Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1836

Chronique no 110
14 novembre 1836


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 novembre 1836.



Nous sommes habitués, dans notre époque, aux choses bizarres qui, dans d’autres temps, eussent fait jeter de longs cris d’étonnement, et le sens public est blasé sur les évènemens imprévus. Cependant l’affaire de Strasbourg a paru nouvelle et étourdissante. À six heures du matin, un jeune homme se présente dans une des casernes d’une de nos villes les plus fortes : Que voulez-vous ? lui demande-t-on. — La couronne de France. — Comment ? — Je demande le trône de France, je suis l’empereur, je suis Napoléon II. — Dans quelle atmosphère d’illusions et de folles chimères, les amis et les complaisans des Bonaparte les ont-ils fait vivre pour avoir pu pousser à une telle équipée un noble et généreux jeune homme, qui paraît autant aimer la France qu’il la connaît peu ? Le nom de l’empereur est la gloire et l’idole de la France ; mais il brille seul aux yeux et dans l’imagination du pays, et sa famille ne saurait s’autoriser de cet éclat exceptionnel. L’intervention de Napoléon dans l’histoire de la révolution française a été un de ces faits extraordinaires qui viennent en aide, à de longs intervalles, aux destinées de l’humanité. Mais ces rôles gigantesques finissent avec l’homme ; on ne peut ni les continuer, ni les doubler ; rien n’est personnel comme la gloire, on ne saurait la détourner comme un fleuve docile pour arroser des terres ingrates. D’ailleurs l’œuvre de Napoléon perdrait son sens novateur et révolutionnaire, si l’empereur cessait d’être seul de son nom dans l’histoire, et si on lui fabriquait une légitimité. Au surplus l’échauffourée de Strasbourg n’a laissé aucun doute sur les sentimens du pays ; le blâme a été aussi général que l’étonnement, et l’armée s’est trouvée aussi offensée que la nation de l’inconcevable étourderie avec laquelle on venait lui demander de violer ses sermens et de disposer du trône. L’orgueil du citoyen a été blessé sous l’uniforme du soldat, et l’on a pu se convaincre que sous les drapeaux il n’y avait pas de prétoriens, mais des hommes libres. Le prince Louis, qui a passé la nuit du 11 au 12 novembre à la préfecture de police, a écrit au roi une lettre pleine de convenance et de nobles sentimens, où il le remercie de la manière dont son sort a été réglé, où il exprime ses regrets de se voir séparé de ses compagnons d’infortune, où il supplie le roi d’étendre sur eux sa clémence. C’est à Lorient que le jeune prince s’embarque pour les États-Unis. Il sera bientôt suivi par sa mère, qui abandonne définitivement la Suisse et renonce à l’Europe. C’est sans doute une triste destinée pour la famille de l’homme qui a porté si haut la gloire du nom français, d’être obligée de vivre exilée de la France, et l’on ne peut sans douleur contempler la fatalité tragique qui veut que les parens de l’empereur ne soient ni rois ni citoyens.

Un évènement bien autrement grave que l’échauffourée de Strasbourg occupe les esprits depuis quelques jours : c’est le mariage du roi de Naples avec la fille du prince Charles, l’archiduchesse Thérèse ; ce mariage, qui paraît certain, enlève une femme au duc d’Orléans, un mari à une de ses sœurs, et met de plus en plus à découvert la situation du gouvernement et de la dynastie de 1830 vis-à-vis l’Europe. Si le roi de Naples eût épousé une princesse d’Orléans, la branche cadette eût entièrement pris la place et la politique de la branche aînée, et elle eût continué par cette alliance l’antique solidarité des Bourbons de Naples et de Versailles. D’un autre côté, M. de Metternich, en donnant une archiduchesse au cabinet de Neuilly, eût reconnu qu’à ses yeux la maison d’Orléans était entièrement substituée à la maison de Bourbon, et cette alliance eût fait entrer la dynastie nouvelle dans la famille légitime des rois. Il y avait quelque bonhomie à se bercer de cette espérance, et cependant un rusé diplomatique s’est pris à cette illusion comme à un piége. M. de Talleyrand revint de Londres, il y a plusieurs mois, fort irrité contre les whigs et lord Palmerston. L’alliance anglaise nous a donné tout ce qu’elle peut nous donner, disait-il alors, il faut nous tourner vers le continent. Dans cette pensée, M. de Talleyrand conseilla de faire voyager les princes, de demander une archiduchesse, convaincu qu’on ne la refuserait pas. Il est possible qu’on ne l’eût pas refusée, mais à la condition que notre politique fût restée armée pour la cause constitutionnelle. Il est possible que si, comme le voulait le cabinet du 22 février, on eût prêté à l’Espagne un appui positif et puissant ; que si, au lieu de laisser le traité de la quadruple alliance sans conséquences et sans portée, on eût montré la volonté ferme de maintenir et de défendre une Europe constitutionnelle à Madrid, à Lisbonne, à Bruxelles, à Stuttgard, à Carlsruhe, sur les bords du Rhin et des Pyrénées, on eût entraîné Naples dans sa sphère, et assez intimidé l’Autriche pour lui faire peser les conséquences d’un refus. Peut-être alors M. de Metternich eût pensé qu’avec un pareil système de force et de modération, la France était assez redoutable pour qu’on dût rechercher son alliance. Mais, au lieu de cette politique digne et habile, on a désarmé, on a abandonné l’Espagne à elle-même, on a relevé par une inaction volontaire la cause et la fortune de don Carlos. Qu’est-il arrivé ? L’Europe, n’ayant plus rien à craindre, n’a rien ménagé. La cour de Naples, le roi et le prince de Salerne, propre frère de la reine des Français, se sont tournés du côté de l’Autriche. Le prince de Salerne est parti de Paris pour Vienne avec des passeports français, et, sous l’inspiration de M. de Metternich, a trahi des espérances conçues, et les convenances de famille. Du même coup, la cour de Vienne supplante à Naples l’influence française, envahit moralement toute l’Italie, tient en échec le gouvernement français en lui refusant une alliance de famille, et obtient tous ces résultats, après avoir annulé la quadruple alliance.

La leçon est forte ; profitera-t-elle ? On a voulu continuer l’ancienne politique, l’Europe s’y refuse ; on a voulu conserver l’antique influence des Bourbons à Naples, l’Autriche y triomphe. On veut entrer dans la famille monarchique de l’Europe, on est repoussé. Les alliances politiques ne s’accordent jamais à la faiblesse qui les recherche, mais à la force qui les commande. Le gouvernement n’obtiendra rien parce qu’il a tout accordé.

Au reste, ce sont là plutôt désagrémens de cour que disgraces nationales. M. de Metternich sert plus qu’il ne pense la cause constitutionnelle de l’Europe ; il semble se fortifier pour un temps à Naples, mais il ne se lie pas à la France, et n’embarrasse pas notre politique d’une alliance qu’il faudrait rompre un jour : il vaut mieux pour la France une princesse qu’elle ira chercher dans une petite cour, que des engagemens avec l’Autriche. La nouvelle du mariage de l’archiduchesse Thérèse avec le roi de Naples a donné naissance à un bruit des plus étranges. On prêtait à quelques hommes politiques le projet d’une alliance entre le duc d’Orléans et Mademoiselle, sœur du duc de Bordeaux. Cette singulière imagination est venue jusqu’aux oreilles du prince royal, et l’a fort irrité ; elle a remué chez lui toutes les passions nationales, et il a manifesté son étonnement qu’une pareille pensée pût être attribuée, même sans raison, à quelques ministres du gouvernement de 1830. Il faut avouer, en effet, que le ministère du 6 septembre compte de singuliers appuis, et que les naïvetés contre-révolutionnaires de quelques-uns de ses amis sont tout-à-fait édifiantes.

Pendant que nous abandonnons, en ce qui nous concerne, le traité de la quadruple alliance, l’Angleterre fait triompher son influence et sa domination à Lisbonne. La constitution de 1822 est renversée, et la charte de don Pedro rétablie. La reine, avec l’assistance de Saldanha, de Palmella et de Carvalho, qu’elle a remis à la tête des affaires, a proclamé de nouveau la charte que son père donna au Portugal, à Rio-Janeiro, le 29 août 1826. La flotte anglaise est restée immobile dans la rade, prête à soutenir, s’il était nécessaire, le changement désiré et préparé par la politique britannique. La population n’a manifesté aucune résistance, et la constitution de 1822 semble avoir succombé définitivement.

Nos différends avec la Suisse sont entièrement terminés, et la France se déclare satisfaite des explications données par la diète. Il est évident que ni la France n’a voulu arracher à la Suisse d’humiliantes réparations, ni la Suisse insulter la France, et violer les convenances et les principes du droit des gens. Il est heureux pour les deux pays que cette malencontreuse affaire ait trouvé un prompt dénouement, et les organes de la publicité doivent s’attacher à calmer toutes les irritations. La France et la Suisse restent et veulent rester éternellement amies. Ce fait a dû triompher de toutes les maladresses, des intrigues et des obscurités que présente l’affaire Conseil. De quelle police secrète cet homme était-il l’agent ? Au profit de qui espionnait-il ? Toute cette histoire est encore fort louche ; mais, heureusement, la réconciliation des deux pays ne dépendait pas de son éclaircissement.

M. Molé, qui a déployé dans les affaires de la Suisse une intelligente rapidité, vient de dissoudre à Pau un congrès absolutiste au petit pied. On se rappelle que les chargés d’affaires d’Autriche, de Prusse, de Naples, ont dû quitter Madrid après la proclamation de la constitution de 1812. Ces chargés d’affaires avaient trouvé commode de s’établir à Bayonne pour y seconder don Carlos de leurs intrigues ; puis, ils se rendirent de Bayonne à Pau, dans la crainte d’éveiller l’attention du gouvernement français. Mais ces petites menées n’ont pas échappé aux regards de M. Molé, et le président du conseil a écrit aux cours d’Autriche, de Prusse et de Naples, qu’elles eussent à rappeler leurs agens. En général, M. Molé favorise la cause constitutionnelle autant qu’il le peut, lié par un système d’inaction complète ; mais tout son bon vouloir ne peut corriger l’ingratitude d’une fausse situation.

On travaille au ministère de l’intérieur comme si on s’attendait à une réélection générale. De grandes mutations se préparent, dit-on, dans les préfectures et les sous-préfectures. On pèse les dévouemens, on compare les mérites et les habiletés, on apprécie les nuances. On dit que le sous-préfet d’Aix, dont le zèle paraît un peu tiède, est inquiété dans sa position, et on irait ainsi jusqu’à menacer la réélection de M. Thiers. Si M. Guizot a surtout insisté pour l’éloignement de M. de Montalivet du ministère de l’intérieur, c’est que ce dernier avait déclaré qu’il ne se prêterait jamais à écarter de la chambre des hommes qui n’avaient d’autre tort que de n’être pas les amis politiques de M. Guizot, mais dont la capacité et le patriotisme étaient utiles au pays, comme MM. Dufaure, de Malleville, de La Redorte, Vivien, Felix Réal, Roger ; cette impartialité ne saurait convenir à M. Guizot. Le ministère veut aussi bien écarter le centre gauche que la gauche ; on n’a pas perdu l’espoir d’obtenir du roi une dissolution, si la chambre se montre difficile, défiante et sévère, et l’on travaillera aux élections suivant ces trois degrés : d’abord on ordonnera aux préfets d’appuyer tous les doctrinaires purs, puis les hommes du centre droit, enfin les hommes de la droite. Ordre de soutenir les candidats royalistes contre les hommes nouveaux de la révolution de 1830. De leur côté, les royalistes sont résolus d’aller aux élections prochaines, et de prêter le serment exigé : ils ont adopté la maxime : Dolus an virtus, quis in hoste requirat ? Recherchés et flattés par MM. Guizot et Gasparin, ils trouvent qu’il y aurait folie à ne pas profiter de la faveur des circonstances.

Sans doute, un gouvernement ne saurait être intolérant, exclusif, et ne doit pas ressembler à un parti ; mais il doit attendre qu’on vienne à lui pour tendre la main, et certains membres du ministère ne l’entendent pas ainsi. On écrit en Vendée, on correspond avec les évêques, on offre des faveurs, on se présente comme les restaurateurs de la société et de la religion. Sous l’ancien gouvernement nous avions à demander, aujourd’hui on vient nous offrir ; voilà ce qui se dit en Bretagne. Cependant, et ils n’ont pas tort, les partisans de l’ancienne dynastie prennent ce qu’on leur offre, sauf, plus tard, à se servir, comme ils l’entendront, des faveurs et des positions acceptées.

Les députés commencent à revenir ; ils s’informent de la situation, rapportent les impressions de leurs commettans, et le ministère conçoit de vives inquiétudes sur la session qui doit s’ouvrir dans les derniers jours de l’année. Il ne faut pas s’attendre que la chambre renverse le cabinet par une adresse ab irato ; cela n’est ni dans son tempérament, ni même dans la situation. Mais la chambre apportera des dispositions fort sérieuses à l’examen de la politique du 6 septembre ; elle sera peu disposée à se payer de lieux communs usés et de déclamations vieillies : on sent de tous côtés qu’il s’agit de savoir aujourd’hui où ira le pouvoir, s’il saura comprendre ses véritables intérêts, les avertissemens que lui envoie l’Europe par ses dédains et les refus d’alliance, la nécessité d’une influence active au profit de la cause constitutionnelle. La situation est neuve et difficile ; car, en politique, le triomphe remporté sur certains obstacles vous met en face de la nécessité d’être quelque chose par vous-même.


L’ouverture d’un second Théâtre-Français est aujourd’hui décidée ; la signature ministérielle est enfin obtenue, et M. Gasparin recueille les félicitations non-seulement de la presse ministérielle, mais bien aussi, et cela ne nous étonne nullement, celles de la presse habituée à l’indépendance et au libre jugement. Pour nous, sans apporter dans cette question aucune prévention hostile, nous attendrons l’évènement, et nous ne prononcerons qu’après avoir vu à l’œuvre l’élu de M. Gasparin et les poètes qui lui promettent leur appui. Ce n’est pas timidité de notre part, c’est justice.

Notre franchise est trop connue, et a soulevé trop de récriminations, pour que nous prenions la peine d’expliquer notre attitude expectante, et le silence que nous croyons devoir garder. Nous ne réprouvons pas les éloges accordés à M. Gasparin ; mais, avant de nous mêler aux panégyristes et d’unir notre voix à ce bruyant cantique, nous pensons qu’il n’est pas inutile de peser les motifs de la décision ministérielle. Or, il faut l’avouer, MM. Victor Hugo, Casimir Delavigne et Alexandre Dumas, sollicitant l’ouverture d’un second Théâtre-Français, ressemblent volontiers à des hommes qui, au milieu de la plaine, se plaindraient de ne pouvoir respirer. Le Théâtre-Français et la Porte-Saint-Martin n’ont jamais, que nous sachions, refusé d’ouvrir leurs portes à deux battans, toutes les fois qu’il a plu à ces messieurs de dire : Nous voici. Si quelqu’un a des griefs à élever contre MM. Jouslin de Lasalle et Harel, ce n’est assurément aucun de ces écrivains. Pourquoi donc MM. Delavigne, Hugo et Dumas ont-ils sollicité l’ouverture d’un second Théâtre-Français ? N’est-ce pas tout simplement pour avoir à leur disposition un directeur et des acteurs nés de leur seule volonté, pour régner sans partage et sans contestation sur une scène qui fut leur chose, en un mot pour être maîtres dans une maison qu’ils auraient bâtie ? Nous désirons que l’avenir démente et réfute nos prophéties ; mais, à vrai dire, nous ne l’espérons guère. Pourquoi M. Gasparin, ou plutôt M. Guizot caché derrière M. Gasparin, a-t-il signé l’ouverture d’un second Théâtre-Français ? N’est-ce pas tout simplement pour obtenir les louanges de MM. Dumas, Hugo et Delavigne ? Nous inclinons à le penser, tout en souhaitant que nos conjectures ne se vérifient pas.

Vainement objecterait-on que la scène de la rue Richelieu est envahie par l’ancien répertoire ; tout en admettant le mauvais vouloir des comédiens émérites, des sociétaires entêtés, nous croyons que M. Jouslin, administrateur intelligent, ne résistera jamais à l’évidence des recettes, et qu’il sera, en toute occasion, de l’avis de la foule ; car il n’a aucune opinion littéraire à soutenir. Si donc le triumvirat poétique a demandé l’ouverture d’un nouveau théâtre, l’envahissement de la scène de la rue Richelieu n’entre pour rien dans leur demande ; et le ministre en sait là-dessus autant que nous. Il n’a vu dans sa signature qu’une occasion de popularité. Reste à savoir si MM. Delavigne, Dumas et Hugo disposent de l’opinion : l’avenir nous l’apprendra.


M. Émile Souvestre, l’auteur des Derniers Bretons, vient de publier un nouveau roman, Riche et Pauvre[1]. Dans un cadre nettement défini, l’auteur a développé les conditions dramatiques de son talent. Il a su éviter de créer deux types qui n’auraient rien d’humain : un riche toujours criminel, un pauvre toujours vertueux. Ces deux hommes, placés vis-à-vis l’un de l’autre dans le monde, ne se combattent point sans motifs ni relâche ; ils poursuivent leur route, chacun avec les moyens dont il dispose ; et si tout réussit au riche, si tout manque au pauvre, c’est que la société le veut ainsi. Cette fable touchante, pleine de naturel et de vérité, dont l’Allemagne et la France sont tour à tour le théâtre, se termine par un appel à la vie sociale, qui doit tenir lieu au pauvre de la vie de famille. Nous reparlerons de ce livre, qui est appelé à un légitime succès.


— Le nouveau volume publié par M. Prosper Mérimée sur son voyage archéologique dans l’ouest de la France, ne le cède en aucun point aux notes de son Voyage dans le midi. C’est toujours le même amour pour la vérité, la même clarté dans l’exposition des renseignemens recueillis, la même impartialité, le même dédain pour les conjectures hasardées. C’est avant tout un livre utile, un livre de science, où l’abondance des faits se concilie heureusement avec la sobriété de la parole. Il est à souhaiter que M. Prosper Mérimée continue l’exploration archéologique de nos provinces.


  1. vol. in-8o, chez Charpentier, rue de Seine, 31.