Choses vues/1850/À l’Assemblée nationale

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 71-75).


À L’ASSEMBLÉE NATIONALE.


23 février 1850.

Pendant la séance, Lamartine est venu s’asseoir à côté de moi, à la place qu’occupe habituellement M. Arbey. Tout en causant, il jetait à demi-voix des sarcasmes aux orateurs.

Thiers parlait. — Petit drôle ! a murmuré Lamartine. Puis est venu Cavaignac. — Qu’en pensez-vous ? me dit Lamartine. Quant à moi, voici mon sentiment. Il est heureux, il est brave, il est loyal, il est disert, — et il est bête.

À Cavaignac succéda Emmanuel Arago. L’Assemblée était orageuse. — Celui-ci aussi est bête. Il a de trop petits bras pour les efforts qu’il fait. Il se jette volontiers dans les mêlées et ne sait plus comment s’en tirer. La tempête le tente et le tue.

Un moment après, Jules Favre monta à la tribune. — Je ne sais pas, me dit Lamartine, où ils voient un serpent dans cet homme-là. C’est un académicien de province.

Tout en riant, il prit une feuille de papier dans mon tiroir, me demanda une plume, demanda une prise de tabac à Savatier-Laroche, écrivit quelques lignes. Cela fait, il monta à la tribune et jeta à M. Thiers, qui venait d’attaquer son œuvre, la révolution de février, de graves et hautaines paroles. Puis il redescendit à notre banc, me serra la main pendant que la gauche applaudissait et que la droite s’indignait, et vida tranquillement dans sa tabatière la tabatière de Savatier-Laroche.




Juin 1850.

Dupin a un genre de mots particulier. C’est le mot gaulois où se mêlent l’esprit robin et l’esprit grivois.

Je ne sais quel membre de la majorité, au moment de voter le projet contre le suffrage universel, est monté à son fauteuil et lui a dit : — Vous êtes notre président et de plus un grand légiste. Vous en savez plus long que moi. Éclairez-moi. Je suis indécis. Est-il vrai — et le pensez-vous — que le projet de loi viole la Constitution ?

Dupin a paru rêver un moment et a répondu : — Non, il ne la viole pas, mais il la trousse aussi haut que possible.

Ceci me rappelle ce qu’il me dit le jour où je parlai sur la loi d’enseignement. M. Baudin m’avait cédé son tour de parole. Je montai au fauteuil pour en prévenir Dupin.

— Ah ! vous allez parler ? tant mieux ! me dit-il ; et, me montrant M. Barthélemy Saint-Hilaire qui tenait la tribune en ce moment-là et qui faisait contre la loi un long et minutieux discours d’universitaire, il ajouta : — Celui-ci vous rend service. Il fait la besogne préparatoire. Il déculotte la loi. Cela fait que vous n’aurez pas la peine de la déboutonner et que vous pourrez tout de suite…

Il acheva la phrase par ce geste expressif qui consiste à frapper le dehors des doigts de la main gauche avec le dedans des doigts de la main droite.




Juin 1850.

Louis Bonaparte demande une petite liste civile de trois millions six cent mille francs. Il lui faut quelques zéros de plus à son budget, il ne se contente pas des zéros qu’il avait ajoutés à son ministère.




Juin 1850.

Le gouvernement a trouvé un moyen d’empêcher les révolutions. Il s’est dit : les révolutions naissent des barricades et les barricades naissent des pavés. — Il macadamise les boulevards et le faubourg Saint-Antoine.

Voilà donc à quoi se résout désormais la politique du gouvernement : une moitié de l’année en poussière et l’autre moitié en boue.




PROCÈS DU POUVOIR[1].

18 juillet 1850.

Pour la première fois, depuis la République, l’Assemblée se constitue tribunal. La séance commence à midi par extraordinaire.

Il y a eu ce matin conseil à l’Élysée. Le journal accusé et traduit à la barre est de l’intimité, presque de la domesticité de l’Élysée.

Le conseil a fini tard. Tout à l’heure, comme j’arrivais à l’Assemblée par l’omnibus vert, en passant sur le pont de la Concorde, j’ai vu défiler les ministres en voiture, M. Dumas dans une berline, M. de Parieu en calèche, M. Bineau en escargot.

Comme j’entrais à l’Assemblée, l’affaire était commencée, le prévenu, La Martinière, ami de Mocquart, ami du président, est assis sur une chaise à l’entrée de ce carré long qu’on appelle l’hémicycle, la face tournée vers la tribune et vers M. Dupin, le dos par conséquent tourné à l’Assemblée.

M. Chaix d’Est-Ange parle. Trois heures de charabia en perspective.




Juillet 1850.

Moment bizarre.

Nous sommes en république, le parti monarchique gouverne.

La réaction, officiellement et à la tribune, est obligée de faire bonne mine à la République, mais, comme ces mauvaises mères qui, forcées de sourire à leurs enfants en public, s’en dédommagent et les fouaillent à huis clos, elle se cache derrière les lois de compression et là elle administre d’énormes fessées aux principes révolutionnaires.




18 décembre.

À propos de l’élection du général La Hitte, M. Baroche a soutenu à la tribune que la loi du 31 mai devait être, non seulement exécutée, mais encore respectée, et que ceux-là commettaient un délit qui ne la respectaient pas. Lagrange lui a crié de sa place (et je cite le mot parce qu’il ne sera certainement pas au Moniteur) : « Soit. Nous commettons un délit en ne la respectant pas ; mais, vous, vous avez commis un crime en la faisant. »




Le 31 mai, date fatale. La première fois, elle marqua la violation de la représentation nationale ; la deuxième fois, la mutilation du suffrage universel.




DIALOGUE.


— Je veux un système d’impôts qui ne dépouille pas le pauvre.

— Vous êtes un ennemi de la propriété.

— Je veux remédier à un ensemble de faits sociaux qui font fatalement du malheureux un misérable, et sous le poids desquels tant d’infortunées mères mettent au jour des filles pour le lupanar et des fils pour le bagne.

— Vous êtes un ennemi de la famille.

— Je veux un clergé non salarié, libre, pur, digne, pratiquant Jésus et non Loyola.

— Vous êtes un ennemi de la religion.

— Je veux le gouvernement régulier et pacifique de tous par tous et pour tous.

— Vous êtes un ennemi de la société.

— Je veux la suppression de la guerre.

— Vous êtes un ennemi de l’humanité.

— Je veux l’abolition de la peine de mort.

— Vous êtes un buveur de sang.




18 décembre 1850.

Tout à l’heure, autour de la cheminée de la Salle des Conférences, j’entendais des représentants de la droite, parmi lesquels Malleville, Janvier, Druet-Desvaux, et un de la gauche, Victor Lefranc, deviser des révolutions en général et de février 1848 en particulier. Un représentant, dont je ne sais pas le nom, ancien député, disait : — Deux choses ont fait cette révolution : de ce qui se passait nous ne savions qu’une moitié, et sur l’autre moitié nous nous faisions illusion. Dès le 22, la Chambre avait été envahie, nous ne nous en doutions pas. Plus de soixante émeutiers avaient violé les tribunes, comme s’ils venaient prendre leurs dimensions. Ils étaient entrés par la petite porte de la rue de Bourgogne, la garde nationale les avait laissés passer. Deux ou trois députés et moi, nous nous étions amusés à les voir défiler ici dans cette salle, sans savoir ce qu’ils venaient faire.

J’ai interrompu : — Une révolution tout bonnement. C’est toujours ainsi qu’elles se feront. Elles vous passeront devant le nez avant de vous monter sur la tête.

Le narrateur a repris : — Nous ne voulions que nous faire illusion. Cela a été ainsi jusqu’au bout. Le 23, quand nous entendions le canon, nous disions : — C’est une porte qui se ferme. Le 24, nous nous adressions aux gens en blouse pour savoir s’il y avait des abdications, des duchesses d’Orléans, des rois, des régences. — Nous ne savions rien.




1850.

Lois d’état de siège, lois de censure, lois de clôture, lois de compression, lois d’étouffement, lois pour l’ignorance publique, lois de déportation et de transportation, lois contre le suffrage universel, lois contre la presse. Ils disent : faisons de l’ordre.

Pour eux la camisole de force s’appelle le calme.


  1. Le gérant du journal le Pouvoir, M. de la Martinière, était incriminé comme ayant publié un article portant atteinte à la dignité et aux droits de l’Assemblée législative. M. de la Martinière, défendu par Me Chaix d’Est-Ange, fut condamné, par 275 voix contre 119, à 5 000 francs d’amende. (Note de l’éditeur.)