Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1851

Chronique no 463
31 juillet 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 juillet 1851.

Nous arrivons tard pour faire l’histoire du débat parlementaire qui a occupé, qui a passionné quelquefois les premiers jours de cette quinzaine. La passion s’en est allée du parlement, qui lui-même va nous quitter. Et, pourquoi ne le confesserions-nous point ? il était assez simple qu’elle s’en allât vite, parce que, après tout, de la façon dont le débat s’engageait, elle n’avait pas grandement à intervenir. M. Dupin n’en a pas moins été très bien inspiré d’adresser à ses collègues le petit discours de précaution et de circonstance dans lequel il les suppliait d’être sages et de se montrer par leurs qualités plus que par leurs défauts. Il n’est jamais de précautions qui soient tout-à-fait inutiles ; mais M. Dupin l’avait belle de demander aux partis, en cette rencontre, qu’ils voulussent bien se placer chacun dans son meilleur jour et rivaliser seulement de modération. Il n’y avait certes pas, à la manière dont la question était posée pour eux, de quoi déranger beaucoup l’équilibre de leurs humeurs, et nous trouvons qu’on s’est un peu trop gratuitement étonné du parfait décorum avec lequel les choses se sont en général passées. Il a fallu la présence de M. Victor Hugo à la tribune et la pitoyable audace de ses antithèses, antithèses dans la conduite et dans la vie plus encore que dans les phrases, pour troubler le sang-froid avec lequel on s’était promis de laisser tout dire. Si l’on a manqué là de patience, la cause n’en était pas dans le sujet de la discussion telle qu’on l’avait prise ; la faute en est au personnage qui discutait. Comme aussi, d’autre part, lorsque les montagnards, après le vote, ont crié : Vive la république ! ce n’était pas que le vote leur eût soulagé la poitrine d’une anxiété qui les étouffât ; cette explosion convenue n’avait rien d’autrement enthousiaste, et n’était au fond qu’une politesse de rigueur dont le ton n’indiquait pas qu’on se fût sensiblement échauffé.

La vérité est qu’on ne s’est pas échauffé du tout ; on ne s’est battu qu’avec les armes les plus courtoises du monde, parce qu’on savait bien que le combat, circonscrit comme il l’était, ne devait rien décider, et que personne, au demeurant, ne pouvait cette fois rester sur le carreau. Ce n’a même pas été une de ces petites guerres où il n’est pas rare qu’on se pique au jeu tout en guerroyant pour la forme. À proprement parler, on n’a pas guerroyé ; ç’a été une parade dans le sens militaire du mot : les chefs des principales fractions du corps législatif ont défilé les uns devant les autres, et tous devant le public, beaucoup moins pour s’attaquer que pour se montrer eux et leurs drapeaux. C’était bien le moins qu’ils se montrassent le plus possible à leur avantage, et comme chacun d’eux avait l’esprit très libre, puisqu’il n’était pas question de porter des coups ou d’en recevoir tout de bon, ils ont sans grand’peine observé les prescriptions conciliantes de M. Dupin, celui-ci d’ailleurs ne se manquant pas plus à lui-même dans cette occasion que dans toutes les autres, et toujours prêt à faire haut la main son métier de juge du camp.

Ainsi, maîtres d’eux-mêmes, parce qu’ils n’avaient plus d’intérêt immédiat en suspens, les partis ont lutté d’égards et de bons procédés, sauf, bien entendu, les épisodes orageux que certaines gens ont le privilège infaillible de provoquer et de subir. À ces exceptions près, le caractère dominant de ce débat si considérable n’a ni plus ni moins été qu’une émulation d’indulgence mutuelle et d’impartialité bénévole pour les individus aussi bien que pour les opinions. Du moment où il était assez clair que rien ne tirerait à conséquence, peu s’en est fallu qu’on n’échangeât, sans trop de scrupule, ses couleurs comme ses complimens, et l’on a très développé tout ce qu’on avait entre soi de réciproquement sympathique, en rejetant dans l’ombre les élémens réfractaires. Noble exemple de concorde, heureuse apparence d’adoucissement et d’apprivoisement, si l’on n’eût trop senti que des dispositions si excellentes ne découlaient, en somme, que du propos délibéré de n’aboutir à rien ! Voilà comment les légitimistes, et tous les légitimistes, ont si fort applaudi l’éloquente revendication des principes de 89 dans la bouche de M. de Falloux et de M. Berryer. Les orateurs étaient sincères, ce n’est pas nous qui leur ferions l’injure d’en douter ; les bravos l’étaient également, on ne résiste pas à de si entraînantes paroles : on oublie seulement, soit en les disant, soit en les applaudissant, tout ce qu’elles ont de contradictoire avec les données essentielles et fondamentales de sa propre cause ; mais on oubliait ce jour-là en toute sécurité de conscience. On savait bien qu’il n’y avait pas de résultats à la porte, et qu’on ne courait point la chance d’être pris au mot en sortant.

Voilà comment, de son côté, la montagne elle-même s’était résolument faite si prudente, comment elle avait écarté de la tribune les émotions trop souvent risquées de M. Lagrange, comment elle y avait installé la logique froide et polie de M. Grevy. Hélas ! elle avait compté sans les improvisations de M. Hugo, qui, naturellement, ne se peuvent pas communiquer comme de simples manuscrits (ce sont les envieux de ce beau style qui accusent l’auteur de le peindre d’avance) ; elle avait compté sans les entêtemens de M. Raspail, lequel ne veut pas qu’il soit mal parlé devant lui de la journée du 15 mai, et tient pour un fait personnel toute allusion peu respectueuse à ce grand acte du peuple souverain. La montagne cependant a joué serré pour réparer ce dérangement imprévu de sa nouvelle tactique ; elle a été plus pressée que M. Dupin lui-même d’en finir avec les étrangetés de M. Raspail, quoiqu’il y eût là pour appât un vrai ragoût de scandale ; elle a soutenu assez mollement les violences de M. Hugo contre les récriminations de l’assemblée ; elle a un peu traité l’ancien pair de France en nouveau converti, ne le recevant guère qu’à correction, quoiqu’on ne voie pas trop les corrections qu’il puisse encore s’appliquer. Pour tout argument contre ses alliés d’autrefois, elle lui a suggéré de plaider la naïveté qui l’avait rendu leur dupe. C’est ce qui s’appelle une circonstance atténuante ! « Si c’était vrai, répondait à cela M. Dupin, il aurait bien pu l’imaginer lui-même. » La montagne, en effet, ne se mettait pas là précisément en frais d’invention. Elle a tout réservé, son habileté, son adhésion, le sens particulier de son concours, elle l’a réservé pour la harangue de M. Michel (de Bourges), une harangue où le vieil homme ne se reconnaît guère que par places, une harangue insinuante et caressante où il est prouvé que tout le monde appartient de cœur à la république, et que la république, celle des montagnards, ne demande qu’à embrasser tout le monde, qui sait ? peut-être même des princes ! M. Michel (de Bourges) ne leur a pas toujours été sévère, Dieu nous garde de le lui reprocher ! Nous soupçonnons seulement qu’avec la meilleure volonté possible, il n’eût pas trouvé moyen de marquer tant de ménagemens à l’endroit des institutions déchues et des personnes mortes, tant de bonne grace à l’endroit des personnes vivantes, si l’on eût pensé, d’un bord ou de l’autre, que toute cette monnaie d’amabilités fût de l’argent comptant. La montagne a été modérée dans la forme et presque dans le fond, presque flatteuse pour ses adversaires ; il n’y a pas jusqu’à M. Pascal Duprat qui n’ait payé son tribut d’hommages « à la parole divine » de M. Thiers. Nous nous félicitons de l’humanité qui s’est ainsi introduite, en un moment des plus délicats, dans les mœurs de parlementaires jusque-là moins civilisés ; nous nous félicitions de même tout à l’heure du libéralisme que les légitimistes arboraient si à propos. Il y a là des progrès qu’on ne saurait nier. Tout ce que nous en voulons dire, c’est qu’on était d’autant plus à l’aise pour être si raisonnable, que l’on ne se dissimulait pas, en abordant le débat, qu’il n’y avait point derrière de solution immédiate à espérer ou à craindre. Encore une fois, rien ne tirait à conséquence.

Nous nous arrêtons exprès à la physionomie générale que nous présente dans son ensemble le débat de la révision. Cette physionomie du parlement fait avec l’aspect du pays un contraste assez frappant pour qu’on ne le puisse cacher. Si par agitation il faut toujours entendre un mouvement violent et désordonné, non, le pays n’est pas plus agité en sollicitant la révision du pacte de 1848 que le parlement ne l’était en la refusant ; mais il y a dans le pays un mouvement profond et continu qui le pousse à désirer un meilleur ordre de choses, et qui le pousse assez fort pour lui ôter le loisir de douter qu’il l’obtienne. La minorité légale qui a rejeté la révision ne se figure pas ou ne veut pas se figurer la permanence et l’intensité de ce mouvement ; les orateurs de la majorité qui ont tâché de convaincre les dissidens ne leur ont peut-être pas assez représenté cette force immense du vœu national, exprimé par les quinze cent mille signatures du pétitionnement. Il y avait sans doute plus d’une difficulté de convenance, plus d’un péril de tribune, à poser pour ainsi dire l’une contre l’autre la nation et sa législature, à invoquer la pression du dehors contre ceux du dedans. Nous savons autant que personne tout le mal qu’on peut causer en allant chercher l’autorité là où elle n’est pas constituée régulièrement et en prenant son point d’appui dans le vide. Ce mouvement populaire est cependant si scrupuleux, si correct jusque dans ses vastes proportions, qu’on pouvait certes s’en aider davantage sans offenser les susceptibilités parlementaires ; on pouvait l’accepter sans embarras, comme la force la plus honnête et la plus sérieuse sous laquelle l’esprit public se fût depuis long-temps manifesté. On eût prévenu par cette franche acceptation la surprise dans laquelle on est tombé à la suite du vote sur la révision, lorsque l’animosité tracassière de M. Baze et l’amitié au moins maladroite de M. Larabit ont failli renverser le ministère à propos du pétitionnement. Il n’a presque pas semblé dans le cours des débats, et même à entendre les partisans de la révison, que le pétitionnement fût tout ce qu’il est en réalité, une solennelle et sincère déclaration de l’état de la France. On s’en est trop tenu à des considérations plus purement politiques ; on a demandé la révision, celui-ci parce qu’elle amenait la monarchie, celui-là parce qu’elle empêchait une réélection inconstitutionnelle du président ; on a voté contre la révision, parce que voter contre elle, c’était maintenir la république, ou tout au moins empêcher le président actuel d’être constitutionnellement réélu, parce que c’était ouvrir la voie à d’autres candidatures. Tous ces objets des principales préoccupations parlementaires ne viennent évidemment qu’en seconde ligne aux yeux de la France. Nous l’avons expliqué bien des fois : elle veut la révision pour la révision, c’est-à-dire au bout du compte qu’elle veut qu’on commence par le commencement. Elle ne veut pas la révision pour se faire d’emblée monarchique ou républicaine, bonapartiste ou joinvilliste ; elle veut la révision pour avoir le moyen de se faire quelque chose. Quoi ? ce n’est pas encore de cela qu’il s’agit ; allons d’abord au plus pressé avant de décider quelle sera la couleur dont notre maison se pavoisera, ayons du moins de la place où mettre la maison. Cette place qu’il faut pour y bâtir, c’est le terrain neutre d’une autre constituante. Vienne celle-là, et nous verrons après. Le pays recevra de ses mains ce qu’elle lui donnera, et ce qu’il lui demande, ce n’est pas qu’elle lui donne telle ou telle forme de gouvernement, telle ou telle personne royale ou plébéienne, c’est qu’elle lui donne une loi qui, par un miracle peut-être, hélas ! impossible, ne soit pas issue d’un lendemain d’émeute.

Nous avons bien souvent constaté cette situation vraie du pays ; nous en avons retrouvé l’empreinte, le contre-coup dans les discours des orateurs qui ont discuté la révision. De quelque parti qu’ils soient, ils la sentent comme nous. Non, M. Dufaure ne se trompait pas, quand il soutenait que le pays en masse n’était ni antipathique ni sympathique à la forme de son gouverneraient, qu’il était uniquement à l’état d’indifférence, « qu’on ne serait jamais antipathique au gouvernement sous lequel on vivrait, on travaillerait, on prospérerait. » La singulière illusion de M. Dufaure, c’est de raisonner comme si ce précieux gouvernement était ou pouvait être contenu dans la charte de 1848, et qu’il dût suffire de la pratiquer à la lettre pour en tirer de si beaux fruits. Est-ce à dire maintenant que cette indifférence dont il argumente à sa guise ne soit elle-même qu’abâtardissement et misérable inertie ? M. de Falloux s’écriait avec désespoir : « Est-il possible que notre pays ne soit mûr ni pour la monarchie, ni pour la république ? » Et il repoussait l’idée d’une pareille indécision comme une injure que son patriotisme n’oserait jamais infliger à la France. Cette indécision existe pourtant : il faut parler net et se regarder en face au miroir ; mais il ne faut pas l’interpréter avec un pessimisme si douloureux : ce n’est pas le fait d’une caduque impuissance qui ne saurait plus choisir entre les institutions ou entre les personnes, c’est que le choix a perdu beaucoup de son intérêt. Voyez plutôt : voici M. de Larochejaquelein qui ne veut plus entendre un mot de droit divin, si ce n’est en même temps le droit national ; M. Berryer, M. de Falloux, tout ce qu’il y a de sage et de considérable dans le parti légitimiste date aujourd’hui comme nous de 1789, et ils auraient à refaire la charte de Saint-Ouen, qu’ils ne consentiraient plus à l’appeler une ordonnance de réformation ; — reste, il est vrai, toujours la question de savoir si on ne la ferait pas sans eux. M. Michel (de Bourges) nous démontre ensuite, pour son compte, que nous sommes, même sans y penser, républicains jusqu’à la moelle, « que la république est née de nous, avec nous, parmi nous, » et ç’a été là réellement la meilleure habileté de son discours, et, à prendre les choses de bonne foi, la thèse était spécieuse : elle a ses côtés vrais.

Que signifient donc toutes ces concessions de partis et à qui s’adressent-elles ? La restauration avait conquis la France en 1815, la république l’a conquise aussi en 1848, c’est cette double conquête que la France a sur le cœur ; mais les conquérans eux-mêmes abdiquent aujourd’hui ce titre dont ils ont été si fiers : il n’y a plus d’émigrés rentrés, il n’y a plus de républicains de la veille ; — tant mieux, nous en remercions ceux qui nous le promettent. Les républicains de la veille n’étaient pas faits autrement que la France, les émigrés rentrés se sont confondus dans cette France ainsi faite ; — encore tant mieux, nous le croyons comme on nous le dit, et si l’on nous dit cela, c’est qu’on a probablement appris à ses dépens que l’immense majorité du pays n’appartient ni à la pure république de la veille ni à la pure monarchie de l’avant-veille. Si pur que l’on soit, si fort que l’on tienne « aux principes fixes, fondamentaux, historiques, complètement avoués, » selon les expressions de M. de Falloux, on transige bon gré mal gré avec cette irrésistible puissance du sens commun d’un grand pays. Dès qu’on veut lui parler sa langue, dès qu’on veut s’en faire agréer, on transige, et de partout on lui offre à peu près le même lot, parce que chacun fléchit son « principe fixe » autant qu’il faut pour le réduire à la moyenne des idées du temps. Que l’on ne s’étonne donc pas, que l’on ne se désole pas, si la France ne paraît pas trop empressée de choisir entre la république et la monarchie ; elle sait trop bien instinctivement qu’elle n’aura jamais une monarchie qui ne soit pas pour beaucoup républicaine, ni une république ou il n’y ait pas beaucoup de monarchie : elle soupire seulement après des institutions qui soient des institutions. Que l’on s’étonne encore moins de ne pas la voir affecter quelque préférence signalée pour une personne plutôt que pour l’autre. Il n’y a plus d’institutions véritables dans le régime de la société moderne que celles qui dominent les personnes chargées de les appliquer ; les personnes sont ainsi diminuées et s’effacent presque nécessairement ; celles qui ne pourraient pas s’effacer ne seraient plus compatibles avec les institutions et toutes ainsi diminuées, comment pourraient-elles exercer sur les masses une attraction bien violente ?

Tel est le secret de cette apparente indifférence qui frappe M. Dufaure, qui trouble M. de Falloux ; telle est la cause intime de cette divergence croissante dont on est si péniblement offusqué, lorsque l’on compare, comme nous l’avions essayé plus haut, la marche du parlement et celle du pays. Le pays s’en tient à cette espèce de syncrétisme politique dont tant de révolutions successives lui ont donné le sens et le goût ; il n’a plus, il ne peut plus avoir de foi dans « les principes fixes. » Il a été désabusé par l’expérience de trop de gens qui se disaient nécessaires, de trop de choses qu’on lui disait providentielles ; il ne lui plaît plus guère d’être gouverné pour l’honneur d’un système ou pour celui d’une dynastie ; il ne désire que d’être gouverné selon les lois et les commodités de sa propre existence ; il le désire ardemment. Ce sont là les conditions qu’il veut qu’on mette les premières, et non pas de savoir qui l’on satisfera en le servant, quelle doctrine ou quelle race. N’objectez pas que de cette satisfaction accordée à qui de droit dépend l’assiette du bon gouvernement ; renversez les termes, faites d’abord le bon gouvernement, le gouvernement « sous lequel on vivra, on travaillera, on prospérera, » et le régime qui l’aura fait, ce sera le bon régime. Le pays est entré dans cette large carrière ; il y trace vigoureusement son sillon. On peut craindre malheureusement que l’assemblée n’aille tout au rebours du pays : elle ne le précède pas, elle ne le suit pas ; elle est sur la pente contraire. Elle souhaite consciencieusement le bien, le salut commun ; mais, au lieu de s’appliquer tout de suite à la recherche du salut que la France implore, elle se consume à discuter au profit de quel sauveur le salut lui-même tournera. Nous sommes loin de dire que ce qui lui importe le moins, c’est ce qui nous importe le plus ; elle est aussi préoccupée que la masse entière des populations de la nécessité souveraine d’arriver à mieux que ce qui est, mais elle a sur le point de savoir quels seront les artisans d’un mieux si enviable des partis-pris que la masse n’épouse pas à beaucoup près si vivement.

Ainsi s’opère de plus en plus entre le pays et le parlement cette sorte de désagrégation qui dissout toujours à la longue l’indispensable commerce des représentans avec les représentés. M. Barrot, qui n’a jamais eu plus évidemment que dans ces derniers jours la parole pleine et juste d’un homme politique, M. Barrot le disait bien : « Il ne faut pas juger de l’état du pays par nos propres débats ; il ne faut pas supposer que la même fièvre politique agite les populations. » Lorsqu’il existait un pays légal, lorsque les députés n’avaient à correspondre directement qu’avec deux cent mille électeurs, il était déjà facile d’observer à la fin des législatures une sorte d’épuisement du corps représentatif qui ne communiquait plus aussi étroitement avec l’esprit de ceux dont il tenait son mandat ; on ne doit pas trouver extraordinaire que cette dissidence apparaisse plus vite, lorsque le corps électoral est composé de six millions d’hommes. Ajoutez enfin que tandis que le corps électoral a grandi de telle sorte que la rapidité de ses métamorphoses est jusqu’à certain point accrue par l’augmentation de sa masse, le parlement devient, de son côté, plus immobile ; il s’enferme davantage en lui-même, grace à la permanence des sessions. M. Barrot l’a dit aussi avec un sens profond, et nous aimons à citer ces jugemens qui éclairent à la fois l’état présent de notre législative et les vices intimes de notre constitution : « C’est une suite inévitable de la permanence qu’à votre insu, malgré vous, vivant dans cette atmosphère des passions politiques, toujours avec les mêmes préoccupations, les mêmes tendances, vos appréciations ne soient plus les mêmes que si vous vous retrempiez pendant un temps plus ou moins prolongé dans la vie commune, dans vos rapports avec vos commettans, dans les habitudes professionnelles, dans cette masse dont vous êtes sortis. Vous cheminez trois ans sous cette influence, pendant que les masses qui vivent, elles, de la vie commune, qui ne font pas de la politique leur préoccupation exclusive et continuelle, qui se retrempent dans leurs travaux, dans les diversions de la famille, dans les communications d’homme à homme, ces masses restent calmes, froides, et conservent leur appréciation des situations et des actes. »

Dans l’étroite enceinte parlementaire, dans cette atmosphère pesante, les vieilles passions se concentrent à leur aise ; on y cuve, si nous osons ainsi parler, ses vanités ou ses rancunes ; les froissemens de tous les jours y surexcitent les mobiles personnels ; on s’y crée par une hallucination fiévreuse, avec cette fièvre que M. Barrot dénonçait, avec une fièvre plus ou moins chaude selon les tempéramens, on s’y crée un petit monde de convention dans lequel on voudrait faire rentrer et surtout faire tenir le grand, le véritable. Le véritable n’en va pas moins son chemin à l’air libre ; tant pis pour qui ne le rejoint pas à temps. C’est comme cela que les majorités se déplacent et se transforment, quand les assemblées viennent se renouveler dans le suffrage électoral ; c’est comme cela que l’esprit de la législative a succédé en 1849 à l’esprit de la constituante. Nous souhaitons sincèrement pour la législative de 1849 qu’elle se mette mieux au courant de l’esprit de 1852.

Peut-être avons-nous réussi maintenant à démêler le fond des impressions assez tristes que ce long débat parlementaire a laissées après lui. On admirait de tout cœur l’éloquence généreuse des avocats de la révision ; mais dans cette admiration même il y avait le chagrin de penser que tant d’efforts n’allaient point aboutir, et que ceux qui luttaient d’un si beau zèle ne luttaient que pour l’acquit de leur conscience, pour l’acquit de leur honneur, et non point pour une victoire. Il était dur aussi de penser, quoiqu’on ne prévît point d’abord certaines ardeurs de défection, que la majorité conservatrice ne se rallierait pas entièrement au moyen de conservation le plus efficace dont elle pût disposer, qu’elle ne réduirait point à leur isolement naturel les adversaires naturels du projet. On a eu plus qu’on ne l’attendait le spectacle d’alliances bien étranges, on a pu lire au scrutin des noms qui juraient bien avec leur entourage ; on a pu mesurer ainsi tout l’empire que les motifs particuliers exerçaient sur les intelligences le mieux préparées à saisir les grands motifs qui décident des destinées publiques. On a mesuré surtout cet écartement déplorable qui éloigne de jour en jour davantage des voies du pays, de ses directions les plus marquées et les plus chères, les hommes qui étaient le mieux faits pour l’y conduire. Cette tristesse néanmoins où nous ont jetés les accidens bizarres et les aspects sombres du dernier drame parlementaire, cette tristesse ne doit pas être du découragement, tant sans faut ! La majorité relative, même privée des quelques suffrages notables sur lesquels elle avait le droit de compter, reste encore plus forte qu’on ne l’aurait espéré avec la très modeste confiance que l’on plaçait dans une première tentative. 446 voix contre 278 ne peuvent rien pour un succès définitif aux termes de la constitution. 446 voix répondant, au sein du parlement, à l’appel des 1,500,000 pétitionnaires du dehors, sont un gage, un symptôme qui ne sera pas perdu pour le pays. C’est au pays d’en prendre bonne note, de continuer sans relâche sa campagne légale et pacifique, et, ne nous lassons pas de le répéter, cette campagne n’est point dirigée contre le pouvoir parlementaire, comme le crient ceux qui la calomnient ; elle ne l’est point au profit exclusif d’une personne, comme l’insinuent ceux qui voudraient faire croire qu’on l’exploite : elle est dirigée contre une constitution qui n’a pu nous rendre tolérable le devoir de la respecter qu’en y ajoutant, par compensation, le droit de la changer. Les droits et les devoirs sont assez étrangement juxtaposés dans la situation que nous a faite notre pacte constitutionnel : c’est le droit par exemple de la minorité, et même des illustres recrues qu’elle a gagnées dans nos rangs, de soutenir indéfiniment qu’on n’entend pas la nation et que ce n’est pas elle qui se plaint ; en revanche, c’est le devoir de la nation de se plaindre jusqu’à ce qu’on l’entende et jusqu’à ce qu’on la reconnaisse. Rien n’est donc plus légitime, au point de vue du code républicain, que de pétitionner encore, par cela même qu’on a vu récuser le pétitionnement, et là-dessus nous décrétons d’hérésie les purs républicains qui nous décréteraient presque de sédition. Qu’on y songe bien, il ne faut pas toujours en politique aller au bout de son droit : ce sont les casse-cou et les brouillons qui se piquent de cette rigueur ; mais on peut toujours aller au bout de son devoir. Faisons le nôtre.

Le débat de la révision n’aura donc pas eu de résultat immédiat, d’effet pratique ; on s’y attendait, on ne l’en a pas moins cherché, et il ne faut pas se repentir de l’avoir obtenu, parce, qu’il a nettement exprimé cette situation que nous avons tâché d’analyser, et sur laquelle il n’était pas prudent de s’endormir. Il a produit quelque chose d’autre, et qui n’est pas d’un moins utile enseignement. Il a jeté une lumière plus vive sur un certain nombre de figures parlementaires, sur celles des orateurs, sur quelques-uns même qui ont voté sans avoir parlé. Il a rajeuni ou confirmé d’anciennes gloires, celle de M. Berryer, celle de M. Barrot. Il a rendu un peu d’éclat à une auréole bien pâlie, il a expliqué, sinon justifié, les souvenirs pompeux que le talent de M. Michel (de Bourges) avait laissés dans la mémoire de ses amis, et qui n’y avaient pas été rafraîchis depuis déjà très long-temps. Ce débat enfin aura couronné, par un écrasant revers, la trop longue série des fantasmagories politiques de M. Hugo. Malheureusement il ne l’aura point close ; les revers et les leçons coulent sur l’orgueil en démence comme l’eau sur le marbre. Au point de vue de l’observation critique, on n’ose pas dire de la physiologie, cette discussion, qui a duré huit jours, tient ainsi une place importante dans l’histoire parlementaire de ces dernières années : on y a pu juger plus d’hommes et les juger plus à fond qu’en beaucoup d’autres circonstances passées. On a bien connu là, par exemple, comment il se faisait que les plus beaux accens de l’éloquence fussent toujours des accens d’honnêteté. Qu’on se rappelle ou qu’on relise avec un peu de suite ces longues séances qui sont comme les journées d’un tournoi ; insensiblement on se partagera presque entre deux émotions : une émotion politique qui trouble et qui gêne, l’inquiétude douloureuse que suggèrent tant de schismes et d’obstacles, et puis une émotion morale qui vous rassure, une consolation secrète qui vous gagne, à voir le noble ascendant dont on ne dépouille pas les ames honnêtes, même en leur résistant, et le charme souverain qu’elles exercent, alors même qu’elle perdent leur cause. C’est un rare plaisir de respirer dans cette universelle mêlée qui nous entoure, dans ce gâchis d’idées fausses et d’instincts pervertis, l’austère parfum qu’exhalent la droiture du cœur et la droiture du sens.

Nous n’avons point à donner ici de rangs aux héros de ces journées ; nous recueillons plutôt nos impressions dans l’ordre où elles se succédaient à mesure que durait l’épreuve. C’est M. de Falloux, c’est le général Cavaignac qui ont d’abord occupé la tribune. Nous n’avons rien à dire ni de M. Payer, — nous ne savons absolument pas ce qui l’obligeait à parler, — ni de M. de Mornay, dont les intentions chevaleresques ne pouvaient de bonne foi couvrir l’inexpérience et les témérités oratoires. Nous avons déjà rendu justice au discours de M. de Falloux, nous aimons à la lui rendre encore. On comprend assez ce qui nous sépare de lui ; nous ne marchons pas au même but, nous aurions même pensé que nous ne partions pas du même point. À notre grande joie, il accepte aujourd’hui ce point de départ ; il salue avec nous nos origines de 89, il les appelle avec nous des conquêtes. Seulement, comme c’est un esprit raffiné qui a ses réserves, il ajoute aussitôt que la révolution française remonte encore plus haut que 89, ce qui, pour peu qu’on y mette de malice et de profondeur, menace indirectement de nous ramener à « ces principes fondamentaux et historiques » dont il est l’adorateur à la fois discret et passionné. Ces principes sont l’objet de toutes ses complaisances, ils sont l’objet de toutes nos appréhensions ; mais, comme il en convient lui-même, ce n’est pas à présent qu’il est utile de les discuter, et la discussion d’ailleurs nous fourvoierait peut-être jusque dans la métaphysique berlinoise. Berlin ou Potsdam, M. Bruno Bauer ou M. de Gerlach, ont fourni plus qu’on ne croit à la philosophie de nos radicaux aussi bien qu’à celle de nos hauts tories. Nous laissons donc volontiers de côté les « principes historiques et fondamentaux » de M. de Falloux pour dire ce que nous considérons en lui, quels que soient ses principes. Il est par excellence de ces honnêtes gens que vantait Pascal, de ceux que l’on désignait sous ce nom-là dans la langue du XVIIe siècle, « des honnêtes gens qui ne mettent pas d’enseigne. » Il n’est point orateur de profession, il ne fait pas métier des fonctions tribunitiennes ; c’est un homme du monde qui dit simplement ce qu’il veut dire et ne parle point pour parler ; on sent, à tous ses discours, que sa parole est un acte. Ce sont principalement ses qualités privées qu’il a portées dans la politique, et c’est à celles-là, qui ne s’y rencontrent pas le plus communément, qu’il y doit, lui, son autorité précoce, — une perception très ferme et très délicate des choses, beaucoup d’élan généreux, un grand sang-froid par-dessus un grand courage. « Hâtez-vous et unissez-vous ! » toute la révision est là pour M. de Falloux : elle n’a pas en effet de meilleure raison d’être. Hâtez-vous ! car il est possible que la barbarie du dedans et la barbarie du dehors vous écrasent bientôt sous les ruines qu’elles feront en s’entrechoquant. Unissez-vous ! car, en restant divisés, vous en resterez aussi aux replâtrages, et il ne faut pas édifier pour un jour le repos de la France. On devine bien encore sous ces vives apostrophes l’inspiration des éternels « principes historiques. » Il y a peut-être dans cette ambition de rebâtir à perpétuité les illusions et les erreurs magnifiques d’une certaine littérature ; mais ce n’est pas le moment de reprocher de l’ambition à qui ne demande encore que le rétablissement de la concorde.

Le général Cavaignac a pris la parole pour répondre à M. de Falloux. Celui-là aussi est un homme honnête et sévère avec lui-même ; il y a de ces sentences qui tombent involontairement des lèvres et qui peignent un caractère. « J’improvise quelquefois mes phrases fort mal, disait-il l’autre jour de sa voix brève et sourde, mais je n’improvise pas mes idées, et quand je dis quelque chose, c’est que je le sens, et je suis toujours prêt à le soutenir et à le répéter. » C’est bien là réellement l’honneur, mais c’est en même temps le mauvais sort de la nature du général Cavaignac ; ç’a été la dignité de sa fortune imprévue, et ç’a été la cause de sa chute. Il a les idées à la fois inflexibles et courtes. Il met toute la fierté de sa conscience à les pousser à bout. La raideur de son intelligence mathématicienne pèse sur ses raisonnemens et sur sa conduite comme une fatalité. Il s’enchaîne lui-même et se tient pour bien enchaîné. Il se heurte à mille contradictions, mais il faut qu’il se heurte dans l’étroit espace où il renferme toute sa politique et toute sa logique ; il se heurte donc et se résigne stoïquement plutôt que d’allonger sa chaîne. Nous avons été constamment dans les rangs opposés au général Cavaignac, mais nous ne l’avons jamais nommé qu’avec une sincère estime, et dans cette estime il y avait quelque chose du respectueux intérêt qu’on sent toujours pour ces esprits laborieux et malheureux qui font eux-mêmes leur martyre. Lisez le discours du général sur la révision, et dites si ce n’est pas là le martyre dont je parle. Tout est dans ce discours rigueur algébrique, et tout y est inconséquence flagrante. Il pose en principe que la monarchie est trop faible par essence pour avoir le droit de ressusciter, et il admet comme une sorte de conclusion que la république ne sera jamais assez forte pour souffrir qu’on la discute. — Il croit que la discussion tuerait la république et tout gouvernement aussi bien qu’elle. Or, la constitution permet de discuter la république, et il ne veut point réviser la constitution. — Il professe la foi la plus absolue dans le suffrage universel ; mais cette foi est elle-même subordonnée à une autre qui est encore bien plus absolue. Le premier article de son symbole, c’est que la république était nécessaire de toute éternité. À quoi se résoudre, si le suffrage universel ne veut plus de la république ? Il prétend que la république, c’est le suffrage universel ; mais il n’en est pas moins prêt à sacrifier le suffrage universel à la république, qui n’existe pourtant que par lui. Comment sortir de ces défilés d’angoisse ? Le général Cavaignac se défend vainement d’être un adepte du droit divin ; il n’y a que par là qu’il se sauve : il n’appelle pas la doctrine par son nom, soit ; il y recourt et l’accepte sous forme de périphrase, « Il n’est pas possible, dit-il, que Dieu, qui savait ce qu’il faisait, ait laissé l’ordre politique dépourvu de tout principe, qu’il ait refusé, si je puis ainsi dire, l’émanation de sa pensée dans l’ordre des choses politiques. » Cela peut se dire, que l’honorable général en soit bien convaincu, cela s’est dit : il est un livre, et un beau livre, qui s’appelle la Politique tirée de l’Écriture sainte ; mais le gouvernement pour lequel Bossuet cherchait dans l’Écriture une émanation dirigeante de la pensée divine selon le langage du général Cavaignac, ce n’était pas la république : c’était la monarchie du roi Louis XIV. Voilà donc la république du XIXe siècle assise, à côté de la monarchie du XVIIe, sur un même fondement d’autorité traditionnelle et imprescriptible. C’était bien la peine de se plaindre des prétentions liberticides de la monarchie constitutionnelle !

Le général Cavaignac est un homme de commandement, et il veut un état où l’on puisse commander à l’aise. Ce n’est pas chez lui, le ciel nous préserve de l’insinuer ! une étroite et vulgaire passion ; c’est une doctrine qu’il a dans le sang et qu’il porte écrite sur son visage. Telle n’est point la république des avocats. M. Michel (de Bourges) a commencé par protester contre l’intolérance dogmatique de son voisin de la gauche ; jamais il n’y eut de différence plus sensible entre deux coreligionnaires. Le dogmatisme intraitable du général n’est pas du tout le fait de l’homme du barreau. Celui-ci ne dogmatise pas, n’algébrise pas ; il a des phrases quelquefois apparentes, des aperçus quelquefois ingénieux ; il court après les effets de mots ; il est évidemment heureux de ne pas les manquer tous ; le métier le reprend au milieu de sa bonne fortune oratoire, et il la compromet en visant à l’embellir. L’éducation n’a pas été la même chez les deux alliés ; ils se ressentent chacun de la sienne : l’un s’est fait tout d’une pièce, sous la tente d’Afrique, dans les âpres réalités de la vie du désert et de la guerre ; l’autre a traversé les fausses surexcitations et les fausses langueurs de la vie romanesque, telle qu’on l’a rêvée dans nos derniers vingt ans ; il a passé par toutes les exagérations stériles de l’opinion, du cœur et du langage. Les années le guérissaient, la tourmente l’a repris quand il était au port et s’amarrait déjà fort solidement. Il a fait bonne mine à mauvais jeu ; il s’est relancé en pleine aventure. Voulez-vous juger ces deux hommes sur un mot : pour le général Cavaignac, la république est un théorème qu’il s’est démontré méthodiquement, et qui le conduit par le chemin qu’on a vu jusqu’au muet rigorisme du droit divin. Il est froid, positif, obscur même ; mais sous cette obscurité l’on devine encore un fonds solide. Écoutez Me Michel, et tâchez de découvrir la solidité de sa pensée : « La tribune est toujours redoutable pour moi, car de cette hauteur du monde intellectuel il ne devrait tomber que des paroles dignes du peuple à qui elles sont adressées. Or, qui peut être sûr de la vérité ? Voilà pourquoi je m’abstiens assez volontiers du périlleux honneur de faire entendre ma voix dans cette assemblée. Aujourd’hui je ne suis pas ému, j’ose dire que je suis sûr de la vérité. Je défends la république : c’est l’instinct des peuples ! » Sonnez, trompettes, battez, tambours ! Nous aimons encore mieux le droit divin du général Cavaignac que cet instinct des peuples.

Il y aurait plus d’une analogie piquante à saisir entre M. Michel (de Bourges) et M. Victor Hugo. M. Michel plaide un peu dans le style des Orientales, et M. Hugo est allé s’asseoir à côté de l’avocat formé par ses poésies, au milieu des superbes montagnards de 1851. Mais il nous semble que nous avons déjà trop parlé des variations de l’ex-pair, et qu’on n’en peut plus rien dire qu’un chacun ne se soit dit. Un mot cependant encore. Nous en appelons à la sincérité de ceux qui ont ouvert leurs rangs à M. Victor Hugo : où croient-ils, en conscience, que leur associé de fraîche date siégerait au jour d’aujourd’hui, si l’élévation naturelle d’un riche et brillant esprit n’avait empêché M. de Lamartine d’aller à la démagogie ? M. de Lamartine une fois rouge, qu’il nous pardonne cette hypothèse, M. Victor Hugo aurait, à l’heure qu’il est, recommencé ces célèbres discours à l’Académie et au roi, dans lesquels il touchait d’un si fier pinceau les splendeurs du trône monarchique et les médiocrités de la philosophie libérale. Il eût par là du moins évité la sévère justice que M. Baroche a si vigoureusement infligée à la plus éclatante, sinon peut-être à la dernière de ses conversions.

L’irritation provoquée par l’étalage extraordinaire d’une conversion si récente dominait sans doute encore l’assemblée nationale, lorsque M. Baroche lui-même, à la suite d’un malentendu qui dénaturait ses argumens, a failli subir le contre-coup des impatiences encore frémissantes, et s’est vu comme assiégé dans la tribune pour un mot mal compris. Cette scène et celles qui se rattachent au discours de M. Hugo sont d’ailleurs le seul épisode orageux de la discussion. Nous passons vite sur l’apparition plus ou moins insignifiante de M. Coquerel ou de M. Duprat. Le sens de M. Coquerel, qui est en soi bon et solide, a pourtant un malheur : il a la vue courte ; son esprit va se cogner lourdement aux angles les plus aigus de toutes les questions. Soit dit en passant, c’est cette myopie intellectuelle qui l’a mis du congrès de la paix. Ce que dit M. Coquerel aurait bien son effet ; seulement il ne voit pas où il faut le dire ni à qui, et il se fait ainsi très mal recevoir de tout le monde. C’est un homme évangélique qui, par caractère et par ministère, prêche la conciliation, et il s’arrange pourtant de manière à louer si bien les vertus domestiques de la branche cadette, qu’il a l’air de n’en plus rester pour la branche aînée ; encore la faute de la vue courte. Quant à M. Dufaure, il est toujours le sage qui se contente de peu. Nous sommes bien d’avis que le temps ne se prête pas aux vastes désirs ; mais désirer mieux que la constitution n’est pas encore désirer beaucoup : M. Dufaure le reconnaît et n’en exige pas moins qu’où l’on est on se tienne. C’est assurément de la prudence, c’est peut-être aussi quelque chose comme du patriotisme de clocher. Nous l’avouons, nous préférons hautement le patriotisme de M. Berryer et celui de M. Barrot. Les discours de ces hommes éminens ont trouvé de l’écho dans toutes les profondeurs de la sympathie publique. Légitimiste par ses antécédens, par sa position, par les liens de toute sa vie, M. Berryer est de son pays et de son temps par toutes les forces, par toutes les tendances de sa nature. Il s’est produit sans doute plus d’une fois de rudes tiraillemens entre ces tendances éclairées et les exigences de son parti. Il a son honneur à sauver, mais il souffrirait trop que ce fût en faisant violence aux lois, aux besoins de son esprit. Il sauve son honneur de chef de parti ; il dit : « Mon principe avant tout, d’abord le triomphe de mon principe et subsidiairement l’amélioration de la république ; » mais on voit qu’il ne jettera pas le manche après la cognée, qu’il ne jouera pas à la politique pessimiste, si, comme s’exprimait M. Barrot, son subsidiaire devient le principal. De même il tonne contre la réélection inconstitutionnelle du président de la république ; il ne veut la révision que pour l’empêcher ; mais enfin, puisqu’il la veut, c’est qu’il comprend aussi que la révision est une large route par où peut passer toute la France sans mauvaise honte pour personne. Les injures de son parti ne lui ôteront pas cette confiance.

Nous avons cité plus d’un passage du discours de M. Odilon Barrot. Ce discours aura été l’un des actes les plus honorables de sa vie ; on ne saurait unir plus d’abnégation à plus de dignité. Le ministre congédié par une velléité qui a malheureusement coûté trop cher ne s’est pas souvenu de la dureté du procédé ; il n’a envisagé que la faute politique, il en a tiré une belle leçon sur les imperfections de notre charte républicaine, et le calme d’un esprit ainsi dégagé lui a communiqué une lucidité plus sereine et plus sagace dans l’analyse des matières d’état.

Puis on a voté ; — les légitimistes ne voulaient point, a-t-on dit, laisser porter à la tribune le manifeste de l’autre branche : ils ont fait une majorité pour clore la discussion ; ç’a été là peut-être le prétexte qui a couvert ou déterminé l’écart regrettable par lequel la révision n’a pas eu tous les suffrages qu’elle pouvait attendre. Nous n’en sommes pas moins profondément pénétrés du tort que se sont fait à elles-mêmes, qu’ont fait à la cause entière de l’ordre, dont elles devraient toujours être les soutiens, les quelques personnes influentes qui ont ce jour-là volé comme la montagne : un état-major et point de soldats ; M. Thiers tout seul accolé à M. Testelin. Quelles conséquences n’y a-t-il point à déduire d’une situation si nouvelle ! et quelles raisons assez intimes pourraient la justifier ?

Les légitimistes qui avaient voté la révision tout en murmurant contre M. Berryer, ceux qui n’avaient pas été jusqu’à la rupture ouverte, se sont dédommagés le surlendemain en renversant presque le ministère sur un coup de dé. C’était à propos du pétitionnement, et il y avait encore au jeu la main de M. Baze, dont nous ne voulons pas cependant toujours parler. Il a donné là un beau spécimen de cette activité malfaisante que nous décrivions l’autre fois ; on dirait qu’il tient absolument à gagner les voix de tous les partis extrêmes en servant leurs rancunes et leurs brouilleries : on n’est pas questeur pour rien. La majorité était encore plus étonnée que le ministère lui-même du beau chef-d’œuvre qu’on avait fait ; le ministère est resté sur les instances réunies du président de la république et des principaux membres de l’assemblée. Ce n’était pas un petit embarras de lui trouver des successeurs.

L’assemblée législative prendra le 10 août des vacances qui doivent durer jusqu’au 4 novembre ; elle a aujourd’hui réélu son bureau, elle va nommer sa commission de permanence, et l’on peut espérer que la majorité saura faire passer la liste conciliante formée d’un commun accord dans les réunions des Pyramides et de la rue de Rivoli.

On distribuera demain le remarquable rapport de M. Vitet sur le projet de loi relatif à l’emprunt des cinquante millions qui doivent servir à la ville de Paris pour la construction des halles et le prolongement de la rue de Rivoli. Il y a là de longs travaux à donner aux classes laborieuses et dans cette occupation assurée des ouvriers une garantie de sécurité générale. Le gouvernement et la ville de Paris n’auront peut-être jamais fait ensemble d’entreprise plus utile et plus grande ; il n’est que juste de reconnaître la part essentielle que le ministre de l’intérieur a prise dans cette vaste opération. On a déjà distribué le rapport de M. Passy sur le budget des dépenses de l’année 1852 ; c’est un document qui pourra sérieusement occuper les loisirs de la prorogation et qui prépare, avec l’habituelle netteté de M. Passy, l’une des plus graves discussions qu’on ait à prévoir pour la rentrée.

La France et l’Angleterre maintiennent toujours d’accord les protestations qu’elles opposent à l’incorporation des provinces slaves de l’Autriche dans l’Allemagne fédérale. L’Autriche, après avoir annoncé catégoriquement la ferme volonté de passer outre, reviendrait, à ce qu’on croit, vers des sentimens moins vifs. Sans renoncer à des plans qu’elle poursuit avec toute l’opiniâtreté d’une fortune redevenue heureuse, la cour de Vienne en ajournerait l’exécution. On assure que le cabinet de Pétersbourg aurait agi très utilement à Vienne pour déterminer cette sorte de concession. Ce serait là l’effet d’un revirement intérieur dans la direction de la politique russe sur ce terrain. Le czar Nicolas avait d’abord considéré cette incorporation de l’Autriche dans l’Allemagne comme une garantie contre le désordre révolutionnaire ; M. de Nesselrode y verrait surtout l’inconvénient d’une modification profonde de l’équilibre européen, d’une altération durable des traités de 1815.

L’état général de l’Italie est un autre sujet d’embarras pour les hautes puissances intéressées au maintien de la paix. Ce n’est pas du Piémont que vient surtout le péril, malgré les calomnies qui le représentent toujours expirant sous les coups des mazziniens. Les institutions libres s’affermissent à Turin, et y protégent l’ordre en même temps que la liberté. Les pays où de fatales circonstances ont amené de violentes répressions intérieures sont moins tranquilles malgré la surveillance qui les observe. On dirait que le sol est miné par les trames secrètes des conspirations souterraines, et qu’il tremble sous les pas. Il y a là d’extrêmes difficultés qui compliquent cruellement la situation de la France en Italie. La France garde le pape à Rome, et ce qu’il y a de pénible dans cette fonction ainsi prolongée, si honorable qu’elle soit, n’a pas toujours été adouci par une confiance très entière. Après tout, le pape peut bien éprouver les mêmes inquiétudes que nous sur les conséquences de l’année 1852. Il a chez lui tout à point une armée qui, dans de certaines mains, servirait vite à les lui faire sentir. On a cependant exagéré beaucoup les embarras qui avaient pu se présenter dans des relations nécessairement délicates. Le pape était allé à Castel-Gandolpho pour le simple plaisir de la villégiature ; le voisinage avait amené une rencontre du roi de Naples. Peu s’en est fallu qu’on ne transformât cet incident très inoffensif en une tentative calculée de fuite et de recours aux Napolitains. La vérité est que le pape serait fort embarrassé de recourir, pour se passer de nous, soit à l’Autriche, soit à Naples. L’Autriche ne se soucie pas d’occuper Rome, et le pape, qui sait ce que coûte l’occupation des Autrichiens, se soucie encore moins de changer pour eux des hôtes aussi cordialement généreux que nous. Nous avons à Rome dix mille Français, parfaitement commandés et disciplinés, que nous payons sur notre budget, et qui mangent leur solde au profit des bourses romaines. L’entretien des troupes autrichiennes enlève au contraire à la trésorerie pontificale 155,000 fr. par mois, sans compter les circonstances extraordinaires, comme la fourniture d’habillemens, qu’il fallut livrer gratis il y a quelque temps. Le roi de Naples, de son côté, a très grand besoin de ses troupes : il complète ses régimens suisses, il enrôle de nouvelles recrues, il est inquiet de l’esprit de son pays ; ce n’est pas pour s’aventurer au dehors. Le pape, en vérité, n’a pas le choix des protecteurs, et la république française se conduit bien avec lui comme si elle avait hérité du titre des rois très chrétiens, et qu’elle fût la fille aînée de l’église.

L’Espagne n’offre point d’apparence si sombre : le temps n’est plus là des révolutions tragiques. À Madrid aussi, les chambres vont se clore. Le monde parlementaire se disperse déjà ; il est un peu partout, à Londres et à Paris, en attendant la fin légale de la session qui aura lieu probablement d’ici à quelques jours. Dans cette courte session de deux mois, le parlement espagnol a cependant trouvé moyen de terminer la grande affaire de ces derniers temps, la question du règlement de la dette. Le sénat a voté tout récemment le projet de loi ministériel, déjà adopté par le congrès. Nous n’avons point à revenir sur la discussion parlementaire qui a eu lieu, et où des discours remarquables à divers points de vue ont été prononcés soit par M. Mon, soit par le président du conseil, M. Bravo Murillo. En réalité, le côté politique a trop souvent primé le côté financier dans cette discussion. Chacun avait visiblement son parti pris, et comme le cabinet a la majorité dans le parlement, son projet s’est trouvé par cela seul adopté sans modifications. Reste maintenant la plus difficile besogne, l’exécution pratique des mesures votées et sanctionnées. On ne saurait se dissimuler que le crédit du pays en dépend. Nous croyons que l’Espagne, avec ses ressources naturelles, peut suffire à cette charge nouvelle, qui d’ailleurs n’était point imprévue, et qu’il était de son devoir d’assumer le plus tôt possible vis-à-vis de ses trop nombreux créanciers. Après tout, la meilleure garantie du service de la dette comme de toute grande mesure financière, c’est une bonne politique, c’est le progrès de la sécurité générale. S’il y avait enfin dans la maison d’Isabelle II une descendance directe, ce serait une garantie importante pour cette sécurité trop souvent ébranlée de la monarchie espagnole. On annonce encore une fois officiellement que la reine a reçu les félicitations publiques au sujet d’une grossesse qui daterait déjà de cinq mois. D’autre part, on dirait que la nation veut aussi s’aider elle-même. Les intérêts matériels, qui ont si fort souffert, se remuent, les projets se multiplient. La canalisation de l’Èbre est au moment de s’accomplir, et portera la vie dans les provinces intérieures. Des propositions viennent d’être faites pour établir un chemin de fer entre Madrid et Iran ; le gouvernement a soumis aux chambres un plan qui pousserait celui d’Aranjuez dans la direction d’Alicante jusqu’à Almanza. Il est fort à désirer qu’un tel mouvement se régularise et prenne la place qu’il mérite dans les préoccupations du ministère : ce serait un réel service rendu à un pays où toutes les ressources abondent, et où les moyens d’en tirer profit manquent jusqu’ici presque absolument.

Nous continuons encore aujourd’hui nos nouvelles de Chine qui nous arrivent plus détaillées et plus significatives. On dirait que le Céleste Empire voit à son tour apparaître l’aube passablement sinistre d’une révolution sociale. La fièvre révolutionnaire semble, ainsi que le choléra, gagner jusqu’à ces lointains rivages. Des incidens qu’on aurait cru très médiocres sont devenus des complications très graves. Le nombre des bandits épars du Kwang-si s’est accru en même temps qu’ils se ralliaient les uns les autres. Les bandits sont maintenant des rebelles. Ils comptent quarante mille hommes sous les armes. Réunis d’abord pour le maraudage, ils paraissent avoir étendu leur ambition jusqu’à faire de l’opposition à la dynastie, et songent à constituer des indépendances provinciales. L’empereur, avec toute sa puissance, avec toutes ses troupes, non-seulement n’a pu dompter les insurgés, mais il a eu ses soldats battus dans plusieurs engagemens. La raison en est que le peuple du Kwang-si préfère les voleurs aux mandarins. Les premiers ne pillent que les riches ; les seconds dépouillent les pauvres eux- mêmes. On craint que l’insurrection ne gagne les autres provinces. Dans la province du Kwang-tung, aux environs du Bogue, le peuple est également en armes, et l’occasion du soulèvement ne laisse pas d’être curieuse comme détail des mœurs politiques de la Chine.

Un homme fut arrêté par l’ordre du vice-roi Seu pour n’avoir pas pu payer son impôt territorial, l’impôt qui frappe les rizières. On le mit en prison ; ses amis réussirent cependant à rassembler l’argent qu’il devait, et le portèrent au vice-roi. Seu crut l’affaire bonne, et refusa de recevoir cet argent à moins que les amis du prisonnier ne s’engageassent en même temps à lui livrer quelques voleurs qui infestaient la campagne. Ceux-ci protestèrent en vain contre cette exigence, et le prisonnier désespéré se coupa la gorge dans son cachot. La nouvelle du suicide agita la population. Les lettrés prirent le cas au sérieux, et la vengeance du mort à cœur. Ils jetèrent dans la chaise à porteur de Seu une remontrance, comme qui dirait une plainte en forme, le signe consacré du mécontentement public des Chinois, leur pétitionnement. Seu, grandement en colère, offrit 500 taëls à celui qui lui désignerait l’auteur de cet écrit. Immédiatement cent habitans notables en revendiquèrent la responsabilité. Seu fut paralysé par cette manifestation, mais il déclara que ces cent personnes ne seraient point admises à concourir dans les examens biennaux qui ont lieu justement cette année. La privation d’examen doit être une sorte de dégradation civique sur cette terre classique du mandarinat. Une centaine de soldats fut donc placée près des salles où l’on subit les épreuves, pour en interdire l’entrée aux personnes proscrites. Grande désolation de voir tant de bacheliers manqués. Le peuple en a été si vivement affecté, qu’à son tour il repousse en masse les collecteurs et refuse l’impôt des rizières. D’après des témoignages dignes de foi, le seul district du Bogue et de Tong-koo peut mettre sur pied cinq cent mille hommes : il faut donc que Seu succombe, ou, si l’empereur veut le soutenir, il se pourrait bien, assure-t-on, que l’empereur lui-même n’eût pas le dernier. Quelle singulière origine pour une révolution, mais aussi quelle curieuse analogie ! Le ship-money refusé par Hampden, le tea-duty par les citoyens de Boston, ces causes fameuses des révolutions d’Angleterre et d’Amérique, auraient désormais leur pendant en Chine : le refus de l’impôt des rizières, et puis le chagrin de ne point passer d’examens. En attendant, le vice-roi Seu est fort en peine, et l’empereur ne se trouve guère plus à l’aise. À l’ouest l’insurrection des bandits, à l’est le refus de l’impôt ! Il est probable que le succès des premiers insurgés a donné du courage aux seconds. L’armée chinoise coûte aussi cher que si elle était une armée européenne ; mais il ne paraît pas que le souverain en tire plus de services contre les ennemis du dedans que contre les barbares rouges du dehors. Nous espérons tenir nos lecteurs au courant de ces péripéties domestiques de l’empire du milieu.

ALEXANDRE THOMAS.

REVUE LITTERAIRE.
PUBLICATIONS BELGES.

On connaît assez mal en France et on ne suit point avec toute l’attention qu’ils méritent les travaux qui chaque année, en Belgique, viennent accuser de plus en plus, dans le domaine des études historiques, une tendance énergiquement nationale. La Belgique s’est constituée en nation il y a vingt ans à peine ; devenue, par un triste privilège, le foyer d’une industrie qui la livre fatalement aux influences étrangères, elle n’en fait pas moins, en dépit d’entraves et d’obstacles multipliés, de louables efforts pour conquérir sur le terrain des lettres et des sciences la même place que sur le terrain des intérêts matériels et politiques. C’est là une rude tâche pour les écrivains belges ; mais d’intéressans travaux sont venus prouver qu’ils sauraient l’accepter et la remplir dans toute son étendue, si le gouvernement de la Belgique savait de son côté seconder leurs efforts en les affranchissant par une honorable initiative de la pression des littératures voisines.

Deux ouvrages se signalent particulièrement à notre attention parmi ceux qui ont récemment paru en Belgique : l’Histoire du Congrès national de Belgique, par M. Théodore Juste[1], et l’Histoire du Droit des Gens, par M. F. Laurent[2]. L’Histoire du Congrès de Belgique nous retrace un des épisodes les plus curieux de l’époque contemporaine. Dans un siècle où tout tend au rapprochement des peuples, à la communauté des idées, au rapport plus étroit et plus fréquent des intérêts, on voit tout à coup un royaume se couper en deux états par le simple effet d’un déchirement intérieur. Et, chose plus étrange, à une époque où les croyances pèsent chaque jour d’un moindre poids dans les affaires humaines, en un moment où la foi et la liberté sont partout ailleurs en hostilité sourde ou flagrante, ici le principal mobile de la séparation est une cause essentiellement religieuse, et dans le combat qui sur ce motif s’engage pour l’indépendance éclate l’alliance patriotique du sentiment libéral et du sentiment chrétien.

Ainsi s’ouvre la révolution belge. À des débuts heureux d’heureuses suites succéderont-elles ? Par quelle sagesse ferme et conciliante la Belgique est-elle parvenue à conjurer les orages qui grondaient autour de son berceau ? C’est ce que va nous apprendre M. Théodore Juste en retraçant l’Histoire du Congrès national, qui, avec un tact bien rare parmi les assemblées, sut fonder dans la paix un état nouveau, et l’établir sur les bases saintes de la justice et de la liberté, de la tradition respectée et du progrès reconnu.

Trois grands services résument l’œuvre du congrès belge : la reconstitution de la nationalité belge, l’avènement d’une dynastie gardienne de l’indépendance reconquise, l’établissement d’une monarchie démocratique sans précédent en Europe. Les puissances du Nord redoutaient dans l’indépendance belge la rupture de traités qui leur étaient favorables, l’envahissement de l’esprit de révolution qui gagnait d’un pas vers eux ; l’Angleterre craignait surtout l’agrandissement de la France et la diminution de son propre commerce. Le roi Louis-Philippe apporta à la Belgique un puissant secours en cette occasion, ne l’oublions pas. Sa sagesse leva le premier obstacle à l’indépendance en faisant adopter la politique de non-intervention ; son désintéressement supprima le second, et non le moindre assurément, par la ferme résistance qu’il opposa à toute idée d’incorporation et d’ambition de famille.

Après la question de la nationalité venait celle de la forme de gouvernement, grave question qui n’a cessé d’être agitée en Europe depuis la fin du dernier siècle jusqu’à nos jours. Il est intéressant de voir par quels argumens elle fut résolue en Belgique. La république était préconisée, à différens points de vue, dans un intérêt de prochaine réunion à la France, par MM. Lardinois, David et Camille Desmet, au profit de la liberté religieuse par l’abbé de Haerne, imbu des doctrines du journal l’Avenir. L’opinion de MM. Seron, Pirson et de Robaulx, qui l’appuyèrent pour elle-même et comme la forme de gouvernement la mieux appropriée à la démocratie, a seule du prix pour nous. Ce qu’ils dirent peut se réduire à ceci : « La république, mieux qu’un autre gouvernement, réalise le bonheur commun, parce qu’elle est fondée sur la volonté de tous ; là, la loi se trouve placée au-dessus du caprice d’une personne, et jamais la passion individuelle ne se substitue aux prescriptions de la loi. Autre avantage : les mœurs se conservent simples et austères à l’abri du luxe et de la prodigalité des cours. » A leur tour, les partisans de la monarchie constitutionnelle se levèrent et combattirent la république par deux espèces de raisons, les unes tirées de la situation particulière de la Belgique, les autres prises du fond même des choses et bonnes par conséquent à méditer en tout lieu : « Aucun système de gouvernement, dit M. Devaux, ne favorise l’intervention étrangère autant que la république ; les passions des partis les rendent indifférens sur les moyens : triompher est tout pour eux. Il est presque impossible qu’ils ne finissent par s’allier ouvertement, tout au moins par sympathiser et s’unir secrètement, chacun suivant ses intérêts, l’un avec telle puissance vaincue, l’autre avec une puissance rivale. C’est une vérité dont l’histoire des républiques fait foi presque à chaque page. » Les raisons des adversaires de la république parurent décisives au congrès, et, à la majorité de 174 voix contre 13, il se prononça pour la monarchie héréditaire. Restait encore l’entreprise la plus considérable et la plus semée de périls, l’organisation des pouvoirs de l’état et des libertés publiques. Là principalement apparut la science politique, l’habileté prévoyante du congrès belge. Cette assemblée donna à la Belgique la constitution qui la régit encore. Grace à cette constitution, nul en Belgique ne conteste aujourd’hui ni le principe du pouvoir, ni la forme du gouvernement ; les partis se combattent sur le terrain légal, et les mœurs prêtent appui aux lois.

L’Histoire du Congrès belge de M. Juste révèle chez l’auteur deux des plus essentielles qualités de l’historien, l’exactitude et l’impartialité. L’ouvrage de M. Laurent sur le droit des gens nous transporte dans un ordre d’idées et de problèmes historiques très différent de celui où s’arrête M. Juste. Prouver par l’histoire que l’humanité marche vers l’association et la paix, tel est le dessein de l’honorable professeur de l’université de Gand. Il étudie successivement les peuples anciens et les peuples modernes, divisant sa tache sur l’indication précise des événemens. Des deux parties promises par M. Laurent, la première seule a paru. Elle comprend l’Orient, la Grèce et Rome. En Orient, la théocratie domine et les barrières des castes s’élèvent éternelles entre les hommes ; l’esprit humain s’émancipe en Grèce du joug sacerdotal, et la cité s’y substitue à la caste. Rome, destinée à conquérir le monde par ses armes, en effectua par ses lois l’unité politique. Tous les hommes libres alors devinrent membres de la même cité, il ne resta en dehors que les esclaves. Il n’y a rien à reprendre à ces traits généraux ; ils sont aussi exacts que bien marqués. Il y a dans le livre de M. Laurent nombre de choses très justes et bien senties sur la force et l’isolement considérés comme lois de l’antiquité. Où est la puissance, là est la justice - id oequius quod validius, disait Tacite, en cela énergique interprète des vieilles opinions. L’isolement rencontre son expression la plus haute dans le patriotisme des anciens, étroit, agressif jusqu’à flétrir tout étranger du titre de barbare, jusqu’à donner au mot étranger la même signification qu’à celui d’ennemi, jusqu’à faire résulter de la défaite l’esclavage du vaincu, de la conquête l’asservissement du pays conquis. M. Laurent ne sait pas aussi bien se garder contre l’erreur dès qu’il tombe dans le courant des systèmes du jour. Deux idées surtout le fascinent, l’entraînent et l’égarent : l’idée d’une révélation continue et progressive, dont la lumière monterait de plus en plus pure et éclatante du sein de l’humanité pour éclairer sa marche ; l’idée de je ne sais quelle solidarité de destin appelée prochainement à ne faire qu’un corps de tous les hommes, et qu’il voit de moment en moment se développer. Comme cette double illusion, propagée de toute manière par l’enseignement socialiste, tend logiquement à ruiner dans sa base la vérité chrétienne, à compromettre dans son principe l’avenir social, il importe de s’y arrêter.

Le christianisme professe, comme premier dogme, la bonté originelle de l’homme, sa prompte chute par le péché, la nécessité de la révélation divine pour le relever des suites de sa faute : les ténèbres de l’intelligence et la corruption de la chair. Long-temps la philosophie, d’accord en ce point avec la religion, a cru, elle aussi, sur le témoignage unanime du passé, à une période de bonheur et d’innocence coïncidant avec l’enfance de l’humanité. Elle s’est ravisée depuis, et il a été dit qu’il ne faut plus chercher l’âge d’or derrière nous, mais devant. La révélation, que les sages niaient jadis, ils l’affirment maintenant ; mais, en déplaçant la source, ils la font sortir de l’homme, devenu ainsi son flambeau et son dieu. Les Allemands, poursuivant de hautes imaginations, ont les premiers lancé sur terre cette hypothèse décevante. L’utopie a marché son chemin, et, à défaut de la raison, qui lui refuse net son aide, on lui a voulu un appui historique. Alors a été entrepris un immense travail ayant pour objet l’étude de l’idée religieuse à sa naissance et dans ses développemens successifs chez les diverses nations. Ce travail n’a malheureusement abouti qu’à de vagues hypothèses ou à de tristes déceptions. L’humanisme a été une seconde erreur qui a exercé une fâcheuse influence sur les études historiques contemporaines, et qui a laissé trace dans le savant ouvrage de M. Laurent. De l’humanisme à la solidarité humaine, il n’est vraiment qu’un pas. L’un m’assujétit à mes passions, l’autre aux passions d’autrui ; celle-ci me ravit mon indépendance de citoyen, celui-là mon indépendance d’homme ; tous deux me rejettent dans les chaires brisées du passé. M. Laurent aurait pu et dû remarquer, dans son Histoire du Droit des Gens, que l’association, aujourd’hui tant préconisée, ne s’élève jamais au rang d’institution publique qu’aux dépens de la liberté personnelle, qu’elle apparaît toujours au berceau des peuples ou près de leur tombeau, formée par la faiblesse ou cimentée par la tyrannie, sous l’empire constant des nécessités les plus cruelles, la lutte violente au dehors ou la dissolution intérieure des mœurs. Chez les Germains, peuplades éternellement en guerre les unes contre les autres, l’association se montre partout. À côté de l’association militaire du chef et des compagnons, sorte de communauté de périls et de gains, auprès des ghildes créées sous le serment pour l’aide réciproque des associés, se présente la famille constituée en société de défense jurée autant que d’affection naturelle, de vengeance et de secours mutuels. « Leurs armées, dit Tacite en parlant de ces peuples, ne se composent point d’hommes rassemblés au hasard, mais de familles et de parentés. » Telle est l’association quand elle naît pour un peuple jeune du besoin de la conservation : nécessaire sans doute, elle n’a rien pourtant de bien enviable ; mais combien moins l’est-elle lorsqu’elle s’établit dans un état vieilli sous prétexte du partage égal des avantages sociaux ? Quand, d’un œil interrogateur, on parcourt la vaste collection du code justinien, il vient un moment où l’on s’arrête étonné en se demandant : Qu’est devenue la vieille opulence romaine ? — Partout des champs stériles et la profondeur des solitudes. — Et les superbes fils du peuple-roi, où sont-ils ? — Dans les villes, les collèges municipaux des décurions asservis, les associations serviles des corps d’états ; dans les campagnes, les laboureurs, sous des titres divers, généralement enchaînés au sol ; en tout lieu, sur tout homme, la contrainte et l’exaction ; tels ont été les tristes fruits de l’association érigée en institution publique. Entravées par un pareil régime, l’industrie, la culture, resserrèrent peu à peu leur cercle, et l’homme se trouva trop heureux d’abandonner le sol natal pour échapper à l’oppression sociale. Quand les barbares se présentèrent aux portes de l’empire romain, ils trouvèrent des royaumes vides à se partager, inania regna !

L’ouvrage de M. Laurent, malgré quelques assertions contestables, n’en mérite pas moins d’être noté comme un des travaux historiques les plus importans qu’ait vus récemment paraître la Belgique, et une forte érudition y rachète, y corrige quelquefois les écarts de l’esprit d’utopie.

À côté des livres de MM. Laurent et Juste, d’autres publications plus légères montrent que l’esprit belge s’essaie avec non moins d’ardeur sur le terrain des lettres que sur celui des sciences. Telles sont les Fables de M. de Stassart, que recommande l’alliance d’une aimable gaieté et d’une fine bonhomie[3]. Un petit poème de M. Van Hasselt, la Mort de Louise-Marie d’Orléans[4], se distingue aussi par de vives et touchantes inspirations. Il y a au-dessus de toutes ces publications une pensée commune ; il y a entre elles un lien étroit qui les réunit : c’est un patriotisme sincère, c’est aussi un instinct sûr et profond des vraies sources de l’originalité nationale. Le mouvement littéraire qui commence en Belgique se continuera, on aime à le croire, et l’occasion d’y revenir ne nous manquera pas.


P. Rollet.



V. de Mars.
  1. 2 vol. in-8o, Bruxelles, chez Aug. Decq.
  2. 3 vol. in-8o, Gand, chez Hebbelynck et chez Merry.
  3. Une traduction anglaise de ces fables vient de paraître à Londres en un volume in-18, chez Strange, Pater-Noster-Row.
  4. Bruxelles, chez Van-Buggenhoudt.