Choses vues/Extraits des Carnets/La centième de Ruy Blas

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 203-207).


1872.



LA CENTIÈME DE RUY BLAS.


20 février. — Hier a eu lieu à l’Odéon la première représentation de la reprise de Ruy Blas. Février est pour moi un mois à noter.

Le 26 février 1802, ma naissance.

Le 25 février 1830, représentation d’Hernani.

Le 26 février 1831, publication de Notre-Dame-de-Paris[1]

Le 2 février 1833, représentation de Lucrèce Borgia.

Le 2 février 1870, reprise de Lucrèce Borgia.

Le 19 février 1872, reprise de Ruy Blas.

En février 1843, ma douce Léopoldine s’est mariée.


Après le dîner, nous sommes allés à Ruy Blas. La représentation a été superbe. Il y a eu un coup de sifflet. C’est un nommé Frémy, fils de l’homme du Crédit Foncier[2], qui a sifflé. Il était avec une nommée…[3]. Il a sifflé au mot : filles de joie et à :

Triste comme un lion mangé par la vermine.

Le public, irrité, a expulsé le siffleur, ce que j’ai désapprouvé et regretté.


21 février. — Troisième de Ruy Blas. Après le dîner, foule chez moi. Je suis allé à l’Odéon. Salle comble. J’ai vu et félicité Sarah Bernhardt. Elle m’a dit : — Embrassez-moi.


24 février. — Visite de Chilly, directeur de l’Odéon. Il est enthousiasmé. Il m’a apporté le bordereau de la recette d’hier : 6 316 francs. Il dit que l’Odéon n’a jamais fait de ces recettes-là.


27 février. — Gill a fait sur moi, à propos de Ruy Blas, un très beau dessin qui paraît demain dans l’Éclipse. Je l’ai invité à dîner.


1er mars. — Jules Favre est venu me voir. Nous avons causé longuement.

Il m’a dit : — J’ai froissé le sentiment national. Je suis un homme fini. — Je l’ai rassuré et consolé, bien qu’en profond désaccord avec lui. C’est un grand talent, et je lui ai vu, en décembre 1851, un grand courage.

Et puis, je suis l’homme des vieilles amitiés.


3 mars. — M. G. P., rédacteur du Radical, m’écrit. Je ne le connais que par des articles spirituels où il m’a un peu égratigné ; il m’a taxé d’extravagance, en compagnie, il est vrai, d’Eschyle, de Shakespeare et de Beethoven. Il est à la côte. Il me le dit. Je lui envoie 100 francs.


10 mars. — Alexandre Dumas fils est venu me voir. Les journaux avaient dit qu’il m’avait appelé crétin sublime. Il a démenti le fait et est venu. Nous nous sommes serré la main. Je lui ai dit : — Le mot ne me blessait nullement. Crétin me flatte et sublime ne m’offense pas.


25 mars. — Robelin est venu. Je l’ai retenu à dîner. Nous sommes allés ensuite à Ruy Blas, loge 44, aux premières. La salle était comble. Très belle représentation. J’ai pu vérifier la justesse de ce que m’avait dit M. Duquesnel. Lafontaine a perdu, Geffroy est resté stationnaire, Mélingue a gagné. Nous avions pour ouvreuse de notre loge la vieille bonne femme Rosambeau, femme du pauvre comédien légendaire Rosambeau, auquel j’ai fait autrefois quelque bien. Ce brave Rosambeau était cousin de Mlle George.


30 mars. — Le jour où je suis allé à l’Odéon, j’ai vu Mlle Sarah Bernhardt dans sa loge. Elle s’habillait. Je note un détail : elle m’a dit que les princes d’Orléans (MM. d’Aumale et de Joinville) étaient venus trois fois à Ruy Blas, en cachette, dans une baignoire.


31 mars. — Il n’y avait plus qu’un bourreau pour toute la France. Il vient de mourir. Quand la guillotine mourra-t-elle ?


8 avril. — Trois femmes en deuil sont venues me parler pour Louise Michel. Elle ne veut rien demander. Mais elle souffre dans sa prison. Elle est à la maison centrale d’Auberives. On voudrait obtenir une commutation en bannissement. Je ferai mes efforts.


20 avril. — On dit que décidément Rochefort va être transporté en Nouvelle-Calédonie. Je lui ai écrit immédiatement, pour empêcher cela, une lettre qu’il ne recevra peut-être pas, mais que Thiers recevra. — En pleine poitrine.


25 avril. — Courbet est venu me parler pour des tableaux qu’il trouve invendables. Ces tableaux sont de Guignet, élève de Decamps. — Cette peinture, me dit Courbet, n’a plus de raison d’être. — Je suis d’un autre avis. Est-elle bonne ou est-elle mauvaise ? Là est toute la question. En art, être, c’est être beau ou vrai. Tout ce qui est a raison d’être.


29 avril. — Nous avons eu à dîner M. et Mme Glatigny, H. de Lacretelle, Léon Valade, Jean Aicard. Albert Glatigny[4] a improvisé vers à vers sur l’Année terrible sur des rimes que chacun lui jetait. Résultat curieux et charmant.


1er mai. — Ma lettre à Rochefort a porté coup. Thiers l’a lue. Il a déclaré avant-hier au conseil des ministres qui le pressait de faire déporter Rochefort, que Rochefort ne serait pas déporté, que lui Thiers avait donné sa parole, et qu’il quitterait plutôt le pouvoir que d’y manquer.


8 mai. — Hier, à la gare Montparnasse, un passant s’est approché de moi, a tiré un pli de sa poche, et me l’a remis, puis s’est retiré en saluant. J’ai ouvert le pli. J’y ai trouvé des vers À Georges et à Jeanne. Le dernier est beau :

Qu’au chêne foudroyé Dieu conserve ses nids !

Vers minuit, comme je faisais mon post-cœnam passus mille, avant de rentrer, j’ai été abordé rue de Bréda par deux passants dont un petit, gros, gras, l’air spirituel. Il s’est nommé : Charles Monselet[5]. Je lui ai donné la main. Il m’a demandé à venir me voir.


9 mai. — Le Moniteur dit que c’est par colère de n’avoir pas été élu le 7 janvier que j’ai signé la pétition demandant la dissolution de l’Assemblée.

Simple observation : je n’ai pas signé cette pétition.


11 mai. — Je suis allé au Luxembourg où je n’étais pas entré depuis vingt-cinq ans. Quelle dévastation ! La fontaine Médicis seule a gagné. Elle est très bien encadrée dans les arbres en arrière d’un long bassin, avec un très beau groupe d’Acis et Galatée regardés par Polyphème.


10 juin. — M. Amédée Blondeau est venu de la part de M. Coquelin du Théâtre-Français me demander de lui laisser jouer Triboulet.


11 juin. — À six heures, j’ai mis un habit et je suis allé chez Brébant[6]. Brébant est venu me recevoir avec un apparat bizarre sur le seuil de sa porte. C’est un bon gros homme à figure ouverte, qui fait bien vivre les autres, et qui vit bien. Il m’a mené dans ses grands appartements préparés, la salle pour le banquet et le salon pour la soirée. J’ai trouvé une de mes invitées déjà arrivée, Mlle Nancy, qui a joué le page. La table, de cinquante couverts, était toute dressée, mais il y aura soixante-deux convives. Il a fallu dresser une table annexe. J’ai marqué les places pour les femmes, les hommes se placeront à volonté. Je serai au centre avec Sarah Bernhardt à ma droite et Mme Lambquin à ma gauche. Puis, à droite de Sarah Bernhardt, Chilly, puis Mme Broisat, puis Vacquerie, puis Mlle Colas, très jolie personne qui a aussi joué le page. À ma gauche, après Mme Lambquin, M. Duquesnel, puis Mme Ramelli, qui a joué la camerara mayor, puis Meurice. En face de moi, Théophile Gautier entre Mmes Noémie et Nancy.

Les invités sont arrivés en foule, les deux salons étaient absolument pleins. À sept heures trois quarts on a servi. J’ai donné le bras à Mlle Sarah Bernhardt et tous se sont placés.

Le dîner a été très gai et très cordial. Tout à coup, après le premier service, Chilly s’est trouvé mal. On l’a porté près d’une fenêtre. Émile Allix lui a tâté le pouls et a dit qu’il fallait le reporter chez lui. Son fils l’a accompagné. Quand le pauvre Chilly évanoui a passé près de moi, porté à bras, je lui ai serré la main qui pendait. Mais il était sans connaissance. Son fils nous a rassurés en nous disant que cela lui arrivait quelquefois.

Le dîner a continué, attristé. Vers la fin, l’entrain est revenu. Jules Cauvain a dit un sonnet sur la centième représentation de Ruy Blas. Je me suis levé et j’ai porté un toast ; pendant que je parlais Blum écrivait afin que mes paroles soient demain dans le Rappel. Tous ces braves comédiens étaient émus et charmants. Geffroy, qui était venu remplacer Chilly entre Sarah Bernhardt et Mme Broisat, m’a dit avec les larmes aux yeux : — Je ne trouve pas un mot à vous répondre.

Sarah Bernhardt m’a dit : — Mais embrassez-nous donc, nous les femmes ! — Je les ai embrassées toutes. Et Sarah Bernhardt deux fois, la première et la dernière. Elle m’a dit : — Commencez par moi. — Puis elle m’a dit : — Finissez par moi.

Après le dîner on a pris le café dans le salon. Les frères Lyonnet sont venus. Je ne les connaissais pas. Ils ont chanté des choses charmantes, entre autres, un Noël de Gautier et une Chanson de Ronsard. Ils sont jumeaux et ont presque le même visage et le même talent.

À minuit, on s’est séparé.


12 juin, cinq heures. — Sarah Bernhardt sort de chez moi. Elle vient m’annoncer que ce pauvre Chilly est mort. Il n’a pas repris connaissance.

Je songe à cette destinée que j’avais commencée et que j’ai finie. Chilly était sorti de l’ombre et avait commencé à exister par Marie Tudor[7] Il est venu en quelque sorte mourir sur Ruy Blas.


14 juin. — La première page de ce carnet de notes commence au lendemain de la reprise de Ruy Blas ; la dernière page se clôt par la mort de Chilly. On l’a enterré aujourd’hui. C’est comme une clôture fatale de cette reprise de Ruy Blas.

Je suis allé à la maison mortuaire, rue des Marais-Saint-Martin, 46. Mme de Chilly a désiré me parler. Je l’ai trouvée en larmes, tout accablée. Elle m’a conté ceci : — Chilly a une maison de campagne où est son chien de chasse. Le 7 juin, le chien s’est mis à hurler. Il a hurlé jour et nuit sans interruption pendant quatre jours et quatre nuits. Dans la nuit du 11 juin, il s’est tu tout à coup. Chilly mourait dans cette minute-là.

Autre fait : — Dans la nuit du 10 juin, vers deux heures, un grand bruit a réveillé dans leur lit Chilly et sa femme. C’était un verre de lampe qui se cassait bruyamment sur la cheminée. La lampe n’était pas une lampe qui se refroidit ayant été éteinte depuis plus de quatre heures. Mme de Chilly a dit à son mari : — Entends-tu ? — Chilly a répondu : — Oui, on m’avertit qu’il faut que je parte.

J’ai accompagné le cercueil. À l’église et sur tout le parcours, la foule m’a salué avec une sorte de tendresse qui m’a profondément touché.

J’ai revu à cet enterrement Taylor qui a quatrevingts ans et que je n’avais pas vu depuis vingt-cinq ans ; nous avons eu le temps d’être, lui sénateur, et moi proscrit.



  1. Ce roman n’a été mis en vente qu’au commencement de mars 1831. (Note de l’éditeur.)
  2. Frémy, gouverneur du Crédit Foncier. (Note de l’éditeur.)
  3. Le nom est resté en blanc. (Note de l’éditeur.)
  4. Poète, auteur dramatique, acteur. (Note de l’éditeur.)
  5. Romancier, critique littéraire au Monde illustré, à l’Artiste, à la Revue de Paris, critique dramatique au Figaro, à l’Événement, fondateur du Gourmet. (Note de l’éditeur.)
  6. Victor Hugo offrait, à ses interprètes, à l’occasion de la centième de Ruy Blas, un dîner au restaurant Brébant. (Note de l’éditeur.)
  7. Chilly avait créé le rôle du Juif dans Marie Tudor, en 1833. (Note de l’éditeur.)