Librairie Plon (p. 35-48).

III
PARLER OU SE TAIRE ?

28 mai 1937.

Quand je suis sorti, chère amie, pour reprendre contact avec la société, je devais avoir l’air d’un homme qui part conquérir le monde ! En trois pas je fus dans la rue Saint-Honoré. La rue Saint-Honoré est une rue que j’aime. J’ai choisi ma chambre pour sa vue, mais en me disant aussi : « Derrière, il y a la rue Saint-Honoré ! » Elle a deux siècles, et est intacte. La modestie des maisons m’y enchante. Balcons, façades, tout est sans prétention. Elle n’est pas droite ; on ne peut pas dire qu’elle tourne ; elle se penche, à droite, à gauche, offrant les plus variés des magasins, en sorte que la promenade y est une suite de surprises. La rue Saint-Honoré commence modestement, mais tout de suite, elle annonce ce qu’elle sera. Elle s’essaye près du Théâtre-Français ; à la rue Royale elle s’accomplit. Les premières des boutiques exposent, sans beaucoup de goût, des fanfreluches un peu voyantes ; il y a déjà de quoi pourtant charmer les yeux d’une provinciale ; et c’est une façon de lui dire : « Prenez cette rue… qui est pour vous ! » Elle est aussi pour les hommes, s’ils aiment les femmes. Cependant, à la hauteur de Saint-Roch, tout ce petit bonheur s’évanouit ; la rue se transforme : plus que des fruitiers, des épiciers, des marchands de vins ! On mange, on boit… au milieu des souvenirs d’histoire. Puis doucement, la vie féminine reparaît. Et ce sont des commerces discrets et raffinés : beaux cuirs, beaux gants, belles écailles ; jusqu’au faubourg exquis, qui débute entre les friandises et les parfums. C’est une rue où se promènent les élégantes, où travaillent les mains les plus fines, où l’homme se ruine pour la femme belle. On ne connaît pas de rue pareille à Rome, à Londres, à Amsterdam.

C’est une rue aussi qui est aristocratique, bourgeoise, populaire. J’y allais pour causer. J’y ai rencontré tout ce qui fait une nation, en attendant la « classe unique » définitive.

D’abord Guy du Buit d’Origny. Il me séduit et m’irrite. C’est un reste de la plus vieille race. Celui-là est de la côte de Saint-Louis. Suprême élégance, tête fine, des mains de prince, mais de tout cela quel usage fait-il ? Il gémit ! Je sais bien qu’il possède un château, avec soixante-dix fenêtres dont les persiennes battent, et deux kilomètres de toits dont les ardoises volent. Mais à force de se ramasser sur ses soucis, au milieu d’une steppe d’oisiveté, ne fréquentant que des gens vides, il a trouvé que son âme était gênante et démodée, et il a dû la mettre dans une armoire, où elle se mange aux mites. Du temps qu’il la portait encore, il a fait un fils merveilleux. J’ai vu ce garçon grandir, ardent, toujours gai, chaque matin recréant le monde. La poésie même, un être de féerie ! Il a été se faire tuer au Maroc. Je me le rappelle, dans cette rue Saint-Honoré avec sa chéchia rouge, une femme splendide au bras. Et je viens de revoir le père au même endroit, au coin de la rue des Pyramides, représentant la fin d’une tradition, l’épuisement d’une race, le passé tout aboli. Il avait comme fond de tableau le Grand Parvenu sur sa colonne. On ne perd pas, me direz-vous, un fils de vingt-cinq ans, et de cette qualité, sans mourir soi-même. Il était mort bien avant son fils ! Mais cette fois, au lieu d’immobile, je l’ai trouvé tremblant. Il m’a dit :

— Je suis débordé !… Je ne vois plus !… Je ne comprends pas !… Où est notre devoir ? En avons-nous un ?

Puis effrayé et confidentiel :

— Il paraît que ça ne va pas aujourd’hui ! Qu’est-ce qu’on dit ? Que pensez-vous qu’ils vont faire ? Quelles canailles ! Une amie de ma femme affirmait tout à l’heure que les troupes dans l’Est étaient sous les armes : parbleu, on craint l’invasion, si la grève se généralise !

Dire que je me croyais capable de causer ! Je sentais la baisse de mon courage après chaque phrase découragée. Et pourtant, cet homme a donné un héros ! Mais pourquoi parle-t-il de ce qui ne le regarde pas ? Pourquoi ne laisse-t-il pas les journalistes et les politiciens s’épuiser de paroles, sans lire les premiers, en ignorant les seconds ? Pourquoi raisonne-t-il au milieu des nuées et des mensonges ? Son seul destin, c’est de s’occuper de noblesse et d’honneur.

Je n’ai retrouvé mon souffle et mon aisance, qu’en me sauvant, quand j’ai été loin, que j’ai respiré à grandes gorgées. Mais je suis tombé dans les bras de Bailly, l’avoué, qui sortait de son étude. Il était sur sa porte, entre ses panonceaux. Quelqu’un l’accompagnait, que j’ai reconnu vite : son frère. Ce frère est un médecin remarquable ; lui un bourgeois cossu. Arrivé le second ! Son frère avait pris tout l’esprit. Ce dernier a-t-il vu que je savais ? Comme je le louais d’être un grand guérisseur, il m’a dit : « Il y a tant de misères… à quoi on ne peut rien !… » Il regardait son frère. Puis il s’est esquivé. Je suis resté avec l’autre. Pas longtemps.

— Alors, m’a dit cet homme qui vit entre les affaires, le droit, l’argent, trois monstres, vous n’avez pas l’impression qu’il faudra en découdre ?

C’est un mot comique dans cette bouche ronde, d’où les phrases s’échappent comme des bulles de savon. Le pauvre, qu’est-ce qu’il découdrait ? Mais il n’en parle que par peur d’être décousu ! La peur, voilà son sentiment premier et dernier. Il a peur d’être ridicule, ce qui lui fait croire à tous les faux bruits : si jamais ils étaient vrais, n’aurait-il pas l’air sot en n’y croyant pas ? Il a peur d’être ruiné, ignorant que tout ce qui est beau, le Paradis, l’amour, les enfants, ne s’achète pas. Il a peur surtout d’être tué. Le catéchisme lui a bien dit qu’il y a une vie éternelle, mais dans des termes abstraits qui ne l’ont pas atteint. Je le regardais, en pensant à son frère. Et je l’entendais dire :

— Nous arrivons à l’heure décisive… du moins, je crois !…

Il attendait que je proteste : j’ai eu soin de ne pas broncher.

— C’est horrible ! continua-t-il. Moi, je réprouve toute violence et tout excès !

J’avais envie de répondre :

— Comment ferez-vous pour mourir ? La mort doit être violente. Et comment avez-vous eu un fils — unique bien entendu — mais il vous doit la vie ; il a fallu, un soir, être excessif avec Mme Bailly !

Je pensais cela… tout bas. Encore une fois, j’étais dans cette rue pour causer, et je ne parlais qu’avec moi-même !

Le grand mot d’Espagne est arrivé. Bailly a dit vivement, comme pour se préserver :

— Terrible peuple !… Je me rappelle des voyages : toutes ces églises, ces Christs saignants !…

Il ajouta, la face ronde comme un soleil :

— Ce n’est pas ainsi que je vois la vie !…

Avec Guy du Buit d’Origny, je m’étais senti bourgeois, bûcheur, obstiné. Avec ce bourgeois je me sentais peuple. J’aurais voulu l’emmener manger un haricot de mouton, pour lui emplir la bouche, et qu’il se taise ; puis lui faire décharger des sacs sur les quais, afin qu’il ait des courbatures et des cals.

Un rêve ! Je dis que j’étais pressé, tendis la main, le quittai en hâte.

J’allais si vite que je tombai dans des travaux. Une espèce d’ouvrier, perché sur une sorte de grue, versa sur moi toute une charge de mortier. Je me tirai de là avec deux pieds blanchis, et du bout des lèvres, poliment, je dis merci. L’espèce d’ouvrier entra dans une rage meurtrière

— Ah ! ça va ! J’t’ai rien démoli ! Tu vas pas l’faire à la victime !

Je secouai mes souliers sans répondre.

— N’te nettoie pas trop bien ! Tu seras vite à ma place !

Cette prédiction avait pour but de me terrifier : elle me divertit. Je le regardai :

— Mais alors, tu seras à la mienne ?

— Probable !

— C’est que moi, lui dis-je en riant, je travaille quinze heures par jour.

— Quinze heures !

D’un regard circulaire il chercha une masse pour m’écraser. Rien. Il me montra le poing, et cria :

— T’as pas le droit !

C’est un mot important. Le résultat de tant de théories ! En somme, ils raisonnent tous, le noble, le bourgeois, l’ouvrier. Ils ne cessent de raisonner sur la chose publique (c’est un poison, une maladie !) au lieu de faire leur métier, d’occuper leur place et rien qu’elle, au lieu de vivre. Le rationalisme a tué le réalisme. Ah ! le Moyen Age, qui dut être si sensé, si près toujours de la vie naturelle, on comprend qu’ils parlent avec horreur de ce temps bienheureux, où l’intelligence encadrée n’avait guère d’occasions de dire de trop grosses sottises !…

J’entrai dans un bar. Les bars sont créés pour qu’on trouve au fond des verres ce que le raisonnement ne peut pas donner. Je demandai un café noir. Deux hommes et une jeune femme consommaient debout, deux hommes tristes, une femme gaie. Celle-ci faisait la trempette avec deux doigts roses et un croissant doré, dans un chocolat qui embaumait les deux hommes, chacun rêveur au-dessus d’un verre de blanc. Elle était dans la mode ; elle dit avec impertinence :

— Quand la vie monte, il n’y a que les idiots qui sont victimes ! Il faut avoir l’œil et pas perdre de temps. Moi, on m’augmente le feutre, la paille, les rubans : j’augmente les chapeaux. La demoiselle qui passe, et m’en achète un, n’a plus qu’à augmenter son petit ami !

— Mais lui, le petit ami, si il sait pas se faire augmenter ? dit l’un des hommes avec une moue.

— Eh bien, c’est un serin ! répondit la modiste en riant. À cache-cache, il y a toujours un serin qui reste en plan. C’est pareil dans la vie !

De tels propos s’échangeaient près de Saint-Roch, où est enterré Corneille, mais Corneille n’entend plus. La demoiselle finit son chocolat, se lécha les babines, et fit « bonsoir ! » avec un trémoussement qui fit dire aux deux hommes :

— On n’est pas de taille !

Puis ils me dévisagèrent. Un mouchoir dans la poche : ils se dirent : « C’est un fasciste ! » D’ailleurs, je leur trouvais des airs rancuniers ; je me dis : « Hum !… Communistes ! » L’un d’eux, qui n’avait pas de regard, le visage fermé, un peu comme un dos, venait de lire des « artiques » dans le Journal des postes (il était postier) et restait dans l’admiration du discours d’un sous-secrétaire d’État, qui avait affirmé que les progrès de la Science sont indéfinis, et qu’on vit une période simplement transitoire. Il dit à son ami, en me regardant de côté :

— Une supposition que t’aies la cambuse à balayer. Viendra un jour où t’auras plus besoin de balai. T’appuieras sur un bouton : ça se balaiera ! Et pareil dans tous les travails !

Pour la première fois, je sentis l’irrésistible envie de parler. Je pris mon air le moins agressif pour demander :

— Quand on ne travaillera plus… qu’est-ce qu’on pourra bien faire ?

Ah ! Dieu ! Comment les peindre ? Ils se dressèrent, le sang au visage, et répondirent en chœur :

— On s’instruira !

C’était l’annonce d’une foi, d’un culte ! J’allais fuir, quand le postier reprit :

— La Science dissipe les mystères. Nous sommes matérialistes et biologiques !

Je m’inclinai.

— Le malheur, remarquai-je, c’est que la matière est mystérieuse…

Le postier s’avança comme pour une exécution :

— La matière est un peu plus prospectée, tous les jours !

— Mais il y a la mort, Monsieur !

— Qu’on possèdera, M’sieur ! Affaire de temps !

— Croyez-vous qu’alors vous vivrez à coup sûr ?

— Il y a des chances !

— Et si je vous tue ?

Il en resta bouche bée. Il n’avait pensé qu’aux hommes qui ne veulent pas mourir, sans réfléchir à ceux qui veulent donner la mort ! Mais je sentis qu’il se disait : « Cela, c’est encore du fascisme ! » J’avalai mon café, saluai, partis, puis me mis à courir… comme un assassin !

Quand je pense que j’étais sorti pour parler ! Je n’avais plus qu’une pensée : rentrer pour me taire. On nuit à tous ces gens, en parlant même un peu, puisqu’ils parlent déjà trop. Leur grand malheur, c’est ce qu’ils appellent les idées ; les idées, qui viennent de partout, et tombent par douzaines, sur des êtres démunis. Pas une n’est vérifiée, pas une approfondie. Ils les acceptent, comme les chefs de gare, les soirs de fêtes, reçoivent les foules qui leur arrivent. Eux du moins se dépêchent de les entasser dans des trains ; les trains partent ; ils ne les voient plus. Tandis que les autres demeurent parmi cet essaim de mauvais insectes ; ils sont piqués ; ils enflent !

Vous savez la phrase chère aux Français. Ils y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Elle sert à afficher leur libéralisme, leur sagesse, l’horreur de la violence. C’est :

— Toutes les idées sont respectables.

Juste ciel ! Elles sont presque toutes absurdes ou criminelles. Les idées ne devraient être maniées que par des êtres subtils et sensibles. Comme les explosifs. Répandre des idées, c’est détruire le bon sens, l’instinct, la conscience, tous les dons humains. Se livrer aux idées, c’est risquer la peste et les contagions ! Pauvre race, qu’un goût indiscret de juger a jeté dans le désordre et dans une sorte de fornication de l’esprit, où le cœur reste égaré !

Tout n’est pas perdu, puisque cette aristocratie finie est capable de faire des héros, que cette bourgeoisie bornée peut donner de grands esprits, que ce peuple, malgré son délire, offrira demain, après-demain, un homme simple, sain, riche d’audace, et on le sent quand on est près des Halles, où les travailleurs s’aigrissent rarement, parce qu’ils sont en rapport avec les biens terrestres, nature et vérité. (Contre cent quincailliers neurasthéniques, y a-t-il un charcutier jaloux ?) Mais ce qu’il faut d’abord, ce sont des assemblées à huis clos, des journaux paraissant en blanc, une diplomatie secrète ; d’abord une cure de silence et de modestie !

Je vous l’écris, chère amie du désert, parce que vous êtes depuis toujours de cet avis, et que vous sourirez de mes déboires, après mes élans.