Choses vues/1844/Le Bouge

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 107-110).


LE BOUGE.


[1844].

Ah ! vous voulez une description de ce bouge ? J’hésitais à vous l’infliger. Mais vous la voulez. Ma foi ! la voilà. Ne vous en prenez qu’à vous, c’est votre faute.

« Bah ! dites-vous, je vois cela d’ici. Un repaire chassieux et bancal. Quelque vieille maison ! »

D’abord, ce n’est pas une vieille maison, c’est bien pis, c’est une maison neuve.

En vérité, une vieille maison ! vous comptiez sur une vieille maison et vous en faisiez fi d’avance ! Ah bien oui ! on vous en donnera, des vieilles maisons ! Une masure ! mais savez-vous que c’est charmant, une masure ! La muraille est d’une belle couleur chaude et puissante avec des trous à papillons, des nids d’oiseaux, de vieux clous où l’araignée accroche ses rosaces, mille accidents amusants à regarder ; la fenêtre n’est qu’une lucarne, mais elle laisse passer de longues perches où pendent, se séchant au vent, toutes sortes de nippes bariolées, loques blanches, haillons rouges, drapeaux de misère qui donnent un air de joie à la baraque et resplendissent au soleil ; la porte est lézardée et noire, mais approchez et examinez, elle a sans nul doute quelque antique ferrure du temps de Louis XIII, découpée comme une guipure ; le toit est plein de crevasses, mais dans chaque crevasse il y a un liseron qui fleurira au printemps ou une marguerite qui s’épanouira à l’automne ; la tuile est rapiécée avec du chaume, parbleu ! je le crois bien, c’est une occasion d’avoir sur son toit une colonie de gueules-de-loup roses et de mauves sauvages ; une belle herbe verte tapisse le pied de ce mur décrépit ; le lierre y grimpe joyeusement et en cache les nudités, les plaies et les lèpres peut-être ; la mousse couvre de velours vert le banc de pierre qui est à la porte. Toute la nature prend en pitié cette chose dégradée et charmante que vous appelez une masure, et lui fait fête. Ô masure ! vieux logis honnête et paisible, doux et aimable à voir ! rajeuni tous les ans par avril et par mai ! embaumé par la giroflée et habité par l’hirondelle !

Non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, ce n’est pas d’une vieille maison, je le répète, c’est d’une maison neuve, — d’une masure neuve, si vous voulez.

Cette chose a été bâtie il y a deux ans tout au plus. Le mur a cette hideuse et glaciale blancheur du plâtre neuf. Le tout est chétif, mesquin, haut, triangulaire, et a la forme d’un morceau de fromage de Gruyère coupé pour un dessert d’avare. Il y a des portes toutes neuves qui ne ferment pas, des châssis de fenêtres à vitres blanches déjà constellées çà et là d’étoiles de papier. Ces étoiles sont coupées coquettement et collées avec soin. Il y a un affreux faux luxe qui fait mal. Des balcons de fer creux mal attachés au mur, déjà rouillé et pourri autour des scellements ; des serrures de pacotille autour desquelles vacillent, accrochés à trois clous, d’horribles ornements de cuivre gaufré qui se vertdegrise ; des persiennes peintes en gris qui se disloquent, non parce qu’elles sont vermoulues, mais parce qu’elles ont été faites en bois vert par un menuisier voleur. On a froid en regardant cette maison. On frissonne en y entrant. Une humidité verdâtre suinte au pied de la muraille. Cette bâtisse d’hier est déjà une ruine ; c’est plus qu’une ruine, c’est un désastre ; on sent que le propriétaire est en faillite et que l’entrepreneur est en fuite.

Derrière la maison, un mur blanc et neuf comme le reste enclôt un espace dans lequel un tambour-major ne pourrait se coucher tout de son long. Cela s’appelle le jardin. On y voit sortir de terre, tout grelottant, un petit arbre long, fluet et malade, qui semble toujours être en hiver, car il n’a pas une seule feuille. Ce balai s’appelle un peuplier. Le reste du jardin est ensemencé de vieux tessons et de culs de bouteilles. On y remarque deux ou trois chaussons de lisière.

Dans un coin se dresse sur un tas d’écaillés d’huîtres un vieux arrosoir de fer-blanc peint en vert, bossue, rouillé et crevé, habité par des colimaçons qui l’argentent de leurs traînées de bave.

Entrez. Dans l’antique masure, dans l’autre, vous trouverez peut-être une échelle branlant, comme dit Régnier, du haut jusques en bas. Ici vous trouvez un escalier.

Cet escalier, orné d’une rampe à boule de cuivre, a quinze ou vingt marches de bois, hautes, étroites, à angles tranchants, lesquelles montent perpendiculairement au premier étage et tournent sur elles-mêmes selon une spirale d’environ dix-huit pouces de diamètre. Ne seriez-vous pas tenté de demander une échelle ?

Au haut de cet escalier, si vous y arrivez, mettez la chambre où nous vous avons déjà introduit. Donner une idée de cette chambre est difficile. C’est le bouge neuf dans toute son abominable réalité. La misère est là partout ; une misère toute fraîche, qui n’a ni passé, ni avenir, et qui ne peut prendre racine nulle part. On devine que le locataire est emménagé d’hier et déménagera demain. Qu’il est arrivé sans dire d’où il venait et qu’il s’en ira en mettant la clef sous la porte.

Le mur est orné d’un papier bleu foncé à rosaces jaunes. La fenêtre est ornée d’un rideau de calicot rouge où les trous tiennent lieu de rosaces. Il y a devant la fenêtre une chaise dépaillée, près de la chaise un fourneau, sur le fourneau une marmite, près de la marmite un pot à fleur renversé dont le trou contient une chandelle de suif, près du pot à fleur un panier plein de charbon, qui fait rêver suicide et asphyxie, au-dessus du panier une planche encombrée d’objets sans nom au milieu desquels on distingue un balai râpé et un vieux jouet d’enfant figurant un cavalier vert sur un cheval cramoisi. La cheminée, mesquine et étroite, est en marbre noirâtre taché de mille petites gouttelettes blanches. Elle est couverte de verres cassés et de tasses non lavées. Dans l’une de ces tasses plonge une paire de besicles en fer-blanc. Un chou traîne à terre. Dans l’intérieur de la cheminée flotte un torchon accroché à l’un des croissants. Pas de feu, ni au fourneau, ni à la cheminée. Un tas d’affreuses ordures remplace le tas de cendres. Pas de glace sur la cheminée ; un tableau de toile vernie représentant un nègre tout nu aux genoux d’une blanche décolletée et en robe de bal sous une tonnelle.

En face de la cheminée, une casquette d’homme et un bonnet de femme pendent à deux clous des deux côtés d’un miroir fêlé.

Au fond de la chambre, un lit. C’est-à-dire un matelas posé sur deux planches qu’exhaussent deux tréteaux. Au-dessus du lit, d’autres planches échafaudées en claire-voie supportent un encombrement inexprimable de linges, de hardes et de haillons. Un faux cachemire, dit cachemire français, passe par une crevasse de la claire-voie et se drape au-dessus du grabat.

Maintenant mêlez au fourmillement hideux de toutes ces choses la saleté, l’odeur infecte, les taches d’huile et de suif, la poussière partout. Dans le coin près du lit, est posé debout un énorme sac de copeaux, et sur une chaise, à côté du sac, traîne un vieux journal. J’ai eu la curiosité de regarder le titre et la date. C’est le Constitutionnel du 25 avril 1843.

À présent qu’ajouter ? Je n’ai pas dit le plus horrible. La maison est odieuse, la chambre est abominable, le grabat est hideux ; mais tout cela n’est rien.

Au moment où j’entrais, il y avait sur le lit une femme endormie.

Une femme vieille, courte, trapue, rouge, bouffie, huileuse, tuméfiée, grasse, effroyable, énorme. Son affreux bonnet dérangé laissait voir sa tempe grisonnante, rose et chauve.

Elle dormait tout habillée. Elle avait un fichu jaunâtre, une jupe brune, et, par-dessus tout cela, sur son ventre monstrueux, un vaste tablier souillé comme le pantalon de toile d’un forçat.

Au bruit que je fis en entrant, elle s’agita, se dressa sur son séant, montra ses grosses jambes couvertes d’inqualifiables bas bleus, et étendit en bâillant ses bras charnus terminés par des poings de boucher. Je m’aperçus que la vieille était robuste et formidable.

Elle se tourna vers moi et ouvrit ses yeux. Je ne les vis pas.

— Monsieur, me dit-elle d’une voix très douce, qui demandez-vous ?

Au moment d’adresser la parole à cet être, j’éprouvai la sensation qu’on aurait en présence d’une truie à laquelle il faudrait dire : Madame.

Je ne savais trop que répondre et je cherchais dans mon esprit. En cet instant, mon regard errant du côté de la fenêtre tomba sur une espèce de tableau suspendu au dehors comme une enseigne. C’était une enseigne en effet, une peinture représentant une jeune et jolie femme décolletée, coiffée d’un immense chapeau à panache, et tenant un enfant dans ses bras ; le tout dans le style des devants de cheminée du temps de Louis XVIII. Au-dessous du tableau se détachait cette inscription en grosses lettres :


Mme  bécœur
Sage-femme
SEIGNE ET VAXINE

— Madame, dis-je, je demande Mme  Bécœur.

La truie métamorphosée en femme me répondit avec un sourire aimable :

— C’est moi-même, monsieur.