Librairie Plon (p. 49-66).

IV
L’HOMME ET L’INDUSTRIE

4 juin 1937.

Ma chère Hélène, comme il faut du temps pour comprendre les êtres ! Il est vrai que vous vous exprimez peu… Mais j’ai cru d’abord que vous partiez pour l’Orient afin de retrouver une nature à l’abri des hommes sacrilèges ; vous aimiez, me semblait-il, les paysages intacts. Et je songe maintenant que votre raison profonde est peut-être de sauver le goût que vous avez si vif d’une vie personnelle. Ah ! Vous avez vu juste ! L’Occident bientôt ne le permettra plus… qu’à certains êtres, qui, quoi qu’on fasse, resteront toujours en marge : artistes, moines, inventeurs, et les fous !… Partout, on installe des modes de vie en masse. C’est l’œuvre du prolétariat et de ses intellectuels.

Jusqu’ici, en France du moins, quand un salarié se sentait une pointe d’esprit, il avait l’ambition de sortir du troupeau, pour mieux vivre à part. Maintenant, l’ambition fait place à l’envie, et croupissant dans l’esclavage, il prétend par représailles l’imposer au reste des hommes. C’est la situation retournée. La bourgeoisie n’en revient pas… ou fait mine de n’en pas revenir. Je crois qu’elle a vu arriver le drame, mais paresse ou lâcheté, elle a étouffé ses pressentiments.

Depuis longtemps, j’avais envie d’approcher l’un de ces grands bourgeois, meneurs d’industries, qui ont créé des usines comme des villes, dans lesquelles ils mènent des armées d’ouvriers. La vie de ces gens-là est le couronnement, au XXe siècle, des pensées du XIXe. Quand je dis des « pensées », le pauvre n’a guère eu le temps d’en avoir. La science découvrait trop vite. Mais justement, j’étais avide de vérifier chez ces grands chefs, s’il y a le sentiment tragique de leur erreur, même inconsciente. Vous savez que j’ai une sœur qui reçoit beaucoup : je vous parlerai d’elle un jour. C’est chez ma sœur que j’ai rencontré, l’autre soir, Lévi-Prune, l’homme qui fabrique par jour trois cents voitures. Des grandes, des petites ; les « petits pruneaux » comme on appelle les petites. Je suis arrivé ; il sortait : « Ah ! monsieur, m’écriai-je, comme je voudrais voir vos usines ! » Il m’a répondu : « Il faut trois heures et quart, monsieur ! » J’ai dit : « Ce n’est pas trop ! » Et sur-le-champ, il m’a donné rendez-vous.

Je n’avais pas eu le temps de voir ce qu’annonçait son visage : il était parti. Mais j’avais entendu une voix gaie. J’ai trouvé en effet un petit homme follet, falot, qui a une tête de clown. Il m’a dit quand je l’ai retrouvé, sur un ton mi-flatteur, mi-goguenard :

— Il paraît que vous êtes artiste ?

— Moi ? ai-je fait surpris. Qui vous a dit cela ?

— Votre sœur.

Je n’ai rien répondu. Il a ajouté :

— Je ne vous en fais pas grief !

Puis, content de lui :

— Vous allez voir en trois heures la fabrication complète de cette merveille qu’est une auto. À travers trois usines, qui sont des chefs-d’œuvre d’organisation, vous irez de la matière brute et inorganisée à la rangée de voitures terminées, accomplies !

En l’écoutant, je pensais que rien ne peut m’éprouver davantage que de voir des usines ; mais j’y tenais. Ce n’est pas la première fois que j’en visite, pour mon malheur. Je n’en supporte ni la vue, ni l’odeur, ni le bruit surtout, affreux comme à la guerre… Une usine, c’est du fer : rien ne m’offense autant que le froid et la dureté du fer. Les machines trempent dans l’huile chaude : cette senteur fade soulève le cœur. Enfin, cette frappe continue, ces marteaux-pilons, qui produisent un vacarme où l’homme n’est qu’une victime ! Il n’y a pas que l’oreille de meurtrie : le cœur et l’esprit chavirent sous tant de coups répétés. Dans le tapage inhumain d’une usine, je sens une pitié sans bornes. On s’en va répétant : « C’est admirable les machines ! Mais l’homme n’est pas de force : près d’elles il devient une bête. Et la machine qui change les hommes en bêtes, même quand elle fait de la matière une merveille, est une affreuse machine ! »

« Du courage, me suis-je dit. Je vais voir si le « personnage » possesseur de ces monstres, a le même sentiment que moi. »

Pour commencer j’ai vu ce qui est le plus dur à voir… et encore plus dur à vivre : les fours ! On n’y emploie que des Arabes, les seuls qui supportent tant de chaleur. Le travail est atroce ; atroce la matière travaillée. Je pensai qu’à la même heure, il y avait des hommes qui arrosaient dans des jardins. Mais… le visage de Lévi-Prune indiquait un vif amusement.

— Les forges de l’Est, dit-il, fournissaient des aciers mal trempés. J’ai décidé de les tremper moi-même !

Et il m’entraîna dans une poussière noire, sur un sol qui tremblait.

— Tous les fours sont à l’huile lourde. C’est magnifique ! dit Lévi-Prune.

Quelle force de pouvoir être content ! La première réussite, c’est cette satisfaction. L’huile lourde créant de l’allégresse !

Et les chiffres ! L’étendue de l’usine calculée en hectares ; les matières premières en tonnes ; l’outillage en argent !

— Pour fabriquer le longeron, rien que le longeron, dit Lévi-Prune, j’ai un million d’outillage. Pour la carrosserie, quinze millions !

— Ah ! c’est inouï ! dis-je tout haut.

Et je pensais tout bas : « Pourvu qu’il ne dise pas cela en paraissant devant Dieu !… Ça ne ferait aucun effet ! »

L’usine vibrait et ruisselait d’huile : les murs, les machines, les visages. Des moules puissants saisissaient avec violence des plaques de tôle, auxquelles sur-le-champ ils imposaient leurs formes.

— C’est beau ? dit Lévi-Prune.

Je me contentai cette fois, de faire « oui » de la tête. Les mots chez deux hommes n’ont pas le même sens. Qu’est-ce qui pouvait être beau ? La tôle ? La violence ?… Saura-t-on jamais comme arrivent les idées. À cet instant, devant ces moules abominables, je vous revis, Hélène ! Mais c’est peut-être justement ce simple petit mot beau, qui me fit voir votre image.

— Nul autre que moi, dit Lévi-Prune, en quittant cette usine, ne possède rien de pareil en France !

« Si c’était vrai ! » pensai-je.

Nous montâmes en voiture, et passâmes d’un quartier hideux à un hideux quartier. Lévi-Prune me donna les noms : ici Clichy, là Levallois. Rien à retenir pour l’âme. Des murs mornes, des rues mortes.

— Nous arrivons, dit Lévi-Prune, à une usine encore plus remarquable. Ici, je fabrique mon électricité avec du charbon, et j’utilise la vapeur pour le chauffage !

Je le regardai bien. Cet homme à la tête de trois usines, et de trente mille ouvriers, a d’abord, sans le moindre doute, une figure vaniteuse. Mais la vanité est le résultat du succès, non la cause. Son visage ramassé, l’amusement des yeux, la rapidité du regard, sa tête mobile, si vite à droite, tout de suite à gauche, indiquent aussi son excessive curiosité. Il a l’œil à tout, contrôle tout, sans fièvre, en plaisantant. Très vite, je l’ai défini : c’est un joueur ! Il ressuscite l’âge de fer, mais pour lui c’est une distraction ! Un pari avec soi-même, qu’il gagne. Le pari d’avoir les plus vastes usines, et avec le plus grand nombre d’ouvriers, de sortir chaque jour le maximum de voitures. Il n’y a dans ses paroles ni inquiétude ni doute. Il trouve en tout de quoi se satisfaire. Le bruit, c’est l’affirmation du travail, les machines la preuve du génie, les plus mornes manœuvres des hommes à qui il fait gagner leur pain. Il simplifie, comme les enfants qui jouent, ne se posant pas de questions qui pourraient dépasser sa nature ; et s’en tenant à ce qu’il veut, il est euphorique devant les effets de sa volonté.

Dans la seconde usine, strictement copiée aux États-Unis, il me fit voir comme on fabrique les auvents des voitures. Deux pièces. Une machine les prend, et en trente secondes les joint, dans une odeur de fer et de soudure, avec un grésillement farouche. Il en riait de plaisir !… Moi, j’éprouvai une courbature. Je me sentais une chair et des os misérables, devant ces monstres sur lesquels il lisait : « Force : quatre cents tonnes. » Mon Dieu, pourquoi de pareilles industries ? Dans quel but imiter l’Amérique ? Est-ce le rôle de la France ? Elle qui avait le vin, les belles-lettres, l’art des robes !

— Ici, dit Lévi-Prune en pleine joie, nous fabriquons les portes. Regardez ! Regardez ! On les voit sortir comme des gâteaux !

Il ajouta :

— J’ai pour quatorze millions de matrices !

Nous arrivions devant un innommable amas, une montagne de rognures, de bouts de ferrailles informes. Mais pour cet homme tout est bonheur. Il annonça, le visage heureux :

— Par jour, j’ai trente tonnes de déchets !

Je n’eus pas le temps de frémir : il ajouta :

— Moitié moins que l’an dernier !… Dix ingénieurs ne s’occupent que des déchets. Et l’électro-aimant — regardez ! regardez ! — les prend et les donne aux machines, qui font des comprimés !

Les machines forçaient, écrasaient, broyaient. La matière était soumise, à quelle épreuve !

— Après tout, me dis-je, la matière ici devient peut-être de l’esprit… puisque c’est l’invention de l’esprit qui la reforme !

Mais comment méditer ? Nous arrivions à la troisième usine, aux Épinettes.

— Un nom bucolique, remarquai-je.

— Oui, reprit Lévi-Prune dans un rire éclatant, je l’ai construite sur des terrains de maraîchers ! J’ai tout chassé, tout vidé ! Il y avait quinze hectares de cloches à melons ; je suis venu ; deux mois après, je fabriquais des engrenages !

En entrant dans l’usine, nous pénétrâmes dans un nuage de poussière. Le soleil, lui, n’entrait pas. On le voyait aux vitres du haut, il s’arrêtait là. D’ailleurs, j’étais seul à penser au soleil. Les ouvriers, « à la chaîne », ne pensent pas.

— J’ai ici cinq mille ouvriers ! dit Lévi-Prune dans le contentement.

Cinq mille esclaves, soumis à leurs machines, épousant le rythme fou, obligés de suivre… dans l’engrenage. Les travaux forcés ! L’objet arrive sur un glissoir, passe par une main, rentre dans une autre. Si quelqu’un s’arrête une seconde, il a dans les doigts deux objets au lieu d’un : il n’y a plus qu’à crier au « secours ! » … ou à faire stopper l’usine. Ce serait trop de chance ! Je me voyais, me sentais ouvrier : il faut imaginer pour comprendre. Mais quand on comprend, comment vivre en société ? La société ne survit que par l’inconscience. Ce Lévi-Prune est inconscient.

On ne peut pas dire pourtant qu’il plastronne. Sa vanité reste légère, elle a presque de la grâce, mais comme elle est sa raison de vivre, il en vit, il l’étale. Cette troisième usine lui donnait un plaisir encore plus vif que les deux autres : c’est qu’on y joint les pièces qui arrivent fabriquées, et la voiture y apparaît. Une voiture terminée, toutes les cinq minutes ! Alors, mon Lévi-Prune fit un heureux sourire de prestidigitateur

— Vous allez voir la fin, comme c’est amusant !

Joujou ! Toujours joujou !

Il me montra les bains de vernis, où les châssis disparaissent, pour sortir éclatants, l’arrivée des roues, qui tombent du ciel, se rejoignent, se montent toutes seules ; puis, dès qu’elles sont fixées, vite de l’eau, de l’essence, et on essaye ! Première, deuxième, troisième vitesse ! Du même coup, il me montra les hommes qui faisaient l’essai, les tableaux lumineux marquant les résultats. Puis le miracle de la carrosserie. La voiture a sa forme, mais elle n’a l’air encore que d’une bagnole de clown ou de chiffonnier. On commence par la brûler à 300 degrés, après quoi on la plonge dans l’émail, et on se met en hâte à la garnir. Les ouvriers n’ont que deux mains, il leur en faudrait trois : on leur a donné des marteaux aimantés. Ils se mettent un cent de clous sur la langue ; une main saisit l’étoffe, et l’autre tient le marteau, qui de lui-même va leur tirer les clous du bec !

C’est inattendu. Ma foi, comme Lévi-Prune, j’ai failli m’amuser ! Et, quand dans la cour, j’ai vu les représentants venir chercher les autos, et celles-ci démarrer, partir pour l’aventure, l’inconnu, la joie ou l’accident, à raison d’une par cinq minutes, je n’ai pu m’empêcher de dire :

— C’est vrai… que c’est étonnant !

Le fait aussi que la visite était terminée me soulageait bien. Je m’en aperçus, quand Lévi-Prune me dit :

— Ce moteur des « petits pruneaux » ne fait plus aucun bruit. J’ai obtenu le silence. Eh ! je ne vous ai pas montré l’ingénieur du silence ! Rentrons ; il faut que je vous le montre !

— Oh ! lui dis-je,… si vous m’expliquiez ?

Mais Lévi-Prune avait raison… L’ingénieur du silence, c’est à voir ! Un homme dans une cage, au centre de l’usine. On l’aperçoit à travers des vitres. Il est penché sur un moteur, qui tourne à toute vitesse. L’usine tournant aussi fait un bruit à crever le tympan, et avec une attention éperdue, cet homme, ingénieur et ingénieux, essaye de créer du silence !

— Ah ! dis-je, c’est fantastique ! Comment peut-il entendre… qu’il n’entend plus ?

— Ici, dit Lévi-Prune, il n’y a jamais de difficultés.

« Pourvu, pensai-je, qu’il meure facilement ! »

Là-dessus, je fus invité à déjeuner (c’était compris dans les trois heures et quart) et Lévi-Prune annonça même qu’il me conduirait à son magasin de vente, au rond-point des Champs-Élysées.

— J’ai un bureau comme vous n’en avez jamais vu !

Le déjeuner, rue Royale, fut rapide et excellent. Lévi-Prune, à table comme à l’usine, est précis. Quelques idées ; pas de sentiments. Il en a un, qui lui suffit : celui de la réussite. Il résuma les visites des usines. Je lui demandai quel intérêt il portait aux ouvriers. Il répondit vivement :

— Énorme ! Ma grande pensée, c’est que chaque ouvrier devrait avoir son « petit pruneau ». J’ai trente mille ouvriers, ce qui ferait trente mille pruneaux à fabriquer en plus !

— Oui, dis-je, mais… l’industrie elle-même…, vous ne trouvez pas que c’est troublant ?

— Je ne vois rien qui me trouble ! dit Lévi-Prune en riant. C’est la nature qui est troublante, et le paysan qui est troublé. Il faut toujours qu’il s’attende à tout, et ne compte sur rien. Tandis que dans l’industrie, le moindre détail est prévu et réglé… grâce à cela ! (Il mit le doigt sur son front.)

— Oh ! cela, lui dis-je, ce n’est que l’intelligence ! Elle ne résoud pas tous les problèmes… Loin de là : elle les complique.

— Je ne vois pas ! dit Lévi-Prune.

— Vous avez trente mille ouvriers, c’est compliqué, lui dis-je.

— Je ne vois pas ! répéta Lévi-Prune, qui pensa définitivement : « C’est peut-être un artiste, mais il ne comprend rien ! »

Et en moi-même, je me dis : « Voilà la preuve de ses limites. Il est calme ; il est euphorique ; seulement, c’est parce qu’il ne comprend rien ! »

Tout cela, brusquement, me désola. Dans la voiture, qui nous conduisit au Rond-point, je me laissai glisser à une tristesse noire : « C’est épouvantable un homme qui ne voit pas… et qui triomphe ! D’autant plus que son triomphe marque l’accord avec ce siècle qui périt sous le signe trop : trop d’occupations, trop d’idées, trop d’inventions, trop de tout ! Et lui-même fabrique trop de voitures ! Toutes pareilles, pour des Français pareils. Voitures indistinctes…, et abêtissantes. Car quand on a une machine qui roule, il faut bien rouler : et c’est du temps de pris sur une vie où ce qui manque le plus c’est du temps, lui seul permettant le recueillement, qui seul donne aux personnes leur personnalité. Sans quoi…, il n’y a plus personne ! »

— Eh bien ! dit Lévi-Prune, en me tirant de mon rêve, avez-vous déjà vu cela ?

Nous nous trouvions dans une pièce en bois de citronnier : murailles, parquet, plafond.

— Et les sièges, dit Lévi-Prune, et la table, et le téléphone !

Il s’amusait toujours comme un enfant.

— Je vais vous montrer le bouquet, me dit-il. Ceci : j’appuie sur un bouton. Regardez bien ce qui s’allume. Un chiffre : 210 ! Le numéro de la voiture, qui est à l’usine en train de sortir. Deux cent dix depuis ce matin ! À chaque minute, je peux contrôler ma production. Et l’année prochaine, ce sera mieux : j’aurai, toujours en citronnier, un appareil de télévision ; en même temps que le numéro de la voiture… je la verrai !

Le grand joueur continuait à jouer ! Décidément, il n’avait que ce goût-là dans la vie !… Depuis trois heures et quart que nous étions ensemble… (— Vous avez tout vu. Je vous quitte. Je suis à l’heure. Au plaisir !)… avais-je entendu dans sa bouche un mot, un seul, indiquant autre chose que des jeux et du divertissement ? Il est des êtres qui naissent chargés d’une hérédité compliquée. D’autres viennent au monde, allégés de tout. Ce Lévi-Prune est sans tradition, donc sans inquiétude. À son aise, comme dans un monde neuf. Il est arrivé vide, et par ses hardiesses d’inconscient, qui risque, réussit et s’amuse, il a conquis la vieille France ! Y a-t-il plus gobeur que les vieux ? Leur expérience les décourage, puis brusquement, ils éprouvent le besoin d’espérer !

Lévi-Prune ! Pas de nom plus populaire… avec Rothschild ! Connu des petits enfants du dernier des villages… Seulement, il n’est que cela !… Pas antipathique, — (je sais même ce qu’il ne m’a pas dit : qu’il a installé des cités ouvrières, des infirmeries, des foyers, des crèches, fait des discours enivrés, établi des statistiques enivrantes) — mais en fin de compte… il est si médiocre ! Intelligent ? Bien entendu ! Est-ce qu’on crée de ces entreprises sans l’être ? Du point de vue humain, aucun intérêt. Un phénomène ; un échantillon drôle. Peut-on mesurer ce que des gens pareils préparent et déchaînent ? Ce doit être épouvantable ! Ils obéissent à leur instinct, sans voir les suites. Au petit bonheur ! Ils créent ; le reste n’est pas leur affaire ! Et si vous leur dites qu’ils bouleversent une civilisation : « Bah ! répondent-ils, on s’adaptera ! L’humanité ne s’arrête jamais, elle évolue. Je lui permets d’évoluer ! »

— Après tout, me dis-je, ils ont raison… en un sens. Et c’est ce qui est terrifiant dans ce monde vieilli, où nous promenons nos intelligences énervées — en un sens, on a toujours raison. C’est cela… et ce n’est pas cela ! Cet homme est un monstre, sous un certain angle. Mais si on se place autrement pour le voir… Reste qu’il y a entre lui et saint François d’Assise quelque différence, et qu’on a le droit de préférer saint François. L’intérêt du Jugement Dernier, c’est qu’on fera de ces comparaisons. Pas tout le monde. Lévi-Prune n’en fera pas, et s’il aperçoit saint François, tout humble et si pauvre, il croira lui faire plaisir en lui offrant une place de concessionnaire !

Adieu, ma chère amie !