Choses vues/Récits de témoins oculaires/Le pillage

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 7-10).
Récits de témoins oculaires



IV

[LE PILLAGE.]


[RÉVOLTE DE SAINT-DOMINGUE[1].]


Il me semblait assister à un rêve. Qui n’a point vu ce spectacle ne saurait s’en faire une idée. Je vais essayer pourtant de vous en peindre quelque chose. Je vous dirai simplement ce que j’avais sous les yeux ; ce petit coin d’une grande scène minutieusement reproduit vous fera comprendre l’aspect général de la ville pendant ces trois jours de pillage. Multipliez ces détails à l’infini et vous aurez l’ensemble.

Je m’étais réfugié près de la porte de la ville, chétive barrière à claire-voie faite de longues lattes peintes en jaune, réunies par des traverses et taillées en pointe à leur extrémité supérieure. J’avais auprès de moi une espèce de hangar sous lequel s’était abrité un groupe de ces malheureux colons dépossédés. Ils gardaient le silence et semblaient pétrifiés dans toutes les attitudes du désespoir. À quelques pas en dehors du hangar, un d’entre eux, un vieillard, s’était assis sur un tronc d’acajou gisant à terre comme un fût de colonne, et pleurait. Un autre essayait en vain de retenir une femme blanche tout effarée qui voulait s’enfuir avec son enfant, sans savoir où, à travers cette foule de nègres furieux, déguenillés et rugissants. Les nègres cependant, libres, vainqueurs, ivres, fous, ne faisaient nulle attention à ce groupe misérable et désolé. À quelques pas de nous, deux d’entre eux, le couteau entre les dents, égorgeaient un bœuf sur lequel ils étaient agenouillés. Un peu plus loin, les pieds dans le sang du bœuf, deux négresses vêtues en marquises, couvertes de rubans et de pompons, la gorge nue, la tête encombrée de plumes et de dentelles, hideuses à voir, se disputaient une magnifique robe de satin de Chine, que l’une avait saisie avec les ongles, et l’autre avec les dents. À leurs pieds, plusieurs négrillons pillaient une malle ouverte et brisée d’où cette robe avait été arrachée.

Le reste était incroyable à voir et inexprimable à dire. C’était une foule, une cohue, une mascarade, un sabbat, un carnaval, un enfer, une chose bouffonne et terrible. Des nègres, des négresses, des mulâtres, dans toutes les postures, dans tous les travestissements, étalant tous les costumes et, ce qui est pire, toutes les nudités.

Là, un mulâtre à gros ventre, à figure affreuse, vêtu comme les planteurs d’une veste et d’un pantalon de basin blanc, et coiffé d’une mitre d’évêque, la crosse en main et l’air furieux. Ailleurs, trois ou quatre nègres tout nus, affublés d’un chapeau à trois cornes et vêtus d’un habit de soldat rouge ou bleu, les buffleteries blanches croisées sur leur peau noire, harcelaient un malheureux milicien prisonnier, qu’ils traînaient par la ville les mains liées derrière le dos. Ils frappaient du plat de la main sur sa chevelure poudrée et en tiraient la longue queue avec de grands éclats de rire. De temps en temps, ils s’arrêtaient et le forçaient à se mettre à genoux, lui faisant signe que c’était là qu’ils allaient le fusiller. Puis ils le relevaient d’un coup de crosse et allaient quelques pas plus loin recommencer cette agonie.

Une ronde de vieilles mulâtresses gambadaient au milieu de la foule. Elles s’étaient accoutrées des robes les plus fraîches de nos femmes blanches les plus jeunes et les plus jolies, et elles relevaient leur jupe en dansant de façon à montrer leurs jambes sèches et leurs cuisses jaunes. Bien d’étrange du reste comme toutes ces modes charmantes du siècle frivole de Louis XV, ces larges paniers, ces habits à pasquilles, ces falbalas, ces caracos de velours, ces jupes de pékin, ces dentelles, ces panaches, tout ce luxe coquet et fantasque, mêlé à ces faces difformes, noires, camuses, crépues, effroyables. Ainsi affublés, ce n’étaient plus même des nègres et des négresses ; c’étaient des guenons et des singes. Ajoutez à cela un vacarme assourdissant. Toute bouche qui ne faisait pas une contorsion poussait un hurlement.

Je n’ai pas fini : il faut que vous acceptiez cette peinture complète, et jusqu’au moindre détail.

À vingt pas de moi, il y avait un cabaret, signalé par une couronne d’herbes sèches passée dans une pioche. Un affreux bouge. Rien qu’une lucarne et des tables à trois pieds. À cabaret borgne, tables boiteuses. Des nègres et des mulâtres buvaient là, et s’enivraient, et s’abrutissaient, et fraternisaient. Il faut avoir vu ces choses pour les peindre. Devant les tables des ivrognes se pavanait une négresse assez jeune, vêtue d’une veste d’homme non boutonnée, d’une jupe de femme à peine attachée, coiffée d’une immense perruque de magistrat, un parasol sur une épaule, et un fusil à baïonnette sur l’autre, sans chemise d’ailleurs et le ventre nu.

Je vous l’ai dit, des nudités partout. Quelques blancs absolument nus couraient misérablement à travers ce pandémonium. On emportait sur une civière le cadavre d’un gros homme tout nu, de la poitrine duquel sortait un poignard comme une croix sort de terre.

On ne voyait de toutes parts que des gnomes cuivrés, bronzés, rouges, noirs, agenouillés, assis, accroupis, entassés, ouvrant des malles, forçant des serrures, essayant des bracelets, agrafant des colliers, endossant des vestes ou des robes, brisant, déchirant, arrachant ; deux noirs mettaient en même temps les deux manches du même habit et se gourmaient de leurs deux poings restés libres.

C’était la seconde période d’une ville mise à sac, le vol. La joie après la rage. Il y en avait bien encore dans des coins quelques-uns qui tuaient, mais la plupart pillaient.

Chacun emportait son butin, l’un dans ses bras, l’autre dans une hotte, l’autre sur une brouette.

Le plus étrange, c’est qu’au milieu de cette effroyable cohue, marchait et se déployait, en ordre et avec toute la gravité solennelle d’une procession, la file interminable des pillards assez riches ou assez heureux pour avoir des attelages. C’était bien là un autre bariolage !

Imaginez des chariots de toute sorte traînant des chargements de toute espèce. Un carrosse à quatre chevaux plein de vaisselle brisée et d’ustensiles de cuisine, et sur chaque cheval deux ou trois nègres harnachés et empanachés. Un grand fourgon à bœufs encombré de ballots soigneusement cordés et empilés, avec des fauteuils de damas au flanc, des poêles à frire, des fourches à fumier, et au sommet, sur la pyramide, une négresse la gorge au vent, un collier au cou, une plume sur la tête. Un vieux cabriolet de campagne traîné par un seul mulet et portant dix malles et dix nègres, dont trois sur la bête. Mêlez à cela, sous des entassements de toute nature, je vous l’ai dit, des vinaigrettes, des brancards, des chaises à porteurs. Les meubles les plus précieux avec les objets les plus sordides. La masure et le salon vidés pêle-mêle dans une charrette. Supposez un immense déménagement de fous défilant à travers une ville.

Ce qui était incompréhensible, c’est la tranquillité avec laquelle les petits voleurs regardaient les gros. Les pillards à pied se rangeaient pour laisser passer les pillards en voiture.

Il y avait bien quelques patrouilles. Si l’on peut appeler patrouille une escouade de cinq à six singes déguisés en soldats et tapant chacun au hasard sur un tambour.

Près de la barrière de la ville, par où sortait cette immense file de voitures, caracolait un mulâtre à cheval, un grand drôle sec, jaune, maigre, affublé d’un rabat blanc et d’une robe de juge dont il avait retroussé les manches, une épée dans une main, jambes nues, et talonnant un cheval ventru qui piaffait à travers la foule. C’était le magistrat chargé de maintenir l’ordre à la sortie de la ville.

Un peu plus loin chevauchait un autre groupe. Un nègre en habit rouge avec un cordon bleu et des épaulettes de général, et un immense chapeau surchargé de plumes tricolores, se faisait jour à travers toute cette canaille. Il était précédé d’un horrible petit négrillon casqué qui battait du tambour, et suivi de deux mulâtres, l’un en habit de colonel, l’autre en turc avec un turban du mardi gras sur son affreuse tête chinoise.

J’apercevais au loin dans la plaine des bataillons de soldats déguenillés rangés autour d’une grande maison qui avait un drapeau tricolore et un balcon couvert de monde. Cela avait tout l’air d’un balcon où il se fait une harangue.

Plus loin, au delà de ces bataillons, de ce balcon, de ce drapeau et de cette harangue, je ne voyais plus qu’une magnifique nature pleine d’un calme immense, des arbres verts et charmants, des montagnes d’une forme superbe, le ciel sans un nuage, l’océan sans une ride.

Chose étrange et triste que de voir se produire si effrontément la grimace de l’homme en présence de la face de Dieu !


Dicté par moi le 25 septembre 1845.



  1. Ce récit n’est pas daté ; il se rapporte aux soulèvements qui éclatèrent dans l’île (du 23 août 1791 au 23 juin 1793) alors que les mulâtres et les nègres revendiquaient l’égalité politique. (Note de l’éditeur.)