Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1270

Règne de Philippe III le Hardi (1270-1285)

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[1270]


Au mois d’août, à Carthage, vers les côtes de la mer, une grande mortalité fondit sur l’armée chrétienne, et, faisant d’excessifs progrès, enleva d’abord Jean comte de Nevers, fils du roi de France, ensuite l’évêque d’Albe légat de la cour de Rome, et enfin, le lendemain de la fête de l’apôtre saint Barthélemi, le saint roi de France Louis, avec un grand nombre d’autres, tant barons que chevaliers et gens du moyen peuple. Mais je ne crois pas devoir omettre ici avec quelle félicité le saint roi monta vers le Seigneur. En proie à la maladie, il ne cessait de louer le nom du Seigneur ; demandait autant qu’il le pouvait, en s’efforçant de parler, la faveur des saints qui le prottégeaient, et surtout de saint Denis martyr, son patron spécial en sorte que, comme il était à l’agonie, ceux qui l’entouraient l’entendirent plusieurs fois murmurer entre ses lèvres la fin de l’oraison qu’on chante sur saint Denis, à savoir « Accorde-nous, Seigneur, de mépriser les prospérités du monde, et de ne craindre aucune de ses adversités. » Et, priant pour le peuple qu’il avait amené avec lui, il disait « Sois, Seigneur, le sanctificateur et le gardien de ton peuple. » Il disait, en levant les yeux au ciel « J’entrerai dans ta maison, je t’adorerai à ton temple saint, et je me confesserai à toi, Seigneur. » Après ces paroles, il s’endormit dans le Seigneur. Tous les barons et les chevaliers alors présens jurèrent fidélité et hommage pour le royaume de France à Philippe, son fils, qui lui succéda dans le camp dressé sous les murs de Carthage.

Comme l’armée des Chrétiens était dans la douleur de la mort de saint Louis, Charles roi de Sicile, fameux homme de guerre, vers lequel son frère Louis roi de France avait envoyé lorsqu’il vivait encore, arriva par mer avec une grande troupe de chevaliers. Son arrivée fut pour les Chrétiens un sujet de joie, et pour les Sarrasins un sujet de tristesse. Quoiqu’ils parussent bien supérieurs en nombre, les Sarrasins n’osaient cependant engager un combat général avec les Chrétiens, mais ils les incommodaient beaucoup par les piéges qu’ils leurs tendaient. Enfin, voyant que les Chrétiens préparaient leurs machines et différens instrumens nécessaires pour combattre, et s’apprêtaient à assiéger Tunis par terre et par mer, ils furent saisis de crainte, et tachèrent de conclure un traité avec les nôtres. Parmi les conditions, les principales furent, dit-on, que tous les Chrétiens qui étaient retenus prisonniers dans le royaume de Tunis seraient mis en liberté, que des prédicateurs catholiques quelconques prêcheraient la foi chrétienne dans les monastères construits en l’honneur du Christ dans toutes les cités de ce royaume ; que ceux qui voudraient être baptisés le pourraient être tranquillement, et que le roi de Tunis, après avoir payé toutes les dépenses qu’avaient faites dans cette expédition les rois et les barons, rétablirait le tribut accoutumé qu’il devait au roi de Sicile. Le traité et les conditions ainsi établis et conclus de part et d’autre, le roi de France et les grands de l’armée chrétienne, voyant la diminution qu’éprouvait l’armée par la contagion de la maladie, résolurent, après avoir fait le serment de revenir dans la Terre-Sainte pour combattre les Sarrasins, de s’en retourner en France par le royaume de Sicile et la terre d’Italie, et ensuite, après avoir réparé leurs forces et couronné le roi de France, de se revêtir de courage contre les ennemis de la foi. Les Chrétiens, à leur tour, furent battus de tempêtes sur l’Océan beaucoup périrent dans le port de Trapani en Sicile, et plusieurs, après être débarqués, moururent en route, à savoir Thibaut, roi de Navarre, et sa femme, fille de saint Louis ; la reine de France, Isabelle d’Aragon ; Alphonse comte de Poitou, et sa femme ; et beaucoup d’autres chevaliers et barons d’un grand nom. Edouard, fils aîné de Henri, roi d’Angleterre, qui était venu plus tard que les autres au siège de Tunis, ne voulant pas encore, après le traité conclu avec le roi de Tunis, s’en retourner chez lui, résolut avec quelques chevaliers du royaume de France d’achever, s’il pouvait, l’accomplissement du voeu qu’il avait fait, et passa à Acre, en Syrie, pour secourir la chrétienté.