Chronique d’un temps troublé/8
VIII
ALLEMAGNE
Ma chère Hélène,
Si l’on en juge au nombre de pages, ceci ne peut guère s’appeler une lettre ! C’est un rapport, un mémoire ! Vous allez croire que l’Allemagne m’a converti à ses mœurs et que je ne sais plus m’exprimer que par une thèse ! Grâce à Dieu, ceci est une lettre, où il n’y a pas une ligne qui ne s’adresse à vous. Je vous parle, je vous vois, je suis heureux,… je suis bavard !
Mon amie, je viens de faire un voyage important, qui ne vaut guère par le pittoresque des aventures, mais par les quelques idées que je rapporte. Je ne vais pas vous faire un récit au jour le jour, en me complaisant à des anecdotes, mais de mes rencontres je voudrais tirer pour vous… et pour moi quelques vues d’ensemble, qui résumeront ce que je crois comprendre.
Je n’avais pas vu l’Allemagne depuis la guerre. Je m’attendais, comme quand on arrive en Italie, à rencontrer le Dictateur d’abord, tout de suite. Nous sommes tellement obsédés par cet Hitler et ce Mussolini ! Je me rappelais que sur la première des maisons italiennes j’avais trouvé la pensée du Duce au-dessus de sa signature. Passé le pont de Kehl, j’ai cherché l’autre ; mais cette fois j’ai rencontré le passé ; il est encore là ; tout n’est pas changé ; tout n’est pas conquis ; il y a la vieille Allemagne du Sud, intacte, rêveuse et triste, avec ses villages qui sont tous de petites villes, ordonnées, repeintes de la veille, ses maisons lourdes, ses cultivateurs engoncés dans leurs bottes et leurs tabliers de cuir, sous des casquettes rigides. Toutes les petites filles ont deux nattes et une robe verte. Tous les petits garçons sortent de l’école, quand on passe. Le sac qu’ils ont sur le dos comporte un entourage en peau de vache. Toutes les vieilles femmes s’agitent avec un balai. Les toits sont épais, les volets massifs ; pas une maison qui n’ait son jardinet, où chaque caillou luisant a dû être astiqué, le matin même. Dès qu’on est dans la campagne, apparaissent les sapins : des forêts de sapins, des fourrés de sapins, des parcs en sapins, des collines couvertes de sapins, des routes bordées par des sapins, des sapins isolés, enfin tous les genres et assemblages qui se puissent voir et concevoir en fait de sapins ! Très loin d’Hitler, j’ai pensé toute une journée, à Hermann et Dorothée… Dans cet ordre mélancolique, devant tous les hôtels du Lion d’or, j’évoquais le poème de Gœthe. J’ai rencontré le pasteur, l’apothicaire, le juge. Mais soudain… nous nous sommes trouvés (j’étais dans une auto avec des Américains muets) devant un écriteau géant qui annonçait une « autostrade ». Alors, la route a commencé de tourner et de faire d’étranges évolutions, comme s’il fallait des précautions et des manières pour aborder cette haute nouveauté ; puis la voiture a pénétré, glissé, coulé… et a paru s’immobiliser, roulant à toute vitesse sur cette immense voie, où tout souvenir de Gœthe rapidement s’évanouit pour laisser la place au Dictateur, à sa volonté, à sa seule image. L’Allemagne nouvelle ! Ah ! oui, maintenant elle était là, éclatante, admirable, avec son travail acharné, son industrie parfaite, sa décision de réussir. Je demeurais stupéfait.
La machine allait comme dans un rêve, sans apparence d’effort, n’ayant plus l’air de l’emporter sur la route ; la route au contraire la portait, route en ciment, route sans défaut ! — Sans danger non plus : elle était double ; on ne croisait rien ; une vaste plate-bande, plantée naturellement de sapins, séparait les voitures qui circulaient dans les deux sens sur des pistes larges et droites. Je regardai le cadran de vitesse : nous marchions à cent dix à l’heure, et c’était si simple, que pour la première fois de ma vie je m’aperçus que la mécanique pouvait atteindre à la grâce, ce diamant de la beauté. Je ne pouvais m’empêcher de dire tout haut : « C’est merveilleux !… » Et je pensais à l’auto autant qu’à la route, à leur mariage heureux, au génie particulier de ce siècle.
Du ciment, de l’acier… et c’est une impression de douceur et de souplesse ! La route n’a ni courbe, ni variante ; elle est d’une stricte monotonie… et on ne s’ennuie pas, quel miracle !
Mais tout à coup, je ne sais pourquoi ni comment, je pensai avec quelle foudroyante vitesse camions, canons pourraient un jour s’avancer par la même voie pour tomber en trombe sur la France. Et ce fut la fin de mon plaisir !…
Il est vrai qu’au bout de l’autostrade nous atteignîmes une ville, où les visages se montrèrent empressés. Comment croire à de nouveaux massacres ? Dès que nous demandions la route, il y avait dix passants pour nous l’indiquer. Un chœur ! Ils voulaient tous à la fois rendre service. Quels braves visages de servitude et de bonté ! Servir et plaire, ces deux désirs éclataient dans leurs yeux. Les sergents de ville étaient les plus épanouis : on devinait la profession du bonheur, celle qui met de l’ordre officiellement. Mais les autres étaient si heureux d’y aider ! Si l’on devait s’arrêter, vingt bras se levaient pour nous prévenir. Devant les rues interdites, au risque d’être écrasé, toujours un gros homme se mettait en travers. Et souriant, d’autant plus épanoui qu’il avait vu l’« F » de la France sur l’auto.
Ce fut mon impression première ; je la confirmai partout. Durant trois semaines, je n’ai rencontré que des gens aimables ! Aimables avec la passion de l’ordre, à laquelle ils m’ont associé. Des hôteliers accueillants ; des usiniers empressés ; des chefs, sous-chefs et commis de Propagande, à mes pieds, avec des documents, des invitations, des sourires. À tel point… que ce fut trop ! Je n’ai pas été ravi ; j’ai été gêné. Pour eux et pour moi. Ils l’ont senti, puisque le personnage le plus important d’un ministère m’a demandé, dans l’inquiétude :
— Nous sommes aimables, n’est-ce pas, monsieur ?
Et comme je murmurais :
— Mais voyons !
Il a dit :
— Je veux dire, n’est-ce pas, monsieur : nous sommes assez aimables ?
C’est une des nombreuses fois où moi, qui aime parler, je n’ai plus trouvé qu’à me taire.
Avec de la méthode et de l’aménité qui ne croirait qu’on réalise une civilisation parfaite ? Celle des Allemands reste pourtant grossière. Je n’ai pu m’empêcher de sourire, au Musée de Munich, devant le régiment des bustes romains. Ils sont là en exil. Ennuyeux, mais surtout s’ennuyant. Rome, la Rome affinée par les Grecs, n’a pas atteint la Germanie. Les Germains n’apportent aucun esprit à ce qu’il y a de plus important dans la vie matérielle : la table et le lit. Leur table est horrible ; ils mangent du poulet bouilli, et des pâtisseries d’un poids effroyable, véritables produits d’usine ! Quant au lit… ils ne soupçonnent pas ce que c’est. La tendresse y est un leurre : on y vit dans les courants d’air, sous un drap boutonné sur un édredon ! Enfin, ils montrent dans toute leur vie un manque de goût si certain que c’est peut-être le trait le plus important de leur nature, et qu’après s’en être amusé, on se demande : « Mon Dieu, est-ce qu’il suffit d’en rire ? Il vaudrait peut-être mieux comprendre. En riant, on les vexe ; on prépare leur rancune et le carnage. Tandis qu’en voyant clair, on peut les aider… qui sait, les consoler ! »
Procédons par ordre. Rions d’abord. Vous-même, Hélène, si délicate, et qui n’aimez pas vous moquer, auriez-vous résisté aux deux traits que je vais dire ? Je passe sur les têtes des hommes, ces têtes rasées où le coiffeur ne laisse au sommet qu’une mèche qui à l’air d’un plumage. Je passe sur les milliers de petits chapeaux verts d’une obsédante laideur. Je passe sur les sacs que tant de femmes portent en carnassières, suspendues à l’épaule par une longue courroie, et pour vous je recueille simplement deux perles.
Arrêtons-nous, au cœur de Munich, devant un magasin de souliers. Voici de quoi chausser plus de cent hommes et cent femmes, et tout de suite on est accablé par le nombre ! L’habileté dans ce commerce difficile c’est de faire un sort à la chaussure… en faisant oublier le pied. Non, les Germains ne veulent pas ! Leurs souliers se présentent alignés sur trois rangs, dans un ordre offensif. Une troupe en marche, déjà ! L’impression est suffocante. Mais pour l’apaiser — ô trouvaille imprévue ! — jaillissant d’un vase, au milieu de tant de chaussures, une gerbe de fleurs !
Peut-être allez vous dire : « Vous avez vu cette bouffonnerie une fois ! Pardonnez et passons. » Je l’ai vue dans tous les magasins de chaussures de Munich. Mais je passe en effet, je passe volontiers… et vous emmène à l’Opéra… ou enfin je l’imagine. Théâtre, musique, plaisir ! Hélène, nous allons côte à côte vivre une soirée devant un chef-d’œuvre. En descendant de voiture, vous sentez comme moi que nous laissons le monde réel ? Ah ! bien, oui ! Devant le contrôle, admirez, chère amie ! Il y a là en tenue, en blouses blanches ornées de la Croix-Rouge, prêts pour la syncope ou l’incendie, deux infirmières et un infirmier.
C’est fini… Je n’ai plus envie de me divertir. Je pense au malheur… Eux, ils y pensent aussi, mais pour être satisfaits de leur prévision et de leur sécurité. Comment sont-ils bâtis ? Voilà la question.
J’y ai réfléchi. Je crois… que les Allemands sont une race sensible, peut-être la plus sensible ; je crois qu’ils sentent tout ! Sans cesse choqués, blessés, ils demandent pourquoi on les blesse. En le demandant, ils nous énervent ; et il arrive alors qu’ils se font injurier, bien mieux, qu’ils aient l’air de l’avoir cherché… Sensibles, susceptibles, timides, tel est le fond de leur nature. Nous leur attribuons de l’audace ; ils n’en ont aucune. Ils ont l’effronterie brusque de gens qui n’osent pas, puis qui tout à coup, honteux d’être des humbles, se jettent sur les voisins ! Les Allemands sont des envahisseurs violents, parce qu’ils ne savent ni voyager, ni visiter, ni s’imposer par la grâce et l’esprit. Gênés, ils deviennent maladroits ; et la maladresse enfante d’abord le mauvais goût. Les races au goût le plus sûr, les Grecs puis les Français, furent les plus inventives, c’est-à-dire les plus hardies, les plus libres. Le contraire des Allemands… si peu libres qu’ils ne conçoivent même pas le besoin de l’être ! Ils vont jusqu’à dire, avec un air d’occuper le sommet du bonheur, qu’Hitler leur a donné la liberté qu’ils désiraient : celle de vivre en commun !
Ce n’est pas cette vie qui affinera leurs mœurs. Que leurs femmes soient moins ridicules qu’avant guerre, qu’elles s’habillent en suivant de près des modes françaises, ce n’est pas une preuve de goût, mais d’imitation. C’est par le manque de goût qu’ils restent originaux.
D’ailleurs, le régime n’est pas né dans la beauté. Il est sorti d’une brasserie, à Munich. Pots de bière, fumée, voilà la mise en scène. Des buveurs, convaincus que leur race est la première du monde, et le juif le rebut de l’humanité, voilà pour les figurants. J’ai vu la brasserie, qui s’appelle Toni Gröbner. Elle est peinte en noir et sent le cigare refroidi. Au fond, une alcôve, où président maintenant les portraits d’Hitler et de ses lieutenants. Simples photographies, sans mystère, sans esprit. C’est là, qu’ensemble, ces hommes ont assemblé des lieux communs, mais décidé avec vigueur d’en faire des réalités. Un petit fonctionnaire enflammé, hitlérien de la première heure, M. Rimmermann, m’accompagnait dans ma visite ; il ne brûlait pas d’un feu clair et léger ; les Allemands, quand ils brûlent, brûlent comme la tourbe ; mais enfin il brûlait, semblait sympathique, m’a raconté cette révolution, qui fut brutale et courageuse. J’ai vu l’autre brasserie, celle où Hitler, payant d’audace, a menacé les ministres bavarois, et tiré une balle de revolver dans le plafond pour les effrayer puis prévenir ses troupes, massées dehors. Il a obtenu un serment. Le serment a été violé dans la nuit. Le lendemain, comme il défilait avec ses hommes, il a rencontré les mitrailleuses de Berlin. Trente-six morts, et lui-même jeté en prison. Je comprends que M. Rimmermann vibre encore !
Nous avons plusieurs fois déjeuné ensemble, oh ! pas pour le plaisir : je lui tendais le menu, il disait : « N’importe quoi ! » En fait, il avalait des hachis, arrosés de bière brune, mais en les avalant, il parlait d’Hitler. Il m’expliquait : « C’est un homme du peuple, mais qui n’est pas rude comme le peuple. C’est un combattant, mais pour qui les horreurs de la guerre sont vivantes : il fera tout, vraiment tout pour la paix ! Vous le savez bien, il tend sans cesse la main à la France. Et pourquoi, pourquoi la France ne lui répond-elle pas ?… Enfin, c’est un chaste, un végétation, un anti-alcoolique ; la sobriété est le premier article de sa morale. Il a proclamé : « Tant qu’un ouvrier sera dans le besoin, je n’aurai besoin de rien ! » J’écoutais, et bien entendu sans répliquer. À la déclaration sur la France, que répondre ? On manque de confiance ; un point, c’est tout ; ce ne sont pas des choses à dire tout haut. Quant à la dernière phrase, elle n’a guère de sens. Même si la misère était abolie, ce qui est impossible, il y aurait toujours des ouvriers pour réclamer, ne serait-ce que ceux dont c’est le destin ! Mais M. Rimmermann, comme tous les Allemands, est ému par ce trait. Un jour, en sortant de table, il m’a montré les fenêtres de l’appartement de trois pièces qu’Hitler occupe, quand il vient à Munich. Il loge chez sa sœur, qui fait elle-même le ménage. Je me figure très bien tout cela en voyant les portraits de ce dictateur-prophète, sa mèche qui n’est qu’un épi, son nez en boule, sa petite moustache d’ouvrier. Il serait mal à l’aise dans un palais, mais il y a de quoi enivrer le prolétariat primaire, c’est-à-dire l’immense majorité de l’Allemagne, dont l’esprit est si diminué. M. Rimmermann, qui est fin, s’efforce en le louant de prévoir les objections tacites. Il dit : « C’est un grand cœur » ; et devine aussitôt qu’on se demande : « Est-ce une tête ? » Alors, il ajoute vite : « Ses sentiments ont un fond rationnel. C’est un idéal-réaliste. » Puis il explique : « Surtout, c’est un Autrichien ! Ne l’oubliez jamais ! Il est souple ; il s’adapte. Il est à la tête d’un peuple qu’il voudrait assouplir. L’espoir d’Hitler, c’est de déprussianiser l’Allemagne ! »
En le disant, ce Bavarois penche la tête, attendri, sans soupçonner que l’Allemagne pourrait prussianiser son chef. J’ai osé lui rappeler le 30 juin 1936. Là, il a repris de la force :
— Vous a-t-on dit ce que nous avions subi, avant de gagner le pouvoir ? La prison et le reste !… Si ensuite, nous avons été durs, il le fallait. Je suis dur aussi avec ma petite fille… pour bien l’élever. La politique, comme l’éducation, exige qu’on soit sévère.
J’ai repris doucement :
— La sévérité n’explique pas le meurtre de la Générale Schleicher.
M. Rimmermann a paru contrit ; et joignant les talons :
— C’est un accident !
Cette conversation, je m’en souviens, eut lieu dans un musée de Munich. Musée rempli de tableaux conventionnels. Mais, à ce moment, nous sommes passés devant un portrait de Gœthe. Ah ! quelle noblesse ! Ce nez droit, ce regard d’âme, cette domination par l’intelligence ! Je n’ai pas osé dire : « Monsieur Gœthe, vous êtes un homme ! » J’ai dit simplement : « Autre époque ! » Je ne me trompais pas. Les visiteurs, Allemands roses et timides, baissaient les yeux. La vulgarité rassure les faibles ; la supériorité les trouble. Ils s’absorbaient tous sur la date, le nom du peintre, puis passaient.
Ils passaient, sortaient, et à deux pas du musée trouvaient l’occasion d’épanouir leur nature, que la vraie grandeur venait d’embarrasser.
Au bout de la place Royale, vaste et nue, se trouvent deux « Temples de l’honneur ». Ce sont des colonnades à l’air libre, entre lesquelles reposent, dans de somptueux sarcophages, ceux qui sont tombés pour la cause hitlérienne. Des soldats en armes veillent sur leur repos, jambes écartées, le fusil sur le cœur, dans une immobilité solennelle qui saisit. Personne ne passe sans s’arrêter, sans monter les marches d’un des temples, sans s’incliner devant ce soldat vivant et les morts tombés en soldats. Honneur et valeur militaires sont autrement accessibles que la moindre pensée de Gœthe.
En la préférant, je ne diminue pas le régime hitlérien. M. Rimmermann a dû m’en grossir les résultats ; mais en faisant la part des outrances de l’amour, je constate encore des acquisitions.
— La plus importante, m’a-t-il dit maintes fois, c’est l’union des classes… bien plus profonde qu’en Italie, parce que l’Allemand pense plus profond !
Sur des propos de ce genre j’avais toujours plaisir à regarder M. Rimmermann. Il était gonflé de conviction, et je croyais voir autour de lui les fantômes de Kant, de Hegel, de Nietzsche, de tous les philosophes « profonds »… qui ont empoisonné l’univers.
Je l’aimais aussi, quand il disait : « Être national-socialiste, c’est difficile ! Il y faut un grand mouvement de foi, une révolution du cœur ! » Mais cet aveu ne le satisfaisait pas ; il ajoutait vite :
— Je suis devenu national-socialiste par instinct. Je le suis resté par raisonnement.
Toujours la pensée, plus respectable que tout ! La pensée, pas les intellectuels ! Le régime est dressé contre eux. Le premier qu’on ait brimé, c’est bien Herr Professor, l’homme qui ne s’aère pas, qui n’est pas dans la vie, dont la pensée manque de simplicité. Pour agir il faut penser simplement. Telle est la thèse de M. Rimmermann, ce petit homme vif et tout heureux, quand il affirme que maintenant les classes sont unies grâce à des pensées simples, qu’il existe un esprit de communauté dans l’exploitation, qu’on a institué des « conseils de confiance » pour approfondir la confiance mutuelle, avec des « curateurs du travail » qui vérifient si elle s’approfondit.
Ce travail, on en a prôné partout la noblesse ; on ne cesse d’en développer le goût. Toute l’Allemagne à présent se lève avec la passion du travail, s’y rue, s’y enfonce, et se couche, la conscience radieuse, parce qu’elle a travaillé. Travailler, c’est créer, c’est étendre sa paternité ; l’Allemand est heureux d’être père. Il travaille avec acharnement, joie, solennité. Ce travail devient un orchestre wagnérien, et il vise non seulement la quantité comme jadis, mais bien la qualité. M. Rimmermann l’a souligné maintes fois :
— Puisque nous sommes idéalistes, un de nos buts, c’est la qualité !
Le « puisque » m’enchantait ; le reste me plaisait moins. Concurrence à la France ! Heureusement, les usines que j’ai visitées ne fabriquaient que des moteurs, et des machines qui me sont si étrangères que je n’ai pu me rendre compte si mon pays faisait mieux, ou moins bien. J’avais honte de déranger des ingénieurs pour voir des choses qui m’assommaient, mais M. Rimmermann le voulait, et les autres étaient heureux, comme s’ils m’avaient montré les jardins du Paradis.
Le travailleur, au bout de son travail, a besoin de se détendre. « Il faut, a dit Hitler, je veux qu’il soit heureux dans son cœur. » Il sait, en homme du peuple, le grand nombre de métiers terribles qui usent l’ouvrier sous prétexte de le nourrir. Il comprend qu’il faut au travailleur de la joie pour endurer le travail, mais il a créé la joie obligatoire, et malgré les chaudes démonstrations de M. Kiss à qui M. Rimmermann m’a confié, je ne suis pas convaincu que l’Allemagne ainsi tienne du bonheur. Il est vrai que le bonheur pour un Allemand c’est peut-être la force. Alors…
M. Kiss ne m’a pas déplu. C’est un homme simple, le rêve de M. Rimmermann. Il m’a montré des photographies d’enfants qui rient, de parents qui rient, d’ouvriers qui partent en vacances et qui rient ; et lui-même riait ! C’est un grand diable qui se contente d’apparences et de disciplines. Il m’a dit, avec la satisfaction du statisticien pour qui les chiffres sont une preuve :
— Il y a douze mille Allemands, qui en 1936 ont pu se rendre à Madère. C’était des ouvriers en marmelades et gelées… On construit dix bateaux, qui en dix voyages pourront emmener, l’été prochain, trois cent mille Allemands vers la Norvège. Et on prépare une plage chez nous, pour en recevoir vingt mille !
Il trouvait ces résultats magnifiques : j’ai peur de les trouver lugubres. Ce qui plait à M. Kiss, c’est d’être engagé dans une voie morale. Il se gargarise de cette idée que tous les hommes ont droit aux beautés naturelles, et qu’il doit être à tous permis de jouir des biens terrestres ! Seulement, il n’y a pas de beauté qui résiste à trois cent mille Allemands, et les trois cent mille Allemands qui croient tenir la beauté, ne tiennent rien, puisqu’elle meurt en les rencontrant.
Illusion. Duperie ! Les pauvres à qui on promet le plaisir des riches ne l’ont jamais. Ils ne peuvent pas l’avoir. Ils en connaissent un autre. On les mène sur une plage : ils se baignent les pieds à trois cent mille ; ils ont la satisfaction des pieds dans l’eau. Mais comment éprouveraient-ils le haut plaisir de goûter la nature, qui, en femme honnête, se refuse à trois cent mille personnes ? L’organisation des loisirs ne procure pas de joies raffinées à ceux qui n’en ont pas ; elle les enlève à ceux qui en avaient. Quand on est Norvégien, et qu’il débarque trois cent mille Allemands, il ne reste qu’à quitter la Norvège et à renoncer à la solitude qu’on y goûtait. Ces grands régimes de troupeaux dirigés blessent mortellement les délicats. Le monde moderne n’est pas pour eux.
Ai-je eu tort de le faire remarquer — oh ! pas devant M. Kiss, il ne m’aurait pas entendu ! — mais devant M. Rimmermann ? Il a paru interdit, puis ayant réfléchi, m’a affirmé :
— Il y a des compensations ! De cette joie forcée, de ces loisirs de masses, de tout ce qui vous paraît laideur et pauvreté, nous tirons, nous, monsieur, une beauté patriotique, car nous en retirons une patrie plus forte. Du fait que les Allemands travaillent ensemble et se distraient en commun, ils n’abandonnent jamais le sentiment national, et se trouvent ainsi d’accord sur tout. Ne croyez pas que nous nous soyons diminués en chassant les juifs. Il n’y a sur eux dans le pays qu’une pensée : on s’est débarrassé d’une vermine ! De même avec l’Église il n’y a pas de lutte tendancieuse. C’est elle qui a commencé. Et tout le peuple le sait bien ! Jusqu’en 1933, l’Église a refusé de nous enterrer religieusement. Pas un national-socialiste n’était admis dans la maison de Dieu ! Pourquoi ? Hitler avait reconnu que Dieu est le grand Directeur de l’humanité ! La preuve, c’est que le dimanche, on conduit encore à la messe les soldats qui le désirent. Mais l’Église n’a pas voulu de nous. Est-ce à nous de vouloir d’elle ? Voilà le raisonnement national. La nation sait très bien que nous la défendons contre ce qui la menace, Juifs, Église, bolchevisme. Et au contraire, que nous tendons la main à qui nous aime, l’Autriche. Vous vous énervez au sujet de l’Autriche… et de l’Anschluss ? Je vous avertis qu’il y a longtemps qu’il est fait ! Vous croyez le prévoir, l’attendez, le guettez. Mais ce n’est pas de l’avenir… c’est du passé déjà ! Réfléchissez, je vous prie. Est-ce que l’Autriche peut vivre toute seule ? Et Hitler n’est pas Autrichien ? Notre mouvement ne vient-il pas de l’Autriche ? Quelle folie si l’Autriche en était exclue ! Ce qui vous effraie, c’est notre agrandissement ! Avez-vous calculé que l’Autriche ce n’est que six millions d’habitants ? Londres… pas plus. Nous prenons Londres ! Cela vaut-il de s’inquiéter ?
Il y avait chez M. Rimmermann, quand il se plaisait à ces considérations, une sorte de roublardise si naturelle qu’elle touchait à la candeur : en Allemand fort, dont la force est voyante, il tenait alors à me rassurer. Mais d’autre part, il passait ses journées à me montrer comme l’Allemagne est forte. Force du travail, force par la joie, la force de l’ordre, l’emploi de la force ! Le mot force, l’adjectif fort étaient la conclusion de toutes nos études, de toutes nos visites.
Kraft ! Kraft ! Kraft !… Curieuse langue ! Je croyais entendre un bruit de mâchoires et d’appétit ! Comme je ne cache pas mes impressions, M. Rimmermann et ses amis s’apercevaient à mon visage, quand la mesure était comble. J’avais brusquement la sensation de leur faire envie ; ils avaient tout à coup le sentiment de me dévorer. Alors, ils devenaient souriants, empressés, bonasses.
On m’emmenait voir les camps de travail, on me persuadait que c’étaient des bergeries. On me faisait visiter la jeunesse hitlérienne, en m’affirmant : « Nous préparons de petits bergers ! » On me parlait de l’armée, pour me signaler qu’elle est inoffensive. On philosophait sur la guerre et la paix, en précisant que la première est impossible à cause de ce qu’elle coûte, puis… était-ce le regret de cet état de choses ou l’espoir de le voir changer, on gémissait soudain, et on se mettait à mendier, sans fierté, sans pudeur, en m’étalant l’immense, l’effrayante pauvreté de l’Allemagne !
Toutes ces scènes, que de fois me les a-t-on jouées ? À Munich, à Berlin, à Francfort, à Hambourg ! Que de fois me suis-je demandé si je devais rire, répondre, croire, hausser les épaules ! La vérité, c’est que parmi ces aimables gens, j’ai tout le long de mon voyage éprouvé un malaise indicible. Et je crois que toute âme nettement française l’éprouverait comme moi. Causer avec les Allemands… ce n’est possible qu’en imagination ! Nous n’avons ni idées ni sentiments qui puissent être échangés. Échangeons du fer, du charbon, des pommes de terre, de la volaille. Faisons du commerce ; mais de loin. De près, je ne réussis pas à m’abandonner… Eux non plus.
M. Kiss, dans son bureau de propagande pour la joie, m’a assuré ingénument que l’Allemagne ne désirait plus conquérir la France, et comme je hochais la tête, il a dit :
— Non, non ! N’oubliez pas que nous sommes racistes ! Nous n’avons de ce fait nulle envie d’asservir une race mêlée comme la vôtre, et inassimilable !
Le Français est inassimilable ! Je le regardais dans les yeux : il me souriait. Il se croyait amical, puisqu’il me disait sa pensée. Si j’avais répliqué par une impertinence, c’est moi qui aurais paru l’agresseur. Il n’y avait qu’à encaisser, en rageant. Mais voilà le genre d’humiliation qu’on subit partout… quand on veut causer.
Aussi, presque partout, j’ai regardé et écouté… en me taisant.
J’ai regardé le camp de travail qu’on m’a montré près de Berlin, au milieu des sapins, dans la boue. C’est M. Kiss, encore, qui m’accompagnait. Il parlait comme Jean-Jacques :
— Voyez : c’est le retour à la Nature ! L’Allemagne était entre les mains des maîtres d’école. Grâce à notre Chancelier, elle revient aux saines traditions.
Il y avait une guérite à l’entrée du camp. Devant elle, un jeune garçon, vêtu en soldat, tenait une pelle.
— Voyez, dit-il encore, les hommes ici n’ont qu’une pelle. Ils ne font aucune excitation militaire !
Mais ils excitaient à rire, car le jeune garçon, comme j’avançais, présenta les armes… avec sa pelle !
M. Kiss voulut m’expliquer l’importance hygiénique et sociale de cette institution toute pacifique. L’étudiant vit avec le paysan ! L’étudiant défriche, dessèche, fait des routes, travaille de ses mains !
Pourquoi ai-je eu l’idée, dans une baraque, d’apercevoir l’annonce d’une conférence sur la guerre ?
— Attendez, dit M. Kiss. Attendez !
Et d’un tiroir il sortit un album, rempli d’horribles photographies de cadavres entassés.
— Voici ce qu’on leur fait voir… pour qu’ils en aient le dégoût !
À moins que ce ne soit pour les endurcir. Je ne fis pas de réflexions.
J’ai regardé la jeunesse hitlérienne, Hitlerjugend. Je l’ai vue à Munich. D’abord sous forme de bureaux, de douzaines de bureaux, débordants de fiches, chaque fiche représentant un enfant, sa famille, sa santé, ses finances. De cette fiche on m’a dit : « Elle le suivra toute sa vie ! » Miséricorde ! J’ai compris pour la première fois la nécessité de la mort, où l’âme enfin s’envole… sans fiche ! — Ensuite, on me mena dans une salle basse, sous des poutres noires. Il y pendait de curieux lustres, fabriqués avec des roues de charrettes, tenues à plat par de grosses chaînes. On avait piqué dedans des bougies couleur sang. La muraille était blanche ; l’ensemble funèbre. Une soixantaine d’enfants se trouvaient là, dont dix debout, trois tambours, trois trompettes, trois au garde à vous, un dernier qui hurlait. Il hurlait, quand tambours et trompettes cessaient d’assourdir l’auditoire. La résonance sous le plafond bas était terrible. Il hurlait : « Heil Hitler ! » et « Deutschland über alles ! » Après quoi, il avait l’air de prêter serment sur un livre ; il lisait des noms de morts ; puis il refaisait signe aux tambours et trompettes.
J’avoue que j’étais atterré. Je retrouvais la pire Germanie d’avant-guerre. M. Kiss le comprit, et parla à un jeune homme d’environ vingt ans, qui avait une jolie figure fine et semblait le moniteur des gamins. Il s’approcha, me salua, et avec beaucoup de gentillesse me dit que ce spectacle, à cause de l’anniversaire, était exceptionnel. D’ordinaire, on avait la plus grande attention à ne faire que des exercices… il cherchait le mot :
— Plus humains, n’est-ce pas ! Plus élastiques ! Plus…
Ne trouvant pas l’expression française, il dit en allemand :
— Plus… lustig !
J’ai regardé l’armée… partout : elle est partout ; elle emplit tout ! La moitié des Allemands sont redevenus des soldats.
M. Rimmermann m’a amené à l’hôtel un de ses amis, M. Torsthoffen, qui connaît en détails la réorganisation de cette armée. C’est un professeur de droit, ce qui n’offre pas, à première vue, grande garantie de compétence, mais il s’en excusa spirituellement, m’indiquant les rapports du droit et de la force, et que puisque celle-ci est capable de supprimer celui-là, il n’est pas superflu, en s’adonnant à celui-là, de bien étudier celle-ci. C’était son cas. À la vérité, la nouvelle force allemande lui paraissait pacifique. Il est vrai que M. Torsthoffen est gras et bienveillant.
— Ce qui est curieux, me dit-il, c’est que la France ne veuille pas croire que l’armée allemande est purement défensive.
— Comment ? demandai-je surpris.
— Je vous dis la vérité ! reprit M. Torsthoffen.
— Mais encore, répliquai-je, qu’est-ce qui est défensif ?… N’avez-vous pas de quoi transporter vos troupes pour une offensive ? N’avez-vous pas d’avions pour bombarder l’ennemi ?
— Nous ferons cela, si nous y sommes forcés ! me dit M. Torsthoffen. Mais… je répète que les plans de notre État-Major ne sont rien que défensifs.
Je baissai les yeux devant tant de modération.
— Ce n’est pas pour la guerre, dit avec force M. Torsthoffen, que notre Chancelier Hitler a voulu rendre une armée à l’Allemagne. C’est pour l’honneur ! Parce qu’il est plus honorable de porter les armes que de ne pas les porter, et qu’il n’y a pas un Allemand qui juge autrement ! (Il parlait, le corps raide et tendu.) L’Allemagne sans armée, continua-t-il, était malheureuse. Elle se sentait déchue. Monsieur, l’Allemand se plaît tellement à porter les armes que les trois quarts de nos soldats possèdent un uniforme à eux, payé par eux. Notre Chancelier a compris ce goût profond de la race.
Je pensai en moi-même : « Ce qui n’est pas rassurant ! » Mais M. Torsthoffen poursuivit :
— J’ajoute que l’esprit de notre armée est sans rapport avec l’esprit des troupes qui ont fait la terrible guerre. Il est difficile de parler de nos chefs ; nous en avons encore si peu ; mais ceux que nous avons sont les amis de leurs hommes. Armée démocratique, où l’officier est enfin, comme dans la vôtre (il s’inclina), près du soldat.
Je pensai en moi-même : « Donc, elle devient plus forte. Ce qui n’est pas réconfortant. » Puis je dis tout haut :
— En somme… c’en est fini de la guerre ?
M. Torsthoffen réfléchit ; après quoi, comme s’il exhalait sa conscience, il répondit d’une voix chargée de tout son souffle :
— Je ne crois pas que nous recommencions à nous battre. À moins que ce ne soit… contre le communisme. Alors, ce ne sera pas une guerre : ce sera une croisade !
Puisqu’il restait une possibilité de s’égorger, la place était réservée au bon sens : je n’avais rien à dire de plus.
Et puis, comment feraient-ils la guerre ? Ils sont si pauvres ! Forts mais pauvres ! Et nous, si riches, pouvons-nous les comprendre ? Que de fois fonctionnaires, industriels, professeurs m’ont expliqué :
— Nous ne tenons que par un travail acharné. Mais nous n’avons rien, rien d’acquis. Pas d’or ! En tout et pour tout, l’Allemagne possède cent quatre-vingt millions d’or. Concevez-vous cela ? Et pas de graisse ! Ni lait ni beurre ! Le traité de Versailles nous a pris toutes nos vaches. Nous n’avons jamais, jamais pu reconstituer notre cheptel !
Un soir, M. Rimmermann a ajouté avec un grand sérieux :
— Pourquoi la France, qui a la réputation d’une historique générosité, ne retrait-elle pas une conférence internationale, où elle dirait : « Je trouve juste qu’à l’Allemagne qui souffre et est si pauvre nous offrions ensemble… un petit peu de graisse ! »
Heureusement, j’étais dans l’ombre ; il y avait à la lampe un abat-jour épais ; j’ai pu dissimuler que je prenais du plaisir, là où j’aurais peut-être dû ressentir une émotion sacrée.
Donc, ils sont pauvres… et forts. Mais ils nous trouvent riches… et faibles. Et ils voudraient que nous partagions nos richesses… en devenant forts. C’est difficile à combiner !
Ne croyez pas qu’en vous rapportant cela, je déforme leur pensée, qu’en la synthétisant je la grossisse. M. Rimmermann, un dimanche, m’a emmené déjeuner chez sa sœur, dont le mari fabrique des ronds de feutre à mettre sous les pots de bière. Quoique cette industrie n’ait rien pour éveiller l’esprit, cet industriel allemand est loin d’être grossier. C’est un petit homme débile. Je l’ai vu manger de grandes quantités de charcuterie, qui ne l’épaississent pas. Cependant, il n’a pas de tact. Il s’est battu à Verdun comme moi, et il a tenu à le rappeler d’une curieuse manière. Près de nos serviettes, entre les verres et le pain, il y avait de petits tanks en plomb. Il m’a dit gracieusement : « Vous pouvez emporter… en souvenir. » Et il s’inclinait, ému.
Dès que nous fûmes à table, il m’a remercié d’être venu voir l’Allemagne, les dispositions financières de l’état hitlérien ne permettant guère d’exporter des marks et par conséquent d’aller voir la France, et pour la seconde fois, pensant être galant, il m’a demandé des nouvelles de « ce grand pays où il avait tiré tant de balles de mitrailleuses » ! Est-ce que le gouvernement de la République ne devenait pas bolcheviste ? Devait-on s’inquiéter ? Où allait la France ? Pourquoi n’était-elle pas plus forte ?
Je n’hésitai pas. Je répondis :
— Mais elle est très forte ! Seulement… elle n’est jamais tout à fait ce qu’elle paraît.
— Ah ! oui ? me dit vivement son épouse. Et comment cela se fait-il ? Ce n’est pourtant pas une nation d’hypocrites ?
— Oh ! Dieu ! reprit-il lui-même. C’est une nation aussi honnête que l’Allemagne !
Ils attendaient de moi que je les éclaire.
— Madame, continuai-je, la France ne s’intoxique pas comme les autres pays. Elle a une résistance miraculeuse aux poisons. On la croit malade ; elle est à peine souffrante. Le bolchevisme y fait des ravages ; il ne la tuera pas.
— Voilà qui est réconfortant ! dit M. Rimmermann, car il faut pour nous que la France soit forte, il le faut !
Son beau-frère l’approuva :
— Ainsi que vous l’avez constaté, nous avons maintenant une grande force. Mais que deviendrions-nous, au centre de cette Europe, menacés comme nous sommes à l’Est, si la France à l’Ouest n’était pas comme nous, forte ?
Je touchais là sur le vif la peur qu’ils ont ou font semblant d’avoir d’une Allemagne isolée de nouveau, encerclée de dangers. Personne ne souffla mot de l’Italie, mais ce fut en chœur qu’ils reprirent :
— Votre armée est très forte, n’est-ce pas ?
Je dis tranquillement : « Elle est très forte ! »
— Ha ! Ha ! reprit le beau-frère, il faudrait une alliance de nos États-Majors !
Je ne répondis pas. Je demandai un verre d’eau. Il ajouta :
— Si cette alliance s’établissait… notre Führer pourrait sauver, avec l’Allemagne, l’Europe… et le monde !
Mes yeux le remercièrent, et je restai de nouveau silencieux. Je vérifiais — je l’ai vérifié cent fois — que c’est le silence qui est le meilleur échange entre Allemands et Français.
Je ne leur ai, bien entendu, jamais indiqué que certains d’entre nous redoutaient la guerre ; mais eux, après le repas, n’hésitèrent pas à me dire que le traité franco-soviétique ne pouvait avoir qu’un but : les « agresser » ; et ils crièrent le mot, comme des gens qui reçoivent déjà des bombes et appellent « au secours ! ».
Je m’efforçai de sourire. Je dis que je ne connaissais pas de Français qui eût le désir de se battre avec l’Allemagne.
— Mais la Russie, monsieur, je vous prie, me dit le fabricant de feutres, elle arme ! elle arme !
— Comme vous !…
— Enfin, enfin, balbutia-t-il, si l’Europe est amie, pourquoi ne comprend-elle pas que nous ne pouvons plus sortir de chez nous, que forts comme nous sommes, nous éclatons… et qu’il nous faut des colonies !
— De quel genre ? dis-je doucement. Des colonies anglaises ?
— Anglaises ! Grand Dieu !
Il sauta ; sa femme aussi ; et Rimmermann fit comme eux.
— Anglaises ! Mais si l’Angleterre, monsieur, perdait ses colonies, c’en serait fini du prestige de l’Europe ! Son discrédit commencerait, et avec lui la montée du péril jaune ! Non ! Non ! Nous avons besoin d’une forte Angleterre, dans une forte Europe, car pour demeurer fort, on doit être entouré d’une famille qui soit forte.
J’entendais de nouveau les litanies interminables de la force ; mais à cette minute-là, il m’apparut clairement que c’était la peur, le premier de leurs sentiments. La peur, qui leur fait voir des francs-tireurs partout, chaque fois qu’ils entrent dans une ville. La peur, qui en attendant qu’ils se déchaînent, leur inspire un respect profond pour le voisin. Les Allemands ne connaissent ni la gratitude ni la pitié : c’est une race méfiante et cruelle, sous des aspects bonhomme ; mais ils ont des provisions, des stocks, des réserves de respect !
— Qu’attendons-nous, me disais-je, rentrant à mon hôtel, qu’attendons-nous pour être forts… et respectables ? Nous les aurions à nos pieds. Et si heureux d’y être ! Ils seraient tenus, ils auraient un but précis. Ce sont des esclaves, qui ont besoin de se croire des maîtres. Et quand ils se sentent respectueux, c’est l’euphorie, donc la maîtrise.
Mais nous ne serons pas capables de leur donner cette joie !
J’ai fait mon bagage ; j’ai pris le train ; j’ai failli pleurer d’émotion en repassant la frontière…
Depuis deux jours, je revis ; j’essaie de remettre en place des idées ballottées dans ce pays dangereux, où j’ai toujours, toujours été si mal à l’aise. Comme je me sens latin ! Que la Germanie pèse à mon cœur !
Ce qui me pèse aussi, c’est d’aller raconter tout cela à Saint-Remy. À vous, c’est un plaisir. Je me réfugie dans votre esprit, qui m’aide et qui m’inspire. Mais Pont-sur-Indre !… Enfin, c’est la France ; je n’ai pas le droit de me plaindre.
Je vous écrirai, quand je serai revenu.