Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1846
31 octobre 1846
Il est possible maintenant d’embrasser dans son ensemble la question espagnole. Sur cette grande affaire, notre langage a été, dès l’origine, net et positif, parce que notre conviction était profonde. Chemin faisant, nous avons pu justifier notre opinion par des renseignemens qui ont été fort remarqués, et qu’ont reproduits plusieurs des organes les plus importans de la presse non-seulement en France, mais en Angleterre et en Allemagne. Aujourd’hui un dénouement heureux a mis un terme à tous les doutes, à toutes les inquiétudes. Le retour des princes et l’arrivée en France de Mme la duchesse de Montpensier permettent de porter sur la situation un jugement complet et impartial.
Si nous n’avions vu dans le double mariage qu’une satisfaction donnée à des sentimens de famille, nous n’eussions pas accordé à cette négociation une attention aussi sérieuse ; mais comment, en présence des rapports intimes qu’établissent entre la France et l’Espagne le voisinage, les souvenirs historiques et les traités tant anciens que nouveaux, comment pouvait-on refuser à une pareille affaire une véritable importance politique ? Sans doute on doit toujours mettre en première ligne les besoins et les intérêts des peuples ; seulement, pour arriver à servir ces intérêts et ces besoins, il faut recourir à des combinaisons, à des moyens qu’on appellera, si l’on veut, secondaires, mais dont la nécessité n’est pas moins réelle. Ces combinaisons, ces moyens, nous les trouvons dans les alliances des familles royales, dans l’avènement des dynasties. De nos jours, un écrivain éminent a mis en toute lumière cette vérité politique, que l’histoire constate à chaque pas, et c’est précisément en nous initiant au secret des négociations relatives à la succession d’Espagne sous Louis XIV, que M. Mignet nous a signalé la toute-puissance des causes générales derrière les causes secondaires de mariages, de dynasties et de lois de succession. Nous étions donc d’accord avec les meilleurs esprits, quand nous avons, dès le principe, reconnu à cette question toute sa portée dans le présent et pour l’avenir.
Il fallait une conclusion à la politique que nous avions suivie depuis treize ans à l’égard de l’Espagne. Quand Ferdinand VII eut fermé les yeux, la France accepta et travailla à maintenir l’ordre de succession qu’il avait établi, et qui devait, par les femmes, perpétuer en Espagne la race de Philippe V. Quel démenti, quel honteux dénouement à cette politique, si la reine Isabelle, dont nous avions protégé le berceau, eût donné sa main à un prince autre qu’un Bourbon ! Lord Aberdeen, quand il était aux affaires, eut la bonne foi de reconnaître que le gouvernement français ne pouvait accepter un pareil résultat. Il comprit que la quadruple alliance ne pouvait avoir pour effet l’humiliation de la France dans la question capitale du mariage de la reine Isabelle. Lord Palmerston a eu d’autres pensées, il a voulu nous infliger un échec qui devait nous être des plus sensibles. En l’évitant, nous avons su à la fois défendre les traditions de la vieille politique française et donner satisfaction à l’esprit nouveau de la révolution de juillet. Ne l’oublions pas, le gouvernement de la reine Isabelle représente et représentera de plus en plus les principes de la monarchie constitutionnelle dans le midi de l’Europe. S’il en était autrement, don Carlos et son parti n’existeraient pas et n’auraient pas de raison d’être. La politique qui vient de triompher n’a donc pas seulement servi un intérêt dynastique, elle a bien mérité de la cause constitutionnelle en Europe.
Voici un autre résultat qui n’est pas moins remarquable, c’est que les puissances qui vivent en dehors du système représentatif paraissent assister sans émotion à ce qui se passe. Cependant les provocations ne leur ont pas manqué. Lord Palmerston s’est adressé aux cabinets de Vienne, de Saint-Pétersbourg et de Berlin : il a cherché à leur faire épouser son mécontentement et ses griefs. Avec des nuances diverses, il a trouvé partout sur le fond des choses une froide réserve, et l’intention très marquée de ne point prendre parti dans le différend qui s’est élevé entre les deux cours des Tuileries et de Saint-James. Les trois puissances ont chacune des préoccupations fort graves. Le cabinet de Berlin est toujours comme en échec devant la question de savoir à quel moment et dans quelle mesure il donnera à la monarchie du grand Frédéric une constitution représentative. L’Autriche désire peu compliquer par de nouveaux incidens les embarras que lui causent la Gallicie, la Suisse et l’Italie. Quel est l’intérêt qui pourrait porter le czar à se déclarer pour l’Angleterre contre la France dans la question d’Espagne ? D’ailleurs, à quel titre les trois cabinets, quand même ils l’eussent désiré, eussent-ils pu, sur cette affaire, exprimer un avis ? La monarchie constitutionnelle de la reine Isabelle n’existe pas pour eux ; ils ne l’ont pas reconnue. Comment donc eussent-ils émis sur le mariage de la reine et de sa sueur une opinion, un blâme ? Leur dignité, la force des choses, leur conseillaient de s’abstenir, et c’est ce qu’ils ont fait. Aussi, lorsque lord Palmerston a voulu recruter contre nous des ressentimens, on ne lui a pas répondu. Il a tenté inutilement de renouer contre nous une coalition comme en 1840. Pendant six ans, l’Europe s’est modifiée à notre égard, et c’est un effet considérable de l’expérience et du temps. Le gouvernement de 1830 a acquis aujourd’hui assez d’autorité au dehors pour que ses prétentions légitimes ne suscitent plus de protestations et de résistances injustes.
Quand le pays et son gouvernement se trouvent engagés dans des difficultés dont l’heureuse solution importe à leur honneur, à leur dignité, il appartient à l’opinion, à la presse, de leur prêter un utile appui. Lord Palmerston avait repris, en 1846, l’attitude de 1840. Il annonçait encore l’intention d’annuler l’influence de la France. En effet, il disait dans sa note du 22 septembre que « la France possède dans son vaste territoire et dans ses immenses ressources les moyens de se maintenir dans le haut rang que la Providence l’a destinée à occuper, » et il ajoutait que « toute tentative de sa part pour se créer, par des moyens indirects, une influence illégitime sur d’autres états moins puissans devait aboutir nécessairement, et par la nature même des choses, à des désappointemens et à des échecs. » La pensée du ministre anglais n’était pas ambiguë. Il signifiait à la France qu’elle eût à s’effacer ; c’était presque une abdication morale qu’il lui prescrivait. Fallait-il céder à cette invitation étrange ? Quel est l’homme politique qui eût osé en donner le conseil ? Nous le demandons à ceux qui ont blâmé le plus vivement la conclusion des deux mariages.
Nous croyons que devant les chambres, en présence des faits et des documens qui serviront à les établir, l’opposition sentira le besoin de modifier le langage tenu sur cette affaire par quelques-uns de ses organes. Si vif que soit le penchant qui vous entraîne à blâmer la conduite de vos adversaires politiques, il y a des souvenirs, des principes qu’on ne peut oublier ; il y a un intérêt commun qu’on doit vouloir servir, sur quelques bancs que l’on siège : c’est celui du pays. En cherchant des modèles de bonne conduite parlementaire, nous rappelions, il y a quelque temps, comment dans une circonstance grave lord John Russell avait donné loyalement son concours à sir Robert Peel. Il y a un autre exemple qui convient d’une manière encore plus directe à la question qui nous occupe c’est l’appui qu’en 1840 les tories prêtèrent à lord Palmerston après le traité du 15 juillet ; ils ajournèrent leurs ressentimens, ils suspendirent leurs attaques contre le cabinet whig, que la force des choses fit tomber dix-huit mois plus tard. Les tories, n’en doutons pas, nous offriront encore aujourd’hui le même spectacle. Quels que puissent être au fond leurs sentimens sur la question, et leurs passions contre leurs adversaires, ils n’attaqueront pas le ministre qui représente non plus seulement son parti, mais l’Angleterre elle-même engagée dans un différend avec un cabinet étranger. C’est un des traits qui honorent le caractère anglais que cette solidarité dans les grandes affaires qui touchent à l’honneur national. Il y a certes dans les rangs de l’opposition française assez d’intelligence et de patriotisme pour imiter à propos une telle conduite.
Si l’opposition parlementaire accordait au cabinet, dans la question d’Espagne, un habile appui, une approbation méritée, au lieu de s’affaiblir, elle aurait plus d’autorité dans l’exercice de ses droits et de ses devoirs, dans les conseils qu’elle aurait à donner au gouvernement pour qu’il sût faire face aux nécessités d’une situation nouvelle. En effet, loin que tout soit terminé par la célébration des mariages et le retour des princes, il serait plus juste de dire qu’un nouvel ordre de choses commence pour nos relations extérieures. La base est déplacée ; le point de départ ne saurait plus être le même. Il y a trois mois, c’était l’alliance, c’était l’entente entre l’Angleterre et la France qui était la clé de voûte de notre politique étrangère. Aujourd’hui l’Angleterre est à notre égard singulièrement refroidie ; elle se dit blessée, et, s’il n’y a pas rupture ouverte, il n’y a plus la bonne intelligence de 1845. Lord Palmerston n’a pas encore répliqué à la note de M. Guizot, qui a dû lui parvenir le 8 octobre ; le bruit avait couru, dans ces derniers jours, qu’il aurait directement adressé une lettre au roi : il n’en est rien. Les faits qui viennent de s’accomplir rendent à lord Palmerston une réponse très difficile. Il n’a pas réussi dans sa tentative de paralyser l’action de la France, et cet échec ne doit pas lui inspirer un grand empressement à reprendre la plume. Toutefois ce silence, dût-il se prolonger encore, ne saurait faire illusion sur les sentimens du ministre anglais, qui, à coup sûr, n’oubliera ni ne pardonnera rien. Les whigs travaillent, non sans succès, à se fortifier de plus en plus ; sir Robert Peel ne peut songer maintenant à revenir aux affaires. Les whigs se flattent de voir les amis de l’ancien premier ministre s’unir à eux dans la chaleur des luttes parlementaires. Alors certaines difficultés qui tiennent aux personnes se trouveraient écartées ou aplanies. Enfin on annonce que lord Aberdeen tient sur les affaires d’Espagne le même langage que lord Palmerston. Ces indices montrent combien notre gouvernement doit mettre tout ensemble dans sa conduite de circonspection et de fermeté. Il se présente aujourd’hui à l’Europe, non plus avec l’amitié de l’Angleterre, mais dans une sorte d’isolement qui, nous le croyons, n’est pas redoutable pour la France. Cette situation nouvelle n’est pas au-dessus des forces du gouvernement de 1830, qui compte aujourd’hui seize années de durée, pendant lesquelles on a pu se convaincre au dehors qu’il était nécessaire à l’ordre européen. La France peut avec sécurité observer et attendre ; il y a des alliances que le temps et la force des choses lui apporteront : on la recherchera d’autant plus qu’elle sera plus calme et moins empressée.
Il serait puéril de vouloir le dissimuler, il y a eu changement de front dans la politique du gouvernement de 1830. Même ce changement subit et complet a porté l’étonnement dans les rangs des conservateurs. Plusieurs d’entre eux se sont vus troublés dans leur quiétude : tout mouvement leur fait peur, toute initiative les déconcerte. Ce ne sont pas là les conservateurs dont nous serions jaloux de soutenir la cause et la politique ; ils ont le culte de l’immobilité ; aussi seraient-ils disposés à considérer comme téméraire ce qui nous a paru strictement nécessaire à l’honneur, aux intérêts de la France. Il y a trois mois, nous remarquions que la composition de la nouvelle chambre obligerait le cabinet, dans la prévision de son avenir, à modifier son attitude. Il est arrivé par la toute-puissance des événemens et de l’imprévu que ce changement nécessaire a commencé par se produire dans la politique extérieure.
Quant aux modifications dans les personnes, les rumeurs que dans ces derniers jours on a voulu accréditer sur ce sujet nous paraissent sans fondement. M. le duc de Dalmatie garde la présidence nominale du conseil ; il ne saurait s’en trouver dessaisi que de son plein gré, si un jour il la croyait peu compatible avec ses convenances et sa dignité personnelle. Lorsque la nouvelle chambre s’est rassemblée cet été, plusieurs de ses membres ont été surpris et presque choqués de l’absence du maréchal. C’étaient sans doute des députés nouveaux et rigoristes, qui se faisaient une idée exagérée des devoirs d’un président du conseil. Ceux qui ont prononcé le nom de M. Hippolyte Passy comme successeur de M. Lacave-Laplagne auraient pu se rappeler qu’à la mort de M. Humann, quand l’héritage de ce dernier lui fut offert, M. Passy ne put s’entendre avec le cabinet du 29 octobre. Il demanda deux jours pour faire connaître au ministère son programme, pour se mettre d’accord avec M. Dufaure, sans lequel il ne voulait pas entrer dans le conseil. Qu’arriva-t-il ? Avant les vingt-quatre heures, M. Lacave-Laplagne prêtait serment entre les mains du roi comme ministre des finances.
Tous ces bruits concernant plusieurs modifications dans le cabinet semblent avoir eu pour point de départ un incident qui, bien que fort simple, n’a pas laissé de produire une sensation assez vive : nous voulons parler de la visite, ou plutôt des deux visites de lord Normanby à Champlatreux. Depuis long-temps, lord Normanby est lié avec M. le comte Molé, et sa présence à Champlatreux était chose fort naturelle. Cependant, quand on sut que lord Normanby se disposait à partir pour Champlatreux, les conseils ne lui manquèrent pas : on lui fit observer qu’au milieu des circonstances délicates où se trouvaient les deux cabinets de Londres et de Paris, une visite à M. Molé serait l’objet de mille commentaires ; qu’on lui donnerait l’importance d’un événement politique, et qu’à coup sûr elle causerait au ministère du déplaisir et de l’inquiétude. Tout en reconnaissant ce que ces observations pouvaient avoir de juste, lord Normanby fit remarquer qu’il n’avait en ce moment aucune raison d’être agréable à M. Guizot, et il partit. A Champlatreux, une lettre de M. le ministre des affaires étrangères vint lui apprendre que ce dernier avait une communication à lui faire. Lord Normanby revint à Paris entendre la lecture de la note du 5 octobre ; puis il retourna chez M. le comte Molé. Enfin les deux nobles personnages allèrent ensemble aux courses : de Chantilly. Il n’en fallait pas tant pour donner naissance à une foule de conjectures : on parla de la retraite de M. Guizot ; on annonça que l’Angleterre, par l’organe de lord Normanby, faisait des ouvertures à M. le comte Molé, qui réparerait par des complaisances les torts de son prédécesseur. Quoique dépourvus de raison, ces bruits circulèrent durant quelques jours ; ils offensaient non-seulement le bon sens, mais le caractère d’un homme d’état dont les actes n’ont donné à personne le droit de penser qu’il pourrait revenir au pouvoir pour sanctionner par sa présence une politique de concessions et de faiblesse envers l’étranger. D’ailleurs, pour peu qu’on voulût y réfléchir, n’était-il pas évident que le cabinet, au moment où il venait de prendre la responsabilité des affaires d’Espagne, ne pouvait quitter le pouvoir, et se trouvait, par les événemens mêmes, appelé à défendre sa politique devant les chambres ?
L’Espagne a jusqu’à présent trompé l’attente de ceux qui nous avaient montré dans le double mariage la cause et le signal d’une inévitable anarchie. Sans trop nous porter garans de l’avenir, il nous semble qu’on peut féliciter l’Espagne des résultats qui ont été obtenus dans ces derniers temps. Le terrain est déblayé. La Péninsule peut entrer aujourd’hui en possession de son indépendance ; elle a résolu deux difficultés sérieuses : le mariage de la reine, la réforme de sa constitution. Tant que la reine Isabelle et sa sœur n’étaient pas mariées, une incertitude fâcheuse planait sur l’avenir des héritières de Ferdinand VII et de la monarchie de Philippe V. Par quelles combinaisons assurerait-on la perpétuité de la maison de Bourbon sur le trône d’Espagne ? Pet important problème vient de recevoir une solution long-temps attendue. D’un autre côté, si la constitution, promulguée en juin 1837, proclamait la monarchie et plusieurs des grands principes de l’ordre social, elle renfermait aussi des germes de trouble qui rendaient impossible l’exercice d’un gouvernement régulier, et qu’il était nécessaire d’extirper. Ainsi les ayuntamientos et les gardes civiques avaient une action indépendante du pouvoir central. Comment gouverner dans de pareilles conditions ? La réforme de la constitution était donc une œuvre nécessaire dont l’accomplissement permet et assure aujourd’hui en Espagne le développement d’une sage liberté.
En ce moment, les cortès qui ont mené à bien ces deux questions considérables du mariage de la reine et de la réforme de la constitution sont dissoutes. De nouvelles élections appelleront bientôt l’Espagne à l’exercice de ses droits constitutionnels : qu’elle s’en serve en se maintenant pure de tout esprit de faction, avec une modération loyale et prudente. Aujourd’hui l’Espagne a ses destinées entre ses mains. Puisse la nation et son gouvernement se réunir dans une même pensée, la volonté sincère de fonder une véritable monarchie représentative ! Si l’Espagne n’avait pas assez de ses souvenirs les plus récens pour détester à la fois l’anarchie et l’arbitraire, qu’elle considère le Portugal.
Au reste, on peut remarquer déjà de l’autre côté des Pyrénées quelques élémens de régénération et de force. Il serait injuste de ne pas reconnaître que les mesures adoptées par M. Alexandre Mon pour donner à la Péninsule une organisation administrative et financière ont été heureuses sur plusieurs points. Une main ferme, celle du général Narvaez, a su reconstituer l’armée espagnole, dont la brillante tenue a vivement frappé M. le duc d’Aumale. L’Espagne compte en ce moment quatre-vingt mille hommes sous les armes. C’est maintenant sur sa marine que nous voudrions voir se tourner la sollicitude de ses administrateurs. Déjà quelques efforts ont été tentés. Dans ces derniers temps, le gouvernement espagnol a armé un vaisseau, le Soberano, et deux ou trois frégates. Nous n’ignorons pas toutes les difficultés que présente à l’Espagne la restauration de sa marine. Des arsenaux tombés en ruine, des officiers vieillis ou morts de misère sans avoir été remplacés, les traditions d’une longue expérience oubliées ou méconnues, tout cela, il faut en convenir, peut porter dans les esprits un assez sombre découragement. Cependant, quand on possède les Baléares, l’île de Cuba et les Philippines, on doit reconnaître la nécessité de créer une protection efficace pour ces riches annexes d’un grand empire. Minorque est ouvert de tous côtés à l’invasion, Cuba est cerné par les colonies anglaises. L’Espagne doit vouloir réunir dans ses ports les moyens de défendre d’aussi belles possessions, et les mettre à l’abri d’un coup de main. Elle peut compter avec quelque orgueil sur les ressources que lui offrent la richesse de son littoral et de sa population maritime, ainsi que la vigueur morale de ses habitans. La nation qui, au XVIe et au XVIIe siècle, a mis de si puissantes flottes à la mer, doit travailler à se créer un nouvel établissement naval sur des bases raisonnables qui soient en harmonie avec les besoins du présent. Tout ce qu’entreprendra l’Espagne pour arriver à ce but sera parmi nous, elle ne peut l’ignorer, l’objet d’une sympathie sincère. Il est en effet dans l’esprit et le rôle de la France d’applaudir aux intéressans efforts qu’ont faits depuis quelques années plusieurs états pour se donner une marine. La baie de Gènes et celle de Naples ont vu se rassembler, sous le pavillon sarde et sous le pavillon des Deux-Siciles, d’assez nombreux bâtimens de guerre, remarquables par leur tenue et leur organisation militaire. La marine autrichienne est loin d’être restée stationnaire. Un mouvement général pousse aujourd’hui les peuples à se déployer sur mer ; même les nations que la nature n’a point faites maritimes veulent le devenir.
Depuis long-temps on n’avait vu les événemens se succéder en Europe comme aujourd’hui. L’autre jour, c’était l’Allemagne qui semblait prête à courir aux armes pour faire, disait-elle bravement, avec les duchés danois ce que les Américains faisaient avec l’Orégon, pour s’enrichir d’un territoire à sa convenance : encore était-elle fort irritée contre ceux qui n’estimaient point la raison suffisante ; le débat n’est pas fini, mais le bruit est tombé : c’est souvent la même chose. Hier éclatait à Genève une commotion qui malheureusement en prépare d’autres plus graves. Aujourd’hui enfin c’est le tour du Portugal, et tel est maintenant le contact étroit qui rapproche toutes les puissances, que cette explosion qui se produit à l’extrémité du continent pourrait bien avoir sur les relations européennes des effets plus directs et plus immédiats que les événemens même de la Suisse.
Il existe désormais une solidarité générale entre les petits états et les grands, et les premiers tiennent assez de place dans l’histoire des autres pour qu’on doive s’en enquérir davantage. Il est fâcheux que nous ne sachions jamais nous transporter hors de chez nous pour juger nos voisins, et que nous voulions toujours retrouver chez eux nos arrangemens et nos idées. C’est le moyen de tomber dans de perpétuelles confusions, et en Portugal plus qu’ailleurs. On se trompe si l’on suppose là quelque chose qui ressemble aux réalités les plus vulgaires de l’ordre constitutionnel, à la sincérité même extérieure des formes parlementaires, au développement logique des opinions et des caractères ; on se trompe plus encore si on imagine des partis bien distincts et conséquens à leurs principes, un personnel tout prêt pour en remplir les cadres, un état-major d’hommes politiques dévoués à leur drapeau. La monarchie portugaise, malgré les embarras et la pauvreté de la couronne, est restée au fond une monarchie de palais, provoquant ou combattant des conspirations armées avec des intrigues de cour, ignorant l’art difficile de traiter régulièrement avec des pouvoirs publics. La population portugaise, dégoûtée de troubles sans cesse renaissans, à peu près privée de classes moyennes, demeure indifférente aux affaires de l’état, tant qu’elle n’en souffre point un tort matériel. Ce sont les paysans du Minho qui ont commencé la guerre contre les Cabral pour ne point payer une taxe de plus ; il se pourrait que le coup d’état qui au bout de quatre mois renverse leur successeur ait eu sa meilleure chance dans le concours des employés qu’on ne payait plus du tout. Les employés, très nombreux, très médiocrement rétribués, fonctionnent en même temps comme électeurs, et jusqu’ici ont nommé ou peuplé les chambres. Ce qui reste de bourgeoisie libre et de vieille noblesse s’abstient par paresse ou par incapacité ; des commis ou des juges parvenus, des soldats heureux, forment une aristocratie nouvelle au milieu de laquelle il reste à peine quelques anciens noms. C’est de là que sortent presque tous les mouvemens du pays, exploités par leurs chefs, comme le sont les pronunciamientos de l’Amérique espagnole.
Rien, du reste, n’est si commode à trouver en Portugal qu’un prétexte d’insurrection : le Portugal a toujours eu deux chartes en concurrence, de sorte que les mécontens n’ont jamais besoin de se mettre en frais d’invention ; il leur suffit de se déclarer pour la charte abrogée contre la charte en vigueur. Encore ne parlons-nous pas ici de ceux qui ne veulent point de charte du tout ; ceux-là défendent leur opinion contre les voyageurs à coups d’escopette dans les Algarves et dans l’Alentejo. C’est l’effectif permanent de l’ancien parti miguéliste, qui, faute de mieux, loue quelquefois ses services aux hommes d’une constitution contre ceux de l’autre. Il y a donc d’abord eu les constitutionnels républicains de 1820 en face des constitutionnels royalistes de dom Pedro ; la charte de dom Pedro, restaurée en 1834, bientôt victorieuse du radicalisme, a rencontré un antagonisme plus sérieux et plus opiniâtre dans le pacte de septembre 1837. De là ces noms de chartistes et de septembristes, dont on se fait généralement une idée si fausse ou si vague. La charte de dom Pedro est la consécration des principes aristocratiques et monarchiques de l’ancienne société et de l’ancien gouvernement : une chambre haute formée presque exclusivement par la noblesse de naissance, des députés élus par le double vote, la suppression du droit d’association et de pétition, des restrictions considérables apportées au droit d’interpellation et d’initiative dans les chambres, la couronne autorisée à traiter sans contrôle avec les puissances étrangères, tels sont les principaux caractères de cette constitution, premier progrès du Portugal dans les voies libérales au sortir de l’absolutisme de dom Miguel, progrès trop artificiel pour être bien sûr ; un ministère Villèle après le ministère Polignac. A peine restaurée, cette constitution compta parmi ses adversaires les défenseurs les plus énergiques que dom Pedro et dopa Maria eussent trouvés contre dom Miguel ; ils ne voulaient point avoir combattu pour si peu. Le comte de Bomfin, dernier ennemi resté debout, en 1828, devant dom Miguel, le premier accouru à l’appel de dom Pedro, en 1834, était déjà, en 1833, le chef de cette opposition qui aboutit, en 1837, à la loi de septembre. Devenu, en 1838, loi fondamentale de l’état, la charte septembriste se distingue surtout de la charte de dom Pedro par les restrictions qu’elle apporte à l’exercice de la prérogative royale, par l’extension de la prérogative parlementaire et du droit d’association, enfin par l’élection des députés à un seul degré ; de plus, la tendance avouée des septembristes a toujours été de faire aussi de la chambre haute une chambre élective.
Entre ces deux chartes et leurs adhérens plus ou moins sincères se montre enfin le parti de la cour, qui, tout en se glorifiant de rester fidèle aux principes de dom Pedro, les trouve encore trop étroits pour ses ambitions monarchiques et les élargit à sa guise, comme naguère sous le dernier ministère de M. Costa da Cabral, soit par les décrets qu’il rend, soit par la façon dont il gouverne les chambres. Dans ce parti, disons-le tout d’abord, on ne doit pas compter la reine elle-même, si pour être d’un parti il faut avoir un peu de suite dans les volontés et d’indépendance dans l’esprit. On l’a vue successivement proclamer la charte à Belem en 1837, et faire mine de garder la constitution de septembre à Lisbonne en 1842. Profondément dévouée au prince de Cobourg, son époux, elle est plutôt l’instrument que l’appui de prétentions mal réglées et mal justifiées. Ferdinand de Cobourg et son conseiller, M. Dietz, ne poursuivent qu’un but, l’affermissement du pouvoir absolu de la couronne : en 1842, ils trouvèrent dans M. Costa da Cabral l’auxiliaire que l’on sait. Membre d’un cabinet septembriste, M. Cabral prit alors sur lui de rétablir par un coup de main la charte de dom Pedro, et travailla quatre ans à diminuer les libertés qu’elle consacrait. Chassé depuis quatre mois par une révolution imprévue, il est aujourd’hui rappelé par ses amis du palais des Necessidades, qui jouent sans pudeur la couronne de leur reine pour le plus grand profit de leurs ambitions personnelles.
Il n’y a peut-être pas, dans l’histoire des cours et des cabinets, d’intrigues plus compliquées et plus mêlées de rivalités personnelles que ces intrigues souterraines qui viennent enfin de renverser le ministère de M. de Palmella, après l’avoir miné dès le premier jour de son existence. M. de Palmella pouvait dicter la loi au moment de la fuite des Cabral ; mais il a craint de se jeter dans les bras de la révolution, d’armer les gardes nationales, de regarder en face les difficultés ; il s’est perdu en essayant d’organiser un tiers-parti qu’à trois reprises M. de Bomfin avait déjà voulu fonder, lorsque, victorieux des chartistes par l’établissement du pacte de septembre, il tâchait de les rallier, sans détriment pour la cause libérale. Servi par l’activité sans scrupule de M. Gonzalès Bravo, l’ambassadeur d’Espagne, M. Costa da Cabral a recouvré l’énergie qui lui avait un instant manqué. La cour de Lisbonne, forte de l’appui de Madrid, s’est habilement appliquée à neutraliser l’émotion populaire ; les anciens agens des Cabral ont, petit à petit, repris la place des fonctionnaires sortis de la révolution ; on eût dit bientôt qu’il n’y avait rien eu de fait ou que tout était à refaire. À peine encore comprimée, l’insurrection miguéliste était issue presque entièrement de ces secrètes machinations, et, si le cabinet déchu avait tardé si long-temps à s’en rendre maître, c’est que les chefs de l’ancien cabinet gardaient dans Lisbonne les moyens de la perpétuer. M. Costa da Cabral avait résolu d’exploiter le nom de dom Miguel pour créer un embarras de plus à des successeurs qu’il refusait d’accepter comme légitimes ; les miguélistes étaient depuis long-temps délaissés en Portugal, et leur importance semblait perdue ; mais on ne peut jamais assigner au juste la dernière heure d’un parti. Lorsqu’ils ont vu qu’on leur croyait encore un prestige, les miguélistes ont voulu naturellement l’utiliser à leur profit, et ils ont pris pied plus que les meneurs eux-mêmes ne l’avaient pensé.
Les mauvais vouloirs de la banque et des financiers, trop justifiés par la détresse générale, par un manque réel de numéraire, mais non moins activement exploités, ont été plus funestes encore que les émeutes au ministère de M. de Palmella. Il a fallu réduire les traitemens de l’état, déjà si minimes, et les intérêts de la dette publique, déjà si aventurés ; cette réduction de 20 pour 100 est allée frapper jusqu’aux créanciers étrangers ; enfin, pour tout dire, le dernier emprunt que ce malheureux cabinet ait pu réaliser n’atteignait pas 75,000 francs. L’impuissance à laquelle on avait si industrieusement travaillé une fois avérée, ç’a été l’affaire d’une nuit de tout renverser, le ministère et la constitution. Quelles seront les suites d’une violence aussi peu déguisée ? Au milieu des nouvelles contradictoires qui nous sont parvenues, on ne sait à qui reviendra le succès, au coup d’état ou à la résistance. Il est pourtant une situation peut-être encore plus difficile et plus embarrassée que celle de la cour de Lisbonne c’est l’attitude de la diplomatie anglaise vis-à-vis de ces nouveaux événemens. L’Angleterre n’avait jamais caché son hostilité pour le gouvernement de M. da Cabral, celui-ci ayant eu du moins le mérite de ne pas lui laisser reprendre le pied qu’elle avait perdu depuis l’expiration du traité de Methuen. Elle avait énergiquement dénoncé la sourde opposition qui se tramait au fond même du palais contre le cabinet de M. de Palmella et en faveur des ministres exilés. Les correspondans anglais de Lisbonne allaient plus loin encore, et accusaient M. Dietz de recevoir de Paris une haute direction, de travailler par ordre à réunir au profit des intérêts français la cour de Lisbonne à la politique de Madrid ; la France ne combattait l’influence anglaise qu’en servant l’esprit de la contre-révolution. Certes, nous regretterions fort qu’il n’y eût pas d’autre moyen pour atteindre un pareil but ; mais il sera tout à l’heure curieux de voir l’Angleterre elle-même à l’œuvre. Il ne s’agit de rien moins pour les insurgés que de détrôner dona Maria et son époux ; c’est le programme du marquis de Loulé, l’oncle de la reine. L’Angleterre se dévouera-t-elle à ses alliés septembristes jusqu’à laisser compromettre une couronne plus qu’à moitié portée par un Cobourg ? et d’autre part, si elle soutient la reine, se résignera-t-elle à donner la main au gouvernement espagnol, si vigoureusement disposé en faveur de dona Maria ? Il serait certes assez piquant de voir aujourd’hui une coalition anglo-espagnole. Le pire est que le cabinet britannique aiderait ainsi peut-être, malgré lui, à l’accomplissement de ces grands projets d’union commerciale que les deux monarchies péninsulaires ont jusqu’ici vainement essayés. La presse anglaise accusait dernièrement M. Cabral d’avoir acheté la coopération de M. Isturitz en lui promettant l’ouverture du Tage. Voir un Cobourg descendre du trône, ou s’allier, pour le maintenir, avec des hommes qui veulent ouvrir à l’Espagne l’embouchure de ses fleuves, l’alternative est dure, et l’Angleterre a besoin ici de sang-froid. La France peut tranquillement la laisser chercher un moyen terme.
Ce moyen terme, par exemple, nous voudrions bien que la France aidât la Suisse à le trouver, et irons mettrions tout notre espoir dans un si grand résultat ; mais il faudrait pour cela juger les partis sans prévention. Ainsi, le nouveau gouvernement de Genève a fait preuve de modération après sa victoire : on l’accuse d’impuissance ; sorti d’une insurrection qui éclate à l’occasion des menées jésuitiques, il sait encore se concilier la population catholique du canton il est taxé d’hypocrisie. Ne serait-il pas plus juste de mettre en regard de la situation actuelle de Genève la situation même de Lucerne, telle qu’elle subsiste depuis bientôt deux ans ? De mutuelles récriminations sont sans doute d’assez pauvres argumens, et n’ouvrent de bonne solution pour personne ; nous voyons avec peine que la polémique suscitée par les affaires de Suisse semble s’acharner à ces contestations inutiles. Est-il ou n’est-il pas écrit dans la charte fédérale que « les cantons ne peuvent former entre eux de liaisons préjudiciables au pacte et aux droits des autres cantons ? » La ligue des sept n’a-t-elle pas malheureusement ce double caractère ? Toute la question est là, et aujourd’hui qu’elle peut être décidée légalement en diète, nous ne voyons pas comment il serait possible d’objecter la crainte des corps francs pour ajourner la décision.
D’autre part, s’il est une recommandation à faire au libéralisme victorieux, c’est assurément de se distinguer, par l’esprit qu’il apportera dans cette négociation délicate, de l’esprit qui conduisait les corps francs. C’est pour cela que nous nous réjouissons de la réserve sur laquelle le canton de Genève se tient encore à présent ; nous voudrions voir une différence de plus en plus marquée s’établir partout entre le radicalisme qui a élu domicile à Lausanne ou même à Berne et le libéralisme mieux raisonné qui pourrait guider les dix autres cantons. Nous ne croyons pas que cela soit définitivement impossible : ce qu’on appelle le radicalisme en Suisse, c’est une agitation sans principe et sans but ; nous devons ajouter que le communisme ne nous effraie pas là beaucoup plus qu’ailleurs : les communistes de Lausanne n’ont pas encore aboli la propriété dans le canton de Vaud, et les socialistes allemands qui viennent successivement prêcher à Berne n’y trouvent pas une meilleure fortune que dans leur pays. Enfin, quant à cette extension des droits politiques, qui semble ici l’œuvre radicale par excellence, il ne faudrait pas juger de ces singulières démocraties au point de vue de nos habitudes constitutionnelles, et il suffit de rappeler que dans les cantons de Schwitz, de Glaris et d’Appenzel, on est citoyen actif à seize ans. Ainsi débarrassé de son entourage socialiste, de ses prétendus attributs politiques, le radicalisme, réduit à lui-même, n’a point de consistance propre. Il n’en est pas de même de l’ultramontanisme, installé dans les vieux cantons comme dans une citadelle, d’où il s’étend avec une habile lenteur sur toute la Suisse. Qu’on observe l’action qu’il a exercée sur Fribourg et sur le Valais, qu’on dise s’il n’y a point là un danger, non-seulement pour la nationalité helvétique, mais pour les principes même sur lesquels reposent toutes les sociétés modernes. C’est ce danger que les modérés de toutes les opinions doivent combattre, et ils n’y réussiront qu’en se montrant. Leur seul concert, leur seule apparition porterait une sûre atteinte aux partis extrêmes. Combien n’y a-t-il pas en Suisse aujourd’hui de citoyens écartés des affaires soit par la rigueur des ultramontains, soit par le dégoût des menées radicales ! Ce sont ceux-là, et leur nombre est grand, qui peuvent, en ce moment, dénouer bien des difficultés ; c’est avec ceux-là que la France peut traiter. Qu’ils se rapprochent du gouvernement, qu’ils triomphent de leurs répugnances ou de leurs anxiétés, de cette indifférence trop commune qui a mené la Suisse où elle est arrivée. Ce qu’il faut avant tout, c’est d’éviter un choc qui menace de réduire la confédération en poussière. L’intérêt, le devoir de quiconque est attaché de cœur à l’unité suisse, c’est donc de ménager dans sa faiblesse, désormais évidente, la ligue malencontreuse des sept : vouloir la briser immédiatement par la force, ce serait trop exposer ; mais la force à la main, on peut sagement négocier et sagement attendre. Pourquoi les jésuites n’ôteraient-ils pas eux-mêmes le dernier prétexte à cette lutte fatale en quittant Lucerne ? Pourquoi n’obtiendrait-on pas d’eux, sous Pie IX, ce qu’ils n’ont pas refusé sous Grégoire XVI ? et quel intérêt la ligue aurait-elle encore à se maintenir, une fois déchargée du soin de les protéger ? Nous ne pensons pas que le sage pontife encourage beaucoup les catholiques de Lucerne à se montrer plus catholiques que le pape ; nous croyons que jamais négociation mieux inspirée ne pourrait être conduite par un canton directeur. Nous sommes sûrs enfin qu’elle trouverait l’appui de la France, si même la France ne l’a déjà devancée.
De cruels désastres ont répandu dans le pays une consternation douloureuse. Les inondations semblent destinées à devenir une calamité périodique qui forme un déplorable contraste avec la prospérité matérielle dont nous sommes fiers. L’inexorable fléau menace et détruit tout, la vie des hommes, les subsistances tant dans le présent que dans l’avenir, les propriétés des particuliers, les voies de communication, les travaux d’utilité publique. Les récits déjà si tristes des feuilles quotidiennes ne nous tracent cependant qu’un tableau fort incomplet des malheurs qui ont désolé plusieurs de nos départemens. Les lettres particulières, les rapports des voyageurs, offrent des détails plus affligeans encore. La charité publique s’est émue, et en ce moment elle multiplie ses offrandes Le gouvernement a fait connaître par quelles mesures il se proposait de venir au secours des inondés. Plusieurs crédits, s’élevant à la somme de 5,400,000 fr., et répartis entre les ministères de l’intérieur, des travaux publics et du commerce, sont destinés à pourvoir aux besoins les plus urgens. On a généralement trouvé que ces secours étaient médiocres, et peu en proportion avec la gravité des désastres. Le gouvernement, en l’absence des chambres, a peut-être craint de porter trop haut ces nouveaux crédits extraordinaires. Nous ne doutons pas de la sollicitude du pouvoir, mais nous voudrions la trouver plus entreprenante, plus active ; nous voudrions voir au gouvernement une prévoyance plus vigilante. Des catastrophes répétées ne nous ont que trop appris, depuis plusieurs années, que les inondations n’étaient plus pour notre sol de ces rares accidens, qui viennent, à de longs intervalles, troubler la sécurité commune. Nous savons maintenant que nous avons en face de nous un ennemi dont les invasions sont fréquentes. Pour le combattre, ce n’est pas trop des efforts combinés de la science et de l’administration. On a déjà perdu beaucoup de temps. Il faudrait que les dépositaires de l’autorité publique eussent des convictions arrêtées sur les meilleurs moyens de conjurer un fléau mille fois plus destructeur que le feu, et qui a dans sa marche quelque chose de la puissance irrésistible de la nature. Les questions d’endiguement, de dérivation des eaux pluviales, de reboisement, veulent être résolues à fond et vite. Le fléau n’attend pas, il s’étend, il monte, et, par ses apparitions réitérées, il ne punit que trop la lenteur que l’on met à combattre, battre, à prévenir ses ravages par toutes les ressources de l’art et de la civilisation.
REVUE LITTERAIRE.
II. — Die Fragen der Gegenwart und das Freye Wort, von Hermann Kurtz.[2]
Les deux ouvrages que j’ai voulu ici rapprocher l’un de l’autre se touchent en plus d’un point, malgré la différence du sujet. M. Schuselka appartient à cette science germanique qui voit toujours dans l’antiquité d’un fait la consécration d’un droit ; M. Kurtz relève directement de l’école constitutionnelle ; mais celui-ci cependant garde encore plus d’une trace des opinions du premier, tandis que M. Schuselka lui-même n’a pas fermé tout-à-fait son esprit aux idées qui ont pénétré celui de M. Kurtz. Ce mélange involontaire de doctrines opposées est assez curieux et peint assez bien la situation actuelle de la pensée allemande pour que ce ne soit pas trop de l’illustrer avec deux exemples. Je commence par M. Schuselka.
Son livre a paru au lendemain des malheureux événemens de Pologne ; l’auteur, en véritable Allemand de l’école historique, tremble devant l’avenir dont la Russie menace l’Allemagne, et reproche toujours à la France les crimes qu’elle a commis contre la dignité, contre l’intégrité du saint-empire. Le maréchal Davoust n’est encore pour lui, par exemple, qu’un brigand furieux. En revanche il accuse violemment M. de Metternich d’avoir compromis à jamais les royautés sous prétexte de les sauver par la diplomatie. Il en veut à l’esprit révolutionnaire, parce qu’il a bouleversé l’ordre primitif des sociétés européennes, fondé sur la longue suite des âges ; mais ce ne sont pas, dit-il, les philosophes, ce sont les souverains qui ont ruiné le respect des couronnes. Le partage de la Pologne a sanctionné la révolution avant même que la révolution fût déchaînée. La date fatale n’est pas 1789, c’est 1772. Les monarchies n’ont pas d’autre base que le droit historique : les monarques conjurés apprirent alors eux-mêmes aux nations le peu que valait à leurs yeux ce droit sur lequel est assis leur trône. La seule occasion qui leur soit maintenant donnée de restaurer le pouvoir ébréché par leurs mains, c’est de rendre à la Pologne les provinces qu’ils lui ont enlevées et de reconstituer l’indépendance du vieux royaume : les révolutions ne cesseront qu’après qu’on aura fermé la porte par où elles ont envahi le monde.
Tel est le point de vue pour nous assez original où se place M. Schuselka ; il peut sembler qu’il y a chez lui une confiance bien naïve dans le mérite de ces antiques principes que leurs plus naturels défenseurs sacrifient si facilement à toutes leurs ambitions ; mais il est impossible à quelque opinion que ce soit de défendre d’une manière plus énergique et plus probante la noble cause qu’il a voulu soutenir avec ces armes singulières. Il ne résulte pas de son livre que la politique de l’école historique soit moins attaquable et le droit divin plus sacré ; mais il en ressort clairement quelle perte cruelle l’Europe a faite en perdant la Pologne, et quels dangers cette fortune mal acquise a depuis amassés sur les deux puissances germaniques, malheureusement associées : l’œuvre moscovite de la spoliation. L’auteur examine successivement les rapports de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche avec la Pologne, puis les rapports de la Russie avec la Prusse et l’Autriche elles-mêmes. Dans cet ordre si simple, les détails neufs, les faits spéciaux se pressent et se groupent de manière à produire beaucoup d’effet sans rien de cherché.
Alexandre savait bien ce qu’il voulait quand il plaidait à Vienne pour la conservation du nom de la Pologne. Les tzars, rois de la Pologne, peuvent élever leurs prétentions, non-seulement sur Posen et sur la Gallicie, mais sur une partie de la Prusse et de la Silésie ; il n’y a pas de vains titres avec la force, beati possidentes ! l’Allemagne n’a point encore oublié comment les procédures des chambres de réunion attribuaient à Louis XIV les dépendances de ses conquêtes. La France et la Russie se sont entendues à Vienne pour effrayer et jouer la Prusse et l’Autriche avec l’épouvantail du jacobinisme. Les congrès ont eu plus de peur de la liberté des peuples que de l’ambition des tzars ; la France vaincue n’a pas rendu tout ce qu’elle devait rendre, et M. de Metternich a dit depuis que le monde ne pardonnerait pas aux diplomates les concessions qu’ils avaient faites à la Russie quand on pouvait tout obtenir d’elle avec plus de fermeté. La Russie a gagné là définitivement un royaume. Encore si ce royaume eût été toute l’ancienne Pologne, si les princes allemands n’eussent rien gardé des premiers démembremens, ils auraient pu compter pour se défendre sur les justes passions des peuples ; mais la Russie s’est assuré d’éternels complices en partageant son butin ; elle a enchaîné la Prusse et l’Autriche à sa politique, en même temps que cette solidarité leur créait des embarras qui favorisaient sa propre grandeur. Le gouvernement moscovite ne recule devant aucun moyen pour hâter l’extinction d’une nationalité rebelle à son empire ; il en use bravement à la façon des barbares : les gouvernemens de Vienne et de Berlin doivent compter avec l’opinion de l’Europe. D’autre part, ils n’osent point accorder à leurs sujets polonais les droits politiques dont la jouissance pourrait seule balancer la désaffection produite par le joug d’une race étrangère, et ces incurables mécontentemens tournent au panslavisme, trop malheureusement exploité par les Russes. Aussi qu’est-il arrivé dans la dernière insurrection ? C’est contre la Prusse et l’Autriche qu’on se révolte, et, tandis qu’en 1830 la Russie demandait du secours à Vienne et à Berlin, c’est elle aujourd’hui qui consent à en porter. Gentz disait avec raison : La Russie est la seule puissance qui ait peu à perdre et tout à gagner dans une conflagration générale.
Où sont, en effet, les bénéfices que la Prusse ait tirés de l’occupation de Posen, et n’a-t-elle pas payé bien cher l’anéantissement de la Pologne qui lui semblait pourtant si désirable ? La Prusse n’avait pas encore eu le temps d’oublier qu’elle avait été elle-même un fief polonais. Frédéric II était pressé de venger les humiliations du fondateur de la royauté prussienne, et elles avaient été nombreuses. Il avait fallu que Frédéric Ier s’abaissât au plus bas devant l’Autriche, promît de voter toujours avec elle en diète, reconnût solennellement la suprématie polonaise, et protestât pour lui et pour ses successeurs qu’il considérait les droits de la Pologne sur la Prusse comme inaliénables. Toutes ces déclarations dataient seulement de 1700 et de 1701, et c’était à ce prix que la couronne électorale était devenue couronne royale. Que la Prusse, agrandie par un héros, se fortifiât en reprenant les anciennes provinces allemandes de la Pologne, qu’elle eût l’ambition de couvrir l’Europe, comme la Pologne l’avait fait autrefois, l’œuvre était séduisante ; mais vouloir l’accomplir en démembrant le pays slave de concert avec les Russes, ce n’était plus élever un rempart contre la Russie, c’était lui ouvrir une brèche. « Je suis Allemand et ne veux être qu’Allemand, » disait le Grand Électeur. Posen force la Prusse d’avoir un pied en Asie. Vainement elle fait du mieux qu’elle peut pour se concilier les populations du duché ; elle ne surmonte pas le sentiment national qu’elle voudrait abolir. Posen est comme un poids de plomb qui gêne tous ses mouvemens ; on dit qu’il est de l’honneur de ne pas se laisser dépouiller, et que Posen est éternellement Prussien ; mais est-ce qu’on ne donnerait pas beaucoup si l’on devait avoir en compensation la Saxe ou le Hanovre ? Il arrive bien des choses dans le monde dont rien n’était écrit dans les protocoles des diplomates.
Quant à l’Autriche, elle eut toujours de grandes répugnances pour le crime politique dont elle partageait la solidarité. Trois causes décidèrent Joseph II à passer par-dessus les règles d’équité qu’il professait : un rêve impérissable au cœur des monarques autrichiens, le rêve du saint-empire ; le désir philosophique de propager une civilisation supérieure chez une race qu’il considérait comme inférieure ; la nécessité spécieuse de maintenir l’équilibre entre l’Autriche et la Russie. La vertu pédantesque de Marie-Thérèse ne céda point sans des combats qui n’étaient pas tout entiers simulés ; elle disait au baron de Breteuil : « Je sais que j’ai mis une grande tache dans ma vie par tout ce qui vient de se faire en Pologne ; mais je vous assure que l’on me le pardonnerait si on savait à quel point j’y ai répugné et combien de circonstances se sont réunies pour forcer mes principes ainsi que mes résolutions contre l’injuste ambition russe et prussienne ; jamais je n’ai été si affligée. » Lorsqu’elle approuva le traité de partage, ce fut avec cette réserve : « Placet, parce que beaucoup de grands et savans personnages le veulent ; mais, long-temps après que je serai morte, on verra bien ce qu’il sortira de cette destruction de tout ce qui jusqu’ici avait été saint et juste. » Qu’en est-il donc sorti ? un continuel usage du droit de la force ; c’est là le seul recours de l’Autriche contre la Pologne subjuguée, sans être soumise, et pas un état européen ne devrait autant que l’Autriche éviter l’emploi de la force, parce que de tous côtés, dans la monarchie, la force rappelle des souvenirs trop récens et trop cruels pour être compatibles avec la pain. Chaque coup frappé sur la Pologne retentit et se sent en Bohême, en Hongrie, à Venise et dans la Lombardie. Ni la Bohême n’oublie Ottocar, ni la Hongrie Mathias Corvin ; l’une a régné jusqu’au Balkan, l’autre de l’Adriatique à la Baltique. La noblesse hongroise est toujours en éveil de peur qu’on ne la réduise au néant de la noblesse bohème ; les paysans de la Bohème gardent un souvenir très vif des guerres du calice et de Jean Zyska ; ils récitent encore des litanies en l’honneur de Jean Huss. Le gouvernement autrichien a senti plusieurs fois le danger d’ajouter à toutes ces vagues résistances une résistance toujours fixe et permanente. En 1808, il fut question de rétablir la Pologne sous un prince prussien, pour unir la Prusse et l’Autriche contre la France ; en 1812, on proposait d’échanger la Gallicie contre l’Illyrie. Tout eût mieux valu que d’en venir au terrorisme. La Gallicie soumise aux armes autrichiennes, c’est l’Autriche soumise aux influences et aux exemples russes.
Un point d’ailleurs est plus particulièrement à considérer. Sans la Gallicie, l’élément slave et l’élément germanique seraient moins disproportionnés dans d’empire. Les cinq millions de Slaves qui sont en Gallicie rompent tout-à-fait l’équilibre, et de là résulte que les Bohèmes et les Slovaques nourrissent l’espoir d’enlever Vienne à l’Allemagne. Vienne, dans cet esprit, devrait abandonner la propagande germanique de Joseph II pour fonder un empire oriental, laissant Berlin à la tête d’un empire allemand[3]. M. Schuselka repousse cette ambition des Slaves en la déclarant au-dessus de leur aptitude et de leur vocation. Il n’y a que trois peuples au monde, l’allemand, l’anglais et le français ; chacun d’eux exerce une sorte d’attraction autour de lui et propage son ascendant sur un certain rayon. Les Slaves ne peuvent donc être qu’Allemands, dit impérieusement notre très teutonique auteur ; la Russie a beau lutter, elle est allemande ; le Tchèque et le Hongrois sont obligés d’apprendre l’allemand, et le madgyare fût-il le plus bel idiome que parlent les hommes, il ne sortira jamais de sa frontière. Il ne faut pas plus songer à séparer l’Autriche de l’Allemagne qu’à retrancher l’arbre de sa racine ; l’esprit allemand est l’ame de l’Autriche, parce que l’Autriche est la base historique de l’empire allemand. Son rôle propre est justement de fournir la médiation nécessaire entre cet empire et les races slaves qui gravitent vers lui, une médiation impartiale et protectrice, qui attire sans violenter. La Pologne échappe seule à cette loi, grace aux vingt millions d’hommes concentrés sur son territoire ; tâcher toujours de l’y réduire par la force brutale, c’est effaroucher et révolter tous ces autres Slaves qu’on aurait gagnés par la douceur.
Ainsi embarrassés de leur triste conquête, quel rôle jouent maintenant vis-à-vis de la Russie les cabinets de Vienne et de Berlin ? La Russie n’est à proprement parler que l’Asie luttant contre l’Europe pour la recoucher dans son berceau, lutte éternelle qui se produit sous toutes les formes et par tous les fléaux, la conquête, la maladie, la superstition. Le XVIIIe siècle, abusé par ses illusions humanitaires et philanthropiques, a salué dans Pierre-le-Grand un héros civilisateur ; il s’est trompé : ce n’était qu’un Tamerlan frisé et habillé à la française. Pierre est vraiment celui qui a rappelé la barbarie asiatique de l’Orient pour lui tourner le front vers l’Europe ; l’Europe ne lui connaissait qu’un accoutrement sauvage ; il lui a donné l’uniforme européen. Qu’est-ce en effet que le système patriarcal que la Russie s’attribue la mission de restaurer ? Qu’on lise seulement ce livre écrit par un homme qui était du sang de l’impératrice Catherine II, par l’Allemand Klinger : Sur l’éveil prématuré du génie de l’humanité. La Russie se propose comme un modèle de stabilité au milieu des révolutions, comme le soutien naturel des trônes légitimes et des rois absolus : on sait cependant l’histoire de la maison de Gottorp ; combien compte-t-elle de princes assassinés ? Au fond, la politique russe n’a qu’un but : mettre en garde l’Autriche contre la Prusse, la Prusse contre l’Autriche, les petits états contre les grands, les grands contre les tendances libérales des petits ; et, s’il fallait enfin une dernière preuve des mauvais procédés de la Russie à l’égard de l’Allemagne, l’auteur l’a toute prête : c’est la Russie qui a voulu laisser la Lorraine et l’Alsace à la France.
Aussi, que disait Frédéric-le-Grand : « Nous avons affaire à des barbares qui travaillent à enterrer l’humanité ; songeons à nous préserver au lieu de nous plaindre. » Et Marie-Thérèse écrivait à l’impératrice Élisabeth : « Ma très chère sœur et très précieuse amie, mais jamais ma voisine par mon consentement. » Pourquoi donc les successeurs de Marie-Thérèse et de Frédéric ont-ils changé de conseils et subordonné la direction de leurs affaires aux intérêts russes ? C’est que M. de Metternich affectionne une politique boiteuse qui s’arrête toujours à moitié chemin ; c’est qu’il prend volontiers l’intrigue pour la politique, selon ce mot cruel de Napoléon. Voilà comme il a partout fait le succès de l’énergie moscovite en annulant l’Autriche. La Prusse, de son côté, se jette dans les bras de la Russie par peur de la France et de l’Angleterre, par jalousie de l’Autriche ; elle oublie qu’une seule chose lui a valu sa grandeur, l’orgueil de vouloir être grande ; elle ne voit pas que l’avenir de l’Allemagne est bien assez large pour que les deux hautes puissances aient encore assez de gloire à s’en partager la conduite.
Tel est à peu près ce livre original et sincère dont nous avons tâché de rendre la physionomie par une exacte analyse. Nous croyons que cette reproduction impartiale vaut toujours mieux qu’un pur jugement critique pour donner l’idée succincte d’une publication étrangère. Il peut servir à l’instruction d’un lecteur français de voir comment la noble cause polonaise est défendue par un esprit allemand, lorsque celui-ci ne s’est pas encore tiré de cette mêlée des idées du jour heurtant et refoulant les idées du passé. Quelles que soient pourtant les différences par où l’auteur nous reste étranger, il n’y a personne qui ne s’associe de bon cœur à ces touchantes paroles qui sont à la fois la conclusion de son livre et le vœu commun de l’Europe libérale
« La nature fête la résurrection ; quel printemps pour la pauvre Pologne ! En cette belle saison d’espérance, la Pologne est tombée dans une misère plus grande que jamais… En un moment où tout un peuple saigne sous l’épée des bourreaux, comment la conscience des puissans leur a-t-elle permis de célébrer la résurrection de celui qui est mort pour la victoire du droit et de la liberté ?… Mais il y a un Dieu qui gouverne l’histoire ; la Pologne aussi ressuscitera. Polonais, que le réveil de la nature et le mystère de la solennité chrétienne vous encouragent et vous fortifient : la Pologne n’est pas perdue. — Écrit à Hambourg, le dimanche de Pâques 1845. »
Ce jour-là, nous assistions au banquet traditionnel qui réunissait ici les membres de l’émigration et leur rendait un instant quelque image de la patrie. Les nobles exilés s’abordaient, suivant l’usage de leur pays, en se donnant le baiser fraternel, et se saluaient avec cette parole au même moment répétée dans tous les châteaux et dans toutes les chaumières de Pologne : Christus resurrexit. Est-ce donc de la mort que peut sortir cet appel à la vie ?
Voici maintenant le petit livre de M. Kurtz ; il a paru vers la fin de l’année dernière, et au milieu de l’agitation plus ou moins factice qui surexcitait encore tout à l’heure l’Allemagne ; il est peut-être à propos de lui marquer sa place dans le mouvement sérieux et naturel des esprits. Il ne s’est point produit sans peine, il a probablement circulé sous le manteau plutôt qu’il ne s’est publiquement débité. L’auteur nous apprend que son libraire sort à peine de la prison où on l’avait jeté pour avoir vendu des vers faits contre le roi de Bavière. Nous espérons que l’éditeur, déjà si maltraité, n’aura pas eu cette fois pareille mésaventure, et cependant il y a bien assez de bonnes vérités dans les quelques pages de M. Kurtz pour avoir fâché la censure bavaroise. M. Kurtz invoque le patronage de Paul Pfizer, le démocrate wurtembergeois ; il appartient à cette école de libéraux qui gouverneront un jour l’Allemagne, s’ils savent mettre de la suite dans leurs pensées, et ne se laissent point trop souvent distraire par les fantaisies ou les préventions de leur pays. Il semble même assez avancé dans ces voies raisonnables, et, si les idées constitutionnelles peuvent avoir, au-delà du Rhin, des avocats plus connus, elles n’en ont pas beaucoup de plus intelligens. Par une singularité dont l’auteur semble s’excuser en même temps qu’il l’avoue, ce recueil de réflexions très positives sur des choses très pratiques est l’œuvre d’un poète : le livre a même un second titre, et s’appelle Opinion d’un poète en matière politique. La confession de M. Kurtz n’est pas sans intérêt pour l’histoire du sentiment poétique tel qu’il se débat aujourd’hui, aux prises avec les réalités de la vie courante. « Si je ne monte pas à la tribune, la lyre à la main, comme on l’attendrait d’un poète, dit naïvement M. Kurtz, c’est, à parler franc, que ma lyre est muette sur ces sujets-là : j’ai essayé plus d’une fois, et de la meilleure volonté du monde ; je n’ai rien trouvé de supportable. Le citoyen et le poète sont toujours en moi séparés : celui-ci a besoin d’oubli et de sérénité, tandis que l’autre, en considérant les choses comme elles sont, ne peut se défendre d’un trouble et d’une amertume qui, pour être bien justes, n’en sont pas plus pratiques. Il n’est pas vrai chez moi que l’indignation fasse des vers, ou du moins ceux qu’elle fait ne méritent pas qu’on l’en remercie. » Il y a de cette impuissance une bonne raison que M. Kurtz ne voit pas, c’est qu’il est assez médiocrement indigné, il a la modération d’un juge perspicace, et non la verve d’un déclamateur. Un Allemand ne peut guère plus sainement parler de l’Allemagne, et, si nous écartons çà et là quelques traits d’un amour un peu trop irréfléchi pour le primitif, quelques souvenirs trop favorables du moyen-âge, quelques illusions opiniâtres sur les beautés de la civilisation féodale, nous découvrons dans son livre, malgré ces contradictions involontaires, des aperçus très judicieux sur les bases générales de la société moderne, sur la situation particulière de la société allemande. Qu’il y ait du vague et de la confusion dans cette sorte de pamphlet sans personnalités, on ne peut se le dissimuler, mais on y rencontre aussi des points vraiment neufs, et il se fait maintenant en Allemagne beaucoup de ces œuvres-là, où l’on reconnaît des esprits partagés entre leur éducation première qui s’en va, et cette éducation nouvelle que leur donne le temps présent. C’est une transition qu’il faut suivre. Nous résumons le travail de M. Kurtz en lui laissant la responsabilité de ses idées.
Le peuple allemand a été jusqu’ici comme le saint Christophe de la légende, cherchant qui servir, parce qu’il ne savait pas se commander à lui-même, et changeant toujours de maîtres, parce qu’il n’en trouvait point d’assez forts pour le commander. Il a passé plus qu’aucun autre par la servitude étrangère, servitude des idées et des institutions ; il a fait son temps d’Égypte et sa captivité de Babylone. Le saint-empire n’était qu’une institution romaine contraire à l’indépendance et à l’individualité germaniques ; il a succombé avec les Hohenstauffen, beaucoup moins sous les coups de Rome que sous les répugnances de l’Allemagne. L’Allemagne, par malheur, n’a pas su enrayer sur cette route qui la conduisait au morcellement ; pendant que les autres nations se développaient avec les siècles, incapable de s’organiser elle-même librement et de se soumettre au joug mécanique d’une autorité centrale, malade dans son chef et dans ses membres, l’Allemagne demeurait simple spectatrice de la fortune de ses voisins. En même temps que l’étranger dominait la vie politique, il s’emparait de la vie intellectuelle ; la culture grecque et romaine, la culture française, soumettaient les esprits et faisaient dans la nation deux classes qui ne se touchaient plus : la classe érudite, la classe populaire et illettrée, nourrie du vrai fond germanique. La première, vivant en dehors de ces origines substantielles, s’est perdue long-temps dans les abstractions, et, depuis Opiz, la poésie, cette expression la plus éclatante des époques littéraires, n’a plus correspondu aux époques politiques ; la littérature n’a pas influé sur la société ; maintenant qu’elle veut reprendre sa vraie fonction, la censure est là qui l’empêche.
La censure n’est heureusement ni un mot ni une invention de l’Allemagne ; mais, à lire les plaintes de M. Kurtz, on voit que l’Allemagne s’en est si bien servie qu’elle mériterait de l’avoir inventée. A quoi bon, pourtant, et comment empêcherait-on l’opinion publique de se prononcer au sujet des princes ? Vous arretez l’expression d’un jugement grave sur les choses de gouvernement, arrêterez-vous ces chansons qui courent les rues : « Donnez-nous vos grands manteaux de pourpre, nous en ferons de belles culottes pour l’armée de la liberté ? » La révolution est dans tous les cœurs, mais, grace à Dieu, dans les cœurs pacifiques aussi bien que dans les cœurs violens. L’Allemagne a ressenti les épreuves par où l’Angleterre et la France ont passé ; elle s’en est approprié les fruits par la méditation ; elle les a maintenant mûris.
Il ne s’agit d’élever ni une république antique, ni une république chrétienne ; la première sacrifie l’homme au citoyen, l’autre le citoyen à l’éternité. On ne détruira jamais ni le mariage ni la propriété ; il n’y aura peut-être rien de semblable en paradis, mais le paradis est loin. Il ne faut rien d’absolu ; l’absolue souveraineté est aussi mauvaise, qu’elle repose dans la multitude du peuple ou sur la tête du prince. La révolution allemande ne songe point à détrôner les princes ; elle ne croit pas que la démocratie américaine ait déjà fait suffisamment ses preuves ; elle accepte volontiers des souverains héréditaires, à la condition qu’ils renoncent à leurs prérogatives de droit divin et reconnaissent la sainteté du contrat mutuel entre le peuple et le monarque. N’ont-ils pas en effet assez de garanties, et la meilleure ne sera-t-elle point toujours le généreux sang de l’Allemand ?
Choisira-t-on maintenant pour modèles d’organisation les institutions françaises ou les institutions anglaises ? Les premières ne conviennent pas à une race aussi portée à l’isolement individuel que l’est la race allemande ; les secondes, profondément antipathiques à la centralisation, sont fondées sur le privilège, et suscitent par-dessus tout l’aristocratie de la naissance ou de l’argent. Ce qu’il faut à l’Allemagne, c’est un juste mélange des deux systèmes, c’est une centralisation qui respecte l’indépendance des états particuliers, c’est un point solide où viennent se grouper tous les membres divisés du corps germanique sans subir aucune loi qui les enchaîne. Tous veulent être Allemands et cependant rester Bavarois, Prussiens, Wurtembergeois ou Saxons ; ce sont deux mouvemens contraires qu’il faut tenir en équilibre. On sait bien désormais que l’équilibre ne s’établira pas à Francfort. Quant à ceux qui rêvent le retour de l’ancien empire sous un même prince, ce sont des insensés qui ne connaissent ni l’antiquité ni leur temps.
L’idéal de la politique allemande, l’espoir de l’auteur, qui doit beaucoup aux inspirations de Paul Pfizer, c’est une association d’états constitutionnels rassemblés dans une diète où il y aurait le banc des princes et le banc des citoyens, où les états particuliers enverraient leurs députés siéger en face des ministres délégués des souverains. Quel que soit l’avenir de cette combinaison suprême, quelle que soit la solidité de cette clé de voûte qui resserrerait et maintiendrait tout l’édifice allemand, selon les vues de M. Kurtz, on doit lui tenir compte de la manière dont il établit la nécessité des institutions représentatives dans chacun des pays de la confédération. Les partis, dit-il, sont chez nous plus qu’ailleurs des partis d’opinion ; ils ont des raisons d’être honorables et sincères, ils sont préparés à la vie publique ; il leur faut, pour se développer, le libre champ d’une constitution ; on n’a rien à faire de ces constitutions tombées du ciel qui doivent s’adapter éternellement à telle ou telle race et immobiliser telle ou telle classification sociale ; on veut une constitution qui permette aux peuples de produire librement leurs vœux et d’en assurer l’exécution, qui les rende d’autant plus obéissans qu’ils auront la conscience de s’obéir à eux-mêmes dans la personne de leurs élus. L’état constitutionnel est une des grandes inventions qui se soient rencontrées durant le cours des siècles ; il a réconcilié l’obéissance avec l’autorité.
Sans doute une révolution opérée par l’aide de la presse et de la publicité entraîne toujours des erreurs et des périls, mais la vie n’est qu’à cette condition, le bien ne vient pas de soi seul ; il faut l’aller chercher au prix d’un travail quotidien ; il faut tendre les mains pour que Dieu y verse ses bénédictions, et c’est oisiveté, c’est égoïsme, ce n’est point amour de la paix d’avoir les bras croisés. On a fait beaucoup avant nous ; nous aussi, nous avons beaucoup à faire pour les autres. « La petite politique s’écrie : Après nous le déluge ! La grande, la vraie politique doit toujours dire au contraire. Pour nous le déluge, s’il faut que le déluge arrive, et vienne pour les générations qui nous succéderont la colombe pacifique avec le rameau d’olivier ! » Voilà les nobles sentimens qui constituent la force des peuples ; voilà les sages principes qui doivent asseoir la grandeur future de l’Allemagne. Que signifient en comparaison les chicanes et les subtilités de droit féodal avec lesquelles elle a laissé récemment circonvenir et surprendre presque tout ce qu’elle avait d’enthousiasme disponible ?
CLELIA CONTI,
par Mme la comtesse Ida Hahn-Hahn[4]
Le défaut d’unité qui se révèle depuis quelques années dans les tentatives littéraires de l’Allemagne n’est nulle part plus visible que dans le roman. Les tendances les plus diverses, les plus contraires souvent, se sont donné rendez-vous sur ce terrain, où l’école romantique remportait naguère tant de victoires. Au lieu de rester dans la route frayée par les ancêtres, on s’est dispersé dans mille voies nouvelles. Ni le courage ni le talent n’ont manqué sans doute aux jeunes écrivains qui aspiraient à élargir le domaine littéraire de leur pays. Ce qui leur a manqué, c’est le respect jaloux des qualités de l’esprit national, le sentiment vrai de ses ressources. Il fallait innover en restant fidèle au génie de l’Allemagne, on a innové au contraire en rompant avec ce génie, en substituant la prédication socialiste à la patiente observation des mœurs, et l’imitation stérile des littératures étrangères au culte fécond des muses domestiques. Qu’est-il arrivé ? Parmi tant de conteurs qu’on a vus partir en quête d’aventures et annonçant au monde littéraire une ère meilleure, combien sont revenus avec les conquêtes promises ! En vérité, le vieux Tieck peut assister paisible et souriant à l’essor des générations nouvelles : il n’a point à s’effrayer de leurs provocations superbes ni à s’affliger de leurs injustes railleries. Dans cette arène du roman, où se heurtent tant de vanités, tant de prétentions diverses, qui donc a marché d’un pas plus ferme et plus sûr ? La gloire de M. Tieck, c’est précisément de s’être essayé dans tous les genres qu’on prétend découvrir aujourd’hui, et d’y avoir marqué la vraie mesure dans laquelle le génie national peut admettre l’innovation. La faiblesse de ses successeurs, c’est d’avoir méconnu cette mesure et d’avoir sacrifié au désir de marcher dans leur indépendance le respect qu’ils devaient aux exemples des maîtres, aux conseils de la critique.
Quoi qu’il en soit, le mouvement existe, confus, indiscipliné. Beaucoup de livres et beaucoup de promesses, voilà jusqu’à présent toute la moisson. Faut-il cependant renoncer à l’espoir, et le combat, long-temps stérile, ne révélera-t-il pas à l’Allemagne des forces nouvelles ? Là est la question qu’on ne peut s’empêcher de poser après la lecture de chaque volume qui vient solliciter et retenir un moment l’attention de la foule. Quelques symptômes meilleurs se montrent, il faut le reconnaître, et, bien que rares, ils doivent nous rassurer. Des talens discrets et naïfs s’éloignent de la cohue bruyante, ils reviennent presque à leur insu vers le droit chemin où la muse allemande se retrouve d’accord avec ses meilleures traditions. L’étude des mœurs nationales occupe encore quelques imaginations sereines. Les récits de village, les tentatives de roman historique indiquent une tendance nouvelle qui pourra devenir féconde. Nous souhaitons qu’après tant de recherches et de déceptions, l’Allemagne, heureuse et calmée, retrouve enfin son originalité primitive.
Ce qui pourrait hâter un si désirable résultat, ne serait-ce pas l’appui prêté à la réaction naissante par un romancier vraiment distingué ? Je concevrais en cette crise littéraire un rôle aimable, et c’est à une femme que ce rôle conviendrait surtout. Il ne s’agirait pas de protester solennellement contre les déviations, contre les erreurs de chaque jour : c’est un rude labeur qu’il faut laisser à la critique. Montrer aux incrédules ce qu’il reste encore d’épis mûrs à glaner dans le champ de la famille sans qu’il soit besoin de sonder d’autres sillons et d’empiéter sur les terres voisines ; ramener en un mot la poésie vers l’autel des muses nationales, le roman aux peintures de la vie allemande, ne serait-ce pas là une tâche séduisante, et ne pourrait-on promettre avec confiance une gloire modeste et charmante à l’esprit délicat qui saurait la remplir ? Les limites mêmes dans lesquelles il faudrait se renfermer prudemment auraient de quoi satisfaire une de ces ambitions féminines qui n’excluent ni l’esprit ni le goût. C’est un programme à peu près pareil, exécuté avec charme et sans prétention, qui a fait la popularité des récits suédois de Mlle Bremer. Apaiser, rafraîchir les imaginations exaltées, mêler aux âpres accens des modernes conteurs une voix douce et suave qui parle de résignation et de paix ; opposer aux conceptions de l’orgueil en délire l’étude naïve et patiente de la réalité, voilà ce qu’a su faire l’auteur des Voisins. Se peut-il qu’en Allemagne un tel exemple n’ait pas été suivi ? Mme la comtesse Hahn-Hahn, dont une plume équitable et ferme a ici même apprécié les écrits[5], s’est en effet tenue à l’écart de cet humble et rustique domaine où Mlle Bremer a fait une si riche moisson. La lutte orageuse des passions contre les exigences du monde, tel est le spectacle qui l’a séduite et qu’elle a voulu décrire.
Mme la comtesse Hahn-Hahn aurait eu mauvaise grace, il faut le reconnaître, à protester contre ce mouvement un peu confus dont nous cherchions tout à l’heure à préciser le caractère. Elle-même en est sortie, et il est de ces origines qu’on voudrait en vain renier. Tandis qu’on déplaçait sur tous les points les limites fixées au roman par le génie de l’Allemagne, elle aussi a voulu jouer son rôle dans la mêlée, et apporter à cette œuvre d’affranchissement le tribut de son activité inquiète. La vie de salon attendait encore son peintre : l’auteur d’Ilda Schoenholm s’est présenté. Ici encore nous trouvons un exemple de cet oubli des convenances de l’esprit national que nous reprochons aux modernes romanciers d’outre-Rhin. Le genre nouveau qu’a essayé d’introduire dans son pays Mme Hahn-Hahn, le roman de high life, présente de graves difficultés à une plume allemande. En Allemagne comme partout, les salons sont cosmopolites. Ce qui s’est conservé d’originalité locale dans les cercles brillans de Berlin ou de Dresde va s’effaçant de plus en plus. Pourtant ce n’est guère qu’en saisissant, en fixant ces empreintes fugitives que le chroniqueur du monde aristocratique donnera quelque prix à ses créations. Admettons qu’il réussisse, les obstacles mêmes de la voie où il est entré limiteront le nombre de ses succès. Il y a de ces victoires littéraires qu’on ne gagne pas deux fois, et Mme Hahn-Hahn en est à son neuvième roman. S’est-elle doutée des obstacles qu’elle avait à vaincre, et à force de multiplier les essais n’a-t-elle pas manqué le but ?
Clelia Conti, le dernier roman de Mme la comtesse Hahn-Hahn, porte, comme Ilda Schoenholm et comme la Comtesse Faustine, l’empreinte d’une imagination ardente et heureusement douée, mais qui ne sait ni concentrer ni ménager ses forces. On retrouve dans ce roman les deux tendances dont la trace est marquée plus ou moins nettement dans tous les écrits de Mme Hahn-Hahn. L’analyse des passions, la peinture des mœurs, ont un égal attrait pour l’auteur de Clelia Conti. Nous avons dit quel écueil attendait le peintre de mœurs cherchant dans la vie de salon le reflet affaibli du caractère national. Le romancier a-t-il mieux réussi en interrogeant et en interprétant le cœur humain ? Avant de raconter l’action développée par Mme Hahn-Hahn, il convient de faire connaître les personnages auxquels elle a distribué les principaux rôles. Ces personnages sont au nombre de trois, la comtesse Clelia Conti, le comte Gundaccar Osnat, le baron Achatz Thannau.
Clelia semble personnifier le dévouement dans l’amour. Le développement de ce caractère pouvait exciter un légitime intérêt, mais à deux conditions : c’était d’abord que l’unité du personnage fût respectée, ensuite que le type idéal conservât des proportions humaines. De ces deux conditions ni l’une ni l’autre n’a été remplie par le romancier. Mme Hahn-Hahn a réuni sur la tête de Clelia toutes les séductions, tous les dons les plus rares, sans se demander si la physionomie qu’elle avait rêvée gardait encore, sous tant d’aspects divers, un caractère distinct, un sens net et précis. Clelia réalise dans sa beauté les plus divins rêves que la sculpture antique ait modelés dans le marbre et que la peinture moderne ait jetés sur la toile ; elle unit à cette beauté surhumaine une ame héroïque, une intelligence supérieure, et l’imagination d’un grand artiste. Distraite par des prestiges si divers, l’admiration ne sait où se fixer. L’unité du personnage a disparu. Quant à l’intérêt, il n’y a pas gagné. En élevant Clelia au-dessus de l’humanité, Mme Hahn-Hahn a placé son héroïne dans une région interdite à nos sympathies. Aucune femme ne reconnaîtra sa sœur dans cette créature céleste, qui porte en elle le triple prestige du sentiment, du génie et de la beauté. Si l’auteur s’était placé franchement sur le terrain de la fantaisie, nous comprendrions, nous excuserions son audace ; mais son livre nous est donné pour une peinture de la vie réelle. « Ceci est l’histoire d’un cœur qui aime, » dit Mme Hahn-Hahn dans la préface. En tenant compte de cette promesse, il est impossible d’admettre comme logique l’imprudent sacrifice du réel à l’idéal dans le caractère de Clelia.
Ce n’est pas un défaut semblable que nous avons à relever dans la physionomie du comte Gundaccar Osnat. Ici la vraisemblance est respectée. Gundaccar unit à une imagination vive et délicate un de ces caractères faibles que le moindre revers abat, que le moindre obstacle décourage. Élevé au sein d’une famille noble et opulente, il a pendant long-temps ignoré les salutaires épreuves de l’adversité. Quand la misère vient l’assaillir, il tombe affaissé sous ce fardeau imprévu. Il est de ces hommes qu’un nuage au ciel suffit pour attrister : comment résisterait-il à la tempête ? Un seul lien le rattache à la vie, c’est l’amour. Gundaccar aime Clelia de cet amour profond et aveugle qui participe de la soumission, et que les natures faibles ont pour les natures fortes. On le voit, ce caractère est vrai. Que manque-t-il cependant à Gundaccar pour nous intéresser ? Il lui manque un peu de ce charme idéal que Mme Hahn-Hahn s’est efforcée de concentrer sur Clelia Conti. Oui, sans doute, le spectacle de la faiblesse dans l’amour est un spectacle émouvant. Il y a dans les défaillances du cœur comme dans ses aspirations les plus généreuses des sources d’émotion intarissables ; mais, si Desgrieux aux pieds de Manon nous arrache des larmes, c’est que le respect de l’exactitude n’a pas conduit Prévost au mépris de l’idéalisation. L’immortel romancier a su concilier le culte de la vérité avec les plus délicates exigences de l’art. C’est là son triomphe : qu’il négligeât cette loi suprême, et l’amant de Manon perdait ses droits à notre pitié.
A côté de Clelia et de Gundaccar, à côté de l’amour exalté et de l’amour soumis, le baron Achatz Thannau ne nous semble placé qu’à titre de personnage odieux et repoussant, pour faire ressortir les deux figures préférées. L’égoïsme brutal d’Achatz rappelle les exagérations du mélodrame. C’est une dissonance là où il ne fallait qu’un contraste. Faute de mesure et d’adresse, la brusque opposition de l’ombre et de la lumière manque ici son effet.
On connaît maintenant les personnages que le romancier va faire agir. Nous ne les suivrons pas dans toutes les vicissitudes semées d’une main prodigue sur leur chemin ; nous ne voudrions extraire de ce récit que les lignes essentielles et la pensée première. — L’enfance de Clelia s’est passée dans un couvent. Les journées calmes qui s’écoulent dans cette pieuse enceinte, les vagues impressions que jette le monde à peine entrevu au milieu des premières rêveries de la jeune fille, tout ce réveil d’une ame ardente et fière est décrit, nous l’avouerons, avec une finesse, une simplicité attachantes. On reconnaît la plume d’une femme à ces agréables tableaux. Clelia, de bonne heure orpheline, quitte le cloître pour la maison de son oncle, qui habite Inspruch. Son père italien, sa mère allemande, lui ont laissé un beau nom et une grande fortune. Que va devenir, au milieu du monde, la jeune orpheline élevée dans la solitude ? La famille de son oncle lui est hostile. L’angélique beauté de Clelia lui aliène le cœur de sa tante et de ses deux cousines, toutes trois également envieuses et coquettes. Le baron Achatz Thannau, parent de l’oncle de Clelia, la voit et en devient éperdument amoureux. La tante et les cousines favorisent les prétentions d’Achatz, car elles n’ont d’autre souci que d’éloigner Clelia. Cependant celle-ci a déjà un amour dans le cœur. Le hasard lui a fait rencontrer à un bal le comte Gundaccar Osnat. Gundaccar est, comme Clelia, jeune et beau, plein d’enthousiasme et d’inexpérience. On devine les suites de cette rencontre, les entrevues furtives, les sermens échangés, l’éternelle histoire de Juliette et de Roméo. On devine aussi que les deux familles, celle du comte Gundaccar et celle de Clelia, se jettent bientôt au travers de cette liaison. Gundaccar, au moment où il se prépare à fuir avec la jeune comtesse, est entraîné loin d’Inspruck, tandis qu’on affirme à Clelia que son amant lui est infidèle. C’est ainsi que la comtesse devient l’épouse du baron Thannau.
Ici finit le premier, le meilleur chapitre du roman. Cette partie de la narration est faite par Clelia elle-même avec un abandon naïf, avec une émotion qui se communique au lecteur. Le mariage de Clelia et d’Achatz ouvre dans le récit une nouvelle phase. C’est alors que la figure de Clelia prend ces proportions surhumaines qui en altèrent la grace primitive ; c’est alors aussi que le baron Achatz devient ce tyran vulgaire et brutal dont le romancier se complaît à enlaidir la physionomie grimaçante. Clelia jure de rester fidèle à Gundaccar, et elle tient parole. L’enfant qui naît quelque temps après la célébration du mariage vient encore affermir Clelia dans cette résolution ; cet enfant a pour père Gundaccar Osnat. Devant la constance héroïque de la comtesse, Achatz ne recule pas ; il aime Clelia, et supporte en frémissant les dédains de sa belle captive. Convaincu qu’il n’est pas aimé, il se fait pendant sept ans le geôlier d’une femme qui le méprise. Croit-il sérieusement que l’épreuve ainsi prolongée tournera un jour à son avantage ? ou bien ne cherche-t-il dans les tortures infligées à Clelia qu’une lâche et odieuse vengeance ? C’est une question que Mme Hahn-Hahn nous laisse à résoudre. Quoi qu’il en soit, qu’il y ait chez Achatz de la méchanceté ou de la folie, Clelia n’en reste pas moins inflexible et superbe en présence de son bourreau. C’est Gundaccar qu’elle aime, c’est Gundaccar qu’elle aimera jusqu’à la mort. Sept années passent sur sa tête, et l’amour qu’Achatz s’est flatté d’éteindre subsiste aussi pur, aussi ardent qu’aux premiers jours. Cette longue et cruelle épreuve, vaillamment supportée, forme la seconde partie du roman.
Que devient cependant le comte Gundaccar Osnat ? Lui aussi est resté fidèle, lui aussi, pendant sept années de voyage, n’a eu devant les yeux qu’une seule image, dans le cœur qu’une seule pensée. Un hasard le conduit près de la villa isolée où la comtesse est prisonnière. La négligence des gardiens de Clelia facilite une entrevue bientôt suivie d’un enlèvement. Tandis qu’Achatz erre désolé dans sa villa déserte, déjà Clelia et Gundaccar sont sur la route de France. Ils arrivent à Paris. Là, cachés dans une modeste retraite, à l’abri de toutes les poursuites, ils oublient leurs souffrances passées, ils oublient le monde ; mais le monde s’est souvenu d’eux. Les nobles parens de Gundaccar, apprenant ce qu’ils nomment les aventures de leur fils, lui suppriment la pension qui le faisait vivre. La lutte contre la misère provoque chez Clelia une exaltation courageuse, chez Gundaccar un morne abattement. Clelia comprend le danger ; elle entraîne Gundaccar, en Italie. À l’insu de son amant, elle monte sur le théâtre de Palerme ; elle chante, et une foule en délire lui jette des couronnes. La gloire ramène la fortune au foyer de Gundaccar découragé, et quand Clelia meurt, après une carrière semée d’orages au début et de radieuses journées au déclin, elle peut dire avec une fierté légitime que toute sa vie n’a été qu’un long dévouement.
Il n’est pas besoin de beaucoup insister sur les vices de conception que cette analyse a dû suffisamment mettre en lumière. Sous cherchons en vain la pensée qui domine et qui relie entre elles ces trois parties distinctes du roman : la jeunesse de Clelia, sa lutte contre Achatz, sa vie avec Gundaccar. Mme Hahn-Hahn a-t-elle voulu célébrer le dévouement tel que nous le révèle à toutes ses phases l’existence de la femme ? Une phrase placée à la première page du roman nous le ferait croire : « Tout ce que j’ai aimé, dit Clelia, d’abord ma mère, puis mon cloître, puis lui, puis mon enfant, tout cela, en tout temps, à tout âge, je l’ai aimé de cet amour aveugle, effréné, dans lequel j’aurais voulu exhaler toute ma vie pour l’identifier avec l’objet aimé. » Idéaliser tour à tour, sous les traits d’une femme, l’amour filial, l’amour maternel, les extases de la piété, les élans de la passion, tel serait donc le but qu’aurait poursuivi Mme Hahn-Hahn. Cette idée est grande et belle sans doute ; mais l’ordonnance même du livre est un démenti formel à nos inductions. Des trois parties qui le composent, les deux dernières, les plus longues, sont consacrées exclusivement à démontrer la puissance irrésistible du sentiment qui enchaîne Clelia à Gundaccar. Cette démonstration est complète au moment où Clelia retrouve Gundaccar et le suit à Paris. Toute la troisième partie ne fait que reproduire et développer sous une forme nouvelle l’idée amplement expliquée dans la seconde. Ainsi Mme Hahn-Hahn a concentré la lumière sur une seule des faces de la donnée qu’elle avait choisie, laissant toutes les autres dans un mystérieux demi-jour, et le sens de son œuvre reste nue énigme pour la critique indécise.
On le voit, Clelia Conti n’est pas un de ces simples et calmes récits qui pourraient exercer sur les imaginations inquiètes une salutaire influence. Ce n’est pas encore là le livre qu’une femme devait écrire en présence des ambitieuses créations qui obstruent depuis quelques années en Allemagne l’arène du roman. Nous retrouvons au contraire dans Clelia Conti un de ces pénibles efforts qui tendent à introduire dans la littérature allemande une agitation maladive incompatible avec la mâle sérénité du génie germanique. Il paraît que ces vives allures sont chose nouvelle au-delà du Rhin, et que la hautaine attitude, la désinvolture aristocratique de certaines héroïnes, ne trouvent pas trop mauvais accueil chez des lecteurs peu habitués à ces graces cavalières. On a trop vécu sous le tilleul en fleur, on a trop respiré l’air embaumé de la forêt ou du jardin ; on n’est pas fâché de se dépayser un peu et d’affronter, ne fût-ce que pour un jour, l’irritante atmosphère des salons. Sous ne reprocherons pas à Mme Hahn-Hahn de flatter une tendance qui répond si bien à ses propres instincts ; mais pourquoi porter dans le monde cette exaltation fiévreuse ? Ne vaudrait-il pas mieux y pénétrer en observateur attentif et gracieux, décidé à tout voir et prêt à tout comprendre ? En étudiant plus sérieusement la vie allemande, ne serait-on pas plus près de cette originalité vers laquelle on aspire et que la bizarrerie ne remplace pas ? Nul mieux que l’auteur de Clelia Conti n’est à même de peser ces questions et de les résoudre.
- ↑ Allemagne, Pologne et Russie, par F. Schuselka, 1 vol. in-18, chez Hoffmann et Campe ; Hambourg, 1846.
- ↑ Les Questions du présent et la libre parole, par M. Kurtz ; Ulm), 1845.
- ↑ Voir la préface mise par M. Marco Féodarowicz en tête de sa traduction du livre de M. Cyprien Robert, les Slaves de la Turquie.
- ↑ Un vol. in-18 ; Berlin, chez Alexandre Duncker, libraire de la cour.
- ↑ Voyez, dans la livraison du loi septembre 1845, l’étude de M. Saint-René Taillandier sur Mme la comtesse Hahn-Hahn.