne sortira que par une loi spéciale qu’on a renvoyée, bien entendu, à des délibérations ultérieures. Il s’agissait de déterminer la position des aumôniers dans les hôpitaux ; on s’est bientôt aperçu que la difficulté ne se bornait point à ce cas particulier, quelle s’étendait aux positions analogues de tous les ecclésiastiques employés dans les établissemens civils, dans les prisons, dans les collèges par exemple, qu’elle était enfin un morceau de cette grande question du temporel et du spirituel qu’on croit toujours trop vite ou pacifiée ou morte, et qui ne se pacifiera ni ne mourra, de très long temps encore. C’est ce fond toujours brûlant, même sous la cendre, qui a fait pour ainsi dire explosion, lorsque M. Dupin a voulu poser lui-même à, la tribune le point en litige. Le litige avait, il est vrai, été réveillé, par M. Schœlcher, et l’on courait, en l’accompagnant sur ce terrain-là, le risque d’épouser un amendement d’origine suspecte ; mais à qui la faute, si M. Schoelcher n’avait pas tort, et pourquoi lui donnait-on la part si belle ?

La commission chargée de ce projet de loi, dont le rapporteur était M. de Melun, acceptait bien que le gouvernement concourût avec les évêques à la nomination des aumôniers dans les hospices ; elle lui refusait tout droit d’intervenir, si malheureusement il y avait une révocation à signifier. Il est facile de comprendre la pensée dans laquelle la commission et son honorable rapporteur légiféraient ainsi. Il y a telle piété qui réclame pour l’église une si complète indépendance, que l’on croirait qu’elle ira tout d’un coup jusqu’à la séparer de l’état. On se tromperait pourtant : bien loin qu’on songe, comme il paraîtrait naturel dans un si vif besoin de s’émanciper, à la séparation radicale de l’église d’avec l’état, ce qu’on veut c’est l’absorption de l’état dans l’église. Or nous sommes une société laïque, assise sur des fondemens rationnels et non plus sur une tradition théologique. Nous gardons, nous respectons l’autel, nous lui faisons sa place dans le monde, nous la lui faisons grande ; mais nous n’admettons pas que de l’autel découle tout pouvoir, et nous n’assignons point à l’état d’origine mystique. Aussi, nous dira-t-on, votre monde est bien prospère, et votre état bien glorieux ! — Les idées du passé s’offrent toujours volontiers au milieu des misères du présent comme un refuge, comme un port, comme la vérité au sortir des déceptions ; mais si douloureuses que soient nos épreuves, ce n’est pas une raison pour que nous nous renoncions nous-mêmes : les esprits sincères, les natures vraies ne se renoncent pas. M. Dupin a certainement traversé beaucoup de vicissitudes politiques ; ce serait trop demander à un homme de ce temps-ci de les avoir toutes traversées du même pas : à tous les momens de sa longue carrière, on lui voit cependant la même originalité caractéristique, je ne sais quelle verdeur gauloise dans l’humeur et dans le sens qui fait de cette vigoureuse physionomie l’une des figures où notre empreinte nationale s’est le plus marquée. Il ne s’alambique pas l’imagination, il va droit comme les chevaux trottent, ainsi que disait Mme de Sévigné, quand elle parlait du bon jugement de ses campagnards ; il ne s’est jamais mis à l’école des sublimités étrangères, et sa raison si vive, si pratique, est de pure souche française. C’est pour cela qu’il a l’antipathie instinctive de toutes les exagérations, même en ces matières délicates où l’exagération se couvre aisément sous des dehors sérieux et respectables. Cette franche répugnance pour le faux et pour l’excessif est une force précieuse, et ceux qui ont si amèrement reproché à M. Dupin d’en avoir usé dans cette rencontre ont oublié trop vite qu’il l’avait employée souvent dans beaucoup d’autres de manière à mériter plus d’égards. Il est vrai que l’autorité de sa parole a barré le chemin au principe que M. de Melun voulait introduire dans la loi des hospices ; la loi n’a passé que sous réserve du droit entier de l’état, qu’on réglementera plus tard. Voilà comme M. Dupin s’est fait traiter de révolutionnaire et de montagnard. Il faut avouer que vous seriez bien avancés, si la montagne savait conserver cette alliance-là ; mais on peut s’en rapporter à elle du soin de la rompre !

Les entreprises de la montagne sont à peu près le seul chapitre qui nous reste à esquisser pour compléter l’histoire parlementaire de ces derniers jours. Nous avons déjà mentionné le coup de main du treizième bureau ; nous avons dit le sens que nous trouvions à cette espèce d’insurrection formulée par M. Schœlcher. M. Schoelcher était l’homme qu’il fallait en pareil cas ; il a l’ame bonne, et il ne demanderait pas mieux que d’avoir aussi des idées sérieuses, il porte un peu sa qualité de démocrate en façon de sacerdoce, et il évangélise assez candidement. Le terrorisme lui fait mal au cœur ; la sentimentalité philanthropique qui l’a toujours distingué lui crée nécessairement un rôle de personnage grave au milieu d’autres qui le sont beaucoup moins. Il est une -certaine naïveté dans le fanatisme qui comporte plus de tenue que les fanatiques n’en ont d’ordinaire. Cette tenue généralement correcte de M. Schoelcher lui permet d’être au besoin un intermédiaire fort utile entre les bancs de la montagne et le fauteuil de la présidence ; elle lui donne quelquefois à propos d’ascendant d’un pacificateur bien élevé sur des tapageurs impertinens. M. Schoelcher est donc venu de son plus grand calme déclarer, au nom du treizième bureau, que les procès-verbaux, de l’élection du Nord se recommandaient par une régularité parfaite, que le bureau se plaisait à leur rendre ce témoignage, et priait l’assemblée de s’associer tout entière à ses éloges. L’élection avait malheureusement un inconvénient, et c’était là le beau de la surprise, l’effet du coup de théâtre qu’on ménageait : l’élection avait eu lieu selon les prescriptions de la loi du 31 mai, une loi, comme personne n’en ignore, que la majorité de l’assemblée nationale a votée, que le président de la république a promulguée ; mais qu’importe à la montage ? La montagne a toujours protesté que cette loi n’était point à sa convenance, et qu’elle ne la tenait point pour obligatoire ; la montagne, par l’organe de M. Schoelcher, proposait à l’assemblée d’invalider l’élection du Nord, comme étant conforme à la loi du 31 mai. Supposez un jeune et fringant tribun qui ait le goût des espiègleries politiques ; quelles plus ingénieuse malice pourrait-il inventer que de profiter ainsi de la composition fortuite d’un bureau pour narguer une grande majorité comme celle qui a voté la loi du 31 mai, à l’aide d’une majorité de seize personnes comme celle qui a pourvu M. Schœlcher de son titre de rapporteur ? Mais n’allez pas croire au moins que M. Schœlcher ait voulu plaisanter : il a fait sort chef-d’œuvre sans la moindre ironie ; ce n’est pas celui-là qui sera jamais un ironique du genre de M. Proudhon il l’a fait carrément, posément. Et ne tachez pas de lui expliquer pourquoi son chef-d’œuvre est une énormité ; vous y perdriez votre peine, et ne dérangeriez pas l’équilibre de son puritanisme. À ces énormités dont l’éditeur n’a pas conscience, quelle autre réponse que la question préalable ? C’est la seule dont la décision provoquante du treizième bureau été jugée digne par la majorité.

Nous passons rapidement sur l’allocution dont M. Emmanuel Arago nous a gratifiés au sujet des affaires d’Italie. M. Emmanuel Arago est destiné, par le hasard de ses débuts politiques, à servir pour toujours dans la diplomatie de la montagne. La spécialité de sa vocation date de l’ambassade qu’il alla remplir à Berlin en 1848 ; nous lui souhaiterions d’autres commencemens. M. Emmanuel Arago ne veut pas d’Autrichiens ni de Napolitains dans Rome, mais il n’y veut pas non plus souffrir de Français, et il refuse le crédit demandé pour nos soldats. Pense-t-il donc que, nos soldats partis, le pape et les Romains, ou les Romains tout seuls empêcheront les Autrichiens d’entrer ? Nous avons exposé, il y a quinze jours, notre véritable situation en Italie ; les explications portées par M. Baroche à la tribune l’ont très nettement caractérisée. Ce n’est pas, on le voit trop, une situation d’agrément et d’abandon : c’est une faction qu’il faut monter l’arme au bras mais il ne faut pas non plus en outrer les ennuis. M. Baroche a réduit à sa juste valeur le voyage du pape à Castel-Gandolpho ; il a récusé, comme lord Palmerston l’avait fait la veille, l’authenticité de prétendues notes adressées par le pape aux cours de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Naples, à celle de Naples par les deux autres. Il n’a point amplifié notre influence en Italie ; il l’a montrée ce qu’elle est réelle sinon prépondérante. Nous serions prépondérans, si nous nous donnions à l’un ou l’autre des partis extrêmes ; ce n’est pas là notre rôle.

Lisez seulement le compte-rendu de la montagne, dont nous avons encore quelques mots à dire ; vous verrez comme le rôle qu’elle réserve à la France aurait plus d’éclat que celui qui nous est maintenant assigné ! La France entre ses mains redeviendrait la conquête, l’instrument d’une minorité triomphante ; et, régnant du droit de sa souveraine science, de sa prédestination providentielle, cette orgueilleuse minorité ne consulterait pas plus l’instrument qu’elle manierait sur l’usage qu’il lui plairait d’en faire que le bûcheron ne consulte sa cognée pour abattre du bois. L’important dans ce manifeste, ce n’est pas la critique du gouvernement par l’opposition, ce n’est pas non plus le panégyrique de l’opposition par elle-même, il n’y a là que l’éternelle histoire de toutes les luttes humaines : le nouveau, l’inoui, c’est l’audacieuse impudeur avec laquelle une minorité rebelle se préfère à tous et s’élève au-dessus de tout, s’arrogeant comme une sorte de droit inné de représenter la France à elle seule, et lui niant le droit d’être autrement représentée que par elle. Sous un régime de libres élections, cette minorité prétend ne pas compter avec le plus grand nombre des élus du pays ; sous un régime de libre discussion, cette minorité commence par proclamer nuls les résultats du scrutin. On lui demande où est la contre-épreuve, où est le criterium de la pensée qu’elle prête à la France ? — En moi ! — Où est la vertu, la vie, l’avenir de la France ? — En moi, toujours en moi ! — Son raisonnement est tranchant comme le fil d’une épée. La constitution dit qu’une minorité de 188 voix suffit à tenir en échec les 562 autres, précisément dans le cas où ces 562 trouveraient la constitution assez mauvaise pour la vouloir changer : à la bonne heure, voilà qui est de notre goût et qui nous assure la joie de vous faire bien sentir le mors et la bride ! — Mais la constitution ne dit point qu’il soit absolument interdit à la majorité de rédiger des lois : tant pis pour la majorité, il n’y aura de lois valables pour nous que celles que nous aurons déclarées constitutionnelles, et il ne nous convient pas de regarder comme telle la loi du 31 mai. Donc cette loi n’existe pas. — Et, qu’on en soit sûr, on ne raffine point ici cette logique insultante pour l’amer plaisir de s’en blesser soi-même davantage ; elle est tout entière écrite au manifeste ; il y a plus, elle y est écrite en un mot.

La montagne raconte à la nation qu’elle a trois fois, autant qu’il dépendait de ses votes, repoussé les mandataires des électeurs constitués par la loi du 31 mai ; la troisième fois, c’était la grande victoire de M. Schoelcher « La majorité admit l’élu du privilège, dit le manifeste ; la république vota la nullité de l’élection. »

C’est là vraiment la formule suprême de leurs convictions politiques, c’est là le shiboleth auquel on distingue leur caste. — Vous êtes la majorité, nous disent-ils ; belle avance ! nous sommes la république, et le dernier d’entre nous en qui la république s’incarne est, dans son unique individu pourvu d’un droit supérieur à ceux que vous aurez jamais tous ensemble ! — Ah ! répondrons-nous, si vous êtes la république à vous tout seuls, vous avez tort de vous en vanter, car votre vanterie la juge et la condamne. La majorité d’un côté, la république de l’autre ! voilà l’enseignement par lequel la montagne se propose d’apprendre au peuple le respect des institutions dont elle nous annonce qu’elle se fait gardienne ! Qu’est-ce qu’il reste des institutions établies, quand on les proclame ainsi vides de sens et de réalité ? quand on crie aux oreilles de la foule : Vous avez une administration, une magistrature, une représentation nationale ; tout cela n’est plus que vaine apparence légale, ce n’est que la majorité, comme qui dirait l’enveloppe morte, le cadavre de la république ! Mais l’ame de la république, c’est en nous qu’elle réside, en nous qui ne sommes pas un pouvoir organisé, qui ne sommes qu’une fraction dans une fraction au sein du parlement, en nous, individus isolés, dont les noms se réunissent au bas de ce placard, sans autre lien positif que notre commune inspiration. Nous avons la grace d’état, l’inspiration républicaine c’est pourquoi nous sommes la république. — Et puis qu’arrive-t-il ? S’il n’est point d’autre raison d’autorité, d’autre justification du commandement qu’on exerce que cette possession d’une grace spéciale, qui est-ce qui n’a pas la grace ? Et de proche en proche, à l’exemple de la montagne parlementaire, la démagogie française se recrute de ces inspirés d’une nouvelle espèce, qui pensent, qui écrivent, qui prêchent : La majorité n’est pas avec moi ; qu’importe, puisque c’est moi qui suis la république ? La république recommence de la sorte, pour ainsi parler, avec chaque ambitieux peut-être avec chaque intrigant. Dès qu’on ne la place point dans les institutions reconnues, dans un établissement officiel, il faut bien la placer au dedans de soi-même, dans sa propre infatuation, dans l’idéal plus ou moins niais, plus ou moins criminel de ses passions et de ses rêves. Toutes ces passions désordonnées, qui se débattent au fond des régions inférieures, rivalisent perpétuellement d’efforts pour s’introduire jusqu’au sanctuaire du pouvoir et s’en emparer. Nous avons déjà dit quelque chose de cette pression du dehors qui pèse sur nos montagnards attitrés, et les oblige indéfiniment, ou à marcher, ou à s’en donner l’air : ce sont les enfans de leur doctrine qui les poussent, et qui, s’intitulant eux-mêmes la pure république, aussi bien que le peuvent faire les plus illustres, veulent toujours une république plus active et plus violente que ces illustres, toujours un peu somnolens dans leur gloire.

Ce qu’on a déjà lu du procès qui s’instruit maintenant à Lyon est un triste et curieux témoignage qui atteste trop catégoriquement la contagion de cette doctrine que nous ne saurions trop flétrir. Nous touchons discrètement a une cause encore pendante : nous n’avons point pour des accusés cette sympathie de convention qui, par système, les déclare d’avance innocens, nous n’aimons point ce moderne relâchement de la conscience publique qui fait trop dire et trop tôt le res sacra miser ; mais c’est assez de la froide sévérité de la raison pour ne point anticiper sur les arrêts de la justice. Ce n’est pas tant d’ailleurs au point de vue judiciaire, c’est surtout pour l’histoire des mœurs de notre époque qu’il y dans le procès de Lyon des pièces auxquelles il faut donner une attention particulière. On y voit apparaître sous un jour désolant cette course échevelée des ambitions de tout étage, depuis l’ambition naissante du dernier lancé jusqu’à l’ambition inquiète du premier qui tient la tête. Depuis la grange du plus obscur village, jusqu’au cabinet somptueux de l’avocat parvenu, il y a comme un flot d’appétits, de rancunes et de vains songes qui monte toujours, et pousse d’autant plus fort les plus haut situés. L’agitateur du département murmure contre l’agitateur plus heureux que les hasards du scrutin populaire ont envoyé dans la capitale, au faîte de l’état ; l’agitateur de la petite ville jalouse et maudit celui du chef-lieu ; c’est à qui dépassera l’autre. Regardez les vagues se heurter contre la falaise : il en est une que toutes supportent, qu’elles soulèvent, qu’elles exhaussent pour ainsi dire sur leur dos, grondant d’une façon plus terrible à mesure qu’elles se gonflent davantage, jusqu’à ce qu’enfin cette crête retombe, jusqu’à ce qu’elle se brise en écume et ramène avec elle vers la mer, toute la masse qu’elle dominait. Je ne sache pas de plus exacte image du démagogue en chef que ses frères et amis guindent sur leurs épaules comme sur un pavois, tout en lui montrant le poing et en rechignant contre sa fortune, jusqu’au jour où cette déplorable fortune s’écroule et les ensevelit eux-mêmes dans sa ruine.

Il faut penser, pour se rassurer en présence d’un pareil tableau, que cette effervescence ne peut jamais être l’état normal d’une population tout entière, qu’elle en atteint seulement les élémens les plus inflammables, que l’on peut au contraire s’appuyer contre elle, sur le sens généralement rassis des multitudes. Nous expliquions précisément l’autre jour ce qui nous paraissait être le sens général de ce pays : un grand détachement de tous les prétextes nominaux sous lesquels se caches les mobiles égoïstes de partis ; une indifférence sincère pour tout ce qu’il y a dans chaque parti de plus distinctif et de moins communicable une volonté déterminée d’aller droit au fond des choses et de ne plus courir désormais en politique après les fantaisies, au lieu de s’arrêter aux réalités. Nous regrettions aussi que, dans l’assemblée nationale, les partis, malgré certains dehors de conciliation, gardassent cependant bien davantage leur quant à soi, et permissent à leurs membres les plus extrêmes, à leurs exagérés ou à leurs aventureux de prendre le pas sur le corps de bataille, sur les gens raisonnables, de faire plus de bruit que tout le monde et de forcer tout le monde à endosser leur bruit, lorsqu’il eût été si simple de les désavouer. Le vote de la révision paraît avoir eu l’effet salutaire d’opérer une rupture définitive entre le gros des partis, qui arrivera peut-être un jour à se fondre sous la loi des nécessités communes, et les ardens, les pointus de toutes les nuances, qui cherchent continuellement le mieux en haine du bien, et butent sur le pire. Le choix de la commission de permanence, la décision avec laquelle le vote a été enlevé dès le premier tour de scrutin, quand l’année dernière il en avait fallu quatre, sont des symptômes d’un favorable augure, par où l’on peut espérer qu’il est pas encore impossible de former une vraie majorité politique, une majorité qui gouverne la France. Il est assez remarquable que cette majorité semble surtout se former en défalquant du groupe qu’elle aspire à rendre plus compacte les individualités tracassières ou remuantes qui ne s’y mêlaient que pour le fractionner. Que ces individualités s’excluent d’elles-mêmes ou qu’on les retranche, cela ne fait rien au résultat ; l’essentiel est que leur espoir de division, que leur goût d’importance et d’isolement ne nuise plus à l’union commune. Cette union peut s’effectuer sans préjudice pour personne sur le large terrain de la révision. Ceux qui ont combattu la révision, ceux qui ont vainement essayé de dénigrer le pétitionnement, et qui cependant appartenaient par leurs antécédens, par leurs principes, à la cause de l’ordre, ceux-là se voient de plus en plus resserrer dans les défilés de la politique à Outrance où pour sûr un pays ne s’engage jamais.

Qu’est-ce que font les légitimistes dissidens qui n’ont pas trouvé que le chemin de M. Berryer fût assez droit et assez beau pour y daigner marcher eux-mêmes ? Ils jettent d’abord l’injure à leur ancien chef, cela va sans dire ; puis les uns répètent leur cri d’appel au peuple et chevauchent bravement sur leur pauvre dilemme : république ou monarchie ! Les autres, ne sachant trop par où tourner pour découvrir un personnage qui leur aille et qui ne soit pas celui du voisin, s’amusent, comme le faisait ce matin un de leurs journaux, à prouver qu’ils sont du moins prophètes, s’ils ne sont pas orateurs. Ils ont prophétisé la révolution de février ! Voilà, qui était bien difficile dans le temps où ils se complaisaient à la préparer eux-mêmes, et voilà surtout qui nous sera bien avantageux à connaître dans le temps présent !

Il est enfin d’autres régions du parti légitimiste, et nous parlons toujours des hérésiaques, où l’on s’emploie à fabriquer, pour toute recette de salut public, un certain socialisme que l’on appelle avec une naïveté adorable le socialisme blanc. Dans ces régions excentriques, on a rêvé depuis long-temps une alliance quelconque avec « le petit peuple. » On a plaidé pour lui contre les exploiteurs bourgeois, afin de l’attendrir plus facilement sur les douceurs du patronage aristocratique. On n’a pas encore réussi beaucoup, on ne se décourage pas. Voici des histoires qui trouvent des lecteurs ; nous les citons en détail pour montrer l’étrange corruption intellectuelle qui s’infiltre dans tous les cerveaux, puisque ces choses-là courent le monde et qu’on s’y abonne. Elles sont d’hier :

« Le plus curieux de tous les pèlerinages qui se sont effectués à la résidence de Henri V, c’est certainement celui des ouvriers lyonnais attirés par curiosité pure et farouches démocrates au moment de franchir le seuil du château. L’histoire ne nous a pas légué de trait plus beau que celui tout moderne d’un futur roi exilé, à la merci d’un poignard inconnu, ouvrant sa porte en souriant et recevant sans défiance des hommes d’apparence sinistre que l’égarement pouvait transformer en assassins. Qu’est-ce auprès de cela que la gloire d’Alexandre buvant avec confiance le breuvage de son médecin ? Les ouvriers lyonnais sont restés deux jours à Frohsdorff. Cette haine sourde et persistante que le poison démagogique verse à flots pressés dans la poitrine du peuple n’est tombée qu’au dernier moment, à la parole si nette, si franche, si persuasive du prince, et, si l’on peut ainsi parler, dans l’étreinte finale des adieux.

« Les ouvriers lyonnais n’ont dissimulé à Henri V ni les voeux, ni les répugnances vraies ou injustes du peuple. — Croyez-moi, monseigneur, disait l’un, les ouvriers seuls peuvent vous frayer la route de France, et ce sont leurs rudes bras qui vous assoieront solidement sur le trône des Tuileries ; mais il faut s’occuper d’améliorer leur sort, qui est tout-à-fait misérable, dût-on, pour y parvenir, faire du socialisme blanc. Je sais bien que les révolutions nous tondent d’un côté, mais les fabricans ne nous rasent-ils pas un peu de l’autre ? Pas de révolution, soit ; mais aussi pas d’exploitation !

« Un autre ; vorace farouche, et qui donnait de la rudesse à sa voix, afin d’étouffer le tressaillement involontaire de son cœur, disait au prince : Monseigneur, on nous répète sans cesse que vous êtes mal entouré, et que vous ne pourrez asseoir l’autorité royale que sur les nobles et les prêtres. Eh bien ! le peuple de la Croix-Rousse n’aime ni la calotte, ni les parchemins. — Le prince approuvait les raisons fondées (soit dit entre parenthèses, nous serions curieux de savoir lesquelles), discutait les sophismes et rétorquait victorieusement un préjugé, une calomnie, une mauvaise passion à l’aide de ces mots simples, mais éloquens, parce qu’ils partent du cœur. À sa parole loyale et persuasive, les mauvais vouloirs s’évanouirent, comme les brouillards se dissipent à la lumière éclatante du soleil, et lorsque M. le comte de Chambord eut reçu les adieux de la députation des travailleurs du Rhône, les démocrates avaient disparu, remplacés au moral par les disciples d’une foi nouvelle.

« Ah ! monseigneur, s’écriait en partant un vorace, marchand de vins à la Croix-Rousse, je pleure comme un enfant, et je n’en ai pas honte ; il me semble que j’avais un poids sur la conscience, et que ces larmes viennent de le faire couler. Il y a là-bas sur les côtes du Rhône trente mille hommes qui ont foi en ma parole. Quand je leur aurai répété ce que vous nous avez dit, j’aurai enlevé au socialisme trente mille soldats pour vous les donner ! »

Nous n’ajoutons rien à ce tableau vivant du socialisme légitimiste. Il est pris sur le fait, et nous le livrons tel quel. Il n’a plus, sans doute, cette franche odeur de sang que le rouge exhalait ; il s’y mêle un parfum d’encens et de musc. Le vorace se convertit et larmoie ; mais, à travers ses larmes, on sent bien qu’il n’a pas dépouillé le vieil homme, et ses convertisseurs ne lui en demandent pas tant.

Nous arrivons maintenant, et c’est comme malgré nous, aux rares orléanistes qui ont voté contre la révision ; nous avons assez exprimé le regret que nous inspirait une résolution si singulière : on leur en prête maintenant une autre qui serait encore plus grave et que nous ne leur attribuerons point tant qu’ils ne l’auront pas avouée. On suppose qu’ils arrangent la candidature de M. le prince de Joinville à la présidence de la république, et la polémique s’est même engagée là-dessus. Cette polémique au moment où nous sommes à la poursuite de la révision que nous ne devons pour rien au monde abandonner, cette polémique irritante aurait d’abord à nos yeux le tort d’être une diversion, et puisqu’on n’est point en mesure de la soutenir au nom du Prince, une diversion à la fois inutile et suspecte de brouillerie. Ce tort, nous ne voulons l’imputer à personne qu’à la dernière extrémité. Il serait d’autant plus sérieux, qu’on aurait gratuitement placé le généreux prince dans l’alternative d’un silence ou d’un manifeste également embarrassant, le tout pour entraver et dévoyer un mouvement de l’opinion publique qui ne satisfait pas au même degré toutes les vanités et toutes les ambitions. Combien plus simples et plus nobles sont l’attitude et la conduite des hommes politiques qui se rallient à ce vrai mouvement du pays, qui s’y fient et le dirigent ! — Tel a été le sens dans lequel on s’est surtout prononcé chez M. Barrot, où s’étaient réunis dernièrement pour prendre congé les uns des autres les principaux membres de la majorité. Il a été décidé qu’on occuperait les vacances parlementaires à seconder, à développer dans les provinces le pétitionnement pour la révision. Les comités locaux recevront une impulsion plus vive de la présence des députés, et ceux-ci se retremperont à leur tour dans une fréquentation plus intime de leurs commettans. Déjà les conseils d’arrondissement formulent coup sur coup des vœux énergiques en faveur de la révision ; les démonstrations des conseils généraux seront certainement encore plus significatives : tout cela ne comptera-t-il donc pour rien au mois de novembre ? Nous le disons franchement, ce n’est pas sans quelque appréhension que nous voyons ainsi dériver de plus en plus vers la politique des corps représentatifs qui ont rendu de si grand ; services depuis vingt ans, en s’enfermant davantage dans les matières d’administration locale. Nous n’ignorons pas tout ce qu’il y. a d’objections contre cet empiétement des autorités particulières sur le gouvernement général de l’état ; mais nous sommes en des circonstances où l’on est encore heureux d’avoir à choisir un moindre mal entre beaucoup de pires, et ce n’est pas le fédéralisme que nous redoutons le plus aujourd’hui.

Nous avons quelque peine à passer de ces considérations, qui ne sont point toutes réjouissantes, au récit de la semaine de plaisir dont nous avons régalé nos voisins de la Tamise, en échange de leur hospitalité du Palais de cristal. Nous mentionnons donc seulement pour mémoire ces fêtes somptueuses de l’Hôtel-de-Ville, qui ont, pendant cinq jours, ébloui ou étourdi tout Paris. Le lord-maire et ses aldermen ont été tout de suite entourés d’une popularité merveilleuse dans la grande cité révolutionnaire. C’était un contraste piquant que ce magistrat féodal et cette obstinée corporation d’aristocrates salués par force bravos à leur passage en des lieux où s’élevaient naguère les barricades de la république démocratique et sociale. Le véritable monument de cette visite intéressante, c’est le discours de lord Granville, fils de l’ancien ambassadeur, vice-président de la commission royale près l’exposition universelle. On ne pouvait traduire avec plus d’esprit et de courtoisie l’heureuse impression qui résulte de cette rivalité pacifique des arts, à laquelle se bornent maintenant les deux peuples, et du fraternel échange de leurs bons procédés.

Les derniers jours de la session des chambres anglaises n’ont pas été beaucoup plus remplis que ne l’ont été chez nous les derniers jours de notre assemblée nationale. La chambre des lords a voté à la seconde lecture ce fameux bill des titres ecclésiastiques, dont l’enfantement et la longue élaboration représentent le plus gros de la besogne qui s’est faite dans le cours de l’année parlementaire. Les communes ont employé le temps qui leur restait encore à liquider, avec la précipitation d’une veille de départ, un arriéré d’affaires plus ou moins essentielles. Relevons cependant quelques points qui sont à noter dans l’histoire courante.

Ainsi l’on a demandé à la reine, par une adresse spéciale, de conserver jusqu’au 1er mai 1852 le palais de l’exposition, qui, pour la première fois est appelé, dans un document officiel comme dans la langue populaire, le Palais de cristal. Le système d’architecture aérienne de M. Paxton a obtenu, comme il le méritait, un vrai succès de vogue. Les architectes de profession n’ont toujours été aussi heureux en Angleterre. Les nouvelles chambres de Westminster auxquelles on travaille depuis tant d’années où l’on a dépensé tant de combinaisons ingénieuses, n’auront jamais le même succès que l’improvisation de verre et de fonte à laquelle le jardinier du duc de Devonshire doit maintenant une célébrité européenne. Ce qui a fait la fortune du Palais de cristal, c’est l’admirable convenance avec laquelle il était approprié à sa destination, et d’avoir trouvé cette convenance, c’est bien une qualité de l’esprit anglais. À Westminster, au contraire, on a plutôt cherché l’art que l’utile, ce qui n’est pas selon les tendances naturelles du pays, et si l’on ne peut dire qu’on n’ait jamais atteint le but qu’on cherchait, il s’en faut certes qu’on l’ait jamais touché du premier coup. Après des tâtonnemens et des remaniemenss trop nombreux, après des essais de décoration riche, dont le luxe était en contradiction trop flagrante avec la simplicité de rigueur pour une enceinte législative, le parlement anglais n’aura point encore dans cet édifice, où l’on a trop poursuivi l’imitation du moyen-âge, un palais réellement adapté à son usage, comme le palais de cristal est adapté aux besoins de la grande exhibition. Maintenant cette appropriation si parfaite, qui constitue la principale beauté de l’immense maison de verre, subsistera-t-elle toujours, si l’on vient à tirer de la maison un autre parti ? La beauté sera-t-elle la même quand cette voûte transparente ne couvrira plus les trésors qu’elle abrite aujourd’hui, quand elle ne sera plus éclairée par les soleils d’été ? Voilà sur quoi l’on a voulu se donner le temps de réfléchir en demandant un sursis qui prolongeât par-delà l’hiver l’existence du Palais de cristal. On a répondu de la sorte au pétitionnement qui s’était organisé en faveur de l’œuvre de M. Paxton ; mais la question reste ouverte, et elle est encore à l’étude. Le ministère, quant à lui, n’a voulu se prononcer ni dans un sens ni dans l’autre, fidèle en cette occasion à l’habitude qu’il a prise, en des rencontres plus sérieuses, d’échapper autant que possible à la responsabilité.

En effet si le Palais de cristal a des apologistes passionnés, il ne manque pas non plus de détracteurs. Pour des enthousiastes, qu’on en rencontre, par exemple,un plus convaincu que ce correspondant du Post qui ne rêve rien moins que de racheter la dette publique de l’Angleterre avec le surplus des recettes du Palais de cristal ! Il faudrait assurément, à ce compte-là, le garder debout encore plus de huit mois. Les ennemis qu’il s’est attirés, comme toute grande chose en ce monde, appartiennent à plusieurs catégories. Il y a d’abord ces architectes de profession dont nous parlions tout à l’heure, qui se fâchent d’une concurrence imprévue, qui soutiennent que ce n’est point là une œuvre d’art qui ait droit à tant de respect, que c’est un hangar gigantesque et rien de plus, une serre pareille à toutes les serres de jardin ; lisez l’Architectural Quarterly Review ! Il y a ensuite les amateurs de Hyde-Park, qui n’entendent point qu’on les prive indéfiniment de leur promenade favorite, et parmi ceux-ci, sans doute, les avocats courroucés de la vieille Anne Hicks,dont l’histoire a été tout un jour l’événement de Londres. C’est une histoire très anglaise. Mistress Anne Hicks n’est ni plus ni moins qu’une marchande de pommes et de gâteaux qu’on a chassée dernièrement de Hyde-Park, où elle s’était peu à peu érigé un petit fief aux déoens de la couronne, et pour la plus grande joie de sa jeune clientelle. Son aïeul avait, il y a cent ans, tiré le roi George II de la Serpentine, où il s’allait noyer, et le prince reconnaissant avait donné à son sauveur, pour lui et ses hoirs, le privilège de vendre du pain d’épice et autres friandises dans Hyde-Park. L’aïeul et le père d’Anne Hicks jouirent paisiblement de cette faveur, et se contentaient de colporter leurs marchandises le long des avenues ; la troisième génération devait être plus ambitieuse, l’ambition l’a perdue. Anne Hicks demanda, en 1842, qu’on lui laissât bâtir dans le parc une petite cabane de bois, pour serrer ses pommes et ses bouteilles de gingerbeer ; puis la cabane de bois fit place à une maisonnette de briques, puis la maisonnette eut une cheminée, voire un jardin. Il y vint d’autres chalands que d’innocens babies, et l’on dut expulser Anne Hicks de son fort avant qu’elle en eût fait une véritable citadelle ; encore lui assura-t-on une indemnité de cinq shillings par semaine pendant un an. Avec le bon sang anglais qu’elle a dans les veines, Anne Hicks s’est tout de servie de cet argent pour placarder dans le parc des affiches où elle expose ses droits héréditaires et ses infortunes personnelles. Évidemment le Palais de cristal ne lui a point porté bonheur, et c’est un peu cette nouveauté qui est la cause de sa dépossession. L’Angleterre met partout son amour du droit traditionnel et cette dépossession d’un privilège séculaire, frappant même de si humbles privilégiés, a ému beaucoup de monde. La borne femme est passée lionne pour vingt-quatre heures, et il a fallu que lord Seymour, commissaire en chef des bois et forêts, dans les attributions duquel rentre la surveillance de Hyde-Park, se défendît en plein parlement d’avoir trop durement sacrifié des titres d’une antiquité respectable au désir d’améliorer les abords du moderne palais de M. Paxton ; c’est en parlement qu’il a raconté toute l’iliade dont j’offre ici l’abrégé.

Entre tous ces adversaires du Palais de cristal qui lui déclarent la guerre : pour l’honneur des vieilles mœurs, le plus curieux à voir est le brave colonel Sibthorp. Ne lui parlez pas de cette construction diabolique ; l’Angleterre entière l’aurait visitée, qu’il se garderait bien encore d’y mettre le pied de peur d’apporter à ces profanations l’encouragement de sa présence. Ce n’est pas seulement comme protectioniste ; c’est en sa qualité de bon chrétien et de libre citoyen qu’il a l’horreur du Palais de cristal. Ce palais ne s’est élevé, selon lui, qu’au préjudice du droit du peuple, auquel on a confisqué son parc ; on est soumis à l’éternel go on de la police, qui vous dit d’aller ici et d’aller là d’une manière très choquante pour les sentimens d’un Anglais ; il est enfin un vrai sujet de démoralisation et de scandale, parce qu’il provoque des infractions continuelles à la loi du dimanche, parce qu’il amène en masse dans la capitale les pauvres gens des provinces et des campagnes, qui viennent penser mal à propos le peu qu’ils ont d’argent. Explique ensuite qui pourra comment, malgré cette dépense, l’exposition universelle est encore, aux yeux du colonel Sibthorp, une cause d’appauvrissement pour la ville de Londres elle-même ! Il n’en est pas moins vrai que l’honorable orateur est en ce point-là moins seul de son avis qu’en beaucoup d’autres. Certains marchands s’étaient fait à plaisir, sur le Pactole que l’exposition devait précipiter chez eus, des illusions qui ont été bientôt démenties ; d’autres ont vu la promenade de l’exhbition opérer pendant quelque temps une diversion, pour eux assez sensible, dans l’habitude fashionable qui leur amenait par oisiveté les acheteurs du beau monde. Le parti protectioniste a exploité ces mécomptes exagérés, et ce n’est pas sa faute s’ils n’ont pas pris plus de corps ; mais, si peu qu’on sache quelle vigilance, pour ne rien dire de plus, le comité de l’exposition a menacé de toute façon les intérêts particuliers de l’industrie anglaise, comment tenir son sérieux devant la douleur patriotique du colonel Sibthorp, lorsque celui-ci croit devoir protester « contre les tromperies et les fraudes à l’aide desquelles les étrangers attirent la préférence sur leurs marchandises en ruinant les respectables négocians anglais ? » Au milieu des splendeurs éclatantes de cette fête industrielle, qui est comme le premier concile oecuménique d’une nouvelle époque ; au milieu des explosions de bonne amitié qu’elle a provoquées entre Paris et.Londres, il n’est peut-être pas inutile de rappeler, comme nous le faisons ici, qu’il y a pourtant des ombres au tableau. Nous sommes toujours trop portés en France à nous figurer que l’histoire se compose de changemens à vue. Nous et nos voisins, nous étions bien près de nous battre en 1840, et l’on y allait de part et d’autre bon jeu bon argent. Nous nous embrassons aujourd’hui si fort, qu’il semble que ce soit pour la vie. En vérité, nous ne demanderions pas mieux, et nous sommes même, quant à nous, très persuadés que ces embrassemens finissent bien par rapprocher les esprits et les cœurs, comme sont déjà rapprochées les distances ; nais ce n’est pas à dire qu’il faille oublier complètement ce vieux fonds d’âpre originalité nationale, de mauvaise humeur et de dissidence qui demeure çà et là par-dessous les effusions d’une pensée plus cosmopolite. Le fond pourrait bien encore remonter à la surface, comme on l’a vu dans le mouvement produit par l’agression papale.

Rappelons aussi, parmi les derniers épisodes de la session dans la chambre des communes, un acte caractéristique pour l’histoire des mœurs parlementaires. On sait peut-être que, lorsque les communes sont sommées par l’huissier le la verge noire à se rendre en séance royale dans la chambres des lords, les honorables membres, suivant une antique et peu solennelle coutume, se jettent, se poussent derrière le speaker, qui s’avance jusqu’à la barre de la chambre haute, comme une troupe d’écoliers en récréation. Le besoin d’une meilleure tenue se faisant enfin sentir, on a nommé un comité pour aviser aux moyens de la régler ; lord John Russell est venu proposer que désormais, toutes les fois qu’il y aurait séance royale, la chambre, au lieu de répondre tout entière à la semonce et de faire invasion chez les lords, se contenterait de choisir au scrutin ceux de ses membres qui, avec les ministres tirés de son sein, seraient chargés de la représenter. La députation devrait marcher sur quatre de front, et le sergent d’armes aurait pleins pouvoirs pour mettre la main sur quiconque romprait les rangs. À la discussion, la mesure a paru quelque peu sévère, et il a été convenu qu’on s’en rapporterait, pour l’appliquer au sentiment des convenances : nous verrons si le naturel se corrigera plus vite en cette matière d’étiquette qu’en des matières plus sérieuses.

Les interpellations, qui troublent quelquefois si fort à contretemps la suite des travaux parlementaires, en couvrent aussi cependant les défaillances. Les interpellations se sont succédé coup sur coup dans les dernière séances des communes ; elles se rapportaient principalement à la politique extérieure et à la situation de l’Italie.

Cette situation préoccupe le gouvernement anglais, comme elle doit préoccupe tous les cabinets européens. Nous parlions déjà, il y a quinze jours, de l’anxiété croissante dont on ne pouvait se défendre à l’aspect de cette malheureuse Italie, où notre armée représente à grand’peine un principe d’ordre et de modération au milieu des excès en sens contraire qui se provoquent, s’excusent ou se justifient les uns par les autres : ce sont les proclamations mazziniennes, comme celles que le comité de Londres vient encore d’adresser aux Italiens, qui appellent des proclamations comme celles que le maréchal Radetzky a fait récemment publier dans le Lombard-Vénitien, et ce sont d’autre part les mesures de précautions ou de représailles, telles qu’on les prends Naples, telles qu’on les prendrait trop volontiers à Rome, qui fournissent des recrues désespérées à la grande conspiration souterraine. Il y a là un enchaînement déplorable, un cercle fatal dans lequel étouffe presque tout espoir d’un meilleur avenir. Nous y sommes enfermés nous-mêmes, et le véritable embarras de notre politique en Italie, c’est, comme nous le disions plus haut, de ne pouvoir être décidément avec personne. En Piémont seulement, on respire, mais c’est à la condition que le gouvernement ne fermera pas un seul instant les yeux sur les trames secrètes qui l’obsèdent. En Lombardie, l’Autriche applique avec une inflexibilité croissante toutes rigueur de l’état de siège. Les Lombards mettent à narguer et à braver l’Autriche, jusque par la plus imperceptible résistance, autant d’acharnement que l’Autriche en met à les écraser. C’est une guerre qui ne finit jamais entre la police étrangère et les raille fantaisies d’un esprit national réduit par la conquête aux mesquines revanches d’une véritable taquinerie. Les couleurs italiennes, le blanc, rouge et vert, sont proscrites ; elles se réfugieront dans les moindres détails de toilette, et le gouverneur comte Giulay ne trouvera pas au-dessous de sa dignité de proscrire des broderies de gilet et des épingles de cravate. C’est sous cette forme puérile que se manifeste le suprême ressentiment de la liberté perdue. Pour perdue, la liberté ne saurait l’être davantage. Une circulaire du général commandant la province de Venise et datée du 7 juin nous tombe aujourd’hui sous les yeux : c’est un catéchisme, un code d’enquête à l’usage des officiers de son gouvernement pour le cas où ils auront à fournir des renseignemens sur les personnes. Ils sont tenus de procurer, avec tout le signalement ordinaire de l’individu sur lequel on les dirige, des informations d’une nature bien autrement rare : — Quelle est sa manière de vivre, qu’est-ce qu’il fait, ou qu’est-ce qu’il omet de faire ? quelles maisons ou quelles familles il fréquente ? — S’il y va rarement, souvent, périodiquement ? — De quoi parle-t-il en public ? avec qui correspond-il ? — Si c’est rarement, souvent, périodiquement ? — S’il dépense dans la proportion de son revenu, ou s’il vit au jour le jour ; dans quels rapports il vit avec ses parens, sa famille, ses amis et sa maîtresse ? — S’il a pris part à la révolution, en action ou seulement en pensée ? — S’il l’a aidée secrètement sous le masque de la neutralité ? — S’il ne s’y est point mêlé, st-ce par principe et par dévouement à son souverain légitime ou par crainte, par prudence, par apathie, par calcul ? — Donner enfin une biographie du sujet qui résume tous ses antécédens. Ce manuel d’espionnage imposé à des officiers est signé du général Gorzskorhawsky, lieutenant militaire et civil des provinces vénitiennes. Nous souhaitons que le Chronicle, à qui nous empruntons cet étrange document, ait été lui-même induit en erreur.

Venise n’en a pas moins maintenant son port franc, qui s’est ouvert le mois dernier ; mais le régime général du pays n’est point de nature à la faire beaucoup profiter de cette bonne fortune. Le privilège du port franc devait attirer des négocians de Trieste, des Anglais, des Grecs : cette perspective ne paraît pas se réaliser vite ; d’ailleurs c’est moins le capital qui manque que l’esprit d’entreprise et l’activité commerciale. Venise est encore abattue sous le coup des récentes catastrophes qui ont si cruellement aggravé sa longue décadence. À Venise encore plus que dans le reste de l’Italie, tout passe aux mains des Allemands, des Suisses et des Anglais : maisons de banque, commerce en gros, commerce, de détail, tout ce qui est un peu considérable est tenu par des Allemands, et il y vient une jeunesse teutonne qui renouvelle sans fin la colonie. Venise diminue et s’affaisse ainsi de plus en plus à côté de la prospérité croissante de Trieste.

Nous ne répéterons point sur la condition des sujets de l’état pontifical des exagérations qui ont été plusieurs fois démenties sans réplique : nous ne croyons point qu’il pût s’accomplir sous les yeux de l’armée française des mesures qui fussent en contradiction avec le caractère et les sentimens français. Ce que nous ne pouvons dissimuler, c’est la faiblesse du gouvernement romain, qui semble encore bien loin de pouvoir s’établir dans Rome même avec quelque confiance, et qui est obligé d’abandonner aux brigands celles des Légations dont les étrangers ne se sont pas rendus maîtres. Minée par les répugnances de ses propres sujets, gênée par le patronage qui la préserve et qui lui est indispensable, la domination temporelle du saint-siège n’a jamais été plus dangereusement ébranlée qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Ce succinct aperçu des plaies de l’Italie ne serait point malheureusement complet, si l’on n’y ajoutait les tardives représailles que la cour de Naples prend maintenant sur la révolution. Les régimens suisses ne se prêtaient point assez au service de police inquisitoriale qui leur était commandé ; les sbires les remplacent encore plus qu’ils ne les secondent. Ces violences, jusqu’ici plus ou moins cachées, dans le silence d’un pays redevenu muet, ont eu tout d’un coup en Europe un grand et sinistre retentissement. C’est M. Gladstone qui a provoqué cette universelle réprobation. On peut compter parmi les événemens politiques la publication récente de ses deux lettres adressées à lord Aberdeen au sujet de la conduite du gouvernement napolitain vis-à-vis des prisonniers d’état. Ces lettres étaient bien de nature à exciter l’attention de quiconque s’intéresse aux affaires de l’Europe. Jusqu’à présent, on avait trop cru sur le continent que les encouragemens donnés par l’Angleterre au parti italien tenaient surtout à l’humeur personnelle de lord Palmerston, ou du moins aux tendances du cabinet whig ; mais la publication de ces lettres jette une lumière nouvelle sur la question et mène inévitablement à penser que le sentiment général des hommes politiques les plus importans de l’Angleterre, à quelque opinion qu’ils appartiennent ; favoriserait en Italie des réformes nécessaires. Tout le monde sait quel est l’esprit conservateur de lord Aberdeen, et l’on connaît tous les gages qu’il a fournis au parti de l’ordre et de la paix en Europe. Cette publication, à laquelle il a donné son assentiment, et qu’il a prise pour ainsi dire sous ses auspices, prouve que si cet homme d’état repousse les excès des révolutionnaires il ne repousse pas moins les excès opposés d’une aveugle réaction. Quant à M. Gladstone, le récit chaleureux qu’il fait des condamnations excessives dirigées contre les libéraux napolitains, le blâme sévère qu’il déverse sur les traitemens infligés à Naples aux prisonniers politiques, prennent une force nouvelle sous la plume d’un homme comme lui. M. Gladstone a d’abord été ministre du commerce et ensuite ministre des colonies dans le cabinet de sir Robert Peel : c’est le fils de l’un des plus riches négocians de Liverpool, qui fut l’ouvrier de sa fortune, et qui possède, dit-on, aujourd’hui un capital d’environ 40 millions de francs. M. Gladstone est un des chefs du jeune parti tory. Il est né en 1809, et il a fait de brillantes études à l’université d’Oxford. On n’ignore pas quels sont les principes de cette université, dont M. Gladstone est devenu le représentant à la chambre des communes. Il jouit en Angleterre d’une grande renommée de modération et d’impartialité, et, quoique très zélé protestant, il a voté dernièrement, au nom de la liberté religieuse, contre le bill des titres ecclésiastiques. M. Gladstone ne raconte que ce qu’il a vu dans son voyage de Naples. Ces récits ont vivement ému toute la presse anglaise. Les personnes les mieux informées prétendent qu’avant de donner son assentiment à la publication de ces lettres, lord Aberdeen a désiré faire, par l’entremise du gouvernement autrichien, une tentative auprès du gouvernement napolitain, afin d’obtenir quelques adoucissemens à de telles rigueur. N’ayant pas réussi, lord Aberdeen s’est associé de grand cœur à l’œuvre de son ancien collègue. Cette version, qui est fort accréditée à Londres, se trouve implicitement confirmée par le préambule de la seconde lettre de M. Gladstonne à lord Aberdeen. Quelle que soit l’importance ou la signification de ces deux lettres, il ne faudrait pourtant pas exagérer l’effet qu’elles auront sur les affaires d’Italie. Si les droits de la raison, de la justice et de l’humanité trouvent encore de puissans défenseurs, il n’est pas de gouvernement qui voulût prendre sur lui de donner le branle à la révolution.

Aussi, qu’est-ce qu’a fait après tout lord Palmerston, quand sir de Lacy Evans l’a complaisamment interpellé sur l’état des choses en Italie ? Il s’est borné à répondre que l’indépendance du Piémont ne courait aucun risque, et qu’il partageait les sentimens de M. Gladstone sur le régime napolitain. Comme preuve de sa sympathie pour les victimes, il a dit seulement qu’il envoyait des exemplaires du livre de M. Gladstone à tous les agens anglais près des cours étrangères. C’est un genre d’intervention qui ne lui créera jamais beaucoup d’embarras.

L’état du Portugal ne laisse pas d’être toujours bien critique, et le maréchal Saldanha, qui voudrait évidemment réparer ce qu’il y a de réparable dans sa fausse position, est maintenant plus mal à l’aise dans son triomphe que le comte de Thomar dans son exil. Il lui faut à la fois se défendre contre l’invasion des radicaux, et ne pas tout céder à l’influence anglaise, dont il est beaucoup plus l’obligé que ne l’était le comte de Thomar. La loi électorale, d’abord promulguée sous le coup des circonstances a été modifiée par de nouveaux décrets, et l’ouverture des cortès est prorogée jusqu’au 15 décembre, pour laisser le temps d’introduire ces modifications dans la pratique. Ces modifications sont peu favorables aux ultra-progressistes, et l’esprit dans lequel on a corrigé la loi primitive, marque une sorte de retour vers la modération. On reconnais même ouvertement, dans le préambule de la loi ainsi amendée, qu’il n’y avait pas moyen de l’exécuter telle qu’elle était d’abord. Entre autres différences qui séparent la seconde édition de la première, il faut compter la suppression du droit électoral dont jouissait sans rien payer quiconque était chef de famille. On est encore loin cependant d’en être déjà revenu à la charte constitutionnelle, et les chartistes ont un grand intérêt et un grand devoir à ne pas déserter les élections. Si le parti constitutionnel et modéré ne se divise pas, il est à peu près maître du terrain. Les ultra-progressistes n’ont plus de chances maintenant qu’ils ont été abandonnés par les miguélistes, leurs étranges alliés d’un moment, lesquels déclarent aujourd’hui qu’ils ne veulent de coalition avec aucun parti. Le ministère, si désorganisé qu’il soit (et il l’est beaucoup, puisque le bruit courait qu’il avait encore été changé pendant les courtes vacances que le maréchal a été prendre à Cintra), le ministère est forcé de paraître très occupé des projets de chemins de fer qui sont en grande faveur dans le public de Lisbonne. Il a nommé une commission pour lui faire un rapport sur les plans qu’on lui présenterait, et il a dû publier un programme des conditions auxquelles il admettrait les soumissionnaires. Ceux-ci sont naturellement des entrepreneurs anglais, et l’on comprend que cette qualité soit d’un certain poids pour aider au mouvement de l’opinion et peser avec elle sur l’esprit des ministres. Le chemin projeté, et il est question de deux projets, irait de Lisbonne à Elvas ; ce serait une grande facilité pour le commerce avec l’Espagne, et les Anglais y voient déjà la perspective d’un abaissement des tarifs.

Ces perspectives d’ordre et de progrès pacifiques sont malheureusement trop compromises par les troubles de la rue que l’on a sous les yeux à Lisbonne, et qui tiennent en Portugal tout le devant de la scène. Ce n’est pas impunément que l’on fait des révolutions militaires : les armées peuvent sauver un état de la démagogie, mais qui les sauvera d’elles-mêmes, lorsqu’elles sont elles-mêmes la démagogie sous l’uniforme ? Toute discipline a péri dans la garnison de Lisbonne ; les différens corps de troupes qui occupent la ville en viennent chaque jour aux mains. Les privilégiés de l’insurrection ne pouvaient manquer de devenir odieux au reste de l’armée : la garde municipale, le 2e chasseurs, le 16e d’infanterie, sont en lutte ouverte avec les autres régimens. Le roi s’est, dit-on, plaint amèrement auprès du maréchal d’une si déplorable anarchie. Le maréchal n’en est pas moins chaque jour investi d’un surcroît de dignités. On lui a rendu son office de majordome-major, le premier de la maison royale ; on l’a fait aide-de-camp du roi, qui courait naguère à sa poursuite pour le traiter en rebelle. Il est vrai qu’on prétend que cette accumulation de charges honorifiques sur une même tête n’est qu’un procédé poli pour arriver à retirer au maréchal Saldanha la présidence du conseil, dont il est décidément incapable de porter le très réel fardeau.

ALEXANDRE THOMAS.


HISTORIA GENERAL DE ESPANA, por don Modesto Lafuente[1]. – Ce serait une grave erreur et une grave injustice que de supposer le génie peu propre aux travaux historiques ; rien ne serait moins fondé qu’un tel jugement l’Espagne, au contraire, est un des pays où il s’est produit le plus d’historiens éminens, à partir du plus contesté de tous, de Mariana, dont il est facile de relever les erreurs, et qui n’en reste pas moins, malgré tout, un des écrivains les plus hautement doués du génie historique. L’ouvrage du savant jésuite est un des grands monumens d’une grande littérature. Les travaux historiques en Espagne à peu près comme dans tous les pays, peuvent se diviser en deux classes : les chroniques et les histoires proprement dites. Depuis les origines de la nationalité espagnole jusqu’au XVIe siècle s’étend l’ère des chroniques et des chroniqueurs, qui sont innombrables, et parmi lesquels il faut mettre au premier rang Lopez de Ayala et ses récits sur le règne de don Pèdre-le-Justicier. À partir du XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe, dans cet espace de temps qu’on a nommé le siècle d’or de la littérature espagnole, est comprise l’ère de l’histoire proprement, dite et des historiens. C’est dans cette période que paraissent, outre Mariana, et pour ne citer que les plus illustres, des écrivains tels que Melo, l’auteur de l’Histoire des Séditions et de la Guerre de la Catalogne sous Philippe IV ; Hurtado de Mendoza, l’auteur de la Guerre des Morisques du royaume de Grenade ; don Francisco de Moncada, l’auteur de l’Expédition des Catalans et Aragonais contre les Turcs. Il faudrait nommer à côté Zuniga, Argensola, Sandoval, Herrera, l’historien des conquêtes des Espagnols dans les Indes. Les histoires spéciales de villes, de provinces, sont innombrables. Le XVIIIe siècke a vu se produire de remarquables travaux historiques tels que l’Espagne sacrée de Florès, l’Histoire critique de Masdeu et des essais spéciaux, d’un mérite supérieur, de Capmany, de Jovellanos, de Campomanès. Dans le mouvement littéraire nouveau dont l’Espagne contemporaine a été le théâtre, il ne se pouvait pas qu’un tel ordre d’études ne retrouvât faveur et ne reçût une certaine impulsion. On pourrait facilement mentionner un nombre suffisant de publications où les auteurs ; s’animant de l’inspiration moderne ; cherchent à s’élever parfois jusqu’à la recherche des lois générales du développement politique et moral des peuples. C’est ainsi que MM. Tapia et Moron ont écrit de véritables histoires de la civilisation espagnole. Un homme d’état contemporain, M. Pidal, a traité à l’Athénée de Madrid le même sujet dans des leçons qui, si nous ne nous trompons, n’ont malheureusement pas été recueillies. M. de Toreno avait préparé avant sa mort une histoire de la maison d’Autriche. Le général San Miguel publiait récemment une Histoire de Philippe II. Nous avons nous-mêmes mentionné, il y a quelques mois, une histoire des Communidades de Castilla sous Charles V, par M. Ferrer del Rio. Joignez à ceci des collections remarquables de documens inédits publiées soit par l’Académie de l’histoire, soit par des particuliers. Bien d’autres ouvrages seraient encore à citer. Ce qui manquait à ce mouvement, c’était une histoire générale d’Espagne, faite avec toutes les sources modernes. Nos voisins avaient jusqu’ici laissé ce soin à des étrangers.

Deux écrivains français de mérite, notamment MM. Romey et Rossew Saint-Hilaire, ont entrepris la tâche laborieuse de débrouiller l’histoire de l’Espagne et ils s’en acquittent encore avec zèle. M. Lafuente essaie aujourd’hui à son tour de combler la lacune qui existait dans la littérature proprement nationale de son pays, en mettant au jour une histoire générale de la Péninsule. Quatre volumes seulement ont paru jusqu’ici ; l’ouvrage en aura probablement douze ou quinze. Ce sera donc un travail complet. Le tome quatrième s’arrête au XIIe siècle. Une telle entreprise mérite assurément des éloges en raison de la gravité, et même, s’il nous est permis de le dire, en raison des efforts particuliers qu’a dû s’imposer l’auteur pour vaincre ses anciennes habitudes. M. Lafuente en effet a été l’un des écrivains satiriques les plus vifs de l’Espagne contemporaine ; il a fait pendant long-temps un journal critique de politique et de mœurs sous le pseudonyme de Fray Gerundio. La collection des œuvres de Fray Gerundio ne fait rien moins que quelque vingtaine de volumes : Capilladas y Disciplinazos de Fray Gerundio, Teatro social del siglo XIX, Revista Europea, etc., etc. Pour arriver à la sévérité de l’histoire, il fallait évidemment que Fray Gerandio, après avoir donné la discipline aux autres, se la donnât quelque peu à lui-même. M. Modesto Lafuente n’y a point échoué. Son histoire dénote du savoir, de l’investigation et de l’impartialité ; les bonnes intentions doivent bien compter pour quelque chose en pareille matière L’histoire de M. Lafuente est précédée d’un remarquable discours préliminaire où sont résumés les principes de la science historique, et où est esquissée à grands traits la marche de la civilisation espagnole jusqu’à notre temps. L’auteur, qui a montré jusqu’ici une certaine impartialité, a seulement à se garder de certaines théories progressives qui ôtent souvent le sens des choses du passé autant que des choses du présent. En somme, l’histoire de M. Modesto Lafuente est un de ces ouvrages consciencieux qui méritent toujours l’attention, parce qu’ils dénotent un goût de travaux sévères malheureusement trop peu répandu aujourd’hui, en Espagne comme partout.


CH. DE MAZADE.


L’AQUARELLE SANS MAITRE, par Mme Cavé[2]. — Le succès mérité du Dessin sans maître, dont il a été rendu compte l’année dernière dans cette Revue, a engagé Mme Cavé à publier ce nouvel ouvrage, où elle développe, en les appliquant à la peinture, les préceptes simples et rationnels de sa méthode. De même qu’au moyen du calque, Mme Cavé apprend en très peu de temps à ses élèves à dessiner de mémoire, de même pour l’aquarelle son principal soin est-il d’élaguer ces fastidieuses et nuisibles pratiques où s’use souvent la bonne volonté la plus tenace. Voir, comprendre, se souvenir, telle est la formule de tout enseignement. Mme Cavé s’adresse surtout à l’intelligence de l’élève, lui laissant toute liberté de se faire sa main en dehors des procédés d’école et des recettes d’atelier. C’est d’après la nature qu’elle fait travailler, tout au plus d’après des tableaux à l’huile. Cette peinture étant tout-à-fait différente de la peinture à l’aquarelle, l’élève, toujours disposé à imiter le coup de pinceau, ne risque pas d’emprunter la touche d’un autre. Aussi les élèves de Mme Cavé ont-ils un cachet qui leur est propre ; ils n’ont le faire d’aucun peintre. Quelques règles en petit nombre, mais simples et précises, les initient à l’harmonie des couleurs, sur laquelle l’auteur a doublement qualité pour dire de très jolies choses, et, comme l’enseignement s’adresse aux jeunes personnes, il est naturel que les objets de comparaison soient pris dans des détails de toilette questions toujours très appréciées et promptement comprises par un auditoire féminin. Mme Cavé fait très justement remarquer que les fleurs des champs et des jardins fournissent à cet endroit les meilleurs et les plus charmans modèles ; elle fait, sur ces accords de tons posés par le pinceau toujours juste de la nature, les observations les plus ingénieuses, à la suite desquelles ses élèves, si elles ne deviennent pas toutes des artistes distinguées, auront du moins perfectionné l’art de s’habiller, ce qui n’est pas aussi commun qu’on le pense. Quand l’enseignement de la peinture ne servirait qu’à faire entrer en nos goûts et nos habitudes cet instinct de l’art qu’à certaines époques, au XVIe siècle par exemple, on voit se manifester jusque dans les plus humbles fonctions de la vie, et qui, depuis un siècle, est étouffé par le développement mécanique de l’industrie ce serait un immense service rendu qu’une méthode qui en abrége les élémens, mais la méthode de Mme Cavé ne se borne pas seulement à former le goût, à rendre populaires le dessin et la peinture, et, en donnant de la justesse au coup d’œil, de la sûreté à la main, à préparer des ouvriers habiles pour les métiers qui touchent aux arts : elle est propre aussi à créer de véritables peintres et en bien moins de temps que par l’ancienne tradition. Voilà de nombreuses raisons qui la recommandent puissamment. Au mérite spécial et sérieux du fond, les petits traités de Mme Cavé en joignent un autre que nous prisons fort : ils font lire avec un plaisir soutenu, tant la grace du style et l’imprévu des digressions y font oublier la forme didactique. À propos d’aquarelle, Mme Cavé met à sa plume la bride sur le cou ; celle-ci s’en donne à cœur joie, et, papillonnant à travers champs, touche un peu à tout, à la politique, au sentiment, thème inévitable ; elle cause de ceci, de cela, du tiers et du quart, de la république, du prince Louis-Napoléon, et même de la prorogation, je crois ; mais elle en cause d’une façon si vive, si charmante, qu’il faut toute la mauvaise humeur obligée de la critique pour trouver à reprendre, et que le lecteur, artiste ou non, soucieux ou non de peinture, ne peut s’empêcher de dire à l’auteur : Madame, écrivez-nous donc encore un de ces petits livres que vous écrivez si bien.


L. GEOFROY.



V. de Mars.

  1. 4 tomes parus, Madrid, chez Mellado ; Paris, librairie espagnole, 14, rue de Provence.
  2. Un vol. in-8, Paris, chez Susse, 1851.