Chronique de la quinzaine - 14 avril 1840

Chronique no 192
14 avril 1840
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 avril 1840.


La situation politique n’a pas éprouvé de modifications importantes dans cette quinzaine. Le ministère a maintenu sa position sans dévier ni à gauche ni à droite, tendant la main aux hommes sensés de toutes les opinions, n’épousant les passions de personne et cherchant à faire, le plus tôt et le mieux possible, les affaires du pays, qui sont nos affaires à tous.

Son appel aux hommes calmes et impartiaux de toutes les nuances constitutionnelles a-t-il été entendu par un grand nombre de personnes ? Cette majorité, la seule possible, qui devait se former par le rapprochement de tous les hommes qui reconnaissent l’impérieuse nécessité de reconstituer dans les chambres une large base au gouvernement du pays, cette majorité, dis-je, existe-t-elle réellement ? est-elle un fait accompli ?

Nous n’osons pas l’affirmer. Qui ne sait les obstacles que les passions politiques s’efforcent de susciter au ministère ? Elles déploient dans cette guerre une persévérance, une habileté dignes d’une meilleure cause. Il est d’ailleurs si facile dans notre pays d’amoindrir les hommes, d’attaquer le pouvoir, de dénaturer ses intentions, de paralyser ses forces ! c’est un jeu dont les hommes du centre droit connaissent, par une longue expérience, les funestes résultats. Diront-ils qu’ils appliquent la loi du talion ? Soit. Mais sur qui retomberaient les conséquences ? Sur le pays.

Spectacle bizarre et plein d’enseignement douloureux ! La gauche, il est juste de le reconnaître, a montré jusqu’ici toute la mesure, toute la prudence qu’on pouvait raisonnablement attendre d’hommes qui, hier encore, étaient dans les rangs d’une opposition irritée et guerroyante. Voudrait-on que des hommes qui ont à peine posé les armes n’eussent pas la parole un peu vive et la figure un peu rouge ? Eh bien ! leur vivacité, on l’exagère ; leur modération, on la tourne en ridicule ; leur sagesse politique, on s’en irrite. Ce qu’on voudrait, ce sont les emportemens de la gauche, ses colères, ses imprudences, ses folles prétentions ; en un mot, la gauche de 1832, de 1834. Aussi a-t-on soin de ne lui épargner aucun genre de provocation. On lui jette à pleines mains le dédain, l’ironie ; on lui fait un point d’honneur de tout son passé ; on lui représente les voies de la conciliation, de la transaction, comme si elles étaient pour elle les fourches caudines ; si elle passe sous le joug de la sagesse politique, elle est déshonorée. La gauche doit être exigeante, violente, absolue. — Oh ! si la gauche avait la bonté grande de céder à ces provocations, si elle voulait bien s’emporter, prouver au monde qu’elle n’est pas un parti gouvernemental, qu’elle ne saurait le devenir, que ses promesses sont vaines, que nul homme sensé ne peut compter sur elle, sur son appui, sur ses résolutions, c’est alors que ses adversaires grossiraient la voix, qu’ils parleraient des dangers de l’ordre public, qu’ils se glorifieraient de leurs craintes, qu’ils se targueraient de leurs prévisions ; c’est alors qu’ils espéreraient, et avec raison, de trouver dans les chambres le nombre de voix nécessaires pour renverser le cabinet. En effet, le jour où la gauche alarmerait les hommes sensés, impartiaux, un peu timides, qui votent aujourd’hui avec elle, ce jour-là l’administration du 1er mars tomberait devant une administration nouvelle ; ce jour-là une dissolution de la chambre au profit du centre droit, deviendrait une chose non-seulement possible, mais raisonnable ; ce jour-là la gauche aurait abdiqué pour long-temps toute influence dans les affaires du pays, car, s’il est vrai que la France aime le progrès sensé, mesuré, il n’est pas moins vrai qu’aujourd’hui elle aime avant tout l’ordre, la paix publique et sa prospérité matérielle. Les luttes politiques la fatiguent ; les expériences hasardées l’alarment. Prête à applaudir à l’honorable transaction que le ministère propose aux partis, elle garderait long-temps rancune à celui qui, par ses exigences et ses emportemens, aurait paralysé les efforts d’un cabinet habile et conciliateur.

Mais, nous nous plaisons à le répéter, jusqu’ici rien de semblable ne paraît à craindre. La gauche ne s’est donné ni ce tort ni ce ridicule ; elle a également échappé aux suggestions de quelques amis imprudens et aux piéges de ses adversaires.

Au surplus, le ministère est plus maître de la position qu’on ne le pense. Qu’il la garde avec une fermeté inébranlable, qu’il ait confiance en lui-même et dans la force des choses, qu’il laisse, sans s’émouvoir le moins du monde, les esprits incurables de tous les partis, dans les chambres, dans la presse, s’agiter, se tourmenter, l’attaquer, et toujours en pure perte, sans le faire avancer d’une ligne ni à gauche ni à droite ; qu’il proclame de plus en plus qu’immobile sur le terrain de son choix, il y accueillera tous ceux qui voudront venir à lui, mais qu’il n’ira à personne, et l’avenir politique des membres du ministère est assuré.

Dans cette situation, on y pensera à deux fois avant de le renverser. Les passions ardentes auraient besoin, pour réussir, d’un appoint que les hommes sensés ne mettront pas dans l’urne, au préjudice d’un ministère qui n’aura pas mérité de reproches sérieux, et qui, dans toutes les occasions, aura su se défendre.

La ligue des hommes passionnés parviendrait-elle cependant à le renverser ? Tant pis pour le pays, qui serait ainsi jeté dans je ne sais quelle inextricable confusion. Quant aux membres du cabinet, ils grandiraient au milieu des embarras cruels d’une situation qu’ils voulaient prévenir ; ils seraient, aux yeux de la France, les vrais représentans de la prudence gouvernementale, de la sagesse politique. Entraînés, au contraire, par l’une ou l’autre des opinions exagérées, ils ne seraient plus que les instrumens d’un parti, ils n’auraient pas même l’honneur d’en être les chefs.

Nous avons l’intime conviction que le cabinet du 1er mars ne conserve aucun doute sur la nécessité de maintenir la position élevée qu’il a choisie. Nous lui croyons la volonté, la force, le courage de la garder envers et contre tous, et nous sommes convaincus qu’aujourd’hui même il donnera au pays de nouvelles preuves de cette ferme résolution dans la discussion qu’il va soutenir à la chambre des pairs.

Dans son rapport, M. le duc de Broglie a dessiné, avec cette parole ferme et lumineuse et avec cette loyauté que tout le monde connaît, le terrain intermédiaire où le ministère s’est placé. La preuve, c’est que chaque parti a essayé de retrouver dans ce rapport ses propres idées ; nul n’y a trouvé tout ce qu’il désirait.

Les principes fondamentaux de notre gouvernement y sont rappelés dans leur juste mesure, dans leur sincère signification. La chambre des pairs voit aujourd’hui devant elle un cabinet qui, au nom de ces principes et s’inclinant également devant le droit de chacun des grands pouvoirs politiques de l’état, vient lui demander un vote de confiance, et par cela même son libre concours : c’est par une libre manifestation de sa pensée politique, c’est en se reconnaissant le droit de faire le contraire, le droit de renverser le ministère, que la chambre des pairs lui dira aujourd’hui : Restez ; le choix de la couronne est conforme aux intérêts du pays ; en prenant de ces intérêts un soin intelligent, actif, vous êtes assuré de notre appui.

Qu’on ne vienne donc pas dire à la pairie que le ministère ne tient aucun compte d’elle, qu’il professe des doctrines incompatibles avec la pondération des pouvoirs, qu’il ne reconnaît d’autre puissance que celle de la chambre élective et celle du corps électoral, en cas d’appel au pays. Le ministère, son exposé des motifs à la main, peut répondre : « Vous l’avez entendu ; veuillez le relire. Votre adhésion, avons-nous dit, nous est nécessaire pour exercer l’autorité que le roi nous a confiée. » L’appel au pays ! il court dans le monde de singulières idées à cet égard. Comme le corps électoral nomme la chambre des députés, on se persuade que tous ceux qui parlent d’un appel au pays reconnaissent par cela même l’omnipotence de cette chambre, ou du moins sa prépondérance légale et permanente. Il n’en est rien.

L’égalité de droit entre les grands pouvoirs de l’état est un principe fondamental. Ce principe aboli, le système s’écroulerait à l’instant même. C’est ainsi que l’assemblée délibérante de 1791 emporta la monarchie, et qu’ailleurs la royauté a fait des assemblées délibérantes une vaine forme.

Mais en fait, la pondération des pouvoirs n’est jamais un état d’immobilité absolue. C’est une balance qui oscille toujours un peu, qui penche tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. C’est là la vie politique, le fait des gouvernemens de lutte et de discussion. Le parfait équilibre se dérange et se rétablit incessamment. Aux faibles oscillations suffisent les ressorts ordinaires du mécanisme politique. Aujourd’hui les chambres transigent entre elles, demain elles transigeront avec la royauté ; aujourd’hui la royauté s’appuie de l’une d’elles pour transiger avec l’autre, demain ce sera dans l’autre chambre qu’elle prendra son point d’appui. Ces faits souvent sont manifestes au vulgaire quelquefois il ne les aperçoit point, parce que les transactions, et c’est là le mieux, se font tacitement, par voie de prévision. Un pouvoir ne demande à l’autre que ce qu’il croit pouvoir en obtenir.

Toujours est-il qu’entre des pouvoirs égaux, une lutte opiniâtre, un profond dissentiment, sont possibles. C’est là le nœud gordien des gouvernemens mixtes. Comment s’y prendre ? Faut-il le couper ou le délier ? Ce serait le couper que d’attribuer la prépondérance de droit à l’un des pouvoirs. Encore une fois, il absorberait tous les autres. Il fallait donc chercher ailleurs, en dehors de ces pouvoirs, un régulateur, un arbitre. On a recours, dans ce cas, à l’extrémité suprême et décisive d’un appel au pays, à la dernière raison du système représentatif, comme l’a si spirituellement appelée M. de Broglie, c’est-à-dire à l’opinion publique légalement manifestée, au corps électoral qui peut aussi se tromper, nais devant lequel cependant il faut s’arrêter, parce que, à moins d’arriver à la force brutale, il faut s’arrêter quelque part.

Mais qui ne voit que l’appel au pays peut être provoqué, rendu nécessaire, indirectement du moins, par la résistance de l’un ou de l’autre des grands pouvoirs ; qu’il est établi dans l’intérêt de tous ; que tous se présentent dans la lutte au même titre, au nom du même intérêt, qui est l’intérêt général, l’intérêt du pays ? La France n’est pas représentée par un seul des grands pouvoirs de l’état, mais par tous. Tous agissent au nom de l’intérêt général ; c’est là leur droit, c’est là leur mission. Il n’y a point dans notre système politique de représentation légale d’un intérêt particulier. Notre royauté n’est pas une royauté patrimoniale ; la chambre des pairs n’est pas une chambre féodale, et la chambre des députés n’est pas une chambre des communes, la représentation du tiers-état, d’une classe quelconque. La royauté, la chambre des pairs, la chambre des députés, représentent la France, chacune selon sa forme et dans les limites de ses pouvoirs. Qu’importe ici que la mission soit héréditaire, viagère ou temporaire ? qu’elle ait été conférée d’une manière ou d’une autre ? Ce sont là des questions secondaires sur lesquelles les opinions peuvent varier. Toujours est-il qu’aucun de ces pouvoirs n’a le droit de se regarder comme le représentant exclusif du pays, c’est-à-dire de l’intérêt général, car ils existent et agissent tous au même titre. Aussi l’appel au pays n’est-il pas une sorte de privilége accordé à la chambre des députés. Loin de là. Elle paraît, comme les autres pouvoirs, devant l’arbitre commun. Si le jugement du pays lui est favorable, on se confie, pour l’exécution, à la sagesse des autres pouvoirs et on passe outre. S’il lui est contraire, la chambre des députés peut être complètement renouvelée ; le pays peut ne vouloir confier l’accomplissement de sa pensée qu’à de nouveaux députés, libres de tous engagemens.

Il est donc plus que singulier d’entendre reprocher au cabinet du 1er mars et à ses amis leur langage politique. Ils parlent d’appel au pays et de gouvernement parlementaire ! Qu’est-ce à dire ? La chambre des pairs ne fait donc pas partie intégrante du parlement ? et la couronne n’est-elle pas aussi, dans sa qualité de puissance politique et législative, partie intégrante, capitale, essentielle du parlement ? Il n’est pas en Angleterre un enfant de dix ans qui l’ignore. Ceux qui reprocheraient au gouvernement ce langage tout constitutionnel révoqueraient en doute leur propre droit. Oui, nous vivons sous un gouvernement parlementaire, sous le gouvernement de la couronne et des chambres ; oui, nous vivons sous un gouvernement représentatif, la France étant représentée par la royauté et par les deux chambres. L’état ordinaire, régulier, c’est la pondération et l’harmonie de ces pouvoirs. Si un dissentiment profond s’élève, c’est précisément pour maintenir cette pondération des pouvoirs qu’on fait un appel au pays. Si tous les pouvoirs peuvent le provoquer, indirectement du moins, par leur résistance et leurs dissentimens, c’est essentiellement à la couronne, au moins passionné, au plus désintéressé des trois pouvoirs, qu’il appartient d’en proclamer la nécessité et l’opportunité.

Quand mettrons-nous fin à nos longues discussions de métaphysique politique, de scolastique constitutionnelle, pour nous vouer entièrement à la discussion des affaires, au gouvernement du pays ? Au lieu d’approfondir nos questions commerciales, maritimes, coloniales, au lieu de combler les lacunes de notre législation, d’étudier nos rapports internationaux, la situation de notre armée et de notre marine, nous aimons mieux discuter subtilement la question de savoir si notre gouvernement est parlementaire, représentatif ou constitutionnel, si le roi règne sans gouverner, ou s’il règne et gouverne en même temps. Et à cette occasion il faut entendre les hommes qui se disent monarchiques par excellence, rappeler, avec de profonds soupirs et un certain contentement d’eux-mêmes et de leur érudition politique, la comparaison fort ignoble qu’on attribue à Napoléon ; il faut entendre, de l’autre côté, les théoriciens libéraux affirmer, avec ce dédain qui n’admet pas même la possibilité d’une objection, que les ministres étant responsables et le roi ne l’étant pas, les ministres seuls doivent gouverner, que le roi doit nécessairement rester étranger à des actes, à des mesures dont, en aucun cas, il ne doit répondre au pays.

C’est sans doute chose bien vulgaire que de se placer entre deux opinions et de reproduire toujours ce juste-milieu, désormais si décrié. Mais qu’y faire ? Est-ce notre faute, à nous, si le bon sens paraît chose vulgaire, et si, dans les affaires de ce monde, un juste tempérament, une conciliation des idées en apparence les plus contraires, sont chose plus sensée que tout système exclusif ?

Les ministres sont responsables. Quelle est la conséquence de ce principe fondamental ? Que les ministres doivent agir avec liberté et pleine connaissance de cause. C’est à eux en effet que le pays aura le droit de s’en prendre en cas de malheur, c’est à eux qu’il demandera un compte sévère des actes du gouvernement. Or, il serait révoltant, immoral, qu’on pût demander à la justice sociale la tête d’un homme que la conscience publique proclamerait n’avoir été qu’un instrument aveugle et passif, également dépourvu d’indépendance et de lumières. Faites une supposition absurde, ridicule : supposez qu’un roi constitutionnel prît un jour pour ministre un de ses valets de pied, et qu’une mesure funeste, coupable, fût mise à exécution sous le contre-seing de cet homme ; oserait-on, qu’on nous le dise, le traduire devant une cour de justice et lui demander compte de son fait politique ? Là où il n’a pu y avoir libre concours de l’intelligence et de la volonté, il ne peut y avoir de responsabilité. Il n’est pas de fiction possible contre la conscience humaine.

Mais s’ensuit-il que le roi doive rester étranger au gouvernement du pays, qu’il ne puisse pas connaître, approfondir les intérêts de la France, les débattre, dire son avis, donner son opinion, et chercher, précisément parce qu’il la croit bonne, à la faire adopter, à la faire prévaloir ? Singulière idée ! Il n’est pas un Français, il n’est pas d’homme qui ne puisse communiquer ses pensées à un ministre, les soutenir, les débattre avec lui, qui ne puisse insister, faire tous ses efforts pour les faire prévaloir, pour les faire adopter. Est-ce à dire que cet homme, que ce Français, quelque habile, quelque considérable qu’il puisse être, ôterait par ses conseils quelque chose à la responsabilité du ministre ? Est-ce à dire que M. le maréchal Soult conseillant M. de Cubières, et M. de Portalis insistant pour l’adoption d’une mesure auprès de M. le garde-des-sceaux, enlèveraient, si leurs conseils n’étaient pas approuvés du pays, toute responsabilité aux ministres de la justice et de la guerre ? Nullement.

Et ce que tout homme peut faire, le roi seul ne le ferait pas ! le roi, chef suprême du pays ; le roi, dont les intérêts sont profondément, et plus que ceux de personne, identifiés avec les intérêts de la France ; le roi, qui doit décider la question de savoir quels sont les hommes les plus propres au maniement des affaires, les hommes qui peuvent former un cabinet en harmonie avec les intérêts de l’état ! Il doit donc connaître à fond ces intérêts, les hommes et les choses, les tendances des uns, la marche des autres.

Où est donc la vérité ? La voici. S’il n’est guère de particulier vis-à-vis duquel un homme aussi haut placé qu’un ministre ne puisse facilement conserver toute son indépendance et le libre exercice de son intelligence, on conçoit que cette indépendance puisse disparaître, que la personnalité morale du ministre puisse s’effacer devant la majesté royale, devant le pouvoir qui a le droit le plus légitime au respect le plus profond et au plus sincère dévouement. On conçoit que le jugement d’un homme médiocre puisse se troubler devant un monarque éclairé, habile ; on peut craindre que l’homme dont le caractère ne serait pas indépendant et ferme ne devienne un instrument passif dans les mains de la royauté, un exécuteur aveugle de mesures qu’il n’aurait ni pu comprendre ni osé discuter. C’est alors, et alors seulement, que la responsabilité serait un mensonge, car la responsabilité morale ne coïnciderait pas avec la responsabilité légale ; c’est alors que la conscience publique s’indignerait d’une fiction impossible.

Mais placez devant la royauté des hommes éclairés et indépendans ; qu’importe alors de savoir d’où leur viennent les pensées qu’ils réalisent, les mesures, qu’ils prennent ? Sont-elles bonnes ? J’applaudis. Les doivent-ils, en tout ou en partie, aux conseils du roi ? J’en félicite mon pays. Je laisse à d’autres la singulière satisfaction qu’ils éprouveraient s’ils voyaient sur le trône un roi incapable, un mannequin.

Ces pensées, ces mesures, seraient-elles au contraire funestes, pernicieuses ? Le pays en demandera sans scrupule, sans hésitation, sans remords, un compte sévère aux ministres. Ici encore, qu’importe de savoir quelle a été la source première de ces pensées, quel a été le premier auteur de ces mesures ? Des hommes capables, indépendans, les ont adoptées ; donc ils les avaient comprises ; donc ils les ont voulues ; donc, en les adoptant, ils en ont fait leur propre ouvrage ; donc ils en sont justement, légitimement responsables.

Ils en sont responsables comme de toute mesure qui leur eût été suggérée par une personne quelconque. Le ministre habile qui l’adopte la fait sienne ; il en répond, et c’est justice, car le mal ne s’accomplit que lorsqu’il appose sa signature de ministre responsable.

Or, si un ministre quelconque peut conserver son indépendance vis-à-vis d’un simple particulier, c’est un ministre éclairé, d’un caractère éprouvé, haut placé par sa position sociale, ou par sa situation politique, ou par ses talens et sa renommée, qui peut seul conserver sa libre action, ce principe de toute responsabilité légale et morale, même devant la royauté.

D’où sort nécessairement une formule en apparence paradoxale, mais qui touche en réalité au fond des choses. À un roi constitutionnel, éclairé, habile, digne de tous les respects, non-seulement comme roi, mais par ses hautes et rares qualités personnelles, il faut des ministres éminens. Un roi faible, peu éclairé, fainéant, pourrait seul s’entourer d’hommes subalternes et médiocres ; les affaires du pays en souffriraient, mais le principe fondamental de la responsabilité ministérielle n’en recevrait pas d’atteinte. En d’autres termes : au guerrier de haute taille, il faut un bouclier proportionné à sa stature ; tout bouclier serait bon pour un nain. L’irresponsabilité du roi, c’est la monarchie tout entière. Il n’est d’hommes éminemment monarchiques que ceux qui ne veulent rien négliger de tout ce qui peut couvrir la personne inviolable et sacrée du monarque.

Mais encore une fois, nous espérons que ces débats spéculatifs cèderont bientôt la place à la discussion des affaires urgentes et positives du pays.

C’est par la discussion des affaires, par l’habileté et le soin que le ministère y apporte, que doit se former peu à peu cette majorité si nécessaire aux intérêts de la France. Les passions s’amortiront dans ces débats étrangers à la politique proprement dite et aux intérêts personnels.

Le ministère a montré une juste sollicitude pour l’industrie des chemins de fer. Il était en effet déplorable de voir ces grandes entreprises paralysées en France, tandis qu’elles prennent, dans tous les états qui nous environnent, un essor de plus en plus élevé. Deux systèmes s’offraient au ministère pour venir en aide aux compagnies, celui d’une garantie d’intérêts et celui d’une subvention qui ferait participer le gouvernement à l’entreprise elle-même. M. Jaubert a préféré avec raison le système de la participation à celui de la garantie d’intérêts. Entre autres motifs, il en est un qui nous paraît décisif.

Ce qui entrave ces associations industrielles, c’est que les fondateurs ont compté sur un capital disponible supérieur aux forces réelles du marché. Rien n’est plus difficile que d’évaluer avec quelque exactitude le montant des capitaux qui cherchent un emploi. Et lorsqu’un grand mouvement industriel s’opère sur plusieurs points à la fois, les prévisions sont d’autant plus trompeuses, que chaque compagnie concentre son attention sur son entreprise, et ne tient guère compte de toutes les autres demandes de capital qui retentissent en même temps sur le marché national et sur les marchés étrangers. Le gouvernement, par ses subventions, diminue le capital que l’entreprise est obligée de demander à ses actionnaires, et bien que la subvention soit puisée dans l’impôt, et par cela même dans le capital national, l’effet n’est pas le même que celui d’une demande directe adressée aux actionnaires. La somme fournie par l’état se compose de quantités minimes fournies par chaque contribuable. C’est comme si une compagnie, au lieu de demander 1,000 fr. à une seule personne, pouvait demander 20 sous à mille personnes. C’est une manière de perception et de versement que l’état peut seul effectuer.

La conversion de la rente, la loi des sucres, le privilége de la banque, doivent également occuper les chambres ; nous parlerons plus tard de ces importans projets.

À l’extérieur, la question d’Orient paraît toujours au même point. La France demeure fidèle à sa politique, et la prolongation du statu quo en rend le succès de plus en plus probable. Le temps ne peut que consolider ce qui est ; il ajoute sa sanction au droit du possesseur ; il affaiblit les ressentimens et les espérances de la partie dépossédée ; il suggère des expédiens et ouvre des voies de conciliation qu’on n’aurait pas aperçus au premier abord.

La querelle entre le roi de Naples et le gouvernement anglais, à l’occasion des soufres de la Sicile, paraît prendre un caractère inattendu de gravité. Le roi de Naples s’obstine, et l’Angleterre, qui n’entend pas raillerie lorsqu’il est question de ses intérêts commerciaux, envoie, dit-on, une escadre dans le golfe de Naples et sur les côtes de la Sicile. Espérons qu’à la vue du pavillon anglais, des troubles intempestifs n’agiteront pas ces pays, que de trop douloureux souvenirs et de vaines espérances ne pousseront pas les Siciliens à quelque imprudente tentative. Ces peuples n’oublieront pas la sanglante et odieuse catastrophe de 1799, le sort de la Sicile en 1815 et celui de Gênes.

Le ministère anglais, sur la question de la Chine, n’a obtenu qu’une majorité de 10 voix. Cette faible majorité ne l’a point ébranlé. C’est que le temps des grandes majorités est passé, en Angleterre comme en France, par des raisons trop longues à déduire ici, mais qui n’échapperont pas à ceux qui ont réfléchi sur l’esprit et les tendances démocratiques de la chambre des communes et de notre chambre des députés.


P. S. La chambre des pairs a été aujourd’hui le théâtre d’une grande et belle discussion. Le temps nous manque pour en parler avec quelque détail. Disons seulement que M. le président du conseil y a déployé, avec un rare bonheur, toutes les ressources de son esprit ; le succès a été pour le moins égal au succès si brillant qu’il avait obtenu à la chambre des députés. La chambre des pairs, malgré ses habitudes dignes et silencieuses, lui a donné des témoignages irrécusables d’assentiment et d’approbation.

M. Thiers a confirmé toutes nos prévisions sur la marche que le ministère se propose de suivre.

Aussi ne voulons-nous rappeler ici qu’un seul point. En parlant des employés et fonctionnaires publics, M. le président du conseil a noblement déclaré que nul n’avait à craindre ni ressentiment, ni destitution, ni vengeance, pour tous les faits politiques antérieurs à l’avénement du 1er mars. Ceux-là seulement qui, méconnaissant l’esprit de l’administration actuelle, ne garderaient leurs places que pour la contrecarrer et lui refuser leur concours, devraient s’attendre à des mesures qui sont, pour tout gouvernement qui se respecte, un devoir rigoureux et un droit nécessaire.


— Depuis long temps nous regrettions de ne pouvoir donner aux sciences la place qui leur était marquée dans cette Revue. Nous sommes heureux d’avoir pu entrer dans une voie nouvelle, grace à l’intervention d’un homme que ses connaissances spéciales et l’indépendance de son caractère rendaient éminemment propre à remplir cette tâche. Dans une première lettre que nous avons publiée, on a dû commencer par l’Institut l’examen de l’état des sciences en France. M. Arago, qui occupe une place si considérable parmi nos savans, s’est trouvé nécessairement en première ligne, et il a été jugé avec liberté sans doute, mais avec modération et urbanité. D’autres lettres qui paraîtront prochainement, et que rien ne saurait nous empêcher de publier, prouveront que nous avons voulu nous occuper des sciences en général sans aucun but personnel. Le ton de ces lettres sera, comme celui de la première, calme et mesuré. Malheureusement il est des gens qui ne savent point s’imposer, dans la discussion, la même réserve. Le National, en prenant la défense de M. Arago, a prétendu que les critiques adressées à ce savant astronome avaient un but politique, et qu’elles étaient payées par le château ! Une telle accusation ne saurait être prise au sérieux, et nous ne nous y arrêterons pas. Nous croyons pourtant devoir engager les amis de M. Arago à modérer leur ressentiment, car ils ne parviendront jamais à exciter notre colère, ni à nous faire abandonner la ligne d’impartiale critique que nous avons adoptée. Les attaques violentes ne sont pas dans nos habitudes, et nous n’hésiterons pas à déclarer, que de quelque côté qu’elles pussent venir, la Revue n’en accepterait jamais la solidarité. La discussion a des bornes que les bienséances ne permettent jamais de franchir. Qu’aurait dit le National, il y a cinq ans, si l’on avait avancé que ses attaques, et celles que les autres feuilles radicales dirigeaient alors contre M. Arago, étaient payées par le château ?


— Naguère, dans un article consacré à Hégésippe Moreau, la Revue s’exprimait, sur la tendance morale de quelques poètes de nos jours, en des paroles sévères peut-être, mais justes, nous le croyons, pleinement convaincues, et qui d’ailleurs témoignaient d’une profonde sympathie pour les intelligences poétiques, beaucoup mieux que n’auraient pu faire d’imprudentes et trop faciles flatteries. En ce temps d’irrésistible folie et d’ambition démesurée, il est encore cependant quelques fervens adeptes qui savent cultiver la poésie dans un sentiment épuré et avec un courage plus ou moins obscur, mais toujours méritant. Dans ce nombre, il faut ranger incontestablement Mlle Antoinette Quarré, poète et ouvrière à Dijon. Mlle Quarré est une jeune fille qui a su s’élever au-dessus de sa condition première et l’embellir, sans prétendre en aucune façon la renier. Elle a mis en action, pour sa part, les principes que la Revue émettait tout récemment encore. Depuis le jour où Mlle Antoinette Quarré s’est éveillée poète, elle n’a point interrompu le travail de ses mains ; elle a compris sagement qu’une occupation à la fois modeste et utile peut s’allier sans préjudice au culte brillant de la muse. Elle a voulu être tout-à-fait un de ces poètes du fond de l’atelier dont nous parlions. Son talent lui a valu les suffrages de plusieurs écrivains éminens, entre autres de M. de Lamartine, qui lui a adressé une pièce des Recueillemens poétiques. Dans le modeste recueil de poésies que Mlle Quarré vient de publier[1], on distingue surtout la réponse à M. de Lamartine et la pièce intitulée : À un Fils. La poésie de Mlle Quarré ne brille pas précisément par une couleur propre et une originalité bien déterminée ; mais on y remarque de la pureté, de l’harmonie, et l’entente du rhythme poétique, qualités d’autant plus louables qu’elles sont toutes instinctives chez la jeune ouvrière.


— Le premier volume de Port-Royal, par M. Sainte-Beuve, vient de paraître. Nous nous contentons, pour aujourd’hui, d’annoncer cet important ouvrage, où se déploie une faculté de travail et d’étude que notre époque semble avoir oubliée. Le volume que publie M. Sainte-Beuve ouvre dignement son grand travail, où le XVIIe siècle sera envisagé sous tant de curieux aspects. Toute une période intéressante de l’histoire de Port-Royal est retracée dans ce volume, qui, à lui seul, forme ainsi un ensemble, et que nous nous réservons d’examiner bientôt.


M. Ampère vient de publier le troisième volume de son Histoire littéraire de France. Dans ce volume, il expose l’état des lettres depuis Charlemagne jusqu’au XIIe siècle. Plus M. Ampère avance dans l’ouvrage qu’il consacre à notre littérature, plus les faits intéressans, les aperçus ingénieux se multiplient. La grande époque de Charlemagne, considérée au point de vue littéraire, a trouvé à la fois dans M. Ampère un historien éloquent et un critique plein de finesse. Parmi les chapitres de ce nouveau volume qui doivent surtout fixer l’attention, nous citerons l’étude sur Charlemagne et les portraits d’Hincmar, d’Alcuin et d’Agobard. On ne peut que désirer vivement de voir M. Ampère appliquer aux diverses époques de notre littérature l’élévation et la sûreté de jugement qui lui assurent parmi les critiques érudits une place si éminente


— Nous sommes en retard pour parler du roman que M. Kératry a publié récemment sous le titre d’Une fin de Siècle. Ce livre, dont l’intérêt repose sur de nobles sentimens, sur une action touchante, méritait l’accueil favorable qu’il a obtenu. Le sujet choisi par l’auteur était difficile ; il y avait pour lui deux conditions à remplir : peindre avec exactitude l’époque au milieu de laquelle il plaçait ses personnages, puis dessiner avec netteté ces personnages eux-mêmes et les faire agir. Il ne fallait pas une médiocre habileté pour mener de front ces deux tâches, le tableau général de la France au XVIIIe siècle, et le développement d’une action empruntée à la vie privée. On pouvait craindre que l’histoire n’empiétât sur le roman, ou qu’entraîné par le charme d’une donnée touchante, l’écrivain ne négligeât de peindre l’époque à laquelle il l’avait rattachée à dessein. Cet écueil a été habilement évité par M. Kératry, et, dans Une fin de Siècle, la part est faite avec une rare sagacité à l’histoire comme au roman. Nous croyons inutile d’analyser avec détail l’ouvrage de M. Kératry ; il nous suffira d’en indiquer ici la donnée, qui est la passion se sacrifiant au devoir. Ce noble thème a fourni à M. Kératry plus d’un chapitre éloquent et pathétique. Berthe et Silfrid, qui personnifient l’amour chaste et résigné, sont deux figures pleines de charme, auxquelles on ne peut refuser sa sympathie. Les autres personnages du roman, à l’exception d’un type de mère insensible et orgueilleuse, sont conçus avec le même bonheur et excitent tous un vif intérêt. Quant à la forme, c’est surtout par le naturel et la simplicité qu’elle se distingue ; quelquefois peut-être cette simplicité dégénère en négligence ; néanmoins l’ensemble de l’œuvre porte les traces d’une exécution patiente. L’inspiration d’Une fin de Siècle n’a pas seulement le mérite de la générosité et de la franchise : elle a encore celui de la maturité.


— Les théories sociales qui abondent de nos jours sous toutes les formes, ont eu dans le passé bien des précédens dont elles ne sont souvent que des épreuves nouvelles, et des épreuves pas toujours corrigées. Un jeune écrivain qui s’attache aux doctrines sociétaires modernes, mais sans esprit d’exclusion, M. Villegardelle, a conçu l’idée heureuse de publier, en les commentant, les principales de ces utopies produites dans les derniers siècles. Il a commencé par le Code de la Nature[2], ouvrage attribué à Diderot, mais qui est d’un autre philosophe moins connu, Morelly. Dans une notice raisonnée, M. Villegardelle apprécie et critique les idées et les plans d’organisation de son auteur, qui est le précurseur le plus direct de Babeuf et d’Owen. Il nous promet, dans une publication prochaine, une traduction de la Cité du Soleil, utopie de Campanella. On ne saurait qu’applaudir à ces essais de critique et d’érudition qui rappellent utilement les systèmes du passé à des doctrines toutes préoccupées de l’avenir.

  1. Ce recueil a paru lithographié à Dijon.
  2. Chez Delaunay, libraire au Palais-Royal.