Choses vues/1850/Opinion du roi Jérôme sur Louis Bonaparte

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 76).


[OPINION DU ROI JÉRÔME SUR LOUIS BONAPARTE.]


Hier, 5 décembre 1850, j’étais aux Français. Rachel jouait Adrienne Lecouvreur. Jérôme Bonaparte était dans l’avant-scène à côté de la mienne. Je l’ai été voir dans un entr’acte. Nous avons causé. Il m’a dit :

— Louis est fou. Il se défie de ses amis et se livre à ses ennemis. Il se défie de sa famille et se laisse garrotter par les vieux partis royalistes. J’étais mieux reçu, après ma rentrée en France, par Louis-Philippe aux Tuileries que je ne le suis à l’Élysée par mon neveu. Je lui disais l’autre jour devant un de ses ministres (Fould) : — Mais souviens-toi donc ! Quand tu étais candidat à la présidence, monsieur (je montrais Fould) est venu me trouver rue d’Alger où je demeurais et m’a prié de me mettre sur les rangs, pour la présidence, au nom de MM. Thiers, Molé, Duvergier de Hauranne, Berryer et Bugeaud. Il m’a dit que jamais tu n’aurais le Constitutionnel ; que tu étais, pour Molé, un idiot et, pour Thiers, une tête de bois ; que, seul, je pouvais tout rallier et réussir contre Cavaignac. J’ai refusé. J’ai dit que toi tu étais la jeunesse et l’avenir, que tu avais vingt-cinq ans devant toi et que j’en avais huit ou dix à peine ; que j’étais un invalide, et qu’on me laissât tranquille. Voilà ce que ces gens-là faisaient, et voilà ce que j’ai fait, — et tu oublies tout cela ! Et tu fais de ces messieurs les maîtres ! Et ton cousin, mon fils, qui t’a défendu à la Constituante, qui s’est dévoué corps et âme à ta candidature, tu le mets à la porte ! Et le suffrage universel qui t’a fait ce que tu es, tu le brises ! Ma foi, je dirai comme Molé que tu es un idiot, et comme Thiers que tu es une tête de bois !

Le roi de Westphalie s’est arrêté un moment, puis a repris :

— Et savez-vous, monsieur Victor Hugo, ce qu’il m’a répondu ? « Vous verrez ! » Personne ne sait le fond de cet homme-là !

Il s’est interrompu encore et a continué :

— Cette armée du Nord qu’il voulait faire, c’est une verge pour le fouetter. Croirez-vous cela ? je me suis offert à lui, je lui ai dit : — Je suis maréchal de France, donne-m’en le commandement, personne n’a rien à dire ; les militaires, rien, je suis le plus ancien général de l’armée ; les partis, rien, je suis ton oncle, c’est tout simple ; l’Assemblée, rien, c’est ton droit. Les soldats applaudissent : je m’appelle Napoléon. Et tu es sûr de moi ! — Eh bien. Monsieur, il m’a refusé ! et savez-vous qui il voulait nommer ? Changarnier !

Je me suis mis à rire et j’ai dit à Jérôme : — Le mouton qui se fie au loup, cela s’était vu dans les fables ; cela ne s’était pas encore vu dans l’histoire.