Librairie Plon (p. 167-178).

IX
ACCIDENT

16 juillet 1937.

Chère amie, réjouissez-vous : voici une lettre moins longue que la dernière. Il est toujours plus long d’exposer des idées que des faits. J’avais la prétention, il y a trois jours, de vous confier des idées. Aujourd’hui, ce sont des faits, et… qu’il faut s’abstenir, je pense, de commenter !

Je vous écris ; après quoi je vais dormir. Dormir un jour ou deux. Je voudrais m’enfoncer dans le sommeil et l’oubli ; ne pas manger, ne plus voir la lumière, ne pas rencontrer d’humains avant… quarante-huit heures. Ne riez pas ; vous trouvez que c’est peu ? La vie est brève ; il faut tout proportionner à sa brièveté ; si je dors profondément, ce sera beaucoup.

Je vous avais dit : « Je pars pour Pont-sur-Indre. » Je suis parti. J’ai trouvé là-bas Saint-Remy et sa femme devant la gare.

— Comment ? leur ai-je dit. Ce n’est pas moi que vous attendez ?

— Ne m’enlevez pas mes illusions ! s’est écrié Saint-Remy, me donnant une accolade, riant, me prenant le bras, me félicitant d’un vêtement neuf, qui, je le reconnais, est d’une étoffe anglaise assez agréable.

Et Mme Saint-Remy souriait, paraissait moins lasse, balbutiait deux mots sur son plaisir de retrouver un ami.

J’avoue que j’ai été touché ; j’aurais voulu tout de suite avoir un geste de gratitude. Il m’a semblé brusquement que j’avais donné pour l’œuvre nationale qu’entreprend Saint-Remy un chèque bien mince, mon Dieu ! Et j’ai eu honte de lui avouer, une fois de plus, l’échec de mes tentatives. Car ce voyage est un échec… comme le reste ! Que je sois rue Saint-Honoré, chez un receveur des postes à Pont-sur-Indre, en Allemagne au milieu d’hitlériens, je découvre partout que je ne suis bon qu’à me retirer, à méditer, à juger mes contemporains, mais jamais à les aider.

— Alors ? Alors ? me demandait Saint-Remy. Cette Allemagne ?

— Ah ! cette Allemagne, ai-je dit, il est bien difficile d’en parler brièvement…

— Nous allons en parler longuement, a repris Saint-Remy, qui riait de nouveau dans le soleil.

Nous sortions de la gare.

— Mon bon ami, dit-il, regardez-moi, je vous prie, cette campagne française !

Sa voix chantait ; un peu ; pas trop.

— Quelles lignes ! Quelle douceur ! Ils n’ont pas cela en Germanie ? Parbleu ! On a envie de s’asseoir et de dire du Ronsard. Voyons, il faut sauver ce pays-là !

— Oui, il faudrait, soupirai-je.

— Cessons de faire de la politique ! Et fabriquons de la bonne humeur ! C’est mon programme, en deux phrases. La bonne humeur, cela se fait naître, comme autre chose.

— Ah ! que vous me soulagez ! lui dis-je. Dès que je suis près de vous, je deviens un autre homme !

— Eh bien, cher homme nouveau, me demanda Saint-Remy, que diriez-vous, pour achever la métamorphose, d’une promenade en voiture ? J’ai quelqu’un à voir à Noisel. Trois kilomètres. J’ai loué un équipage. Voulez-vous monter ?

Il me montrait une touchante bagnole, aux cuirs craquelés, aux draps mités. Des roues mal ajustées, un cheval historique, un cocher de musée.

— Je veux vous voir au fond, près de Mme Saint-Remy !

Je protestai. Ce fut une lutte : tous deux nous voulions le strapontin, cette planchette curieuse, où nos grands-pères réussissaient à se maintenir assis. Saint-Remy l’emporta.

— Voyons, dit-il, vous serez mieux pour parler !

Déjà il écoutait.

Alors, je commençai à expliquer ce pays d’Allemagne, où il est si difficile d’avoir confiance.

Je parlais en même temps à Saint-Remy, penché vers moi, parce que le siège du cocher lui repoussait la tête, et à la bonne Mme Saint-Remy, qui à chaque tour de roue piquait mon chapeau d’une des baleines de son ombrelle.

— Vous êtes bien mal ! disais-je à Saint-Remy.

— Je vous gêne affreusement ! reprenait pour moi sa femme.

Et entre les deux refrains, sous un ciel lumineux, qui avait l’air de bénir une campagne féconde, je me mis à raconter M. Kiss et ses statistiques, M. Rimmermann et sa foi, M. Torsthoffen et l’armée pacifique.

Saint-Remy était enchanté. Il dit :

— C’est une race incroyable !

Je remarquai :

— Quand on rentre en France…

Il conclut :

— On s’aperçoit que c’est le premier pays du monde !

C’est sur ces mots de satisfaction que le groupe formé par le cheval, la voiture, le cocher, nous quatre, passa brusquement de la vie normale à la vie catastrophique, car sur ces mots — et bien entendu, sans qu’on puisse croire au moindre rapport entre eux et l’événement — le cheval s’emballa ! Ce cheval étique devint épique. Il avait l’air d’une carcasse couverte d’une peau : il devint Pégase ! Il se mit à ruer, à voler, à faire du feu. Fut-il piqué ? Avait-il un harnais mal mis ? D’un coup de sabot il brisa net le siège, et envoya le cocher promener. Puis, quand il sentit les rênes libres lui friser le dos, il devint fou, et partit à la vitesse d’un train ! Mme Saint-Remy poussa une clameur horrible, lâchant l’ombrelle qui fit cerf-volant. Je criai simplement « Ah ! », et Saint-Remy, accroché au strapontin, devint blême, en étouffant : « Nous sommes perdus ! Nous allons mourir ! » Ce qui parut assez vraisemblable. Grâce à Dieu, la route était droite, mais la voiture disloquée, faisait de terribles bonds.

Comment, dans sa position, Saint-Remy, non seulement put-il tenir, mais parler ? Une force indépendante de lui le souleva, le mena, et créa toute une scène incroyable, où il émit des paroles inattendues. Un philosophe dirait : « Crise de conscience ! Il n’est rien de plus fort et de plus imprévu que les mouvements de la conscience. » Mais le comique… ou le drame, c’est un cheval emballé réveillant la conscience d’un homme. Enfin, les faits sont ce qu’ils sont. La voiture sauta, craqua, rasa les arbres, à chaque instant parut se briser, et Saint-Remy commença un monologue haletant, dramatique, où j’entendis ceci :

— Mes amis… mes bons amis, nous mourrons, c’est affreux ! Dans une minute, nous serons morts ! Ah !… (La voiture venait de sauter sur un tas de pierres.) Pardonnez-moi tous deux, je ne veux pas mourir sans vous dire la vérité ! Je vous ai trompés ! Je vous ai volés ! C’est horrible ! horrible ! Je suis un misérable !… (La route se mit à monter légèrement ; il sembla que la bête folle ralentissait un peu.) Mon ami, cher ami, ne pouvez-vous pas saisir les rênes ? (Je devais être livide, je ne bougeai pas ; on atteignait le haut de la côte ; c’était ensuite la descente sur Noisel.) Nous allons être fracassés !… … Mes amis !… Marie !… J’ai deux maîtresses… C’est atroce !… Je veux que tu me pardonnes… avant de mourir, Marie ! (Il était vert, de remords et de peur ; il étouffait au milieu de ses grimaces et se cramponnait à son bout de siège. Mme Saint-Remy, les yeux hors de la tête, le regardait, prise d’un tremblement. Le cheval, avalant l’espace, commençait à dévaler la côte.) Ah !… Ah !… continua-t-il. Quelle horreur ! Mon cher ami… votre chèque… je l’ai donné à ces deux femmes ! (Un paysan, levant les bras, venait d’essayer de courir. Il était déjà loin, derrière.) Marie, dis-moi que tu me pardonnes !… Cher ami, il faut que vous me pardonniez ! (La route allait atteindre Noisel et tourner. Une lanterne sauta de la voiture. Au lieu de pardonner, j’étais occupé par la vue des maisons qui s’approchaient et sur lesquelles nous allions sûrement nous écraser. Mme Saint-Remy les voyait aussi ; elle ferma les yeux en m’enfonçant ses ongles dans le bras.) Marie… ma bonne Marie, avant ces deux maîtresses, j’en ai eu d’autres ! Cher ami… si cher ami, je n’ai pas volé que vous ! J’ai mangé soixante-dix mille francs donnés par…

Une secousse atroce l’arrêta dans sa phrase. Il fut jeté sur sa femme. Un second soubresaut le rappliqua sur son strapontin ; on venait d’accrocher une charrette ; mais le cheval continuait. Qui allait-il tuer ? Cette femme qui passait : il l’évita. Un enfant devant une porte : il le frôla seulement. Allait-il donc se ruer contre cette boulangerie, à l’angle d’une rue ? Non… là, — miracle — il ralentit. Ses brancards cassés il se dressa, puis retomba, puis repartit, et tournant court, entra dans un garage, où brusquement, il s’arrêta !

C’était fini… et nous étions vivants ! Mais le cheval, la voiture, la femme, les hommes, tout tremblait… Des paysans accoururent, demandant : « Qui qu’est blessé ? » Personne d’abord ne répondit. Mme Saint-Remy tomba dans les bras qu’on lui tendait. Saint-Remy, titubant, se mit à dire : « Marie !… Ma bonne Marie ! » On s’empressa, et on les fit entrer dans une pièce qui attenait au garage.

Encore assis, je dis doucement aux gens qui m’entouraient :

— Je n’ai rien du tout… C’est miraculeux.

Le cheval ne tenait plus sur ses jambes : il s’abattit. Un homme remarqua : « Regardez c’te roue d’arrière. Encore vingt mètres, elle serait sautée ! »

Peu à peu je retrouvais mon souffle, le battement normal de la vie. Je regardai le garage d’autos, où ce cheval était venu faire amende honorable ! Une telle joie de vivre m’envahit que j’eus envie de sourire devant l’ironie de l’événement, mais tout le long de la course folle, j’avais eu cette clarté de vue qui ne m’abandonne jamais dans le danger ; et je gardais une telle stupeur des choses que je venais d’entendre, qu’un besoin de solitude, un besoin impérieux, comme toujours, s’imposa. Sous le prétexte de m’asseoir à l’air, j’entrai dans la cour de la maison. Personne ne m’y suivit… Une porte donnait dans un jardin : je la passai… Au bout du jardin, c’était une prairie, que je traversai vite ; et je me trouvai dans un chemin, qui me remit sur la route, au sortir du village. Là je m’assis ; on ne me connaissait pas ; j’étais libre.

Je réfléchis. Je vis mon enfant dans la montagne, vous dans le désert ; la petite statuette du Ravi sur la cheminée de ma chambre. Avec mon instinct, plus fort que tout, je retrouvais des raisons de vivre. Je lus sur une borne : « Méran, 4 kilomètres. » Le chemin de fer passe à Méran. Je n’avais qu’à y aller. Je ne reverrais personne. Pas de paroles inutiles et cruelles. Et je marchai vite, en me disant :

— Ils ont failli me tuer. J’ai bien le droit de disparaître, comme si j’étais mort !

Hélène, profitez du soleil, et portez-vous bien !