Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1846

Chronique no 350
14 novembre 1846


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 novembre 1846.


L’attitude du corps diplomatique a été la grande préoccupation de ces derniers jours. Il est naturel en effet qu’à une époque comme la nôtre, où le maintien de la paix est nécessaire à tous les intérêts on ait une attention curieuse pour ce qui se passe dans le monde de la diplomatie, pour les démarches, pour les paroles des représentans des cabinets. Ce sont autant de symptômes qui ont leur importance. Le corps diplomatique avait à féliciter M. le duc et Mme la duchesse de Montpensier à l’occasion de leur mariage. Cette présentation officielle empruntait des circonstances délicates où nous sommes une signification particulière. Aussi l’absence de lord Normanby, au moment où tous les ambassadeurs et ministres plénipotentiaires présens à Paris se rendaient aux Tuileries avec un empressement marqué, a été pendant trois jours un véritable événement politique. On se demandait si la rupture avec l’Angleterre était imminente ; n’allait-on pas jusqu’à parler du rappel de son ambassadeur ! Heureusement, au milieu de ces conjectures et de ces inquiétudes, on apprit bientôt que le marquis de Normanby venait d’être reçu par M. le duc et Mme la duchesse de Montpensier. Le noble lord avait demandé une audience particulière au prince, qui ne se trouvait pas à Paris lors de sa première présentation aux Tuileries, au mois d’août dernier. Cette démarche a enlevé au premier incident une partie de sa gravité.

D’ailleurs, on a pensé à tort que l’ambassadeur d’Angleterre avait agi par ordre exprès de son gouvernement, en ne paraissant pas à l’audience solennelle du corps diplomatique. Quand il avait pris ce parti, lord Normanby avait cru se conformer à des instructions générales, qui lui prescrivent sans doute la plus grande réserve pour tout ce qui peut toucher aux affaires de l’Espagne. Il n’a pas tardé à reconnaître lui-même qu’il s’était trompé, et nous conviendrons avec plaisir qu’il a réparé son erreur avec une parfaite courtoisie. Il ne s’agissait en effet, dans cette circonstance, pour le corps diplomatique, que d’offrir ses hommages à Mme la duchesse de Montpensier, à une nouvelle princesse de la famille royale. Dans cette présentation, les difficultés politiques n’ont rien à faire. Cela est si vrai, que les représentans de trois grandes puissances qui n’ont pas reconnu le gouvernement de la reine Isabelle n’ont pas été les moins empressés à féliciter les nouveaux époux. M. de Kisseleff, chargé d’affaires de Russie, a vivement complimenté M. le duc de Montpensier sur son brillant voyage en Espagne, et ses paroles ont fait sensation dans le corps diplomatique. On a remarqué aussi les félicitations pleines de bon goût de M. le duc de Serra-Capriola. M. l’ambassadeur de Naples n’a pas voulu, dans cette circonstance, montrer par une froide réserve qu’il gardait le souvenir des négociations où le nom du comte Trapani avait été long-temps mêlé. C’est de la dignité spirituelle.

Ces détails, la physionomie générale du monde diplomatique, tout constate que le besoin, le maintien de la paix, sont toujours dans la pensée des gouvernemens, et toutefois, on ne peut se le dissimuler, il y a de l’étonnement, de l’inquiétude dans les esprits. Il faut chercher la principale cause de ces appréhensions dans le ressentiment singulier qu’éprouve le cabinet anglais au sujet du double mariage. On a peine, à se persuader que les conditions générales de la paix européenne ne soient pas changées, quand on voit lord Palmerston s’obstiner à soutenir que l’Angleterre a reçu une offense. C’est aujourd’hui sa prétention. Faut-il encore répéter que le gouvernement français, dans toute cette affaire, n’a pu avoir d’autre intention que celle de défendre son droit sans blesser une alliée ? Aujourd’hui, ni les récriminations de lord Palmerston, ni les agressions ardentes de la presse anglaise, ne sauraient avoir la puissance de changer les sentimens et la politique du gouvernement français à l’égard de l’Angleterre. Au fond, la situation des deux pays est toujours la même, elle ne changerait que si l’Angleterre le voulait absolument. Maintenant lord Palmerston aura-t-il le triste pouvoir d’égarer son pays ? Dans cette question est en grande partie l’intérêt de l’avenir.

Si les affaires d’Espagne passionnaient réellement l’Angleterre, si elle croyait qu’elle en a éprouvé un véritable dommage, l’irritation de lord Palmerston pourrait être contagieuse. Est-ce là vraiment la situation ? Nous admettons volontiers, nous l’avons déjà dit, que dans le différend qui s’est élevé entre les deux cabinets de Londres et de Paris les whigs ne seront pas contredits, qu’ils seront même soutenus par les tories ; mais il y a loin de cet échange de bons offices, dans une circonstance particulière, à cette unanimité nationale qui seule permet dans un pays libre les grandes résolutions, les reviremens éclatans de politique. Il y a un siècle, les whigs et les torys décidaient jusqu’à un certain point, par leur seul ascendant, de la paix et de la guerre ; aujourd’hui, ils sont en face d’une puissance nouvelle et considérable. L’Angleterre a ses classes moyennes. Par le travail, par la richesse qui en est la récompense, ces classes ont conquis une influence, une autorité, dont la vieille aristocratie doit tenir un grand compte. Pas plus en Angleterre qu’en France, il ne serait possible aujourd’hui de faire la guerre sans l’adhésion de ces classes, qui, dans les deux pays, représentent les intérêts les plus vitaux. Voilà la véritable sauvegarde de la paix européenne. Depuis plusieurs années, les griefs les plus sérieux n’ont pas manqué à l’Angleterre dans ses rapports avec les États-Unis, et plus d’une fois se sont présentées des éventualités de guerre devant lesquelles une aristocratie politique abandonnée à ses seuls instincts n’eût probablement pas reculé. C’est ici que s’est fait sentir la puissance de ces classes moyennes, maîtresses de tout le commerce, et, par une conséquence irrésistible, de la politique extérieure. C’est surtout en considération de leurs intérêts que le gouvernement anglais s’est appliqué à donner à ses démêlés avec le cabinet de Washington une solution pacifique. Croit-on qu’à Londres, dans la Cité, qu’à Manchester,à Liverpool, on s’occupe beaucoup du double mariage et des mécontentemens de lord Palmerston ? Le bon sens du peuple anglais est à la fois trop pénétrant et trop positif pour se laisser tromper sur la valeur des choses.

Nous sommes donc convaincus que lord Palmerston ne réussira point à élever ses griefs particuliers à la hauteur d’une question nationale ; mais, d’un autre côté, nous ne croyons pas, comme quelques esprits en caressent l’espérance, à la chute prochaine du ministre anglais. Dans un an, il doit y avoir en Angleterre des élections qui trancheront souverainement la question de majorité entre les whigs et les tories. Aussi les rivaux les plus sérieux de lord John Russell continueront de se tenir à l’écart ; ils attendront l’épreuve électorale. Jusqu’à ce que lord Stanley, le duc de Richmond et lord G. Bentinck. Cette concurrence n’est pas très redoutable. Lord Palmerston a donc devant lui un avenir ministériel, sinon indéfini, du moins assez long, pour pouvoir donner carrière à son activité tracassière et hostile, pour chercher, pour trouver des revanches. Jusqu’à présent, il parait surtout s’être attaché à préparer sa défense et à mettre à couvert sa responsabilité dans la question d’Espagne ; ses amis disent qu’il n’a rien fait sans consulter lord Clarendon, qui fait autorité en Angleterre pour tout ce qui concerne l’Espagne, et qui aurait, dans ces derniers temps, servi d’intermédiaire entre lord Aberdeen et le cabinet whig. C’est surtout en vue du parlement que lord Palmerston semble avoir rédigé sa réponse à la note de M Guizot du 5 octobre. On assure que la plus grande partie de cette réponse, dont la lecture n’a pas duré moins d’une heure, est consacrée à un nouvel et interminable exposé de faits et de dates depuis l’origine de la question. C’est une sorte de factum que lord Palmerston a voulu pouvoir déposer sur le bureau de la chambre des communes ; le ton en est acrimonieux. La réflexion n’a pas encore adouci l’humeur du ministre whig.

Comment, à quelle occasion cherchera-t-il à passer des paroles aux actes ? Quand, il y a cinq mois, lord Palmerston revint aux affaires, il protesta qu’il avait la sincère intention de vivre en bonne intelligence avec la France ; seulement il réservait deux questions dans lesquelles, à son avis, il ne pouvait éviter que l’influence anglaise fût en lutte avec la nôtre : c’étaient l’Espagne et la Grèce. C’étaient là les deux terrains sur lesquels, malgré tout son respect pour l’entente cordiale, il se proposait d’isoler sa politique. Aujourd’hui que lord Palmerston se trouve battu en Espagne, on peut juger avec quels sentimens il doit reporter ses regards sur la Grèce, que sa situation financière et les obligations qu’elle a contractées exposent à son mauvais vouloir. C’est une situation grave qui s’ouvre pour le ministère Coletti et pour notre diplomatie à Athènes. Des dangers aussi faciles à prévoir ne sauraient échapper à notre gouvernement. Tout aujourd’hui doit tenir en éveil sa sollicitude, aiguillonner sa vigilance, sa fermeté, et non-seulement à l’égard de l’Angleterre, mais à l’égard de tout le monde. En ce moment, nous ne pouvons faire ni demander de concessions à personne.

La pensée de l’Europe à notre égard est pacifique, et lord Palmerston a pu s’en convaincre. Seulement, on le comprend sans peine, l’Europe observe avec curiosité comment nous saurons pratiquer une politique de réserve et d’isolement, comment nous saurons nous suffire à nous-mêmes. La question d’Espagne a trouvé les puissances résolues à garder une exacte neutralité, en dépit des ouvertures et des sollicitations de lord Palmerston : sur ce point, il y a eu accord entre les trois cours d’Autriche, de Prusse et de Saint-Pétersbourg. Le cabinet de Berlin est celui des trois qui a le plus enveloppé sa réponse de considérations et de commentaires sur le traité d’Utrecht et ses conséquences. Le langage du cabinet de Saint-Pétersbourg a été de beaucoup le plus net. Nous croyons pouvoir parler de nos relations actuelles avec le gouvernement de l’empereur Nicolas sans nous lancer dans des théories à perte de vue sur l’avenir et les avantages de l’alliance russe. Parmi les nations de l’Europe, la France n’est pas une parvenue qui ait à se jeter à la tête de personne. Toutefois nous reconnaîtrons volontiers que nos relations avec le gouvernement russe se sont améliorées. Un traité de commerce et de navigation, vient d’être conclu entre la France et la Russie ; les ratifications en ont été échangées, il y a quelques jours, entre M. Guizot et M. de Kissleff. On a pu remarquer qu’à cette occasion, pour la première fois depuis 1830, l’empereur de Russie avait décoré d’un de ses ordres un de nos grands fonctionnaires, un ambassadeur de France, M. le baron de Barante a reçu le grand cordon de Saint-Alexandre Newski,.et le roi a donné à M. de Kisseleff la plaque de grand-officier de la Légion-d’Honneur. Nous ne parlerions pas de ces distinctions, si, dans cette circonstance, elles n’avaient un sens politique en indiquant certaines dispositions de bienveillance et de courtoisie entre les deux gouvernemens. Nous aurions au surplus à signaler d’autres symptômes de rapprochement entre les deux cours. On se rappelle qu’il y a quelques mois, le grand-duc Constantin a visité l’Algérie, où il a été reçu par M. le duc d’Aumale avec la plus aimable cordialité. En souvenir de l’accueil dont il a été l’objet dans l’Afrique française, le grand-duc Constantin a envoyé à M. le duc d’Aumale une riche et nombreuse collection d’armes circassiennes ; c’est un cadeau tout-à-fait oriental.

Il ne faut pas s’étonner qu’on ait cru reconnaître l’influence de l’Autriche dans le mariage du duc de Bordeaux avec la princesse Marie-Thérèse-Béatrice de Modène, sœur aînée du jeune duc régnant. Comment croire qu’une pareille union ait été conclue en dehors des inspirations du cabinet de Vienne ? Cependant M. de Metternich a cru devoir se plaindre tout haut de n’avoir appris ce projet que fort tard : c’est seulement cinq jours avant la signature du mariage que la cour de Modène aurait fait à ce sujet une communication officielle à l’empereur d’Autriche ; tel est du moins le langage qui paraît avoir été tenu à notre ambassadeur. Il faut d’ailleurs beaucoup rabattre des magnificences de la dote si pompeusement annoncées. La princesse Thérèse n’apporte réellement au duc de Bordeaux que trois millions. Quant à l’importance politique que l’esprit de parti s’est efforcé d’attacher à ce mariage, nous ne dirons qu’un mot. En Europe, il n’y a qu’un état, et des plus petits, qui ait refusé de reconnaître la monarchie de 1830 : c’est là seulement que le duc de Bordeaux a pu trouver une alliance. Une fraction des légitimistes ne se flattait-elle pas, il y a quelques années, de voir l’empereur de Russie donner sa fille au prétendant ? Il y a loin de pareilles espérances au résultat dont le parti légitimiste affecte de triompher aujourd’hui.

Des dispenses étaient nécessaires à la princesse Thérèse et au duc de Bordeaux, qui est son cousin par la comtesse d’Artois. Le pape ne pouvait les refuser, mais il a voulu que, dans cette affaire, rien n’eût un caractère politique. Ordinairement, dans les dispenses destinées à des princes, il est dit qu’elles sont accordées pour des motifs de bien public ; le pape a fait substituer à cette formule ces mots : « Pour des convenances de famille. » Ces dispenses ne sont pas délivrées, au duc de Bordeaux, mais à Henri de Bourbon, comte de Chambord. On voit avec quel soin Pie IX a voulu ménager toutes les convenances à l’égard du gouvernement français. On assure que, si le duc de Modène eût écouté son penchant, il n’eût pas suivi aveuglément la politique de son père ; mais il a cédé à l’influence de son oncle l’archiduc Maximilien, et le jeune prince est désormais allié à la famille de deux prétendans. C’est l’archiduc Maximilien, connu par son esprit d’hostilité envers la France, qui parait avoir arrêté à Vienne le mariage du duc de Bordeaux, de concert avec M de Montbel. L’affaire a été conduite avec une grande rapidité : le contrat a été signé le 2 novembre ; le 3, le mariage a été décclaré ; le 5 M. de Lévis a fait à la cour de Modène la demande officielle de la main de la princesse Thérèse ; le 7, le mariage a eu lieu, par procuration, et le 11, la princesse Thérèse devait se rendre à Venise pour la cérémonie religieuse. Dans le contrat de mariage, la nouvelle comtesse de Chambord renonce expressément aux principautés de Carrara et de Massa, reversibles sur les archiduchesses de Modène dans le cas d’extinction de la branche masculine. S’il faut en croire quelques lettres d’Italie, la nouvelle comtesse de Chambord aurait plus de distinction d’esprit que de beauté. C’est à Venise que doivent vivre les nouveaux époux ; ils s’y trouveront réunis avec Mme la duchesse de Berry et celui des fils de don Carlos qui va se marier avec la sœur de la princesse Thérèse. Tous ces arrangemens imposent au gouvernement français une vigilance qui, sans être inquiète et tracassière, ne doit pas se laisser prendre en défaut. Il ne faut pas que Venise devienne un centre d’intrigues. Massa est bien voisin de Toulon. En Italie et même en Autriche, tous les esprits sages eussent souhaité que le jeune duc de Modène, qui personnellement n’était engagé dans aucune querelle de parti, reconnût le gouvernement de 1830 : c’est le désir qu’avait même exprimé le ministre d’Autriche à Florence, M. de Neumann, qui est également accrédité près les cours ducales de Lucques et de Modène. C’est maintenant à la prudence de la cour de Vienne d’empêcher qu’il se forme en Italie un nouveau Belgrave-Square que le gouvernement français n’y souffrirait pas.

La politique ne se borne pas à conclure des mariages, elle porte un œil indiscret sur les conséquences. On se rappelle tous les bruits qui coururent il y a deux mois, au moment où fut annoncée l’union de la reine d’Espagne avec le duc de Cadix. C’était une rumeur tout-à-fait calomnieuse. Lord Palmerston, dans sa dépêche du 22 septembre, formait des vœux pour que la reine d’Espagne eût une postérité nombreuse : Si M. Bulwer lui mande tout ce qui se dit à Madrid, ses inquiétudes et sa colère devraient s’apaiser un peu. Au surplus, quels que scient les événemens que se réserve l’avenir, jusqu’à présent l’Espagne est calme, on n’a pas encore réussi à lui rendre la guerre civile. Le prétendu mouvement qu’on disait avoir éclaté en Catalogne n’est qu’une misérable échauffourée. Ce n’est pourtant pas faute de tentatives et de mauvais desseins. À Londres, il y a un foyer de conspiration carliste : là le comte de Montemolin, avec des ressources pécuniaires assez faibles, s’efforce de rallier des partisans qui appellent de tous leurs vœux une fusion avec les progressistes. Ces derniers semblent peu se soucier d’une pareille alliance. En effet, le parti espartériste se disposerait plutôt à agir seul. Sur la frontière du Portugal, quelques lieutenans d’Espartero, son ancien chef d’état-major Linage, les généraux Iriarte, Infante, épient une occasion favorable pour entrer en Espagne par la Gallice. Les ennemis du gouvernement espagnol ne négligent rien non plus pour exciter en Andalousie des mouvemens insurrectionnels. On voit se promener sans cesse, le long de la côte sud de la Péninsule, des bâtimens anglais, comme pour s’informer s’il n’y a pas eu quelque part de pronunciamiento, si quelque révolution n’a pas éclaté. À l’époque où le double mariage fut déclaré, le parti carliste espagnol annonça qu’il avait besoin de trois ou quatre mois pour se préparer à prendre les armes. Le moment de quelque tentative ne serait donc plus très éloigné. En attendant, le gouvernement français a déjà dissipé sur notre frontière plus de vingt bandes carlistes qui cherchaient à pénétrer en Espagne, et qu’il a internées dans diverses villes Cette surveillance est fort utile au gouvernement de la reine Isabelle, qui tranquille du côté de la France peut concentrer sur d’autres points une vigilance nécessaire. Madrid est redevenu aussi paisible qu’il avait été bruyant pendant plusieurs semaines. Notre ambassadeur, M le comte Bresson, viendra passer une partie de l’hiver à Paris, mais seulement après l’ouverture des nouvelles cortès. En envoyant à M. Guizot son portrait, celui de sa sœur et un Jean Baptiste de Murillo, la reine d’Espagne a gracieusement témoigné à M. le ministre des affaires étrangères qu’elle ne lui gardait pas rancune d’avoir refusé le titre de duc et la grandesse héréditaire.

Les affaires de l’Algérie prennent chaque jour une physionomie nouvelle qu’il importe de remarquer. L’Afrique française n’a plus pour nous un caractère exclusivement militaire ; il est question maintenant d’intérêt publics et privés, de versemens de capitaux et de colonisation. Nous avons entretenu nos lecteurs de l’ordonnance du 21 juillet dernier, relative à la vérification des titres de propriété, nous avons dit comment et pourquoi cette ordonnance était utile et nécessaire. Cependant quelques-unes de ses dispositions ont tellement irrité certains colons, qu’ils ont menacé le gouvernement de faire cause commune avec les Arabes. Voilà un singulier accès de colère et de sédition. Quels sont donc les colons qui s’abandonnent à de pareils emportemens ? Ce sont surtout des détenteurs de terres incultes qui voudraient profiter, sans péril comme sans travail, des sacrifices de la mère-patrie, et continuer leur agiotage. Les colons sérieux ont un autre langage, une autre conduite ; ils ne redoutent pas les vérifications nécessaires, et ils savent qu’ils trouveront toujours auprès du gouvernement une protection utile. Il paraît au surplus que plusieurs des colons venus à Paris pour présenter des réclamations auraient reçu du ministre de la guerre et du roi lui-même les assurances les plus propres à dissiper leurs inquiétudes. Dans ces derniers temps, l’ordonnance du 21 juillet a été l’objet, si nos informations sont exactes, de deux règlemens qui donnent à tous les propriétaires le temps qu’ils peuvent désirer pour la vérification des titres de propriété, comme pour la culture des terres. C’est surtout au sujet de la culture obligatoire des terres qu’une interprétation passionnée de l’ordonnance avait accrédité beaucoup d’erreurs. Les règlemens spécifient plusieurs cas dans lesquels la culture n’est pas exigée. Enfin on annonce qu’une commission, composée par moitié de représentans de l’administration et de représentans des colons, est instituée à Alger. Elle serait autorisée à pourvoir elle-même à toutes les difficultés imprévues, sauf avis immédiat à l’administration supérieure. Cette sage mesure a déjà eu l’heureux effet d’amener une scission parmi les colons mécontens, tant à Alger qu’à Paris. Plusieurs d’entre eux ont refusé de persévérer dans une opposition systématique au gouvernement. Ce n’est pas au reste l’activité qui manque à l’administration centrale des affaires de l’Algérie. Depuis un an, l’officier-général distingué qui la dirige, M. de la Rue, travaille avec zèle à satisfaire des intérêts qu’il apprécie mieux que personne. De nombreuses missions lui ont permis d’étudier l’Afrique, dans tous ses détails ; il l’a vue, il l’a parcourue en soldat, en administrateur. Le gouvernement comprend aujourd’hui la nécessité de favoriser par des mesures judicieuses le développement colonial ; il peut, il doit se montrer en Afrique législateur prévoyant. Seulement il ne faut pas oublier les difficultés d’une pareille tâche. L’administration a pu reconnaître elle-même, par les objections qu’a soulevées l’ordonnance du 21 juillet, combien toutes ces matières étaient chose épineuse et délicate. Il a fallu deux règlemens pour lever bien des doutes, pour aller au-devant de plusieurs interprétations fausses.

Les deux hommes qui ont dirigé la conquête de l’Algérie le comte de Bourmont et l’amiral Duperré, ont, par un singulier effet du hasard, disparu en même temps. Ce n’est pas le moment de discuter la vie militaire du premier, et de soulever des questions ardentes, que l’inflexible impartialité de l’histoire peut seule résoudre. Quant à l’amiral, il a laissé un nom populaire ; la France a pour ses marins illustres une prédilection véritable. Simple pilotin en 1773, capitaine de vaisseau en 1808, M. Duperré commandait, en 1809, la frégate la Bellone. Parti de France sur cette frégate pour se rendre dans les mers de l’Inde, il se fut bientôt, comme l’a dit un juge compétent, composé une division navale aux dépens de l’ennemi. Le combat du grand port, où quatre frégates anglaises cédèrent à deux de nos frégates, semble un épisode des campagnes de Suffren. Ce succès éclatant était plus qu’une victoire, c’était une grande et salutaire preuve que, sans la plus fatale imprévoyance, sans la plus incroyable succession de fautes et de malheurs, notre marine était faite pour sortir victorieuse d’une lutte où elle a failli périr. Sous l’empire, l’amiral Duperré a relevé dans l’Inde notre pavillon abattu ; sous la restauration, il a commandé devant Cadix ; enfin il a débarqué sur la plage d’Alger l’armée française qui devait commencer la conquête de l’Afrique. Depuis 1830, l’amiral Duperré fut naturellement appelé au ministère de la marine c’était sa place. Nous n’ajouterons qu’un mot : l’amiral Duperré qui a enrichi l’île de France de ses prises, qui a commandé deux armées navales, qui a administré pendant cinq ans le département de la marine, est mort sans fortune.

Les derniers mois de cette année sont marqués d’une manière fâcheuse par une sorte de malaise qui se fait sentir également dans le monde financier et dans les classes laborieuses. Celles-ci sont atteintes directement par la cherté du pain et par toutes les inquiétudes que provoque la question des subsistances. Quant au monde financier, c’est le jeu à la baisse qui, en prenant des proportions désastreuses, porte la perturbation dans beaucoup de fortunes. Les actions du chemin de fer du Nord, qui étaient le mois dernier encore à 740 francs, sont tombées jusqu’à 635. Faut-il attribuer, comme le voudrait sans doute la malveillance, une baisse aussi considérable à quelques-uns des administrateurs des deux grandes lignes de Lyon et du Nord ? Pour nous, nous refusons de croire que cette baisse excessive puisse être l’ouvrage des personnes mêmes qui, par leur position, connaissent exactement tous les résultats qu’il est permis d’espérer d’une pareille ligne. En effet, le chemin du Nord a donné 30, 35, 40,000 francs par jour, et la semaine dernière, au milieu de la mauvaise saison, la recette quotidienne s’est élevée à 33,000 francs. Lorsque la ligne totale sera en parcours, lorsque surtout le service des marchandises sera organisé, les produits dépasseront 80 et 90,000 francs par jour. Voilà, des faits qui parlent assez haut. Quoi qu’il en soit, dans une situation pareille, M. le ministre des finances devrait peut-être user de ses pouvoirs en reculant les termes auxquels, les compagnies doivent rembourser l’état : cette mesure serait le meilleur remède à la crise actuelle, puisqu’elle aurait pour résultat d’éloigner l’appel de fonds que les compagnies de Lyon et du Nord, font en vue des paiemens à l’état, et qui a été une des causes de la baisse. Elle rassurerait les petits porteurs de titres, en leur permettant de les garder, et de traverser une époque toujours critique, celle de la fin de l’année. Un délai de six mois accordé aux compagnies serait plus que suffisant pour donner aux détenteurs d’actions, cette fois bien avertis, le temps de préparer leurs versemens, et d’ici là le service du Nord, définitivement organisé, donnerait tous ses produits ; la mauvaise volonté des spéculateurs à la baisse serait forcée de s’arrêter devant des chiffres qui dépasseront probablement les prévisions, comme l’événement l’a prouvé sur toutes les autres bonnes lignes de chemins de fer.




Nous avons fort à faire pour suivre le mouvement si complexe qui précipite et multiplie de toutes parts les questions extérieures ; nous ne pouvons les raconter en détail et au jour le jour, nous voudrions du moins en résumer l’ensemble et en saisir l’esprit. Il faut absolument pour remplir une pareille tâche, et l’étude assidue de la presse étrangère, et ces hautes communications qui nous ont permis si souvent de mieux juger, de mieux comprendre les débats, les incidens variés de la politique actuelle. Il est enfin une littérature politique, livres, brochures ou pamphlets, qui, dans tous pays, se développe parallèlement à la littérature courante des feuilles quotidiennes : moins connue du dehors, elle révèle cependant parfois plus au vrai la pensée publique ; nous croyons qu’il y a beaucoup à trouver dans ces sources trop rarement encore utilisées. Nous tâchons ainsi de recueillir avec quelque fidélité les traits distincts des nationalités diverses jusque sous ces ressemblances forcées qui rapprochent désormais les peuples. Nous nous appliquons surtout à représenter les personnes et les choses en elles-mêmes et pour elles-mêmes, et non pas en haine, non pas en faveur de telle alliance ou de telle opinion, non pas du point de vue exclusif des idées et des prédilections françaises. Telle est, pour nous, la première condition de tout examen sérieux des affaires extérieures.

Le gouvernement anglais semble aujourd’hui s’inquiéter un peu moins des embarras intérieurs qui compliquaient si gravement sa position. Les chambres qui n’avaient été prorogées que jusqu’au 4 novembre, l’ont été de nouveau jusqu’au 12 janvier. Nous ne savons pas si lord Palmerston désirait beaucoup comme on le prétend, ajourner l’exposition publique de ses récens démêlés ; nous pourrions même expliquer cette convocation tardive par un motif plus certain : on craignait à Londres que la situation particulière de la production agricole et industrielle dans le royaume-uni n’eût aliéné déjà les plus essentiels auxiliaires que le cabinet whig compte au sein des communes, les membres irlandais et les free-traders. Assembler le parlement sans être sûr de leur concours, c’était risquer son enjeu, vu le dernier état des partis. Or, M. O’Connell, tout en complimentant de son mieux le lord-lieutenant, ménage beaucoup plus ses caresses à l’endroit du ministère en général ; la session ouverte, il serait peut-être obligé, dans l’intérêt de sa popularité, de porter à Westminster l’un de ces plans impraticables qu’il annonce à ses fidèles de Conciliation-Hall, pour continuer sans trop de péril, au nom des affamés, une agitation qu’il ne peut plus guère mener au nom des repealers en désarroi. Il devient alors malaisé de s’entendre, et Tom Steele, le héraut souvent compromettant du libérateur, a déjà déclaré qu’il se fiait plus à sir Robert Peel qu’aux belles paroles des whigs. D’autre part, l’exportation ne répond pas encore en Angleterre au surcroît d’importations, déterminé par la chute d’un système protecteur, et les demandes de l’étranger ne sont pas venues avec assez d’abondance pour garantir aux manufacturiers l’efficacité de leur victoire : loin de là, ils sont obligés maintenant de ralentir la production qu’ils avaient peut-être exagérée dans l’ardeur de leurs premières espérances, et presque tout le Lancashire réduit d’un commun accord le temps du travail. Quatre jours de travail au lieu de six, c’est une diminution, de 30 à 40 pour 100 sur le salaire de l’ouvrier ; tout le monde s’en ressentira. Tels sont les mécontentemens dont le ministère essaie d’éluder l’explosion en reculant jusqu’à l’année prochaine les discussions parlementaires. On doit dire cependant que lord John Russell n’a consenti à ce délai qu’après avoir été rassuré touchant l’état des subsistances : il n’a point caché que, s’il eût été vraiment indispensable de prendre les mesures d’urgence sollicitées par des alarmistes plus ou moins intéressés, il n’eût pas voulu le faire sans l’assentiment immédiat des chambres ; il lui aurait trop déplu d’avoir encore à leur demander un bill d’indemnité après celui que lord Besborough est déjà tenu de réclamer pour avoir dépassé les clauses légales du labour rale acte. Il ne lui convenait pas d’aller plus loin dans ce qu’il a, dit-on, lui-même appelé « l’administration du despotisme. » Ce scrupule peint l’homme en même temps qu’il honore le ministre.

La mesure d’urgence à laquelle lord John Russell s’est définitivement refusé n’était autre chose que l’abolition instantanée des derniers effets de la loi des céréales, qui doivent encore se prolonger trois ans, aux termes même du bill réformateur de cette session. On se souvient que, d’après cette loi, le droit d’entrée « sur les blés étrangers suivait une échelle ascendante ou descendante (sliding scale), selon que le prix bassait ou s’élevait sur les marchés de l’intérieur. Ce droit, réduit à présent à son minimum par suite de la rareté des approvisionnemens nationaux, est-il ou n’est-il pas un obstacle à l’importation ? et ne peut-on pas croire qu’il gêne l’alimentation publique en écartant les spéculateurs du dehors ? Voilà le point qui a préoccupé, ces jours-ci, l’attention à mesure qu’elle se retirait des affaires espagnoles. On a menacé lord John Russell de recommencer la ligue pour avoir raison des délais odieux qui maintenaient ce reste des anciens abus au milieu de nécessités toujours plus pressantes ; on avait même déjà un mot d’ordre, un cri de guerre ; comme le veut l’usage anglais, et l’on prêchait l’ouverture des ports. Il ne manquait pas cependant de bons motifs contre ces soudaines exigences. Le droit actuel de 4 sh. est moins un tarif protecteur pour l’aristocratie agricole qu’une source utile de revenu pour l’état. Le supprimer d’un coup, c’était enrichir les fournisseurs étrangers sans augmenter leurs apports, suffisamment attirés par le haut prix des marchés anglais ; c’était brusquer une révolution pour laquelle on avait sagement pris terme, c’était enfin favoriser par cette violence trop radicale l’inévitable réaction du parti protectioniste. Lord John Russell s’est contenté d’opposer aux pétitionnaires un argument plus décisif encore : l’urgence qu’ils invoquent n’existe pas ; les prix doivent infailliblement baisser ; trois millions de quarters sont déjà entrés en Angleterre sous la première impression que le droit qu’elle conservait fût tombé à son minimum ; sous l’empire, de ce minimum, l’affluence ira certes en croissant. La prorogation des chambres n’a été résolue qu’après qu’on a reçu la nouvelle d’un énorme envoi préparé dans les ports d’Amérique, il y a plus, au milieu de tous les bruits contradictoires du moment, il semble certain que l’abondance des grains de la mer Noire et du Danube compensera le déficit des grains de la Baltique ; les bâtimens de ce côté-là ne suffisent plus aux expéditions Nous sommes heureux de voir par ces détails que l’Europe n’a point réellement à craindre cette disette générale qu’on paraissait redouter, d’autant plus, d’ailleurs, qu’ils s’accordent avec les états qui sont arrivés chez nous au ministère du commerce.

L’Irlande profitera-t-elle de ces ressources que l’industrie des grands gouvernemens réussit à ménager pour combattre les rigueurs de la nature ? On ne saurait vraiment que penser de l’avenir d’une population qui refuse toujours de s’aider elle-même. Riches ou pauvres, tout le monde maintenant S’est fait en Irlande à cette idée que, quoi qu’il arrivât, la faute en retombait sur l’Angleterre, et que c’était à l’Angleterre à nourrir tout le monde. Le malheureux paysan, convaincu que l’Anglais lui a pris toute sa subsistance et la lui doit tout entière, profite en quelque sorte de cette calamité qui l’écrase pour ne plus même bouger sous le faix, et se réjouit d’aggraver, à force d’inertie, l’embarras de ce gouvernement ennemi contraint de lui donner à manger. Il se révolte, parce qu’on lui demande de travailler à la tâche au lieu de le payer à la journée ; il compte que l’état doit payer plus cher que les particuliers, afin sans doute que les particuliers ne trouvent plus de bras, et que l’état en ait plus à sa charge. M. O’Connell a bien le courage d’assurer à ces infortunés qu’il faut qu’on leur apporte le vivre jusque chez eux, et qu’un parlement irlandais aurait déjà partout institué des entrepôts publics pour y vendre le pain à bas prix. Aussi a-t-on observé que l’émigration ordinaire des ouvriers irlandais en Écosse s’était tout d’un coup ralentie, et les droits sur les boissons ont, dans ces derniers temps produit plus que jamais. Les petits fermiers n’ont plus à fournir ni salaires aux journaliers, ni rentes aux propriétaires, et tous peut-être ne sont pas si fort à l’étroit, puisque, d’après des comptes établis jusqu’au 10 octobre de cette année, les caisses d’épargne ont reçu plus qu’elles n’ont rendu. Clare et Limerik sont les pays où l’on souffre davantage de la famine ; la caisse de Clare n’a remboursé que 300 livres contre 7,100 livres de nouveaux dépôts ; celle de Limerik, 3,300 contre 18,200. Les propriétaires enfin, profitant sans scrupule des avances du trésor pour améliorer leur fonds, s’en remettent presque tous à lui du soin d’approvisionner immédiatement leurs tenanciers ; pendant que le gouvernement fait venir à grands frais des denrées sur les marchés d’lrlande les landlord irlandais envoient leurs produits en Angleterre pour en tirer meilleur prix : 16 vaisseaux arrivaient l’autre jour à Liverpool tout chargés de denrées irlandaises. L’Angleterre a sans doute assez de torts vis-à-vis du kingdom sister pour qu’elle ait aussi des obligations considérables ; mais c’est prendre une triste revanche que de frauder sur ses charités. Lord John Russell l’a donné dernièrement à entendre dans une lettre pleine d’ailleurs de modération et de sens qu’il adressait publiquement au duc de Leinster.

On conçoit que les dissensions intestines des repealers n’aient plus beaucoup d’intérêt pour personne en présence de cette misère qui décemment doit faire baisser la rente du rappel. Disons seulement que la jeune Irlande s’est constituée, et qu’elle a montré plus de tact qu’on ne l’attendait peut-être, en dirigeant ses coups non pas sur M. O’Connel lui-même, mais sur sa dynastie. « M. John O’Connell, s’écrient les orateurs du schisme, aura beau prendre la perruque de son père, il ne sera jamais le vieux Dan, et, si l’Irlande doit beaucoup à celui-ci, M. John doit beaucoup à l’Irlande. » Ce n’est point, en vérité, si mal raisonner, et, dans ce moment de détresse, il y a quelque chance de succès populaire contre ces patriotes qui courent en famille les gros emplois du gouvernement anglais.

Il ne faudrait point cependant que l’Irlande oubliât jamais à qui elle doit cette grande renommée de ses souffrances qui fait sa force ; il est une autre partie du royaume-uni dont les infortunes trop cachées n’ont pas même la consolation d’être plaintes : ce sont les Highlands d’Écosse et les îles avoisinantes ; des lois absurdes ôtent là toute valeur à la terre et déciment la jeunesse par une émigration forcée ; la disette a frappé ces contrées avec la même rigueur que l’Irlande, mais, comme elles ne peuvent créer le même embarras, elles n’obtiennent pas du gouvernement la même attention. Les propriétaires ont du moins su s’entendre pour empêcher le prix du grain de monter ; la charité publique, guidée par le bon sens écossais, a donné aux landlords irlandais un exemple qu’ils sont malheureusement incapables de suivre.

Mentionnons ici, avant de terminer cet aperçu général des affaires anglaises, un livre fort intéressant pour nous qui a paru l’autre mois ; c’est un tableau détaillé des consulats britanniques emprunté directement au Foreign-Office, et reproduisant toutes les instructions officielles qui régissent la diplomatie commerciale de l’Angleterre : British Consuls abroad. On peut voir là combien nos voisins attachent d’importance et de sérieux à des fonctions que nous laissons trop souvent remplir au hasard. Lord Palmerston disait en 1842 que « tout le temps qu’il avait passé au ministère il lisait lui-même chaque rapport et chaque dépêche des représentans du pays à l’étranger, depuis le travail développé du plus élevé des consuls-généraux jusqu’à la lettre la moins essentielle du dernier des vice-consuls ; la correspondance consulaire entrait pour une moitié dans la correspondance du Foreign-Office ; si laborieuse que fût cette lecture, il y trouvait, continuait-il, beaucoup de matières très graves qu’il était de son devoir de connaître. » Quelques passages du livre, auquel ces paroles servent de préambule, montrent assez Ï’intérêt que doivent offrir parfois les rapports des moindres agens de l’Angleterre. Après avoir rappelé tous les privilèges légaux des consuls, l’auteur ajoute : « Il est encore beaucoup d’avantages personnels que le consul peut s’approprier, quoiqu’ils n’affectent point son office ; il vaut donc mieux laisser à son bon sens le soin de les découvrir et d’en user avec discrétion, plutôt que de les énumérer comme les précédens. » La réticence est, comme on voit, passablement ambitieuse. N’oublions pas enfin d’ajouter que l’Algérie, dans ce livre presque officiel, est toujours réputée, régence barbaresque, et que les consuls-généraux d’Alger, de Tanger, de Tunis et de Tripoli reçoivent chacun 1,600 liv. d’appointemens, comme ceux d’Alexandrie et de Constantinople. En Angleterre, plus encre qu’ailleurs, les chiffres sont significatifs.

La situation du Portugal est devenue plus critique, sans que rien se soit encore décidé dans un sens ou dans l’autre : les légers succès remportés par les troupes de la reine nous semblent plus funestes qu’heureux, s’ils l’ont encouragée à proclamer sa dictature absolue. La reine se montre en public avec quatre de ses enfans, pendant que le roi Ferdinand, revêtu de son nouvel uniforme de commandant-général, passe en revue les régimens qui lui restent et les citadins improvisés soldats. Lisbonne, capitale de la cour, s’obstine cependant à ne point répondre aux démonstrations par lesquelles on s’efforce de gagner les esprits. La révolution, installée en grand appareil à Oporto, a élevé gouvernement contre gouvernement ; le comte das Antas avance toujours. L’amiral Parker a mouillé dans le Tage, et M. Gonzalès-Bravo vient de rentrer en Portugal. Voilà l’intervention étrangère toute prête à côté de la guerre civile. Nous avons appris avec plaisir que M. de Varennes était retourné à son’poste ; ce sera du moins une raison pour qu’en Portugal on n’accuse plus la France de cacher sa diplomatie.

Le mouvement de Genève se communique partout en Suisse ; Bâle travaille à réformer sa constitution. L’élément radical a beau se mêler dans toutes ces agitations politiques, nous persistons à douter qu’il l’emporte et prenne la haute main à Genève ou à Bâle, comme à Berne ou à Lausanne. La fortune de ces deux derniers cantons repose particulièrement sur la propriété foncière, et le radicalisme peut encore remuer beaucoup avant d’avoir ébranlé ce solide fondement. Perorer dans les cafés et organiser des clubs ou des comités, ce n’est point porter une grande atteinte à la richesse territoriale ; perdre ainsi le temps et l’ordre, ce serait ruiner l’activité commerciale qui fait toute la prospérité de Bâle ou de Genève, dont la richesse consiste presque uniquement en capitaux. Voilà comment il arrive que le nouveau gouvernement genevois s’est prononcé si vite pour la modération, et comment, d’autre part, le gouvernement bâlois est entré si vite en transaction pour opérer une réforme amiable. Tous les gens sensés veulent éviter des bouleversemens qui amèneraient la détresse en même temps qu’ils se refusent à subir une direction rétrograde. C’est là notamment le sens de la conduite que l’on tient à Genève envers les catholiques. Sous l’ancienne administration, ils avaient sans cesse à se débattre contre le prosélytisme influent des momiers, qui s’appliquaient avec toutes les ressources de leur position sociale ç la conversion de ces pauvres papistes ; d’autre part, si l’esprit radical eût été victorieux, il aurait probablement entravé le libre exercice du culte en vertu de son dogmatisme philosophique : le nouveau gouvernement génevois s’est concilié les catholiques en les affranchissant à la fois des sourdes persécutions de l’aristocratie calviniste et des bruyantes menaces des radicaus. Nous l’en félicitons, et tel est le sage équilibre que nous voudrions toujours voir subsister dans la marche générale des affaires helvétiques. Notre ambassadeur, M. de Pontois, a voulu prendre sa retraite ; et ses honorables services méritaient à coup sûr la récompense qui les a couronnés ; M. de Bois-le-Comte, qui le remplace, a, dit-on, beaucoup de crédit personnel à Rome ; nous serions bien étonnés qu’il n’employât pas cette utile influence au profit de ce système de modération dont la ferme équité peut seule sauver la Suisse.

Les états-généraux de Hollande ont ouvert leur session, et la seconde chambre a déjà répondu au discours du trône. Le gouvernement néerlandais est entouré de difficultés sérieuses ; le mouvement constitutionnel qui se fait jour dans toute l’Allemagne se prononce avec la même vivacité dans l’assemblée nationale de La Haye. Le président, M. Bruce, à peine installé au fauteuil, a saisi cette occasion pour professer publiquement les principes au nom desquels on l’avait choisi ; il a dit qu’il espérait voir bientôt l’accomplissement pacifique des souhaits populaires, et qu’il entendait par là une révision de la loi fondamentale du royaume, l’établissement du vote direct dans les élections ; la responsabilité du cabinet en face du pays, la smplification de toute la machine publique, la suppression du régime arbitraire dans les colonies, en un mot l’avènement complet des institutions modernes. Rédigée dans ce sens libéral, l’adresse a passé à une grande majorité, combattue seulement par des absolutistes entêtés ou des utopistes radicaux. C’est en effet là le programme sérieux de ce peuple à la fois si paisible et si éclairé. Le gouvernement se trompe en tendant outre mesure les liens avec lesquels il croit entraver cette irrésistible impulsion, et les procès qu’il intente à la presse, les lois qu’il répare contre elle, obligent seulement les bons citoyens à se demander si le régime qui suffisait en 1829 pour contenir l’opposition belge ne suffira plus en 1846, au sein d’un état purgé maintenant de tout mélange anti-national.

La Belgique voit aussi commencer son année parlementaire ; le ministère semble vouloir détourner les chambres des questions purement politiques en multipliant les questions d’affaires ; il est douteux qu’il y réussisse : le projet de loi sur l’instruction publique mettra certainement aux prises les deux partis qui luttent sans relâche depuis tant années, et l’on ne saurait imaginer ici combien cette lutte est toujours active. Le travail secret des sociétés n’a jamais cessé, et les loges maçonniques jouent encore là le rôle qu’elles eurent chez nous avant 1830. Les associations n’ayant pas été interdites par la loi, elles se sont développées sur une grande échelle dans le parti libéral plus encore que dans le parti catholique, mieux pourvu d’autres ressources. Le gouvernement semble vouloir aujourd’hui revenir sur cette latitude considérable qui leur est légalement assurée : il a défendu aux fonctionnaires d’entrer dans les associations politiques. Chose singulière, il a choisi pour cette défense le moment où la plupart d’entre eux se retiraient de la société de l’Alliance, désormais dominée par la fraction radicale, afin d’en fonder une autre qui fût purement libérale et constitutionnelle. Ce que toute réaction redoute le plus, ce n’est pas l’emportement de ses adversaires exagérés, c’est la fermeté des gens raisonnables.

En Allemagne, les esprits, désabusés pour long-temps du vieux rêve de la constitution prussienne, s’attachent uniquement à deux objets : la résistance des duchés de Schleswig-Holstein en face des prétentions du Danemark, grande cause d’espoir ; le progrès souterrain des influences russes dans le duché de Posen, grande cause d’alarme.

Les états de Schleswig se sont décidément prononcés contre le droit réclamé sur eux par la couronne danoise, et cette question épineuse se charge ainsi d’une difficulté de plus, parce que ce droit n’avait jusqu’ici fait question qu’à propos du Holstein. Si le prince héréditaire n’a point enfin d’héritiers par un nouveau mariage, nous croyons toujours qu’un compromis pourra seul terminer le débat. Les Allemands des duchés sont une race d’hommes lente et patiente, mais vigoureuse ; nous doutons que la force brutale dût jamais triompher de leur opiniâtreté. Il ne faut point d’ailleurs se faire trop d’illusion sur les mobiles de toute cette effervescence ; ces libertés, propres au duché que l’on craint de voir disparaître sous le joug absolu de la monarchie danoise ce sont encore plus ou moins des privilèges aristocratiques. Ainsi, par exemple, le revenu des anciens couvens est abandonné tout entier, depuis trois siècles, à l’entretien des filles nobles, et les administrateurs qui régissent ces biens, en représentant la chevalerie allemande sous le nom de prélats, ont certainement à les défendre un intérêt plus particulier que national. Le gouvernement danois aurait déjà gagné beaucoup sur l’opposition qu’il rencontre, s’il se décidait à octroyer aux duchés des avantages moins exceptionnels que ceux pour lesquels on les soulève.

Il vient de paraître à Berlin un livre dont le titre seul explique la portée : De la Russomanie dans le grand-duché de Posen. L’auteur, M. de Breza, est peut-être d’autant plus ennemi de la Russie, qu’il est meilleur Prussien, ce n’est pas précisément être bon Polonais. Il prend pour épigraphe ces mots du comte Raczinsky : « Soyons plus savans et plus riches que les Allemands, c’est nous qui serons les maîtres de Posen. » Gouverner le duché sous l’obéissance de la Prusse, c’est un vœu bien modeste pour être national. M. de Breza dépeint d’ailleurs très vivement cette singulière réaction qui se produit en faveur des Russes, cet amour étrange de la noblesse pour un régime « qui traite les maladies politiques par la glace, et tranche dans le vif. » Il l’explique par le désir bien arrêté, chez les propriétaires polonais, de garder toute autorité sur leurs paysans, et de leur reprendre cette indépendance que leur a donnée la Prusse. Il a probablement en partie raison ; il aurait plus raison encore s’il attribuait une inclination si fatale et si bizarre à ce mortel découragement qui finit par saisir une nation trop abandonnée des autres.


V. DE MARS.


REVUE DRAMATIQUE<.

La France possède présentement près de cinq cents écrivains voués spécialement au théâtre, assermentés et réunis en corporation. Elle compte en outre les aspirans par milliers les uns dévorés d’un besoin maladif de renommée, les autres, en beaucoup plus grand nombre, humbles courtiers-marrons du commerce dramatique, et dont l’unique ambition est de monnayer les heures dérobées à l’administration qui les emploie, à l’industrie dont ils pourraient vivre. On serait épouvanté si l’on connaissait avec exactitude le nombre des jeunes gens qui passent les plus belles années de leur vie à feuilleter des livres pour trouver des sujets, à poursuivre des collaborateurs, à fatiguer les directions théâtrales sans autre résultat que de fournir à chacun des vingt théâtres de Paris l’occasion de refuser, par année, deux à trois cents pièces. A mesure que la manie d’écrire pour la scène se propage, la littérature dramatique semble devenir plus stérile. Interrogez les directeurs les uns après les autres ; ils vous répondront que les manuscrits pleuvent dans leurs cartons, mais qu’ils n’y découvrent pas de pièces. Je ne suis pourtant pas de ceux qui croient à l’épuisement des esprits. L’intelligence d’une nation est une force qui se déplace suivant les circonstances, mais dont le fonds ne dépérit pas. La pénurie momentanée que je signale ne tient, selon moi, qu’à un ensemble de causes que j’essaierai peut-être de dévoiler quelque jour. Quoi qu’il en soit, le mal existe. La littérature ne contribue plus que par exception à la fortune des théâtres. Les trois quarts des succès d’argent sont des succès d’acteur, comme celui de Clarisse au Gymnase, et, quand une administration n’a pas eu le bonheur ou l’adresse d’attacher au nom d’un artiste le prestige de la popularité, elle donne trente premières représentations dans une année sans réaliser une seule recette. Telle est en deux mots l’histoire de l’administration du Vaudeville qui vient de succomber.

Cet état de choses, qui menace sourdement toutes les entreprises dramatiques, est surtout inquiétant pour le Théâtre-Français. On n’a pas là mille ressources dont abusent les spectacles inférieurs pour satisfaire la curiosité de la foule. La maison de Molière ne peut se soutenir qu’en s’appuyant sur cette clientelle d’élite qui recherche les pures jouissances littéraires. La Comédie-Française est loin de s’abuser sur la gravité de la situation, et ses adversaires la traiteraient avec plus d’indulgence, sils étaient mieux informés des efforts qu’elle fait pour conjurer la crise. Les sollicitations incessantes sont adressées aux maîtres dont le nom est une garantie pour le public. A défaut d’un nouveau chef-d’œuvre, on espère que M. Victor Hugo voudra bien user de son crédit pour obtenir l’autorisation de reproduire le Roi s’amuse, titre qui rayonnera aussi heureusement sur l’affiche que celui d’une pièce nouvelle. Peut-être aussi que la réapparition des Burgraves fournira au public l’occasion de juger, non pas le grand poète, mais de se juger lui-même et de casser sa première sentence. Le More de Venise, Shakspeare religieusement interprété par M. de Vigny, est au premier rang des reprises qu’on va mettre à l’étude ; c’est une gracieuse manière de demander un nouvel ouvrage à l’auteur de Chatterton. M. Scribe achève une comédie en cinq actes. M. Bayard a déjà lu à ses amis deux actes sur trois d’une comédie en vers dont le sujet est, dit-on, fort heureux. M Gozlan va prendre possession de la scène pour les études de sa comédie nouvelle Les répétitions de la tragédie de M. Latour ne seront plus ralenties par la mauvaise santé de Mlle Rachel. En même temps que la Comédie-Française épuisait ses moyens de séduction auprès des célébrités, elle poursuivait silencieusement une tâche ingrate, celle de faciliter aux inconnus l’accès de la scène. Au lieu de lui reprocher avec amertume la faiblesse de plusieurs des ouvrages qu’elle a montrés depuis un an, il aurait fallu lui tenir compte des sacrifices de temps et d’argent qu’elle s’imposait pour offrir aux jeunes auteurs l’encouragement d’une première expérience. Cette libéralité a infligé aux artistes un surcroît de travail peu favorable peut-être aux progrès de l’exécution. Une cinquantaine d’actes ont été mis en scène pendant l’année dernière : ce nombre sera dépassé cette année à en juger par le labeur des premiers mois. Si la palme de l’activité était disputée entre les théâtres de Paris, elle reviendrait de droit, à la scène la plus élevée. La Comédie-Française savait bien qu’à force de solliciter les jeunes talens, elle parviendrait à faire accepter quelque nom nouveau. Le succès du Nœud gordien vient de justifier cette espérance. On peut critiquer l’œuvre de début de Mme de Casa-Major, mais il est impossible d’y méconnaître le gage d’une vocation véritable.

J’aime les drames dont l’intention peut être résumée en peu de mots. Tel est le Nœud gordien. Le marquis de Clavières, une des lumières de la diplomatie, homme aussi distingue par les qualités du cœur et de l’esprit que par le privilège de sa naissance, a épousé la fille d’un de ses amis politiques, une orpheline sans titre et sans fortune. Trois mois après son mariage, une mission l’a séparé de sa jeune femme. Pendant trois ans, Emerance est restée seule, sous la surveillance tracassière et maladroite d’une belle-mère dont elle n’est pas aimée. Si la solitude et les vagues rêveries ont des dangers, c’est surtout pour une ame naïve qui n’a pas encore conscience d’elle-même. Entre Émerance et le comte de Mauléon, les relations de voisinage ont pris peu à peu le caractère d’une intimité condamnable : des lettres ont été échangées ; une de ces lettres contient, avec un aveu d’amour, la promesse d’un rendez-vous. Le ciel, heureusement, a ramené le mari entre la faute et le crime. Emerance, désillusionnée et rendue à ses devoirs, a supplié le comte d’oublier un moment d’égarement et de lui rendre les lettres qui peuvent la compromettre. Mauléon a promis de les rapporter. Emerance l’attend avec l’impatience du prisonnier dont on doit venir briser la chaîne. C’est par cette entrevue que commence la pièce. L’introduction est, comme on le voit, vive et saisissante.

Emerance n’est encore coupable que d’une imprudence ; cependant elle en doit être punie. Les lettres fatales sont brûlées sous ses yeux : elle se croit libre, elle respire à l’aise ; mais bientôt elle comprend que l’ennemi n’est pas désarmé, que le nœud infernal est resserré plus étroitement que jamais. En revoyant son mari, Emerance a retrouvé les illusions, le saint enivrement des premiers jours de son mariage ; elle est fière de l’amour qu’elle inspire à un homme tel que M. de Clavières, elle est heureuse de l’amour qu’elle ressent pour lui ; mais, loin de la garantir, la présence de son mari n’est qu’un péril de plus pour elle : Mauléon est trop habile pour l’ignorer. Plus Émerance a de tendresse et de respect pour l’homme qui lui a donné son nom, plus elle craint de troubler sa quiétude, de le forcer à risquer sa vie pour venger son honneur. Elle obéira donc en esclave à Mauléon, de peur de provoquer, en l’irritant, un éclat qui peut tout perdre : elle s laissera glisser fatalement sur la pente au bas de laquelle est l’abîme. Comment sera-t-elle sauvée ? Par son tyran, qui la pousse enfin à la révolte à force d’audace et d’exigences. Une lettre, celle qui condamne la jeune femme, a été frauduleusement conservée. Mauléon offre de restituer cette lettre en échange du rendez-vous qu’elle lui promet. Mme de Clavières feint d’accepter ce pacte pour ressaisir la preuve écrite de sa faute. Bien loin d’elle est la pensée d’aller à ce rendez-vous : avant l’heure indiquée, elle fuira le domicile conjugal pour ensevelir dans un couvent le reste de son existence. Elle sait que Mauléon, déçu et furieux, se vengera par un éclat, dût-il se perdre lui-même. À la honte d’avoir à rougir devant son mari, son noble bienfaiteur, elle préfère une réclusion éternelle. Mais l’éveil a été donné à M. de Clavières par la vieille marquise ; la fuite devient impossible ; l’accusée se trouve en présence du juge offensé. L’interrogatoire est plein de larmes brûlantes. Joie, orgueil, pure ivresse du présent, charme de l’avenir, tout s’abîme et disparaît. Cependant, à mesure qu’il sonde le mystère, M. de Clavières croit découvrir qu’Emerance est plus imprudente que coupable. Impatient de retrouver ses illusions, heureux de pardonner, il ouvre à sa femme ses bras et son cœur, il la relève et la purifie à ses propres yeux par le respect qu’il lui témoigne. Il fait plus ; il lui sacrifie le désir d’une légitime vengeance, pour éviter le scandale et tromper la calomnie. Au lieu de tuer son rival par l’épée, il l’abat par le dédain ; au lieu de trancher le nœud gordien avec éclat, il le dénoue avec la discrétion d’un homme d’esprit.

J’ai essayé de traduire l’impression générale de l’ouvrage. Je n’ai pas voulu en retracer les incidens, en suivant l’enchaînement des scènes. Ce genre d’analyse, calque d’autant plus trompeur qu’il semble minutieusement exact, a le défaut d’être sans utilité pour le spectateur de la veille, et de ruiner l’illusion de celui qui se propose de voir la pièce le lendemain. D’ailleurs l’auteur ne paraît pas avoir spéculé sur l’imprévu des combinaisons : l’intérêt, heureusement ménagé, ressort de la peinture large et franche des caractères, d’un style vif et semé de traits spirituels dans le dialogue, ardent et coloré dans les mouvemens passionnés. Quoique l’intention et l’effet moral de la pièce soient irréprochables, un reflet de la vie réelle, une sincérité d’accent trop rare au théâtre, donnent à l’ouvrage une vivacité agaçante que les puritains du parterre ont pris le premier jour pour de la témérité. Il est assez ordinaire de trouver chez les femmes-poètes une hardiesse qui manque aux hommes dans la peinture de la passion : c’est que, douées naturellement d’une sensibilité plus délicate, sachant mieux le monde, et ne craignant pas d’outrepasser la loi des convenances, elles s’élancent bravement jusqu’à la limite extrême du possible. L’homme, n’apercevant pas avec la même sûreté de coup d’œil la ligne des bienséances, reste plus circonspect dans la crainte de devenir grossier. C’est même une remarque à faire dans le monde. Lorsque par hasard la conversation vient à flotter entre des écueils, la femme spirituelle sait dire avec une aisance irréprochable ce que le causeur le plus subtil n’exprimerait jamais sans embarras.

La comédie de Mme de Casa-Major est parfaitement jouée, il n’y a qu’un avis sur ce point. Il n’est pas à ma connaissance qu’une seule protestation, même de la part des adversaires systématiques, ait troublé le triomphe des acteurs. La Comédie-Française, quoi qu’on en puisse dire, ne fait jamais défaut aux écrivains heureusement inspirés. Les ouvrages distingués, ceux surtout qui permettent aux acteurs de concevoir et de dessiner des caractères de notre temps, sont toujours joués avec un aplomb, une sûreté d’exécution, qui se font sentir dans les moindres détails. Ce genre de supériorité est si bien apprécié par le public, qu’on ne saurait plus parler de l’ensemble qui règne sur la scène française, sans retomber dans des phrases devenues proverbiales Mme Volnys devra au rôle d’Emerance un de ces rares succès qui font date dans la carrière d’un artiste. L’intéressante figure de cette jeune femme, pure et enchaînée par une faute, exigeait une grande variété d’accens. Il fallait des nuances pour peindre l’angoisse du nœud fatal, l’amour grave et sincère voué au mari, le retentissement confus de la passion auprès de l’homme qui n’est plus aimé, mais qui est encore redoutable parce qu’il aime toujours, les soudaines défaillances à la voix du dominateur, les retours de fierté et d’indignation, et puis, quand tout est découvert, l’accablement mortel sous la parole foudroyante du juge ; la surprise, l’extase du bonheur, quand le juge redevient époux et pardonne. Je ne dirai pas que Mme Volnys ait trouvé et fondu toutes ces nuances : un rôle de cette importance ne saurait être créé du premier jet. On peut lui reprocher de ne pas assez se contenir sous les regards des personnes pour qui sa faute doit rester secrète. Son accablement est si marqué devant les étrangers, il y a tant d’émotion dans sa voix et sa contenance, qu’on est autorisé à la croire plus coupable qu’elle ne l’est en effet. Je voudrais aussi qu’en présence de Mauléon, elle fit quelque peu sentir que cet homme a été aimé, et qu’il est encore à craindre, non-seulement à cause de la lettre conservée, mais parce qu’elle lui reconnaît une certaine puissance de fascination. Mauléon deviendrait ainsi moins odieux, et Emerance plus vraisemblable. Au surplus, Mme Volnys a pu voir, par les applaudissemens continuels qu’elle a reçus, que le public sait apprécier en elle une nature généreuse et vaillante, qui se prodigue pour tous ses rôles, et qui, même lorsqu’elle n’est pas irréprochable, laisse la conviction qu’aucune autre actrice de son emploi n’eût pu faire aussi bien qu’elle.

Mlle Mante a donné une bonne physionomie à la marquise ; elle excelle à lancer le trait comique, sans rien ôter au personnage de sa distinction. Mlle Anaïs se sent aimée du public, on le voit à son aisance à tenir la scène, à commander l’attention, à préparer le mot pour en augmenter la portée. A force de gentillesse et d’esprit, elle a donné de l’importance à un rôle qui s’annonce d’une manière séduisante, et qui est trop tôt abandonné. Saint-Pons, un cousin d’Emerance, sur qui Mauléon concentre adroitement les soupçons de la vieille marquise, est le bon enfant de la bonne société. Cordial et sympathique, aimable sans être romanesque, brave et résolu sans se poser en chevalier, il plaît précisément parce qu’il n’est point affublé de l’uniforme vulgaire des amoureux de théâtre. Une fille intelligente et positive, comme Henriette doit entrevoir dans Saint-Pons l’étoffe d’un excellent mari ; aussi n’est-on pas surpris qu’elle le préfère au brillant Mauléon. Tous les acteurs éprouvent de temps en temps le désir de sortir de leur emploi. Talma soupira dix ans après un rôle de comédie, et Préville s’est plus d’une fois lancé dans le drame. Ces tentatives sont toujours périlleuses : la réussite de M. Régnier a été complète. Son parler énergique et soutenu dans la scène de provocation a causé autant d’émotion que de surprise. La souplesse d’organe dont il a fait preuve va rendre les bons juges exigeans. On lui demandera de ne pas autant rappeler, dans la partie naïve et épanouie de son rôle, l’accent toujours un peu conventionnel des comiques. M. Geffroi exprime de la manière la plus distinguée la réserve officielle du diplomate, tempérée par les qualités discrètes d’un noble cœur. Le cinquième acte, dont il partage les honneurs avec Mme Volnys, est celui de l’attendrissement et des larmes. M. Maillart, qui avait encore à justifier aux yeux de quelques personnes son nouveau titre de sociétaire, a marqué a place parmi les bons comédiens de notre temps. Le caractère de Mauléon est un de ceux que les routiniers de la scène appellent de mauvais rôles, et dont les artistes habiles font des rôles excellens. Aux jeunes premiers vulgaires, il faut un amour partagé et triomphant au cinquième acte. L’auteur a-t-il eu l’impolitesse de leur opposer un rival préféré, ils sont sérieusement inquiets, persuadés que le public va se lever en masse pour crier à l’invraisemblance. Les directeurs des petits théâtres partagent eux-mêmes à cet égard les prétentions de leurs jeunes premiers. Payant un amoureux d’autant plus cher que son triomphe de chaque soir est plus vraisemblable, ils craignent de le dépoétiser par un revers, et de compromettre ainsi l’ascendant qu’il doit exercer sur la partie féminine de l’auditoire Le comédien qui sent sa force et qui ne craint pas le travail ne s’arrête pas à ces considérations puériles ; il cherche à conquérir les sympathies, non par l’exhibition d’un type usé, mais par la peinture des réalités de la passion. Voilà ce que M. Maillart a vaillamment entrepris. Fin, distingué, séduisant d’aspect, il a été ce que l’auteur a voulu peindre, non pas le don Juan idéal qui subjugue les femmes par un magique prestige attaché à sa personne, mais un être du monde réel, un héros de salon, spirituel, recherché, homme d’honneur sur tous les points, un seul excepté, les rapports avec les femmes. Les juges exercés d’orchestre du Théâtre-Français en réunit encore plusieurs) ont fait sur le jeu de M. Maillant des remarques de bon augure pour son avenir. À la première représentation, ayant à soutenir en présence d’une salle indécise et presque malveillante un rôle mal pris par l’auditoire, il s’est bien gardé de donner gain de cause au public en abandonnant le caractère. Au lieu de chercher à en atténuer les nuances, comme aurait fait un comédien inexercé, il les a accusées vigoureusement, dominant des murmures qui, du reste, ne pouvaient en aucune façon s’adresser à lui. Les jours suivans, au contraire, devant un auditoire facile et sincèrement ému, Mauléon s’est fait insinuant et tendrement passionné, moins pour séduire Emerance que pour conserver les bonnes graces de la foule, qui ne lui résistait plus. Ces inspirations soudaines et instinctives sur le champ de bataille, sous le feu de l’ennemi, indiquent le tacticien consommé. Qu’a-t-il manqué à M. Maillart pour être parfait ? Quelques teintes moins sombres dans les scènes de comédie où le séducteur n’est plus en jeu, un dialogue moins précipité, plus libre, plus naturellement ponctué. L’acteur renverra peut-être le reproche à l’auteur, dont quelques phrases, écrites plutôt que parlées, sont moins dans le ton de la comédie que dans celui du roman. Cette excuse me semble inadmissible. Le parler ferme et franc, qui unit la liberté du langage aux secrètes vertus du style, est le plus beau titre des maîtres de la scène. La majorité des écrivains dramatiques, même parmi ceux qui ont été applaudis pour d’autres qualités, n’ont pas toujours eu le sentiment du grand art d’écrire en dialoguant. Le théâtre deviendrait donc insupportable, si les comédiens renonçaient à bien dire les ouvrages qui ne sont pas suffisamment bien écrits. Ce qui constitue l’excellent diseur est précisément l’adresse à corriger les défauts du style écrit par une adroite ponctuation.

Après une comédie interprétée comme le Nœud gordien ou la Famille Poisson, après une tragédie jouée comme on joue Phèdre, Andromaque, Polyeucte ou Louis XI, on renoncera, il faut l’espérer, à parler de la décadence de la Comédie-Française. Au reste, cette accusation banale ne saurait émouvoir que la partie ignorante du public. Les gens instruits savent que les lamentations sur la ruine prochaine de la Comédie-Française, en raison de l’insuffisance des acteurs, sont aussi anciennes que l’institution elle-même, que de tout temps on a immolé les artistes vivans en l’honneur de leurs glorieux devanciers. Sous la régence, précisément à l’époque où l’art théâtral s’affermissait dans les meilleures voies, les vieux critiques hochaient la tête sous leurs amples perruques, en regrettant les comédiens du temps du feu roi. Je lis dans un gros livre écrit un peu plus tard sur les causes de la décadence du goût : « Du temps des Molière, des Corneille, des Racine, le théâtre était rempli des meilleurs sujets. Aujourd’hui les plus supportables égalent à peine les moindres du temps passé. » Vers le milieu du siècle, la passion du public pour la comédie et la tragédie semble épuisée à jamais. Tous les efforts des comédiens pour conserver leur ancienne clientelle demeurent impuissans. Dans leur désespoir, ils font composer par d’Alembert un humble discours de rentrée, dans lequel ils supplient le public de concourir par un retour de bienveillance à la conservation d’un spectacle dont la perte serait regrettable. De 1753 à 1756, nouvelle crise. On ne parvient à ramener quelques spectateurs qu’en donnant, après les grands ouvrages du répertoire, des pièces d’agrément, c’est-à-dire, des espèces de vaudevilles, dans lesquels la spirituelle d’Angeville chantait, dans lesquels on vit Préville danser avec des baladins étrangers au théâtre. « C’est en faveur de ces ballets, disait tristement Grimm, que le public semble souffrir encore qu’on lui représente Corneille et Molière, et c’est pour l’empêcher d’abandonner entièrement le spectacle de la nation, que les comédiens français ont été obligés d’avoir recours à un expédient si humiliant pour notre goût. » En 1759, Lekain, assez célèbre déjà pour parler avec autorité, déclarait qu’il était urgent de prendre des mesures conservatrices. « Il est à craindre, disait-il, que l’art de représenter les pièces de théâtre ne tombe dans la barbarie. Dans dix à douze ans, la décadence sera au point de n’y pouvoir porter remède. » Mlle Clairon, dans sa vieillesse, daigne un jour sortir de sa retraite pour prendre connaissance de ce qui se fait dans cet empire où elle a régné. Elle revient glacée de stupeur. « Qu’ai-je vu ! écrit-elle à son retour : la bassesse des halles, et la démence des petites maisons ! Nul principe de l’art, nulle idée de la dignité des personnages Chacun joue son rôle à sa guise, sans se rendre compte de ce qu’on doit d’efforts ou de sacrifices à l’ensemble des pièces. » Bref elle n’a entendu que des piailleries ou des beuglemens ; » elle n’a vu parmi les actrices qui lui succédaient que « de chétives filles de journée. » Eh bien ! sans parler des théâtres secondaires, où brillaient de charmans acteurs, la Comédie-Française possédait alors, pour la tragédie : Larive, Talma, Monvel, Saint-Prix, Baptiste aîné, Sant-Phal, Florence, Mme Vestris et Raucourt ; pour la comédie : Molé, Fleury, Grandménil, Dugazon, Dazincourt, Larochelle, Mmes Contat, Mezerai, Devienne, Mars !… J’en passe, et, sinon des meilleurs, au moins de fort estimables. Si je poussais plus loin cette chronologie, je trouverais que, vers 1800 Grandménil est chargé d’un travail sur les moyens de relever le personnel de la scène française, qu’en 1806 les Jérémies du foyer reprennent leurs doléances à l’occasion de la retraite de Monvel, et que l’année suivante Cailhava appela l’attention de l’institut sur l’anéantissement du théâtre : c’était précisément à la veille d’une période de prospérité. Depuis la restauration jusqu’à nos jours, les prophéties sinistres ont eu souvent le caractère d’une hostilité systématique. Au fond, il en advient des attaques contre la Comédie-Française comme des épigrammes contre l’Académie. Le public sensé n’y voit qu’un témoignage de la haute idée qu’on s’est faite de ces institutions.

Je voudrais bien avoir à parler de l’Odéon. J’aime l’Odéon ; l’existence de ce théâtre est utile à l’art dramatique, utile surtout, et de plus d’une manière, au Théâtre-Français. Avant la dernière réouverture, le mécontentement des auteurs refusés avait beau jeu. Les génies naissans étaient étouffés par l’incurie ou les rigueurs de la Comédie-Française : le temple du faubourg Saint-Germain allait devenir un lieu d’asile pour les martyrs de la rue de Richelieu. Qu’on cite donc les victimes du premier théâtre recueillies par l’Odéon ! Hélas ! il est plutôt à croire que M. Bocage souffre, comme tous les autres directeurs, de la disette de bonnes pièces, puisqu’il s’est adressé à un improvisateur pour obtenir une comédie en cinq actes et en vers, une comédie de mœurs ! Au surplus, le calcul de M. Bocage, le choix qu’il a fait de M. Méry, me semblent un chef-d’œuvre de tactique directoriale. « Il me faut une pièce en huit jours, s’est-il dit : une telle pièce ne saurait être bonne. Choisissons donc dans le monde littéraire un de ces noms qui conjurent les sévérités du public. Personne ne suppose que M. Méry soit capable de faire une vraie comédie ; l’opinion ainsi prévenue n’éprouvera pas la colère du désenchantement. M. Méry a le don du vers élégant et facile il est généralement accepté comme homme de fantaisie originale et de sémillant esprit : le public n’en voudra pas démordre, et trouvera de l’esprit, dût-il en inventer. Quinze jours se passeront ainsi, les quinze jours qui me sont nécessaires pour préparer l’explosion décisive, l’apparition de mon Agnès de Méranie, l’événement littéraire de la saison. » Tout s’est passé suivant les prévisions du directeur. Chaque soir, une société pas trop nombreuse, mais bien choisie, se rend à l’invitation de M. Bocage. Apres une pièce de Bouilly ou de Dieu-Lafoi, on relève la toile. Alors M. Méry, par l’organe de huit ou dix acteurs, vient débiter deux mille vers sur l’Univers et la Maison, titre heureux qui permet de parler de tout à propos de rien. Il arrive à M. Méry, comme à ces causeurs en renom qui ont le privilège de parler seuls pendant toute une soirée, de rencontrer de temps en temps des traits spirituels. Dans la peinture de ce spéculateur dont le regard plane sur le monde et qui ne voit pas clair dans son intérieur, on entrevoit une comédie que l’auteur aurait pu faire, et on lui sait gré de sa bonne intention. Comme il n’y a pas à craindre de perdre le fil de l’action, on cause décemment et à voix basse avec son voisin. De temps en temps on redresse la tête pour saisir au passage une saillie amusante, une tirade agréablement versifiée. Quand parait le grand spéculateur, le négociant de génie qui veut redorer par l’industrie le vieux blason des Doria, on regrette que l’artiste qui a toujours conservé dans le pittoresque de ses rôles un remarquable sentiment de distinction que M. Bocage, qui, dans le duc d’Albuquerque d’Échec et Mat, vient d’idéaliser avec bonheur le type du vieux seigneur spirituel et élégant, ait été, sous prétexte de réalité, prendre copie à la Bourse sur quelque loup-cervier pour représenter Doria, le commerçant-poète un très jeune homme, qu’un hasard a fait sortir prématurément des classes du Conservatoire, obtient les honneurs de la soirée. Distingué dès les premiers jours, M. Delauney sait maintenant qu’on vient pour l’entendre ; il s’abandonne à ce succès inespéré avec une confiance qui lui prête beaucoup d’entrain et de charme. Il est impossible de mieux traduire l’agréable sautillement de la jeunesse. Sa diction, d’une pureté parfaite, est servie par une voix bien, posée et d’un timbre sympathique. On encourage, le jeune débutant par des applaudissemens sincères. On arrive ainsi tout doucement à la fin du cinquième acte ; après quoi on se retire en disant à l’ami dont on prend le bras que M. Méry est un aimable versificateur, que d’ailleurs, comme les braves qui ont fait leurs preuves, il n’a pas jugé nécessaire de prodiguer son esprit. Puis on se donne rendez-vous à quinzaine pour Agnès de Méranie ; on souhaite cordialement une bonne chance au directeur et au théâtre qui ont besoin d’un succès ; on se promet surtout de soutenir loyalement l’auteur de Lucrèce contre cette inévitable coalition qui se dresse toujours pour faire trébucher à son second pas dans la carrière le poète coupable d’un premier succès.

Il y a au boulevard un grand et légitime succès à constater, celui de la Closerie des Genêts. Il est arrivé plus d’une fois à M. Frédéric Soulié d’offrir aux théâtres littéraires des compositions moins sympathiques, moins distinguées que le mélodrame en vogue à l’Ambigu. Les mœurs bretonnes ont fourni à l’auteur le cadre pittoresque. Les personnages qu’il a mis en scène appartiennent d’une manière générale à notre époque, sans perdre le type particulier qui les rattache à la Bretagne. Le marquis de Montéclain, légitimiste rallié, et, à ce titre, colonel de cavalerie, conserve à l’égard des paysans bretons les traditions patriarcales de ses ancêtres, tout en sacrifiant aux idées du jour et aux entraînemens de la vie parisienne. Son influence est balancée par celle du vieux général Estève, né dans la modeste école du village, aujourd’hui comte de l’empire. Pendant qu’Estève endossait l’habit bleu de la république, Kérouan, un de ses camarades, paysan comme lui, attaché à la famille Montéclain, prenait le mousquet pour défendre la religion de ses pères et les droits de ses maîtres. Ces deux hommes, qui ont échangé des balles en 1792, sont en 1846 voisins et amis ; riches tous deux, ils se respectent d’autant plus que l’un et l’autre conservent loyalement les croyances de leur jeunesse. Chacun d’eux a une fille, nobles et charmantes personnes qui s’aiment comme des sœurs. Le fils de Kerouan simple soldat en Afrique, où il sert Montéclain ; celui du général, plus riche, plus instruit, enivré par ce qu’on appelle la vie d’artiste, a gaspillé follement sa jeunesse et se trouve enchaîné par un mariage secret avec une intrigante. Tels sont les personnages que M. Soulié a mis en contraste avec un rare bonheur dans la peinture des mœurs locales ou dans le développement d’une action simple et attachante. J’indiquerai en peu de mots le nœud du drame, pour applaudir une scène vraiment belle. Un enfant dont la naissance est un mystère est élevé secrètement dans une masure qu’on nomme la closerie des Genêts. Quelle est la mère de cet enfant ? Lucile, fa fille du général ? ou Louise, la fille du vendéen ? Lucile est courtisée par le marquis de Monteclain, les apparences semblent la condamner. Aussitôt son père, l’homme de l’empire, accoutumé au fracas et à la colère des batailles, veut faire justice lui-même, et laver son honneur dans le sang : il se précipite vers sa fille pour la tuer ; mais la vérité se découvre. La coupable est la fille de Kérouan : son complice, qu’elle ne veut pas nommer, est George, le fils indigne du général. Alors le soldat de la Vendée, plus grand, plus héroïque que le soldat de Napoléon, parce qu’il est religieux, s’agenouille devant Dieu et lui demande la force de réprimer sa colère, de supporter la flétrissure qui atteint ses cheveux blancs. Il se relève sûr de lui-même. « Louise, dit-il à sa fille, baissons la tête et quittons ces lieux, nous ne sommes plus faits pour vivre parmi les heureux et les honnêtes gens » Et le vieillard se retire avec sa fille, en traversant l’assemblée à pas lents et la tête basse. De retour à la ferme, il assemble ses ouvriers, il solde leur compte et les congédie, ne voulant pas que ces braves enfans restent plus long-temps dans une maison souillée par le mauvais exemple. Pas un reproche à sa fille, il a promis à Dieu de se contenir ; mais cet affaissement du vieillard sous le poids de la honte, le silence mortel de la maison déserte, sont plus déchirans pour la coupable que les menaces et la colère. Plusieurs tableaux sont empreints de ce sentiment profond de cette poésie austère et naïve comme les mœurs de la Bretagne. Pourquoi, vers la fin, M. Soulié gâte-t-il son beau type de paysan vendéen en le jetant dans les exagérations criardes du mélodrame ? Il fallait bien, dira-t-on, sauver l’innocence et rendre l’honneur au Kerouan, en débarrassant George Estève de la malheureuse femme dont il était l’époux ; il fallait bien surtout sacrifier à la poétique du boulevard, en multipliant pour la fin les surprises et les coups de théâtre. Quoi qu’il en soit la Closerie des Genêts est une pièce conduite avec habileté, et d’un intérêt saisissant. Il eût suffi de quelques retranchemens faciles dans une pièce en neuf tableaux et qui dure plus de cinq heures, pour qu’un grand succès d’argent devint en même temps un beau succès littéraire.


— Le beau travail de M. Victor Cousin sur Pascal a montré comment il sied d’étudier aujourd’hui nos grands écrivains. À la critique purement admirative doit succéder cette critique soigneuse et patiente qui s’attache à éclairer les textes par d’ingénieux commentaires, à les fixer, à le compléter par d’heureuses restitutions. La voie ouverte par M Cousin est restée jusqu’a ce jour trop peu fréquentée. Cependant son conseil a été compris, et, parmi les rares publications où l’on s’est efforcé de le mettre en pratique, nous citerons une édition complète des œuvres de la Boëtie, due à M. Léon Feugère, déjà auteur d’une notice intéressante sur l’ami de Montaigne. Cette édition est accompagnée d’un commentaire où se révèlent à la fois la connaissance et le sentiment vrai des richesses de notre vieille langue. La Boëtie est non-seulement un prosateur éloquent, c’est un des pères de notre littérature politique. Il méritait bien, on le voit, l’attention de la critique, moderne, et on doit accueillir comme un service rendu aux lettres une publication qui nous permet de juger sous toutes ses faces la noble et touchante figure immortalisée par Montaigne.