Choses vues/1847/Mlle de Chateaubriand

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 231-233).
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1847


MADAME DE CHATEAUBRIAND.


Mme  de Chateaubriand mourut le 11 février.

C’était une personne maigre, sèche, noire, très marquée de petite vérole, laide, charitable sans être bonne, spirituelle sans être intelligente.

Elle était fort convenablement avec M. de Chateaubriand. Dans mon extrême jeunesse, quand je venais voir M. de Chateaubriand, j’avais peur d’elle. Elle me recevait d’ailleurs assez mal.

En 1847, M. de Chateaubriand avait soixante-dix-huit ans, selon son compte ; il eût eu quatre-vingts suivant le compte de son vieil ami, M. Bertin l’aîné, mais il avait cette faiblesse, disait M. Bertin, de vouloir être né non en 1767 mais en 1769, parce que c’était l’année de Napoléon.

Vers les derniers temps de sa vie, M. de Chateaubriand était presque en enfance. Il n’avait, me disait M. Pilorge, son ancien secrétaire, que deux ou trois heures à peu près lucides par jour.

À la mort de sa femme, il alla au service funèbre et revint chez lui en riant aux éclats. — Preuve d’affaiblissement du cerveau, disait Pilorge. — Preuve de raison ! reprenait Édouard Bertin, sa femme était très méchante, il était enchanté.

Mme  de Chateaubriand était fort bonne, ce qui ne l’empêchait pas d’être fort méchante. Elle avait la bonté officielle, ce qui ne fait aucun tort à la méchanceté domestique. Elle avait fondé un hospice, l’infirmerie Marie-Thérèse ; elle visitait les pauvres, surveillait les crèches, présidait les bureaux de charité, secourait les malades, donnait et priait ; et en même temps elle rudoyait son mari, ses parents, ses amis, ses gens, était aigre, dure, prude, médisante, amère. Le bon Dieu pèsera tout cela là-haut.

Elle était fort laide, avait la bouche énorme, les yeux petits, l’air chétif, et faisait la grande dame, quoiqu’elle fût plutôt la femme d’un grand homme que la femme d’un grand seigneur. Elle, de sa naissance, n’était autre chose que la fille d’un armateur de Saint-Malo. M. de Chateaubriand la craignait, la détestait, la ménageait et la cajolait.

Elle profitait de ceci pour être insupportable aux pâles humains. Je n’ai jamais vu abord plus revêche et accueil plus formidable. J’étais adolescent quand j’allais chez M. de Chateaubriand. Elle me recevait fort mal, c’est-à-dire ne me recevait pas du tout. J’entrais, je saluais. Mme  de Chateaubriand ne me voyait pas, j’étais terrifié. Ces terreurs faisaient de mes visites à M. de Chateaubriand de vrais cauchemars auxquels je songeais quinze jours et quinze nuits d’avance. Mme de Chateaubriand haïssait quiconque venait chez son mari autrement que par les portes qu’elle ouvrait. Elle ne m’avait point présenté, donc elle me haïssait. Je lui étais parfaitement odieux, et elle me le montrait. M. de Chateaubriand se dédommageait de ces suggestions.

Une seule fois dans ma vie, et dans la sienne, Mme de Chateaubriand me reçut bien.

Un jour j’entrais, pauvre petit diable, comme à l’ordinaire fort malheureux, avec ma mine de lycéen épouvanté, et je roulais mon chapeau dans mes mains. M. de Chateaubriand demeurait encore alors rue Saint-Dominique-Saint-Germain, no 27. J’avais peur de tout chez lui, même de son domestique qui m’ouvrait la porte. J’entrai donc. Mme de Chateaubriand était dans le salon qui précédait le cabinet de son mari. C’était le matin et c’était l’été. Il y avait un rayon de soleil sur le parquet, et, ce qui m’éblouit et m’émerveilla, bien plus que le rayon de soleil, un sourire sur le visage de Mme de Chateaubriand !

— C’est vous, monsieur Victor Hugo ? me dit-elle. Je me crus en plein rêve des Mille et une Nuits ; Mme de Chateaubriand souriant ! Mme de Chateaubriand sachant mon nom ! prononçant mon nom ! C’était la première fois qu’elle daignait paraître s’apercevoir que j’existais. Je saluai jusqu’à terre. Elle reprit : — Je suis charmée de vous voir. Je n’en croyais pas mes oreilles. Elle continua : — Je vous attendais, il y avait longtemps que vous n’étiez venu. Pour le coup, je pensai sérieusement qu’il devait y avoir quelque chose de dérangé soit en moi, soit en elle. Cependant elle me montrait du doigt une pile quelconque assez haute qu’elle avait sur une petite table, puis elle ajouta : — Je vous ai réservé ceci, j’ai pensé que cela vous ferait plaisir ; vous savez ce que c’est ?

C’était un chocolat religieux qu’elle protégeait, et dont la vente était destinée à de bonnes œuvres. Je pris et je payai. C’était l’époque où je vivais quinze mois avec huit cents francs. Le chocolat catholique et le sourire de Mme de Chateaubriand me coûtèrent quinze francs, c’est-à-dire vingt jours de nourriture. Quinze francs, c’était pour moi alors comme quinze cents francs aujourd’hui.

C’est le sourire de femme le plus cher qui m’ait jamais été vendu.




Un soir, M. de Chateaubriand, qui était alors ministre des affaires étrangères, se promenait avec Mme de Castellane sous les beaux arbres de Chantilly. Le jour tomba, l’entretien non. M. de Chateaubriand fit à Mme de Castellane ces vers, qui sont jolis :

Aux portes du couchant, le ciel se décolore.
Le jour n’éclaire plus notre tendre entretien ;
Mais est-il un sourire aux lèvres de l’Aurore
Aussi doux que le tien ?

Je les ai d’elle-même.




M. de Chateaubriand, au commencement de 1847, était paralytique ; Mme Récamier était aveugle. Tous les jours, à trois heures, on portait M. de Chateaubriand près du lit de Mme Récamier. Cela était touchant et triste. La femme qui ne voyait plus cherchait l’homme qui ne sentait plus ; leurs deux mains se rencontraient. Que Dieu soit béni ! on va cesser de vivre qu’on s’aime encore.