Choses vues/Récits de témoins oculaires/Le cardinal Maury

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 11-13).
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Récits de témoins oculaires


V

LE CARDINAL MAURY[1].


Le cardinal Maury était gourmand et avare. Son assiette et son verre étaient deux gouffres. Chez lui, il buvait dans une espèce de hanap d’une capacité énorme. Hors de chez lui, à table, il acceptait tout ce qu’on lui offrait et avait toujours autour de son assiette cinq ou six autres assiettes bien garnies, rangées en cercle et attendant leur tour.

Il n’avait que deux chevaux. Quand il allait à Saint-Cloud, où son service de grand aumônier l’appelait près de l’empereur, c’était toujours le matin. Le soir, ses deux haridelles étant fatiguées de la course, il ne sortait jamais, pour quelque raison que ce fût.

Un jour pourtant, après un de ces voyages du matin à Saint-Cloud, il se souvint, vers six heures du soir, qu’il était invité à dîner chez M. Gaudin, duc de Gaëte, ministre des finances. Les dîners du duc de Gaëte étaient excellents. Que faire ? Crever ses chevaux, ou manquer ce bon dîner ? L’avare querellait le gourmand. Le cardinal prit son parti. Il couvrit sa calotte rouge d’un chapeau rond et s’enveloppa d’une ample redingote, puis il sortit furtivement du palais archiépiscopal, et alla place de Grève où il monta dans un cabriolet de place. Le cocher le conduisit au ministère des finances. Arrivé là, il présenta cent sous au cocher, et lui dit de se payer. Le cocher n’avait pas de monnaie. — Monsieur, dit-il au cardinal, j’en vais aller chercher. — Où ? demande le cardinal. — Au cabaret, là, en face. — Diable, reprend le cardinal, qui me dit que tu me rapporteras ma monnaie ? — Venez avec moi, si vous voulez, dit le cocher. Le cardinal le prend au mot, et va se faire rendre sa monnaie au cabaret, où tous les cochers de place attablés regardaient ses bas rouges que sa redingote ne cachait pas. Le lendemain, l’histoire courait de fiacre en fiacre dans Paris.

Il avait le propos libre, et même obscène en présence des femmes. Un jour, à la campagne, il se trouva à dîner dans une maison où était aussi Dazincourt, qu’il avait connu assez intimement, étant abbé Maury. Le dîner commença bien. Dazincourt, qui était de bonne compagnie et avait du monde, conta de la meilleure façon du monde plusieurs historiettes décemment gaies, qui firent grand plaisir et eurent grand succès. Cela enhardit le cardinal qui se mit à conter, sans la moindre gaze et la moindre précaution, des anecdotes telles qu’au milieu du dîner la maîtresse de la maison dut faire signe à deux jeunes filles de seize ans, ses filles, de se lever de table et de se retirer.

Le soir, quand il fut parti, Dazincourt dit :

— C’est moi qui ai fait le cardinal et le cardinal a fait le figaro.

Il se faisait une étrange idée de ses fonctions d’archevêque. Il fut nommé archevêque de Paris le jour où M. Pasquier fut nommé préfet de police. M. Pasquier était (à ce qu’il m’a conté) consterné. Le cardinal était rayonnant. Tous deux allèrent le jour même faire leur cour à l’empereur et prêter serment. Ils se rencontrèrent dans l’antichambre de l’empereur. Le cardinal alla à M. Pasquier et lui prit la main en disant : L’empereur sait faire ses affaires. Il a pourvu le même jour à toutes les polices de l’empire.

C’était sans doute cette pensée que le cardinal avait dans l’esprit le jour où l’empereur manda aux Tuileries l’abbé d’Astros, chanoine de Saint-Denis. L’abbé d’Astros passait pour avoir trempé dans des intriguailleries royalistes. L’empereur furieux le semonça rudement, et lui ordonna d’aller rendre compte de sa conduite au ministre de la police. Le cardinal, craignant que l’abbé d’Astros ne s’échappât, le prit dans sa voiture et le conduisit lui-même. M. d’Astros ne sortit de la voiture de l’archevêque que pour entrer au ministère de la police, du ministère de la police que pour aller à Vincennes, et de Vincennes qu’à la restauration.

Un jour, le cardinal prêchait à Notre-Dame. Un agent tout effaré vient trouver M. Pasquier, préfet de police. — Qu’y a-t-il ? — Ah ! Monsieur le préfet, le scandale est dans Notre-Dame. Monseigneur l’archevêque prêche, et sa maîtresse est dans la chaire. — Voilà le préfet fort alarmé. L’empereur ne prenait pas plaisamment les scandales publics. M. Pasquier court à Notre-Dame. Le cardinal, qui était fort verbeux, prêchait en effet. Une foule immense, juchée et grimpée sur des chaises, entourait la chaire, et un étrange propos circulait en effet dans cette foule. On entendait partout murmurer tout bas : C’est la maîtresse du cardinal ! C’est la maîtresse du cardinal ! Les regards de la foule étaient en effet fixés sur un petit panache blanc en plumes d’autruche, coiffure fort à la mode alors, qu’on voyait au-dessus de la rampe de l’escalier de la chaire se balancer en cadence à chaque mot que prononçait l’archevêque. Nul doute. Une femme était dans la chaire. M. Pasquier fend la foule et arrive jusqu’à la chaire, fort scandalisé et surtout fort effrayé. Ce n’était pas la maîtresse du cardinal, c’était une vieille dame polonaise fort dévote et empanachée de blanc, qui s’était glissée dans la chaire pour mieux entendre, s’était assise sur l’escalier, et balançait béatement la tête, sans se douter qu’un bout de plume mît la cathédrale en rumeur.

Le cardinal était fort prolixe et fort long. Son discours de réception à l’Académie française contient quatre-vingt-treize mille lettres. Il doit pourtant être moins long que celui de M. de Lacretelle aîné qui ne put être prononcé qu’en deux séances.

L’âge, l’ambition, les dignités, les richesses, l’avarice et la gloutonnerie l’avaient éteint. N’étant qu’abbé Maury, il avait eu beaucoup de verve et d’esprit. À l’Assemblée constituante, il s’en prenait volontiers et surtout à Mirabeau. Il le taquinait, le harcelait, le piquait, le persécutait, le tourmentait. C’était le taon de ce taureau. Chaque fois que Mirabeau montait à la tribune, l’abbé Maury s’y élançait après lui. Un jour Mirabeau se retourna et lui dit : — L’abbé, me poursuivrez-vous ainsi jusqu’au tombeau ? — Jusqu’au tombereau, reprit Maury.


(À moi conté hier soir, 23 mai 1842, par MM. Pasquier et Portalis.)



  1. L’abbé Maury remplaça Lefranc de Pompignan à l’Académie française en 1785 ; élu aux États généraux le 3 avril 1789, il parla contre la constitution civile du clergé et ne cessa d’attaquer Mirabeau ; il fut nommé archevêque de Nicée le 1er mai 1792, évêque de Montefiascone, décrété d’accusation par la Convention le 22 octobre 1792, cardinal en 1794, aumônier du prince Jérôme en 1806. (Note de l’éditeur.)