On n’est pas des bœufs/Chromopathie


CHROMOPATHIE
OU
L’ARC-EN-CIEL HUMAIN


Ils avaient formé une Société secrète composée de treize membres dont chacun s’était affublé, non seulement d’un sobriquet, mais encore d’un numéro d’ordre, afin d’éviter des confusions toujours désagréables.

Voici comment se désignaient entre eux les treize mystérieux lascars :

Kelk I, Douzaine II, Leudet III, Delhi IV, Toiturand V, Double VI, Lapin VII, Pitt VIII, Dupont IX, Lapin X (qu’il ne faut pas confondre avec Lapin VII), Alph XI, Tout XII et Léon XIII.

Pour que mon récit soit de quelque piquant, sept membres de l’association suffisent largement. Je dirai même que les six autres ne pourraient qu’encombrer cette histoire et la délotir de son passionnant intérêt.

Admettons donc que, pendant toute la durée de l’anecdote, MM. Pitt VIII, Dupont IX, Lapin X (qu’il ne faut pas confondre avec Lapin VII), Alph XI, Tout XII et Léon XIII, prennent l’air sur le wharf de Majunga.

Les sept premiers, un matin qu’ils se promenaient dans les bois de Vaucresson, rencontrèrent une jeune femme, belle comme le jour, dont ils devinrent éperdument amoureux.

Un des statuts de leur Société stipulait que chacun d’eux, et simultanément, pouvait viser la même proie. En cas de succès, la proie appartenait au seul conquérant, et les autres devaient se retirer avec la plus exquise discrétion.

Les choses se passèrent conformément aux statuts.

Tous, chacun de son côté, partirent pour la chasse au cœur.

La jeune personne, belle comme le jour, habitait une villa voisine, en compagnie de son mari, un sordide vieillard, enrichi dans le commerce des cercueils d’occasion.

Le choix de la jeune personne s’accomplit aussi rapidement que la décence le permet à une honnête femme : trois jours après la rencontre, notre ami Kelk I embrassait la jolie dame derrière l’oreille, à une petite place qu’elle avait très douce.

(Le baiser derrière l’oreille doit être pris ici dans un sens largement symbolique.)

Le soir, en arrivant au dîner, les six compagnons de Kelk I s’aperçurent sans peine que la flamme de ce dernier venait d’être couronnée.

Tous alors éprouvèrent des sentiments qui différaient selon leur complexion.

Et Kelk I, pourtant habitué à bien des surprises, poussa un cri d’ahurissement.

Ce n’étaient plus des faces humaines qu’il avait devant lui, mais un véritable arc-en-ciel.

Lapin VII, nature violente et coléreuse, était rouge de fureur.

Toiturand V, homme vil, sans cesse torturé par la plus basse envie, était devenu jaune.

Double VI lui, se sentait partagé entre ces deux sentiments, colère et envie. Le rouge de la colère se combinait avec le jaune de l’envie. De l’orange en résultait.

Le livide de la terreur teintait la physionomie de Delhi IV, le Persan poltron. Il en était vert.

(Disons tout de suite, pour expliquer cette terreur, que Delhi IV avait rencontré Kelk I dans les parages de la villa d’amour et qu’il avait vu luire le menaçant poignard du compagnon.)

Quant à Leudet III et Douzaine II, le sentiment qui dominait en leur âme, c’était la stupeur devant l’affaire si vite dans le sac, si j’ose m’exprimer ainsi.

Ils en étaient bleus !

Douzaine II, surtout, qui en était indigo !

Kelk I ne revenait pas de son admiration ! Les numéros d’ordre de ses amis s’arrangeaient précisément selon leurs nuances respectives.

— Mettez-vous sur un rang, leur dit-il.

Et longtemps, il prit plaisir à contempler ces faciès indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge.

— C’est vraiment dommage, déplora-t-il, que manque le violet.

Mais, s’apercevant dans une glace, il poussa un cri : il était violet, lui, et d’un violet épiscopal et superbe !

Comment était-il devenu violet ?

Oh ! mon Dieu, c’était bien simple.

En sortant de chez sa belle, la pourpre du triomphe éclatait sur son teint, et aussi l’écarlate du plaisir.

La vue de ses compagnons, si étrangement multicolores, lui procura une bien légitime stupeur.

Il en devint bleu…

Sans cesser, bien entendu, d’être rouge. De sorte qu’il était violet.

Et la série se trouva complète.