Chronique de la quinzaine - 29 février 1836

Chronique no 93
29 février 1836


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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29 février 1836.


L’élévation de M. Thiers au poste éminent de président du conseil et de ministre des affaires étrangères est la conséquence forcée des actes de sa vie entière. M. de Broglie et M. Guizot sont allés rejoindre dans le gouffre tous les amis de M. Thiers qui ont été successivement sacrifiés depuis dix ans à sa dévorante ambition. Maintenant, M. Thiers se trouve seul au faîte. La France assiste à ce spectacle curieux avec une sorte de nonchalance et de désœuvrement, qui atteste le peu d’intérêt qu’elle prend à ce singulier revirement politique.

Personne, et M. Guizot ainsi que M. de Broglie moins que personne, n’a dû s’étonner de la nouvelle défection de M. Thiers. Nous croyons qu’en lui-même, M. Guizot ne bâtissait pas de grands projets d’avenir sur la fidélité politique de M. Thiers ; il sait aussi bien que qui que ce soit, que M. Thiers ne tient pas plus aux hommes qu’aux principes, et il n’ignorait pas, que d’un jour à l’autre, M. Thiers devait se séparer de lui. Peut-être la séparation lui a-t-elle paru un peu brusque, mais c’est que le jour était venu sans doute où ceux qu’on nomme doctrinaires ne pouvaient plus être utiles à son crédit. Ce jour-là M. Thiers les a traités comme il traite, dans son histoire, les puissances tombées, et il a passé à celle qui s’élève.

Au milieu de son triomphe, M. Thiers n’est pas toutefois sans quelques embarras. Depuis qu’il est à la tête d’un ministère formé de sa main, il est occupé à chercher, avec tout le discernement qui lui est propre, les forts et les puissans, pour accommoder ses principes aux leurs et pour leur apporter quelques convictions à leur usage ; mais cette puissance que M. Thiers cherche avec tant de soin, semble s’effacer et se cacher malignement, comme pour lui faire pièce. Où donc est la majorité ? demande partout M. Thiers ; à droite, à gauche, au nord, au couchant ? Où est-elle ? que je la serve et que je l’adore. Mais la majorité est sourde, elle ne se montre nulle part, ou plutôt elle est partout, et M. Thiers ne sait plus à qui entendre. Sera-t-il homme de juillet, comme en 1830 ? Passera-t-il au tiers-parti, dont il a déjà écrémé la surface pour nuancer son ministère ? ou bien se fera-t-il de nouveau doctrinaire ? Peu lui importe. Il a des discours et des professions de foi au service de tout le monde. Mais, au nom du ciel, ne le laissez pas dans cette incertitude, et ne le placez pas plus long-temps, comme il l’est aujourd’hui, entre le centre gauche et le centre droit, une main sur la large épaule de M. Arago, et l’autre dans la main fidèle de M. Berryer, dont l’étreinte ressemble à un coup de grace. Cette position ne peut se supporter ; M. Thiers demande qu’on le délivre et qu’on le fasse passer de l’un ou de l’autre côté, n’importe de quel côté !

En jetant un coup-d’œil sur cette chambre vraiment renouvelée par la manière inattendue dont elle se groupe, M. Thiers a cru voir quelques têtes de plus du côté de la gauche, et déjà il insiste moins sur la nécessité de continuer le ministère du 13 mars et celui du 11 octobre. M. Thiers a pris le parti d’être en ce moment un ennemi de l’aristocratie et des priviléges, et le Constitutionnel s’est chargé de le présenter comme un homme de juillet, qui sort enfin le front levé de sa longue captivité doctrinaire, durant laquelle il a été forcé de sacrifier aux faux dieux, et de voter, le cœur déchiré, les lois de septembre, l’état de siège, et toutes les mesures de rigueur qui ont marqué cette fatale époque, mais qui vient maintenant, le rameau d’olivier à la main, tout réparer, tout apaiser, et qui brûle d’embrasser ses frères dont il a été séparé si long-temps. Le Constitutionnel en verse des larmes d’attendrissement.

Permis à M. Thiers d’attendrir le Constitutionnel et ses sensibles abonnés, et de se présenter à eux sous la face qu’il lui convient le mieux de prendre à cette heure ; mais n’est-ce pas dépasser un peu le but, et dépenser trop d’habileté en un jour que de faire représenter M. Guizot et M. de Broglie, ses deux collègues d’hier, comme des aristocrates furieux et ne rêvant que le rétablissement de la monarchie de Louis xiv ?

M. Thiers n’aurait-il vécu six années dans l’intimité de M. de Broglie et de M. Guizot, que pour les connaître si mal ? En vérité, il y a quelques dupes ici, et nous craignons que ce ne soient les nouveaux alliés de M. Thiers.

M. Guizot est, en effet, un homme de la restauration, c’est-à-dire qu’il a rempli sous la restauration, et à différentes époques, des fonctions publiques, comme ont fait tant d’autres soutiens actuels et sincères de la révolution de juillet ; comme eût fait M. Thiers, s’il eût été, en ce temps-là, un personnage connu, considéré, considérable, ou apprécié, si vous aimez mieux. M. de Broglie est aussi, en effet, un homme de la restauration, c’est-à-dire qu’il a figuré, pendant toute la restauration, dans les rangs de l’opposition de la chambre des pairs ; c’est-à-dire que ses discours et ses écrits avaient déjà rendu son nom célèbre, et qu’il a fait partie de toutes les associations philanthropiques qui tendaient à l’élévation graduelle de la classe moyenne et à l’amélioration du sort des classes inférieures. Voilà ce qu’a été M. de Broglie et ce qu’il est encore. Il se peut qu’il ne manie pas la parole avec cette flexibilité qui distingue M. Thiers à la tribune, et que l’âcreté de ses principes donne quelquefois une rudesse choquante à ses pensées ; peut-être n’entend-il pas l’art de demander des crédits au nom de l’économie, des fonds secrets et des surcroîts de pouvoir au nom de la révolution et de la liberté ; mais une haute probité politique le distingue, et ses professions de foi publiques sont l’expression sincère de ses sentimens. Or, M. de Broglie n’a jamais manqué l’occasion d’exprimer son éloignement pour les actes de tous les ministères de la restauration, qu’il a combattus d’ailleurs avec une ténacité qui a quelque mérite, en un rang où il pouvait se livrer à tous les projets d’ambition que M. Thiers n’eût pas manqué de réaliser à sa place.

Pour M. Guizot il apparaissait, sous la restauration, ainsi que l’homme des communes. On l’accusait d’être un bourgeois de l’essence la plus factieuse, un de ces quarteniers têtus et hardis, qui combattaient l’aristocratie du temps de Louis-le-Gros, qui relevèrent leur caste à force de gravité et de bonnes mœurs, qui s’affranchirent à force de droiture, d’habileté, d’obstination et de courage. Les écrits de M. Guizot sont tous en faveur de la classe bourgeoise ; toujours il défend ses droits, toujours il l’admoneste de ne pas se constituer en aristocratie, mais en démocratie forte et vigilante, maintenant l’ordre dans l’état contre l’esprit d’envahissement des grands, et contre l’esprit de désordre de ceux qui ne possèdent pas encore. Pour la classe vraiment inférieure, M. Guizot veut son bien ; mais il a, selon nous, un sens faux à son égard. Ses lumières s’effraient trop de ses ténèbres ; il ne la regarde pas comme un élément assez actif de la société. Mais il y a loin de cette erreur à l’esprit de la restauration, et jamais M. Thiers, qui avait tant de moyens d’action dans le ministère de l’intérieur, n’a daigné s’occuper de cette classe de la société, pour laquelle M. Guizot a tant fait par l’organisation des écoles primaires.

Il est vrai que M. Guizot a été l’un des promoteurs les plus violens de l’état de siége, et l’un des auteurs les plus actifs des lois de septembre sur la presse ; mais le nouveau ministère accepte tous ces titres d’honneur, et ceux qui adresseraient des reproches à M. Guizot, à cet égard, frapperaient aussi directement sur M. Thiers. Quant à nous, qui n’avons pas ménagé, à ces deux époques, les plus rudes interpellations à M. Guizot, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que ces deux fautes politiques, dont il s’enorgueillit aujourd’hui sans doute, ainsi que M. Thiers, sont des taches qui affaiblissent, à nos yeux, l’intérêt que sa chute pourrait nous inspirer.

Mais en réalité, nous cherchons inutilement comment M. Guizot se trouve être aujourd’hui l’homme de la restauration, et M. Thiers l’homme de la révolution de juillet, après un ministère dont nous n’entendons pas approuver les actes, où ils figuraient tous les deux, et où, marchant l’un et l’autre vers la réaction, M. Guizot se trouve avoir toujours été dépassé par M. Thiers.

En 1830, le choix des préfets les plus libéraux fut l’ouvrage de M. Guizot. Les deux ou trois préfets, sortis de l’extrême gauche, qui figurent encore dans l’administration, ont été placés par M. Guizot, pris parmi les anciens amis de M. Thiers, que M. Thiers repoussait déjà, et qui ont eu beaucoup de peine à se maintenir en place sous son administration. Quel a été le dernier choix de M. Thiers ? M. Mahul. Et qu’on ne vienne pas nous dire que c’est en faveur de M. Guizot que cette nomination a été faite, elle est tout-à-fait du choix de M. Thiers, de M. Thiers seul, qui n’accordait rien en ce genre à ses deux collègues, de peur qu’on ne le crût dominé par eux. Cette pensée occupait si fort M. Thiers, que, il y a peu de temps, il refusa obstinément de nommer à la sous-préfecture de Sancerre un jeune homme distingué et d’une capacité réelle, estimé de M. Thiers lui-même, et qu’il repoussait uniquement parce qu’il avait le malheur d’entretenir des relations intimes avec M. Guizot.

Qui de M. Thiers ou de M. Guizot voulait l’intervention en Espagne ? Qui s’écriait sans cesse dans le conseil qu’il fallait aller, à la tête de cent mille hommes, étouffer la démocratie qui levait la tête en Espagne, et menaçait de pénétrer en France, à travers les Pyrénées ? Qui opposa une froide raison et une insurmontable force d’inertie à ces projets de croisade anti-démocratique formés par M. Thiers, si ce n’est M.  Guizot ? Qui s’opposa, dans la discussion des lois de septembre, à la modification de l’institution constitutionnelle du jury, si ce ne furent MM. de Broglie et Guizot ? Et qui l’emporta dans le sens opposé, si ce n’est M. Thiers ? Quel autre que M. Thiers a parlé sept heures à la tribune, en faveur de l’hérédité de la pairie ? Quel est celui d’entre les membres du cabinet de la dernière quinzaine qui a prononcé le dernier discours, et le discours le plus explicite, contre la conversion des rentes ? Quel a été, dans ce même cabinet, l’adversaire le plus acharné de l’amnistie ? Lequel traitait le tiers-parti et la gauche avec le plus de dédain ? Lequel se refusait à accorder la moindre capacité, le moindre esprit d’affaires aux membres qui siègent de ce côté ? M. Thiers dira peut-être que c’est M. Guizot ; mais tout le cabinet se lèvera et dira que c’est M. Thiers ; et M. Guizot seul le dirait, qu’on en croirait M. Guizot, tout homme de la restauration et tout ministre déchu qu’il soit à cette heure.

Quel aristocrate, bon Dieu ! que M. Guizot, qui a traversé toute la restauration, et qui, après avoir rempli plusieurs fois d’éminentes fonctions, est arrivé aux jours de juillet sans avoir accepté ni une sinécure, ni une distinction, ni un titre de noblesse, et qui s’est contenté d’une chaire de professeur, dont il a été destitué à cause de son indépendance ! Quand M. Thiers, riche, chamarré de rubans et doté de quelque ambassade, aura quitté le ministère, sa voiture éclaboussera l’aristocrate Guizot, qui, depuis huit jours, va de nouveau à pied dans les rues, pour se rendre de la Chambre à sa modeste petite maison, noble propriété dont l’immense revenu (3000 francs) compose à peu près toute sa fortune. Il est vrai que M. Guizot pourra se consoler en lisant cette page tirée de ses propres écrits, qu’il a oubliée sans doute, et que nous livrons à ses méditations « Quel homme, en prenant part aux affaires publiques, n’a été amené plus d’une fois à considérer avec tristesse cette fluctuation des sentimens, des existences, des relations, des liens hasardés sur cette mer orageuse ? Vainement, le cours du monde nous en offre chaque jour le pénible spectacle, quand une nouvelle épreuve de ce peu de solidité des choses les plus sérieuses vient saisir l’ame, et la pousse à se replier sur elle-même, elle n’est plus tentée d’abord que de s’affliger et de déplorer, avec Bossuet, ces volontés changeantes, et cette illusion des amitiés de la terre qui s’en vont avec les années et les intérêts. Cependant, lorsqu’elle échappe à ce premier trouble et se relève de son propre mal ; lorsqu’elle reporte sa vue sur les causes innombrables de nos maux et la faiblesse de notre nature, tant de convictions opposées et suivies, tant de conduites pures et ennemies, tant d’hommes engagés par l’arrêt du sort ou sur la foi d’une idée, à s’ignorer mutuellement, à se combattre, à se détruire ; et au milieu de ces naufrages individuels, dans cette éternelle mobilité pleine d’une éternelle incertitude, la droiture des cœurs conservant seule, mais conservant toujours ses droits à l’estime… Alors, si elle ne se console, l’ame se rassure ; elle reconnaît notre condition, apprend la justice sans abandonner ses croyances, et se décide à poursuivre dans l’obéissance à ce qu’elle juge la vérité, acceptant avec résignation tous les mécomptes, même toutes les luttes qu’il plaît à la Providence d’imposer à la bonne foi. » (Du Gouvernement de la France. Septembre 1820.)

Nous ne tarderons pas à savoir sans doute comment M. Thiers prétend se montrer l’homme de la révolution de juillet, et gagner les votes de la gauche qui lui a fait crédit jusqu’à présent dans de petites questions, mais qui ne lui donnera pas ses voix, sans conditions, dans une circonstance importante, comme serait, par exemple, une demande de crédits et de fonds secrets. Cette demande ne manquera pas de se produire prochainement, car M. Thiers a laissé la caisse du ministère de l’intérieur exactement vide, et même obérée par des engagemens. M. Thiers disait gaiement à M. de Montalivet qui lui remontrait l’état de détresse dans lequel le nouveau président du conseil lui livrait les finances de l’intérieur : — Arrangez-vous comme vous voudrez ! — Or, M. de Montalivet n’a qu’une manière de s’arranger, c’est de demander de nouveaux crédits à la chambre. Ces crédits consolideront pour quelque temps le ministère ; mais la gauche les livrera-t-elle sans prendre quelques garanties ? Se contentera-t-elle de l’assurance donnée par M. Thiers qu’il ne veut rien changer au système suivi jusqu’à ce jour ? C’est ce dont il est permis de douter. Et alors que deviendront les déclarations de M. Thiers ?

Quant au système extérieur, si l’on veut former quelques conjectures plausibles, il faut bien jeter un coup-d’œil sur la formation et l’origine de ce ministère, et s’arrêter même aux plus minces détails qui ne sont pas sans importance, quand il s’agit d’un ministère formé par M. Thiers.

Le 21, M. Thiers espérait encore faire entrer M. Duchâtel dans le cabinet. Il avait demandé formellement, à M. Guizot, cette garantie, c’est le terme dont se servit M. Thiers. — Dans le conseil de ce jour, M. Thiers avait déclaré nettement et sans ambages, que les doctrinaires avaient perdu la majorité dans la chambre, et qu’il était temps de se séparer d’eux. Chargé par le roi de former un nouveau cabinet, il ne pouvait accepter cette mission, si importante et si urgente en même temps, si MM. de Broglie et Guizot ne le déliaient de l’engagement qu’il avait contracté avec eux, et s’ils ne lui promettaient de ne pas le combattre dans la chambre. L’engagement de M. Thiers lui fut remis, non sans un sourire ironique, et on lui promit de ne pas le combattre, s’il suivait, ainsi qu’il l’annonçait, le système de gouvernement adopté depuis le 11 octobre. Ce fut alors que M. Thiers demanda une garantie, un otage, et cet otage, c’était M.  Duchâtel. Toute liberté fut laissée à celui-ci par ses collègues, mais il refusa d’accepter le ministère des finances ou tout autre ministère dans la nouvelle combinaison. M. Thiers comprit toute la valeur de ce fait, et il se tourna ailleurs ; nous ne saurions dire où.

Il semble que ce soit vers la gauche ; mais si sa démarche était franche, M. Thiers trouverait au-dessus de lui des obstacles à cette conversion. D’abord, la gauche accepterait-elle une alliance avec la Russie, compliquée des chances d’une rupture avec l’Angleterre, dans le cas d’une guerre d’Orient ; l’alliance russe avec tout ce qui s’y rattache, l’abandon absolu, même moral, de la Pologne, la sainte-alliance, la compression violente de tous les principes qui pourraient l’inquiéter, tout 1815 enfin avec son cortége de frayeurs et d’humiliations ? Le moyen, s’il vous plaît, de rattacher cette alliance aux principes de l’homme d’état de juillet ! C’est là cependant la base du ministère de M. Thiers ; c’est la pensée qui l’a porté au ministère des affaires étrangères, et qui a causé tant de démarches, tant de pas et de visites à Mme la princesse de Lieven et à Mme la duchesse de Dino ; car le ministère populaire de M. Thiers a été édifié par les mains blanches et aristocratiques de ces deux nobles dames. Il y a deux mois environ, une entrevue eut lieu pour la première fois entre Mme la princesse de Lieven et M. Thiers à un dîner donné tout exprès par M. de Werther, ambassadeur de Prusse. La princesse et l’ambassadeur firent valoir avec beaucoup de sens et d’esprit à M. Thiers la force qu’il tirerait, pour ses vues, de leur alliance, les appuis qu’elle lui donnerait en Europe, le pas de géant qu’il ferait dans l’aristocratie, la facilité qu’il aurait à s’emparer du ministère des affaires étrangères, qui le séduisait tant ; on s’appuya de l’autorité de M. de Talleyrand, qui, depuis son retour de Londres, a cessé d’être enthousiaste de l’alliance anglaise, et qui garde d’ailleurs une rancune profonde au cabinet anglais actuel. On ne parla pas sans doute de la joie qu’éprouverait M. de Talleyrand à marier, non pas seulement l’Autriche et la Russie avec la France, mais la fille de Mme de Dino avec le prince Esterhazy. Peu de jours après, la princesse dîna pour la première fois chez M. Thiers. Ce dîner fut une affaire ; on avait tant parlé de Mme de Lieven, on avait tant remarqué son absence aux soirées du ministère de l’intérieur ! Ce fut un triomphe. L’appétit prodigieux de Mme la princesse de Lieven, qui a passé en proverbe en Angleterre et en Russie, fut admiré comme un excès de bonnes manières qu’on s’efforça d’imiter ; et depuis ce temps. M. Thiers eut des relations suivies avec ce diplomate célèbre. Au bal de M. Dupin, on a remarqué que Mme de Lieven s’était emparée de Mme Thiers, tandis que M. de Pahlen escortait le nouveau président du conseil. Ce sont là de vulgaires détails, mais ils servent à caractériser les faits.

L’alliance avec la Russie est un système comme un autre. C’est à la chambre à savoir si elle veut abandonner le système de la triple alliance pour adopter celui-ci. Avant peu, on verra que le ministère actuel se base, à l’extérieur, sur cette pensée. Nous ne disons pas que cette pensée s’exprimera nettement et qu’elle sera formelle. Nullement. M. Thiers se trouve entre le roi, qui a créé le vaste projet d’une coalition constitutionnelle pour balancer la puissance des états despotiques, et M. de Talleyrand, qui, soit par un motif, soit par un autre, se montre aujourd’hui dégoûté de l’alliance anglaise, qui a été le rêve de toute sa vie. M. Thiers agira en cette circonstance comme il agit dans la chambre, où il dit à la gauche qu’il est le représentant de la révolution, et au centre qu’il est l’homme du 11 octobre. Ailleurs il dira : « J’ai toujours été contre l’alliance anglaise. Tandis que vous y poussiez dans la chambre des pairs, sous la restauration, j’écrivais que la Méditerranée est un lac français, comme l’a dit Napoléon, et qu’il ne faut pas y souffrir la domination de l’Angleterre. » Et en plus haut lieu : « Ne suis-je pas pour l’Angleterre ? N’ai-je pas travaillé avec M. de Broglie à consolider cette alliance indispensable à la prospérité de la France ? » Tout ceci nous présage, dans les chambres et hors des chambres, un grand accord de vues de la part du nouveau ministère !

Quant à l’union intérieure des ministres, elle nous semble plus difficile encore. Déjà M. Thiers a mandé les chefs de division de deux ou trois ministères, et leur a intimé ses ordres souverains, au mépris de toutes les idées reçues en matière de hiérarchie. Nous doutons que M. de Montalivet soit homme à supporter de pareilles prétentions. M. Thiers se rappelle sans doute que Casimir Périer faisait attendre dans son antichambre le président de la chambre des députés. Il est vrai que ce n’était pas M. Dupin.


Le nouvel opéra de Meyerbeer, les Huguenots, a été représenté hier. Il est impossible, à une première audition, de juger une partition de cette importance, qui a été écoutée religieusement, et dont nous rendrons compte dans le plus grand détail. Les deux derniers actes nous ont semblé surtout dignes de l’auteur de Robert le Diable. Pour ce qui est de la mise en scène de cette grande composition, nous devons dire qu’elle est mesquine. Nous avions blâmé, dans le temps, les retards de la Juive, causés par les lenteurs des forgerons et des armuriers qu’employait avec profusion M. Duponchel, alors simple directeur des costumes de l’opéra, qu’il faisait dessiner par de jeunes et habiles peintres. M. Duponchel est devenu plus modéré dans ses goûts depuis qu’il puise dans sa propre bourse. Ainsi, nous avons reconnu, au premier acte (et nous défions qu’on nous démente), la décoration du premier acte de Gustave, déguisée par quelques écussons, et au quatrième acte, un bal intérieur du ballet de l’Orgie, que M. Duponchel a aussi fait déguiser par quelques ornemens de mauvais goût. De compte fait, sur cinq décors, M. Duponchel en a créé trois nouveaux, et quant aux costumes, nous en avons remarqué un grand nombre repris du troisième acte de la Tentation et d’autres opéras. Est-ce pour agir ainsi que M. Duponchel reçoit une subvention de 630 mille francs ?


Voyage sur le Danube de Pest à Routchouk par navire à vapeur, et notices de la Hongrie, de la Valachie, de la Servie, de la Turquie et de la Grèce, par M. J. Quin, traduit de l’anglais par J.-B. Eyriès[1].

Ce livre fort modeste et fort curieux a obtenu un grand succès en Angleterre. L’auteur se met si peu en scène, qu’il n’a même point fait connaître les motifs de son voyage. Il présente sur la Turquie et la Grèce plusieurs observations politiques, qui dénotent un esprit judicieux et élevé. M. Quin s’embarqua à Pest, ville toute moderne, bien bâtie, et de fait capitale de la Hongrie, tandis que Presbourg en est la capitale nominale. Aucun fleuve n’est plus sinueux que le Danube. Il abonde en portions de rives saillantes, qui, vues d’une certaine distance, ressemblent à des promontoires, et sont d’un effet très pittoresque. Les eaux du fleuve étaient alors tellement basses, que le bateau à vapeur toucha deux ou trois fois le fond naturel du fleuve. Au-dessous de Koubin, plusieurs groupes d’îles diminuent le caractère majestueux que le Danube conserverait sans cela depuis Semendria jusqu’aux frontières de Valaquie. Ces îles sont très bien boisées, en osiers et en arbrisseaux toujours verts, offrant un asile sûr à des oiseaux aquatiques de toutes sortes. — Quelquefois un aigle solitaire traversait la voûte azurée en gagnant les montagnes, qui se montraient comme une ligne blanche à l’horizon. La surface unie du Danube réfléchissait toute la voûte du ciel ; l’image du soleil, prêt à nous quitter, se plongeait sur les eaux, où elle paraissait comme une colonne perpendiculaire de lumière. —

Voici maintenant le portrait d’une femme valaque, que le voyageur rencontra près de Moldava. « Elle portait un court mantelet de laine blanche, sous lequel était une robe de calicot imprimé, dont on n’apercevait que la partie qui dépassait le bas du mantelet par derrière ; une chemise très propre en toile de lin était plissée sur son sein, au-dessous duquel étaient attachés un joli tablier de basin et un jupon de toile. Nulle espèce de chaussure ne cachait ses pieds, qui auraient pu servir de modèle à Phidias. Les femmes bulgares portent leurs cheveux d’un brun foncé, tombant en tresses sur leurs épaules, et ornés de petites pièces d’argent. Elles sont vêtues de tuniques de laine fine, marquées d’une croix rouge sur la poitrine gauche, pour faire voir qu’elles sont chrétiennes, et par conséquent non sujettes à l’obligation d’être enveloppées d’un voile. »

Le second volume s’occupe de Constantinople, de la Grèce et de l’Italie.

La traduction est claire, facile et exacte. M. Eyriès est, avec M. de la Renardière et M. Walckenaër, un des hommes qui s’occupent aujourd’hui le plus sérieusement d’études géographiques. Ce nouveau produit de son activité de traducteur suffirait au besoin pour le prouver.


— Nous nous fesons un plaisir d’annoncer la publication des deux premiers numéros de l’Université catholique, qui avaient été devancés et annoncés dignement par un discours préliminaire de M. l’abbé Gerbet, où se retrouvaient, dans un cadre savant, toutes les qualités philosophiques, ingénieuses et affectueuses, de cet écrivain. Indépendamment des articles de littérature et d’histoire ecclésiastique, l’Université catholique, fidèle à son titre, a commencé sa série de travaux scientifiques : M. Margerin a débuté par des considérations sur la géologie. M. de Villeneuve-Bargemont a abordé la question à la fois économique et chrétienne du paupérisme. Parmi des écrivains dont la collaboration ne nous est pas jusqu’ici ou ne nous restera pas, nous l’espérons, étrangère, M. de Cazalès a donné une introduction du cours de littérature qu’il professe à Louvain ; et M. de Montalembert a communiqué l’introduction d’une histoire de sainte Élisabeth de Hongrie qu’il prépare depuis long-temps. Ce morceau étendu, qui remplit la plus grande partie du second numéro de l’Université catholique, offre un tableau savant, animé, du XIIIe siècle ; la foi du catholique, appuyée d’un savoir neuf et profond, et servie d’une noble éloquence d’écrivain, colore cette peinture ; c’est un préambule d’un beau présage pour l’ensemble de la publication que M. de Montalembert se décidera, nous le désirons bien, à ne plus différer.


Mme Desbordes-Valmore vient de publier, sous le titre de : le Salon de lady Betty[2], de charmantes esquisses de la vie anglaise, une suite de récits variés et dramatiques.


  1. Librairie d’Arthus Bertrand, rue Hautefeuille.
  2. Librairie de Charpentier, rue de Seine ; 2 vol. in-8o.